Vrai, je le jure…

Je reviens. Juste pour l’archive, dans le temps.

Je dois, en effet, juste pour l’archive, juste contre l’évaporation, raconter l’histoire d’une femme que j’ai connue. Une histoire vraie. Il faut que je la raconte avant de ne plus pouvoir le faire, faute d’envie, de temps ou de force.

Je peux la raconter sans risques collatéraux, étalements de l’intime, puisqu’en effet, personne, absolument personne, dans mon entourage ne la connaît et que nul ne peut imaginer son existence. Mieux encore, aucune personne, à l’époque de notre rencontre, ne l’a connue. Nous avons toujours été seuls. Tous les deux, seuls. Une vraie solitude dans le couple. L’idéal.

Je n’étais pas si jeune mais je me trouvais dans un café du quartier latin. J’écrivais je ne sais quoi dans un cahier Moleskine. A l’époque, nous n’avions ni ordinateurs, ni tablettes. Peut-être, imitions-nous, bêtement, stylo à la main, mine renfrognée, œil évidemment intelligent, le Jean-Paul Sartre du Flore. Moi, j’étais certain que non, que j’étais juste un génie de l’écriture puisque tous, en jurant qu’ils ne flagornaient pas, me le disaient. En me demandant même de leur écrire leurs lettres d’amour, à l’époque pléthoriques, contre un cocktail dans un bar d’hôtel de luxe. Elles étaient efficaces. Facile pour moi car, comme vous le savez désormais, j’adore l’Amour. Je le dis ici parce que ce qui va suivre va vous faire croire qu’il ne s’agit que d’un avatar de mon adoration de l’Amour, un conte d’amoureux. Il n’en est pourtant rien. Il s’agit d’une histoire vraie, la seule que je peux raconter puisque personne ne connaît la femme. Juste moi et quelques barmans désormais à la retraite, peut-être en Auvergne.

J’étais donc dans mon texte et recherchais certainement une phrase acceptable, définitive, géniale. Je ne regardais pas autour de moi, j’étais dans mon texte.

Une main se pose sur mon crayon. Je sursaute, lève les yeux. Une femme me fixait, gravement, sans un seul sourire. La plus belle femme que j’ai pu rencontrer dans ma vie. La plus belle. Vous croyez que j’exagère, comme à mon habitude. Non, je vous l’assure. Elle ne souriait pas. Elle ne faisait que me regarder. Je ne la décris pas. Il me suffit de dire qu’elle était très belle. Trop belle. Lorsque je pense à cette apparition, mes tempes se serrent. J’y pense tous les jours, presque toutes les heures.

Elle prend mon stylo, le pose sur la table, me serre la main, la caresse et la reprend encore, l’enveloppe, la laisse, croise les bras (oui, vous avez bien lu, elle a croisé les bras sur son buste comme une institutrice qui réprimande son élève) et me dit :

– Vous êtes l’homme de ma vie.

Ici, vous vous arrêtez, vous souriez, vous vous dites que je suis un fanfaron, un affabulateur, un romancier du Dimanche, un menteur de deuxième zone. Que je me moque de vous, que je le fais souvent et que j’exagère encore. Et que ça suffit.

Et vous ajoutez que j’invente ce que j’aurais aimé entendre, moi grand adorateur de l’Amour et de ses histoires, que ce type de dialogue peut se trouver dans les premières pages d’un apprenti écrivain qui va chercher dans ce qu’il croit être « l’inédit » un substitut à la grisaille de sa plume laborieuse.

Vous criez : le « vous êtes l’homme de ma vie » est d’un commun, un dialogue « téléphoné », qui fait injure au lecteur tant il peut être banal de l’intégrer dans une histoire romancée.

Mais tu nous avais habitué à mieux ! C’est ce que va me dire mon amie que vous connaissez. Elle est furieuse quand je suis, comme elle dit « facile », ce qui peut m’arriver ajoute-t-elle, très gentiment, quand « je ne veux tout livrer » (« livrer » dit-elle, comme si j’étais un fournisseur…).

Elle se tromperait, vous vous tromperiez.

Je jure sur ce que j’ai de plus cher au monde qu’il s’agit de la vérité. Et lorsque vous connaitrez la suite, vous le croirez. Si vous voulez que je jure sur mes parents, je le fais, sur mes enfants, je le fais aussi. Et même sur la femme de ma vie, je peux le faire.

J’ajoute que je n’aurais jamais écrire une telle ineptie, encore une fois prévisible dans le roman, s’il ne s’agissait pas de la vérité. Ici, je n’écris pas un roman. Ceux qui ont lu ce que je pouvais écrire dans le « romanesque » peuvent en être convaincus. Ce n’est pas le style que je prends ici. Ici, je raconte, sans m’attacher au style, une histoire vraie, vous l’aurez remarqué. Presque sans style. Vraie, cette histoire, vous dis-je ! Dois-je le répéter mille fois ? Merci de me croire. Je ne mens jamais dans ce registre.

Je jure que cette femme que je ne connaissais pas m’a dit, sans sourire, que j’étais « l’homme de sa vie ».

Je continue.

J’ai du sourire, croire à une farce d’une amie dont je ne souvenais plus de l’existence, dont j’avais oublié le visage, peut-être à une folle, je ne me souviens plus. Non, non, je ne crois pas que j’ai pensé une seconde qu’il s’agissait d’une folle. Elle était trop belle, naturellement, simplement. La beauté des folles est ailleurs que dans la beauté simple.

Ce dont je me souviens, et qui est la pure réalité puisqu’elle me l’a écrit des milliers de fois, c’est que j’ai répondu immédiatement :

– Evidemment, je vous attendais.

Bon, là encore vous pestez, vous balancez votre smartphone sur le canapé, vous allez, immédiatement, me téléphoner, me dire que c’en est trop, que vous voulez bien me fréquenter mais à la condition que je ne me moque pas constamment de vous, du haut de mon prétendu génie et de mes yeux ensorceleurs !

Comment imaginer cette réponse ? Convenue, idiote. Tout cela sonne faux.

Non, non, je vous l’assure. Et l’on pourrait croire ici que mon sens de la répartie, dans l’humour, dans la situation m’a emporté et sauvé. Vous vous tromperiez encore. En effet, je l’ai immédiatement, exactement pensé. Est-ce que je le pense encore aujourd’hui ? Là, je ne répondrais pas : trop intime. 

Elle n’a pas souri. Elle a repris ma main. J’ai payé ma consommation et nous sommes sortis. Elle ne disait rien, toute à ma main, ne disait rien et marchait lentement. Moi je me laissais faire. Et je la regardais de profil. C’est la femme la plus belle que j’ai rencontrée dans ma vie. Trop, trop belle. Dieu qu’elle était belle, vous ne pouvez imaginer.

Quelques minutes plus tard, nous nous sommes retrouvés non pas dans une chambre où elle aurait pu m’amener ou dans mon appartement (dans un roman, c’est exactement ce qui aurait du suivre) mais, plus simplement, sur des chaises du Jardin du Luxembourg, payantes à l’époque.

Vous pourriez croire aussi que nous avons fait connaissance, bavardé, avant de nous retrouver dans une chambre ou dans mon appartement (encore du roman). Non. Elle m’a regardé, a peut-être dit que j’avais de beaux yeux (mais ça, j’ai l’habitude) mais n’a fait que me caresser la main. Vraiment caresser, de tous ses doigts, de toutes ses paumes. Des heures.

Je ne disais rien, prenant le parti d’un jour surréaliste, presque du rêve, en apnée. Du surréalisme, oui.

La nuit arrivait et le Jardin fermait, le préposé dans sa blouse grise rangeait les chaises en fer.

Elle m’a repris la main. Nous nous sommes retrouvés, après quelques minutes, Place Edmond Rostand. Elle tenait toujours ma main. Et je commençais à trouver ça naturel.

C’est là qu’elle m’a dit, en partant :

– Je vous appelle.

Là, j’ai cru à une plaisanterie et je lui ai dit qu’elle exagérait, que je connaissais même pas son nom, qu’elle ne pouvait avoir mon numéro de téléphone, que vraiment elle exagérait, que je voulais bien entrer dans un moment surréaliste, mais qu’il fallait bien en sortir un moment, faire connaissance, peut-être diner ensemble. Et mille choses encore que j’ai dites, fébrilement.

Elle est partie.

J’étais amoureux.

Je m’arrête ici, même si, comme à l’habitude, mes amis qui me lisent se disent que je vais sûrement interpréter, théoriser, gloser puisque « je m’arrête ». Ils ont raison.

Je viens d’écrire « j’étais amoureux ». On pourrait croire à l’évidence. On ne peut qu’être amoureux, d’un amour vrai mais ponctuel, lorsqu’une femme mystérieuse, vous dit que vous êtes l’homme de sa vie, qu’elle vous prend la main toute une demi-journée et qu’elle est la plus belle femme du monde.

Non, non, ce n’est pas ça. J’étais amoureux, pas ponctuellement. Amoureux, comme si je l’avais toujours été. D’elle. Non par l’effet diabolique, explosif, nécessaire, du mystère. Je l’avais toujours aimé.

Il ne s’agit pas de sorcellerie, de poésie à quatre sous, de convocation d’une autre dimension, dans la périphérie des ondes anti-maléfiques. Non. J’étais simplement amoureux, comme si, encore une fois, je l’avais toujours été. Depuis longtemps, longtemps. Je l’attendais.

Elle m’a donc laissé Place Edmond Rostand. Je suis entré dans un café. J’ai demandé un jeton, j’ai appelé une femme. Ça ne répondait pas. J’en ai appelé une autre, mais elle n’était pas disponible. J’ai appelé un bon copain et nous avons diné ensemble. Je ne lui pas parlé de la femme. J’ai ri, beaucoup ri, beaucoup parlé. C’est mon don, je sais rire et parler quand je n’en ai pas envie. Ceux qui me connaissent savent que je suis muet quand je frôle le vrai.

Et je suis rentré chez moi, près de la Gare de Lyon.

Et là, vous n’allez toujours pas me croire. Sur le paillasson, posé au plein milieu, une enveloppe blanche. J’ouvre. Une feuille de cahier, maladroitement déchirée. Et sur laquelle – là vous devinez- était écrit « vous êtes l’homme de ma vie », précédant un prénom que je ne vous « livre » pas, pour les raisons que vous imaginez. Disons qu’il est presque italien.

Ici, vous vous attendez à la relation d’une nuit agitée et de plusieurs jours d’attente fébrile de la réapparition de la « femme de ma vie » (vous aurez remarqué les guillemets). Décidément, vous vous trompez constamment.

Il était tard dans la nuit et j’étais encore debout dans mon entrée à relire sur la feuille froissée le « vous êtes… », en me disant que, curieusement, l’écriture n’était pas très belle, lorsqu’on sonna à ma porte.

PS1. Evidemment qu’il y a une suite. Après quelques billets indispensables sur la Présidentielle et quelques commentaires de photos qui ont scandé une vie. Ou peut-être pas, on verra bien. Comme vous ne croyez pas que c’est vrai, vous pouvez attendre ou vous passer de ces âneries. Dommage pour moi, d’ailleurs, je n’avais jamais raconté. A personne. Mes billets sont des petites boites de conserve. Mon amie va être ravie. Je suis fatigué d’entendre dire que “je ne me livre pas”. Vous voyez bien que c’est faux.

PS2. Ecrit cette nuit. Hésitation dans la publication, tant c’est vrai. Je vais peut-être supprimer et personne ne lira. Ou peut-être pas. On verra

PS3. Vrai, l’histoire est vraie. Je le jure. Vous pouvez même demander à ma femme, elle le confirmera.

PS4. Incorrigible.

PS5. Je viens de décider, je laisse le billet quelques heures en ligne et j’efface. C’est comme à la loterie. Certains auront eu la chance de le lire, d’autres pas.

PS6. Vous croyez qu’elle est vraie, cette histoire ?