Naturalistes et pluralistes

On est très sérieux ici, va t-on nous dire. On constatera, très rapidement qu’il n’en est rien, puisqu’en effet, comme on le sait, être “‘sérieux”, en convoquant toutes les théories qui peuvent nous faire comprendre le monde,  se résume, à vrai dire, à un seul grain invisible qui parcourt notre trajectoire, notre histoire, notre corps, invisible sur notre peau (encore…), un résidu de lumière qui vrille sur l’épiderme. Mais là je vais trop loin dans le dévoilement et laisse, immédiatement, l’incertitude s’installer en revenant à mon “sérieux”.

Le titre est le rappel d’une distinction entre deux courants de la pensée contemporaine : d’une part, ceux qui pensent que tout notre comportement, n’est que la résultante de connexions neurologiques, de statut biologique. Il est inconcevable dans ce courant de parler “d’âme” ou “d’esprit”. Cela n’a plus de sens. Il s’agit le plus souvent d’un courant porté, on s’en doute, par des scientifiques. De l’autre, des philosophes qui croient que cette manière “réductionniste” d’entrevoir le comportement, même s’il s’agit d’une réalité incontournable, n’est pas de nature à restituer la “richesse de notre vécu”. Il existe d’autres types de descriptions phénoménologiques, psychanalytiques, subjectives et, même romanesques…

Donc, d’un côté, les naturalistes, pour qui toute la vie psychique est explicable par des mécanismes biologiques, et, de l’autre, les pluralistes, qui sont d’accord avec l’affirmation scientifique, mais maintiennent que la description du psychisme mérite d’être complétée par d’autres types de descriptions explicatives…

Pour mieux aborder ce débat crucial, je vais citer les extraits d’un débat, datant de 2009 (un siècle pour mes enfants) que j’ai gardé, précieusement, dans mes archives, entre Jean-Pierre Changeux, grand neurobiologiste connu et Jean-Michel Salanskis, un héritier de l’Ecole de la Phénoménologie (encore, alors que je n’aime pas vraiment cette Ecole)

On commence (j’ai coupé des passages pour me permettre de revenir, à la fin, pour un petit commentaire sans lequel ce billet n’aurait pas de “sens” et serait juste “connecté”

Jean-Pierre Changeux : Pour moi, il n’y a plus de raison de parler de l’âme et du corps ! Le débat, aujourd’hui, se situe au-delà de ce clivage et de la tradition dualiste qui a prévalu chez Platon, Descartes et bien d’autres. Cette conception philosophique n’a plus guère de sens. Il vaut mieux parler de fonctions du cerveau, de physiologie cérébrale, de processus mentaux… bref du cerveau. Pourquoi aller au delà ? On peut certes conserver le vocabulaire poétique du corps et de l’âme, comme on dit que « le soleil se lève » tout en restant copernicien, mais on sait que ce type d’expression n’a pas de signification scientifique.

Jean-Michel Salanskis : Il y a de fait une vision métaphysique de l’âme et du corps qui fait partie de notre héritage. Cette tradition oppose le domaine de l’idéel, cher à Platon, au plan inférieur des choses corruptibles, c’est-à dire de la matière. Platon considérait qu’il fallait tout comprendre à partir de ce niveau des idées, dont les choses matérielles n’étaient que de pâles copies. Mais la philosophie, de nos jours, est plus volontiers moniste : si le pôle idéel est gardé, ce n’est plus comme une partie séparée de l’être. Du coup, affirmer qu’il n’y a que de la matière, c’est finalement ne pas dire grand-chose… Le véritable enjeu est au fond, quel que soit le cadre, de récupérer la richesse de la réalité et de notre existence..

JPC : Quels sont les processus cérébraux engagés dans la vision, la perception du mouvement, l’empathie, c’est-à-dire la représentation des états mentaux d’autrui ? La neuroscience, en prenant appui sur les propositions de la phénoménologie, peut utilement tenter de caractériser les paramètres en jeu, d’en définir une analyse expérimentale puis une modélisation mathématique qui aboutisse à un organisme artificiel et à une simulation des processus concernés.

J.-M. S. : La biologie entre dans ce que j’appelle « la grande stratégie idéalisante de la science » : celle-ci consiste, depuis Galilée, à parler de la nature et de la matière non pas avec le langage de tous les jours, mais plutôt à travers un dictionnaire mathématique. Cette approche mathématisée du réel, et je suis ici d’accord avec Jean- Pierre Changeux, n’a rien de réducteur. Au contraire, elle augmente le réel, elle le présente sous un jour plus énigmatique et fabuleux, traversé d’infinité. Le discours la science va davantage dans le sens d’une poétique générale de la vie et du réel que dans celui du sens commun

J.-P. C. : Reste que certains de ces labyrinthes sont construits sur des objets dont la validité scientifique peut être mise en doute. Prenons par exemple le cas de l’alchimie, ou celui du kabbalisme. On peut s’y intéresser comme processus culturels singuliers. Mais, arrivés à un certain stade de l’analyse, il faut savoir sur quels objets empiriques ces labyrinthes sont construits. On peut alors se demander si certains labyrinthes ne mènent pas nulle part;

Bon, on arrête de citer. Je suppose qu’on a compris.

Je commente brièvement : rien n’est plus profond que la peau.

PS. Vous souvenez-vous des “On” dans un billet précédent ? On vient de me dire que certains, dans la presse en ligne, avaient remarqué et écrit sur cette curiosité. Vulgairement, parait-il, comme on peut faire avec un “on”, en rajoutant une consonne. Je n’y avais pas pensé et suis très, très fier de moi. Je suis sérieux quand je l’affirme.

Style

Reçu un coup de fil d’un ami qui vient de lire notre billet précédent. Il ne comprend pas la relation entre Oscar Wilde et la phénoménologie de Merleau-Ponty, entre la citation sur la peau et une philosophie. C’est pourtant un bon intellectuel.

Il insiste pour que j’explique, en ajoutant (je le cite) que “le plus profond, c’est la peau”, c’est “génial”, “magique”, c’est “ce qui lui manquait pour attirer les mains d’une femme laquelle, harcelée depuis des mois, vient de lui prendre la main après avoir entendu ces mots”. Il me bénit.

Je suis toujours enchanté de ces rapprochements de toutes sortes entre les êtres, mais surtout de ceux entre les mots et les corps. Ravi de ma B.A. Mais, franchement, je crois que la femme était dans “son jour”, celui où elle devait prendre la main de mon ami et qu’elle n’a même pas entendu la citation. Elle a seulement du voir le visage ouvert, élastique, frontal, de mon ami, sorti d’une grande histoire et qui en voulait, immédiatement, une autre. Peut-être sa dernière.

Mais je reviens aux choses beaucoup plus sérieuses : Merleau-Ponty :

Regardez une foule. Tout va bien. Ce n’est qu’une foule, dans un stade, sur une place. Et tout d’un coup, vous reconnaissez un ami, et ce alors même que vous ne distinguez même pas les traits de son visage.

Il se “détache” des autres par son style nous dit Maurice Merleau-Ponty dans son bouquin (“la Phénoménologie de la perception”).

Qu’est-ce à dire ? Nous avons un “mode personnel et sensible d’être au monde”, une singularité, une manière de nous détacher”. Une personnalité. Notre “vérité”, laquelle se révèle par “l’intersubjectivité” par un autre sujet, ou plusieurs autres, qui la perçoivent ainsi.

C’est le style, loin de l’Idée, loin de la métaphysique. Les choses n’apparaissent pas dans les idées ou les formes mais bien dans “leur manifestation phénoménale”, sensible, dans leur façon de nous apparaître, de se présenter à notre perception. Il n’y a pas d’autre vérité que celle qui se fait jour dans cette manifestation phénoménale.

Et « Le plus profond, c’est la peau » , c’est donc, nous disent ceux qui veulent illustrer la philosophie de la perception du phénomène, le mot d’un dandy “faisant de l’apparence la vérité ultime. C’est ce qu’a retenu l’Ecole de la Phénoménologie (Merleau, Husserl, Sartre même).

On aura noté que, dans mon billet précédent, j’ai trituré le mot pour le placer dans le discours érotique, du moins, ce qui est identique dans celui du “toucher” . Je crois que j’ai raison. Posez la main sur la peau d’une femme que vous aimez. C’est le plus profond.

Mais comme mon ami va me demander de “préciser”, j’en suis certain, je vais le faire, tout en pestant car, en effet, lui non plus ne comprend pas que quelquefois, pas toujours, ça dépend, finir une explication, donner à tout comprendre, conclure dans la clarté sans la touche d’incertitude qui, magnifiquement, vous fait penser au-dessus de votre corps, constituent une sorte de terminaison d’un acte lequel, pourtant, doit chercher et garder sa suspension éternelle pour vivre et exister, justement dans l’éternité. Ouf..Difficile de faire comprendre ce moment.

Donc, pour terminer, et encore pour ne pas me soumettre à la critique d’une écriture trop obscure (dont les fondements viennent d’être exposés, si vous avez bien lu), je cite : c’est beaucoup plus confortable : ce n’est pas moi qui écrit et l’on devrait ainsi être plus indulgent.

Dans une nature morte de Paul Cézanne, les fruits se donnent à nous sur le fond d’autres fruits comme la silhouette prenant son sens sur le fond de la foule : ils semblent trembloter un peu dans une sorte de fondu, avant de sortir de l’indétermination et de se détacher. Leur vérité, leur sens éclôt au coeur même du sensible. Il y a chez Maurice Merleau-Ponty une authentique dialectique du sensible et du sens. Nos corps sont comme les choses qui nous entourent, comme les oranges et les pommes d’une toile de Cézanne : nous sommes pris dans le même tissu du monde, que le philosophe approche à travers la notion de « chair du monde », avant qu’une mort précoce n’interrompe son travail. Charles Pépin.

Vous savez quoi ? j’aurais préféré m’en tenir au “le plus profond c’est la peau”