Et si…?

Vous souvenez-vous de vos “rédactions” dans les premières années du Lycée (dénommé désormais le Collège) ? Moi, parfaitement. Vous souvenez-vous des sujets ? Moi, encore parfaitement. Evidemment, c’était mon activité préférée.

Et notamment, celui-ci, inventée par une prof qui était un génie, Madame Henry (ça sonnait comme Madame Bovary), au surplus une beauté à faire pleurer le monde.

Elle nous avait donné ce sujet : “Et si…?

Elle avait ajouté que si nous ne le comprenions pas, c’est qu’on était idiot. Elle avait raison.

Ce sujet m’est revenu à la mémoire, il y a quelques minutes.

Madame Henry nous disait qu’il était “à multiples entrées”; que l’on pouvait y mettre ce qu’on voulait et qu’à partir de cette petite question d’immenses mots pouvaient être écrits.

Nous devions“inventer” le sujet, sur l’interrogation.

Elle nous avait donné des exemples

-Et si …j’avais été noir ?

– Et si …mon père était inconnu ?

-Et si…j’avais rencontré cette prof ?

– Et si…j’étais aveugle ?

– Et si…j’avais été follement amoureux ?

-Et si j’avais été un dieu grec ?

-Et si j’étais né en France ? En Auvergne ?

Cette prof était un génie. Car, en effet, tous ses élèves, par cette ouverture dans la question, avait mis toute leur vie dans la “rédac”. Leurs joies, leurs chagrins, leurs explosions, leur regrets, leurs certitudes. Et tous leurs premiers bouillonnements sexuels. Presque tous.

Je suis absolument persuadé que beaucoup ont commencé leur vie d’adulte par l’écriture de cette rédac.

Et elle souriait, souriait, lorsqu’elle a rendu les copies. Plus elle souriait, plus elle était belle. Dieu qu’elle était belle ! (on sait que c’est mon mot-valise pour les femmes belles, mais je ne l’ai utilisé que pour 6 femmes, je viens de faire le compte, étant observé qu’il faut que je fasse attention à ne pas transformer ce blog en journal lequel est évidemment ailleurs).

Donc, elle souriait délicieusement en rendant les copies, en regardant dans les yeux celui à qui elle tendait les feuillets. Comme si elle signifiait l’importance de cet acte dans la vie de ces adolescents. Peut-être voulait-elle leur donner un visage pour leur vie, un visage de femme belle, ouverte, disponible, attirante par cette seule disponibilité évidemment impossible. Et qui sourit, pour inscrire, joliment et dramatiquement, dans leur mémoire alerte son visage, comme un ange qu’on appelle lorsqu’un grand chagrin vous prend, vous savez, celui sans aucune cause, juste du poids.

Mais – et ce moment restera toujours ancré dans ma mémoire- toujours – absolument toujours- elle m’ a demandé de rester après la classe. Elle “avait à me parler”. Elle ne m’avait pas rendu ma copie. Mes copains ont cru à une engueulade. J’avais du échouer, rendre une mauvais devoir et ce alors que j’avais toujours la meilleure note, ce qui me rendait son “chouchou”, selon tous. Elle allait me passer un savon. C’est ce qu’ils se disaient, mes copains.

Ils sont tous sortis.

Elle m’a pris la main, m’a caressé les cheveux, presque comme avec un adulte. A vrai dire, comme pour un adulte. Elle me regardait, me regardait au fond des yeux comme nulle, depuis, ne m’a regardé. Comme si elle me voulait, comme si elle me dévorait. Je le jure. Et elle m’a dit :

– Et si vous m’aviez aimé comme un fou ? Que se serait-il passé ?

J’ai ri, j’ai immédiatement compris. Et pour la première fois de ma vie, j’ai pris langoureusement la main d’une femme. Elle ne l’a pas retirée.

Evidemment : j’avais écrit ma rédac (j’aurais du la garder) en inventant la question suivante :

– Et si…Madame Henry était amoureuse de moi ?

J’avais osé. J’avais écrit sur 4 pages sa beauté, mon désir, littérairement enveloppé, en veillant à placer le discours dans le conte, le féérique, en usant de tous les synonymes innocents du désir le plus fou, en inventant un âge adéquat, une simple volonté de l’épouser, un ode à la beauté immatérielle, rayant les corps, loin de l’épiderme.

J’avais, à presque treize ans, écrit qu’elle était trop belle.

J’avais osé.

J’aurais été idiot de ne pas l’écrire. Je déteste les regrets, ceux qui viennent lorsque les vides ne sont pas comblés par les mots et le reste.

Et je pense tous les jours à Madame Henry que je n’ai pas épousée. Trop belle.

 

PS2. Dans chaque situation, quelqu’elle soit, posez-vous la question du “et si ?”. Vous n’imaginez pas sa fécondité. C’est exclusivement l’objet de ce billet, le reste n’est qu’émoi.