le corps de la lumière

Donc, un livre posé sur le corps d’une femme en maillot de bain. Tous disent le caractère sensuel, érotique de la photo. Allez savoir pourquoi.
S’agit-il d’une parabole qui se déroule sur le corps et l’esprit, la chair et l’intellect, une totalité jouissive, une union sensuelle, une attente pensée de la caresse, une accordance des voluptés, des plaisirs ?

Je crois que non. Enlevez le livre et la prétendue sensualité demeure.
C’est juste une belle lumière , sur un beau galbe. C’est vraiment simple. Comme le désir.

Emergence du paysage

Ile de France. Deux manières d’aborder une lecture de cette photographie. Soit par le “paysage”. Soit par “la route”. Les deux convocations sont radicalement différentes, presque antinomiques.
Le paysage. Dans son admirable ouvrage, “L’invention du paysage” (PUF, 2000) Anne Cauquelin expose que le paysage serait un double construit de la nature, son équivalent. La nature ne peut être perçue qu’à travers son tableau. Le paysage naît avec la perspective, qui bouleverse les structures de la perception, en l’éloignant du modèle de la nature. Les société antiques, les grecs ne connaissent pas le paysage. La représentation est toujours imitation primaire, grossière de la nature-modèle. Or, la représentation suppose l’artifice. Pour qu’il y ait paysage, il nous faut du cadrage et un soupçon de sentiment de perfection dans ce qui est donné à voir. Ce qui suppose l’éloignement de la matière, terre, boue, enchevêtrements, pour construire dans un dépassement le “tableau” parfait. Le paysage, donné à regarder, est achevé, accompli, cadré, magnifié ou il n’est pas.
Lorsqu’on fixe l’oeil sur ma photo, composée de tous les éléments de la nature, terre, végétal, ciel, y compris ceux ajoutés par l’homme (ici le bitume), on perçoit, par le cadrage, la recherche graphique, l’éloignement de la nature-modèle et la construction. La nature est ici, dans son tableau. En déclenchant, on invente (au sens de l’émergence) donc le paysage. Tous les photographes sont des inventeurs de paysage. C’est ce que je dis aux amis qui déclenchent continuellement, l’Iphone toujours prêt à tirer dans une poche arrière de jean délavé. Ca les rassure, j’en suis ravi. Evidemment, j’invite le lecteur à lire Anne Cauquelin. Elle mérite mieux que ce début d’exposé de sa thèse, nécessairement étriqué, à la mesure de la petite page sur laquelle je “commente”.
La route. Ici, on peut très bref. Ceux qui ne voient qu’une route sont soit des “immédiats”, à l’oeil documentaliste et empirique, soit, plus dans la poésie et le mythe, des adeptes de Jack Kerouac. On the road etc…
PS. Ma photo est prise du siège passager d’un véhicule. Elle est rapide.

Philosophie pharmaceutique, femme belle.

Copie d’un e-mail (véritable) reçu aujourd’hui d’une personne qui se prétend mon ami. (je laisse dire).

Bonjour M,

Je vais te raconter ce qui m’est arrivé hier.

Je laissais mon café refroidir à une terrasse de café avec chauffage extérieur lorsque j’entendis à une table voisine une voix forte, articulée, qui d’un ton péremptoire criait presque : « Platon, pas Prozac ! ».

Je tournai discrètement la tête et aperçus un couple jeune et beau qui, manifestement, s’était engagé dans une discussion au demeurant conviviale, presque amoureuse. J’esquissai un sourire entendu et la femme me dévisagea. Ce qui me fit, immédiatement détester son compagnon, escroc dragueur qui connaissait trop les ficelles, les trucs et les combines qui passent par la belle et mystérieuse devise qui épate la galerie. Faiseur ! Imposteur !

J’étais donc prêt à m’associer à la conversation mais ils n’en avaient pas envie, me délaissant, me snobant, me faisant baisser la nuque. J’étais très en colère, surtout lorsqu’il lui prit la main et qu’elle ne la retira pas.

Et pourtant j’aurais pu leur dire plein de choses. Comme par exemple que la philosophie, à l’inverse de ce que nous racontent d’autres faiseurs ne sert, justement pas à éviter le Prozac, à se consoler du monde, mais, bien au contraire à faire vivre et maintenir la délicieuse inquiétude; qu’Epicure était un angoissé et les cafés de philo une autre imposture consolidée par les « coachs » fauchés qui trouvent la manne dans des cerveaux malléables; que..bref, mille choses.

La femme était vraiment belle.”

On aura compris que celui qui se prétend mon ami (je laisse dire) se croit philosophe (je laisse dire).

Le vide salutaire, tsimtsoum

Aujourd’hui, discussion assez vive avec E et M sur l’innovation, le génie de l’invention en littérature, en science, dans une profession. Bref l’intelligence de la création du nouveau.

Et voilà que j’assène : ” Mais le rabbin Nahman de Braslav a sûrement raison”.

Ils me regardent, un peu éberlués, croyant peut-être à une plaisanterie. Un rabbin ?

C’est le maître du hassidisme, mouvement juif qui, je dois le dire, prétend souvent ériger en vérité insondable le petit lieu commun.

De Braslav, commentant la nécessité radicale de l’innovation conceptuelle (notamment dans le commentaire du texte sacré) affirme que les sages sont dans l’incapacité d’innover car ils sont trop savants, leur savoir immense les troublent, les enferment. Leur connaissance sur le sujet abordé embrouille leur propre parole et ils ne peuvent avoir aucune idée nouvelle qui soit intéressante. Seule la restriction de son savoir est de nature à le mener vers l’innovation. Il doit donc faire le « tsimtsoum », la « contraction » de son esprit, comme s’il ne savait rien et n’avait rien lu. Le vide donc.

Je l’avais oublié ce rabbin. Il m’est donc revenu immédiatement lorsque j’ai entendu dans la bouche d’E “qu’elle ne comprenait pas le motif qui m’empêchait (moi) d’écrire ce livre innovant alors que j’avais ingurgité des milliards de mots et de théories, que c’était un crime”.

Je l’ai remercié de tant d’empathie et de confiance, puis j’ai évoqué De Braslav.

Mais peut-être dois-je l’oublier pour l’écrire ce livre ?

 

Une table de ping-pong

L’appareil photo en bandoulière, les yeux expansifs, l’humeur résolue, dans un jardin dans lequel l’automne s’installe, je vois une table de ping-pong.

Se bousculent dans mon cerveau mille perspectives autant théoriques que graphiques.

Les définitions de la photo contemporaine me reviennent, bafouant la représentation, autant que la planéité étendue sur laquelle voguent des feuilles des mille arbres alentour, qui permet le jeu de la profondeur de champ et du flou toujours esthétique.

J’ai deux solutions : soit je laisse tomber et passe à autre chose (il ne s’agit que d’une table de ping-pong) soit je déclenche, en cherchant.
Je choisis de déclencher, persuadé, idiot, qu’un déclenchement pensé mais non réalisé constitue un grave échec, l’acte manqué, le vrai.
Je m’accroupis donc, prend le plan bleu, certain que le regardeur va l’assimiler à une mer construite, le flou ordonné dans l’image, presque de l’écume, pouvant produire cette perception.

Non, ce n’est pas de la photographie contemporaine. Il lui manque ce qui dérange. C’est une table de tennis de table. Bien que dans la froideur de son exposition, sans enjeu, l’image peut s’inscrire dans ce champ si controversé de la contemporanéité qui peut, quelquefois, expulser la beauté non transfigurée.

Allez savoir pourquoi, je l’expose ici alors que beaucoup, presque tous, la trouveront sans intérêt. Les autres pourraient m’expliquer ce qu’ils lui trouvent.

Aubaine de la théorie

Malacca. Malaisie. Une image “tableau”.Pour ceux qui s’intéressent à la photographie, en tentant une compréhension, en n’étant pas rebutés par la théorie, persuadés qu’elle peut être fructueuse, la question de la rupture de cet art photographique avec la pérennisation des formes classiques du tableau, est évidemment décisive.

Et même lorsque l’image, par hasard, par une sorte de jeu avec elle-même en vient à pérenniser le tableau de maître, dans un mimétisme carré de copiste, comme, ici, celui d’un orientaliste, on s’interroge encore.

S’agit-il du photographe qui, complexé par la difficulté de la peinture tente de prélever dans le réel ce qui s’approcherait du tableau peint ? S’agit-il, en réalité, d’une vue de l’esprit, la référence au tableau n’étant que factice, dans la recherche effrénée et inutile d’un référent ?

On vous disait bien que l’approche théorique est fructueuse.

La confusion est une aubaine.

Soldats en noir et blanc

Bohème. Tchéquie. Juste des arbres, une forêt. L’image est classique, même si elle peut émouvoir par sa verticalité et son graphisme racoleur, magnifiés au surplus, encore une fois, par le noir et blanc.

Mais ce n’est pas ce que retient une amie lorsqu’elle regarde cette photo. Elle me parle de Elias Canetti et de son livre-fleuve : “Masse et puissance” qu’elle a avalé tout un été, affirme-t-elle, sur le sable d’une plage des Canaries.
À chaque nation, Canetti attribue un symbole : pour les Allemands il s’agit de l’armée, mais plus encore de ce qui l’incarne, la traduit, la configure dans une représentation : la forêt en marche, arbres soldats….
Et elle me dit que la forêt, les arbres, nombreux et alignés, constituent donc cette “masse” représentative de celle des allemands, territoire empli de forêts et même de forêts noires.
Et qu’ainsi l’armée allemande, même inconsciemment, dans son avancée, s’est inspirée pour se constituer en masse de ce qui fait le symbole de son pays. Elle voit donc des soldats en marche, une forêt de soldats. Allemands.
On se souvient ici de Shakespeare et de la prophétie. Macbeth demeurera invaincu, lui dit-on, tant que la forêt ne marchera pas contre lui, ce que Macbeth comprend comme la promesse d’un règne éternel puisqu’une forêt, à l’évidence, ne peut se mettre en marche.
C’est terrible ce que vient faire dire une photographie de quelques arbres photographiés sur une route de Bohème, juste avant le bourg où Mahler a vécu.
C’est bien le propre de quelques hommes que de se placer dans l’intellectualité certainement superflue. Mais si l’on suit Spinoza, cet homme est bien un « automate intellectuel », doté d’un esprit qu’il pense libre et conscient. Et l’intellectualité, même exacerbée, n’est pas une tare lorsqu’elle vogue hors du pouvoir.
Ici, dans ces tentatives de commentaires, c’est presque “je pense une photo, donc je suis un photographe”. Ou réciproquement comme dirait le même Spinoza.
Sauf que je ne l’ai pas pensée, cette photo. C’était juste au bord de la route, en Bohème, juste avant le bourg où Mahler a vécu…

Et on aurait pu juste titrer “Beauté de la forêt, arbres verticalement majestueux, beauté simple du monde”. Mais les humains confondent complication et pensée.

PS. Le bouquin de Canetti est ennuyeux. Il aurait pu écrire en 3 pages ce qu’il a produit en 700. Mais je ne le dis pas à mon amie. Il ne faut jamais détruire les illusions.

La chaise

Tenerife. Seul sur le sable noir d’une plage. Je cherche une photo, persuadé avant le déclenchement, qu’elle sera convertie dans le sépia ou le noir et blanc, pour conforter la couleur dominante.

Mais je ne veux pas qu’un paysage, même fantasmagorique.

Dans un cabanon, presque abandonné, je trouve la chaise en plastique. Je la pose sur la sable, je m’éloigne, cadre et déclenche.

Ceux qui me demandent de l’encadrer, pour un cadeau, sont des urbains invétérés. C’est la chaise qui, évidemment, transforme la photo, pour la tirer du côté de la mise en scène photographique, dans la contemporanéité.

Les amoureux du paysage brut, de la belle photo (la mélodie esthétique) préfèrent l’image sans la chaise, considérant que cet objet l’encombre malencontreusement.

J’ai leur solution dans Photoshop, par son effacement, mais je leur dis, en exagérant intentionnellement dans l’emphase, que ce serait une trahison de mon instant, celui du déclenchement, et, partant, un effacement de moi. Et ils n’insistent pas. Rien de tel que le mystère ontologique, savamment orchestré par un langage idoine pour éviter la discussion idiote ou fatigante.

Mais j’exagère : les positions esthétiques qui se cambrent sur cette photo traversent tous les concepts que convoquent l’art, le beau et le contemporain. Et la discussion aurait pu être intéressante et accompagner la dégustation d’un alcool de figue, tunisien.

Beauté simple et convenue, repos.

Saint-Cast. Sans les traces dans le sable qui nous mènent au bout, sans la profondeur de champ, sans le personnage, au loin, à droite, sans les nuages photogéniques, l’image aurait été banale. Mais ce n’est pas l’accumulation qui construit l’image. Elle est en suspens et le photographe la guette et l’enlace.
A vrai dire, l’image est banale et convenue. Mais, dans les canons, elle repose. La beauté simple repose, Il n’est nul besoin d’être constamment “dérangé”.

Las Meninas, psychanalyse des légendes

Valence, Espagne. Une amie très chère nomme cette image “Les Ménines”. Dans un premier temps, on trouve cette légende plaisante, intéressante, valorisatrice et joyeuse.
Puis, le temps du plaisir de l’interpellation mystérieuse passé, on s’interroge sur le lien entre ma photo d’une fin d’après-midi à Valence (Espagne) et le fameux tableau de Velasquez.
Certes dans le tableau du maître et ma photo, un groupe complexe de personnages qui semblent regarder de face le photographe comme les Menines regardent le peintre. Et un chien.
Sauf qu’ici, les mannequins dans la vitrine ont les yeux fixés sur le chien, lequel n’est pas couché dans sa pose esthétique devant le peintre mais ne fait que passer. C’est d’ailleurs cette relation structurée entre les femmes et l’animal qui m’a fait déclencher. Tout se passait, en effet, comme si on avait disposé les corps dans la vitrine pour, très exactement, attendre le chien qui se devait de passer pour être “regardé”.
Il est vrai que, par ailleurs, l’ambiance de “clair-obscur” concourt à l’installation d’une vision “tableau”.
Puis, on s’approche un peu plus de la photo et l’on constate que l’un des mannequins, troisième à partir de la gauche ne fixe pas le chien, mais le photographe. Comme chez Velasquez. On s’approche encore, persuadé de trouver sur la vitrine le reflet, le mien, celui du photographe, comme le peintre dans le miroir, au fond du Velasquez. Orgueil déplacé.
Mais non, pas de reflet.
On revient donc à l’explication par le clair-obscur. Et l’on se croit autorisé à  affirmer que prise de jour, la photo n’aurait pas crée cette part de mystère qu’on veut toujours allier à une référence. De peur de sombrer dans un mysticisme qui ébranle trop la quotidienneté. Laquelle, comme on le sait lutte contre le quotidien par des artifices du type de celui qui se lit ici.
Mais oui, bien sûr, la légende “Les Ménines”, inventée par mon amie très chère est une “accroche”. Presque un crochet pour ne pas tomber. Et même si je me trompe, je conclus par une formule aussi délicieusement obscure que la trouvaille de ce qui aurait pu être mon titre : la légende est psychanalytique.