Malamud

Dans le billet précédent, je vilipendais les conseillers de lecture, les faiseurs.

Mais je ne peux résister ici à coller une article de Libération qu’une amie, connaissant mon admiration pour Malamud, m’a envoyé, sans commentaire, même pas un “je t’embrasse”

Je livre donc ci-dessous sans commentaire. C’est donc dans le “Libé” de ce jour.

Il faudra que j’y revienne un jour.

  1. LIVRES

Malamud, pourquoi tant de déveine ?

Des nouvelles amusantes et tragiques d’un écrivain admiré par Philip Roth.

Dans ses œuvres il n’est question que d’eux : les juifs américains de la première génération, pauvres, urbains et anxieux. Pourtant Bernard Malamud, comme Saul Bellow ou Philip Roth, refusait l’étiquette d’écrivain juif américain. Ses héros, toujours des hommes, débordent parfois de gentillesse : hélas, ceux-là meurent de leur bienveillance. Depuis 2015, les éditions Rivages rééditent les romans et les nouvelles de Malamud. Fils d’immigrés d’Europe de l’Est, il est né en 1914 à Brooklyn, soit un an avant Saul Bellow, et il est mort en 1986. Le Tonneau magique est publié aujourd’hui dans une nouvelle traduction de Josée Kamoun. Qui sont les personnages de ce recueil de treize nouvelles primé par le National Book Award en 1959 ? Ou plutôt, quel métier exercent-ils, puisque chaque texte débute par la mention de leur qualité professionnelle ? Un épicier (comme le père de Malamud), dont la boutique rapporte «des clopinettes»; un ancien mireur d’œuf, un vieux cordonnier, un vieux tailleur, un ancien représentant en café. Cela fait beaucoup d’anciens et donc beaucoup de problèmes, d’argent mais aussi de cœur, autrement dit, ce sont des problèmes universels : «Mes personnages sont juifs parce que je pense mieux les comprendre que d’autres, mais ce n’est pas pour prouver quoi que ce soit»,expliquait Bernard Malamud au journaliste Daniel Stern dans The Paris Review en 1974. Pas de communautarisme ni d’«esprit de clocher», écrit Cynthia Ozick à propos de la judéité de l’univers malamudien. Ses personnages habitent Manhattan ou Brooklyn et n’en bougent pas. Malamud est l’écrivain «des vies cloîtrées», remarque Philip Roth, qui relate dans Parlons travail sa rencontre en 1961 avec celui que ses amis surnommaient Bern. Fidèle à lui-même, Roth est sincère et observe avec perspicacité l’auteur du Tonneau magique.

Roth a eu deux surprises en découvrant ce confrère qu’il admirait. Le physique de Malamud, d’abord, ne coïncide pas avec ce qu’il attendait : «On l’aurait pris pour un agent d’assurance, pour un collègue de mon père à la succursale locale de la Metropolitan Life.»Roth note ensuite l’absence d’humour de l’écrivain : «Si peu de rire», s’étonne Roth. Aucune trace de la «malice»qui porte son écriture. Ses héros s’affaissent en effet sous une accumulation d’événements tragiques qui touche au comique. Le tailleur Manischevitz, par exemple, dans la nouvelle intitulée «l’Ange Levine », a perdu son commerce du jour au lendemain dans l’incendie provoqué par un bidon de détachant. Ses économies furent englouties par les indemnités versées à des clients blessés, puis : « Presque coup sur coup, son fils promis à un bel avenir avait été tué à la guerre et sa fille avait épousé sans tambour ni trompettes une espèce de rustre avec lequel elle avait disparu corps et biens Quant à sa femme, elle est alitée pour insuffisance respiratoire. Mais Manischevitz est sauvé par un ange juif, bien que noir. Levine n’en croit pas ses yeux. La nouvelle joue avec l’identité juive et les préjugés sur la question, la fameuse question juive.


Marieur. Finkle, lui, n’a pas droit à un dénouement heureux : cet apprenti rabbin cherche une fille à épouser. N’en connaissant aucune, il se tourne vers un marieur, Salzman. Finkle s’imagine que les candidates l’épouseraient par amour. Vaste plaisanterie : «L’amour vient quand il vient, pas avant», c’est-à-dire jamais, sait Salzman. Celle sur laquelle Finkle jette son dévolu est une femme à éviter. Salzman met en garde son client, en vain. Finkle la veut, il l’obtient, et le marieur fait alors un geste qui serre le cœur du lecteur. Il nous est signifié dans la dernière et magnifique phrase de la nouvelle. Les histoires du conteur Bernard Malamud ont valeur de paraboles. Ses héros manifestent une vaillance ou une faiblesse dignes des personnages bibliques. Le destin les récompense ou les punit, il ne fait pas de quartiers : «Je ne suis pas doué pour créer des concepts mais je le suis pour imaginer des métaphores», reconnaissait Malamud dans cet entretien accordé à The Paris Review. De fait, chez Malamud se posent les grandes questions, tel Mitka dans «la Fille de mes rêves» : «Il faut bien vivre. Faut-il, au fait ?»

Les protagonistes des romans sont dotés des mêmes qualités. Roy Hobbs, le joueur de base-ball de son premier texte, le Meilleur, est un champion dont l’ascension est sans cesse contrariée mais qui se relève toujours : la répétition tourne au sketch triste sur le rêve américain. Publié en 1952, le roman fut adapté au cinéma (Robert Redford incarnait le sportif), et traduit seulement en 2015 en français, chez Rivages. Morris Bober est l’épicier du magnifique second roman de Malamud, le Commis (1957 ; 2016 chez Rivages). Pauvre, pieux et généreux, il est victime d’un braquage dont l’un des assaillants, Franck, se repent. En souhaitant aider Bober, Franck accélère sa perte. Le monde de Malamud est celui de la «déveine», joli mot qu’emploie Franck, catastrophe ambulante.

Bern n’était semble-t-il pas un homme facile, mais il était drôle. A Daniel Stern qui lui fait remarquer, pour The Paris Review, que certains l’appellent «le Chagall de la littérature», Malamud rétorque : «C’est leur problème.» Il n’aime pas l’obsession de la mort de Chagall.

Air du désert. Le Tonneau magique compte des nouvelles très amusantes et moqueuses. «Le Dernier Mohican»est l’histoire de Fidelman, «de son propre aveu peintre raté», parti chercher l’inspiration en Italie. Il est amusant de voir à quel point, sortis des Etats-Unis, les juifs de Malamud sont patauds, doublement déracinés, inadaptés au climat et à l’architecture du Vieux Continent. Fidelman croise l’étrange et volatil Shimon Susskind qui arrive d’Israël : «L’air du désert me constipe, alors qu’à Rome, je me sens léger.» Susskind joue à Fidelman un mauvais tour si bien que ce dernier le cherche partout : «Il y en a un parmi vous qui a vu Susskind, un réfugié qui porte des knickers ?»

L’humour et le tragique chez Malamud ne se lâchent pas. L’Homme de Kiev, son plus grand succès (1966, 2015 chez Rivages), décrit le lynchage de Yakov dans la Russie antisémite de Nicolas II. Avec ce livre, il obtint en 1967 le prix Pulitzer et le National Book Award pour la seconde fois. John Frankernheimer en fit un film l’année suivante. A Malamud qui s’étonnait de ne pas y retrouver l’humour du roman, le scénariste Dalton Trumbo répondit : «Nous ne voulions pas que le film soit trop juif.»