Quand “faire c’est dire”, une histoire espagnole

1 – Le Texte. Donc, par la bouche de son Roi, en 2014, par une Loi extraordinaire, l’Espagne (comme le Portugal) a permis aux juifs, expulsés il y a des siècles d’une Nation-Religion, d’accéder à la nationalité du pays sous certaines conditions de preuve du « lien » ancestral et le passage d’un petit examen.

Curieusement, parmi les juifs, y compris les intellectuels, ce fait, pourtant assez inédit dans l’histoire des Nations, qui résonne presque comme une « loi du retour » n’a pas eu l’impact attendu. Beaucoup de juifs ne connaissent même pas cette possibilité. Et très peu ont profité des décrets ibériques. Les juifs ne se sont pas rués au Consulat d’Espagne, boulevard Malesherbes, à Paris.

C’est donc un échec, étant ici observé que l’on peut, malicieusement, se poser la question de savoir si l’Espagne souhaitait la réussite matérielle du projet (des juifs « reprenant » la nationalité espagnole), et si, en réalité le décret n’était pas qu’un artefact exclusivement idéologique et, partant propagandiste. La lecture attentive des conditions assez difficultueuses d’obtention du passeport peut permettre un début de réponse. Comme l’errance dans des couloirs administratifs kafkaïens, à la mesure de l’incertitude, de la liquidité du projet, toujours en suspens, sans que le candidat à l’accès magique ne sache réellement le statut ou l’avancée de son sort. Et ce, malgré la rigidité implacable, espagnole diront certains, des articles qui composent le texte législatif.

A vrai dire, peu importe. La Loi royale, justement parce qu’elle ne peut se soustraire à son champ théorico-idéologique justifie, par là-même, son existence même si son succédané dans le réel, comme dirait Clément Rosset (l’impression d’un passeport) n’a pas eu sa chance ou ne ne s’y est pas ancré (dans le réel). C’est une aubaine pour un débat que ce texte. Et c’est déjà ça. C’est même beaucoup. Le Texte enlace l’Idée et génère le débat. Ce qui suffit à l’intellect.

2 – Le Débat. L’on ne pouvait, évidemment, éviter à la sortie du Texte, la disputatio, la rupture des lances sur le sujet. Dithyrambe contre réserve, apologie contre rejet. Respect du retournement camouflant la perfidie de l’acte.

La glorification immédiate, l’adhésion spontanée étant toujours de mise lorsqu’un texte ou un acte n’ôte pas une liberté ou n’effrite pas la raison, lorsque, mieux encore, comme ici, il « offre », l’on se doit de s’intéresser aux écrits qui ne tombent pas dans ce travers aisé, ceux qui analysent l’acte, hors de la vibration émotionnelle immédiate, nécessairement à l’œuvre, s’agissant de l’Histoire, de ses faits et ses méfaits, bousculant les peuples et les individus, en attaquant leurs corps.  On va donc commenter un article justement « réservé » substituant l’analyse au cri émotif ou dithyrambique.

3 – L’Article. Dans la revue « Temps marranes », un article de Paule Pérez et Claude Corman (Édits, contre-édits, non-dits –   http://temps-marranes.fr/edits-contre-edits-et-non-dits/), écrit le 9 Mai 2014 retient l’attention. On l’a découvert tardivement, lorsque le sujet nous a intéressé, concomitamment à la lecture de l’ouvrage de Pierre Assouline (« Retour à Séfarad », Éditions Gallimard. 2018.) dans lequel l’auteur conte, laborieusement, ses difficultés dans sa marche du retour et sur lequel l’on reviendra ailleurs.

Le texte des deux auteurs est long et le souci, perceptible pour le lecteur, d’une relative objectivité le rend quelquefois aride, certainement à la mesure l’enjeu. Le travail à quatre mains ajoute à la sinuosité, en nous balançant quelquefois brutalement d’un thème à un autre. Mais s’agissant d’une initiative qui « retourne » dans tous les sens du terme, on accepte les brusques virages. Et l’écriture est limpide et précise, justement par sa sincérité. Le désir de penser, la « libido sciendi » antique est présent.

La critique de la Loi est claire, sans ambages, même si soucieux, à juste titre de ne pas se constituer en Torquemada de l’apostrophe militant ou idéologique, les auteurs tentent de rechercher (sans peut-être les trouver) la positivité, le bien-fondé du texte.

Résumons donc le propos en ayant recours, le plus possible, à la citation, minuscule garantie d’un exact exposé. Il vaut mieux citer que de triturer.

Donc, l’initiative ibérique « partant d’un mouvement honorable veut effacer l’infamie, mais elle effacerait du même coup l’Histoire ». Partant, la « perplexité » l’emporterait sur « l’entière souscription ». Bigre ! Un tourment, un scrupule devant cette offrande, ce don ?

On lit encore et on comprend : c’est dans les « attendus », le préambule, que le dérapage idéologique, presque l’infamie, se trame. Aucune référence aux atteintes à la dignité, aux « actes de barbarie commis sur son sol » à l’endroit des juifs. Aucune mention de l’Inquisition, une sorte de « court-circuit, de pirouette, ou censure délibérée ».

Citation :

« L’ancienneté des actes et paroles inquisitoriales de haine absolue perpétrés sous les ordres des souverains, dispense-t-elle d’une évocation minimale des dols et souffrances infligés ? De ces vies brisées, les rédacteurs semblent dénués de toute notion, plaçant les pays comme donateurs non concernés parleur propre passé, autocentrés, à deux doigts de susciter chez le lecteur l’impression que pour eux les victimes passées ne sont qu’une abstraction. On hésite entre la suspicion d’autisme et l’hypothèse que l’affaire relève pour eux de l’irreprésentable. »

Les auteurs s’interrogent sur les fondements du texte. Une « réparation » ? Non, aucune allusion à cette notion par les rédacteurs espagnols.

Un « rachat » ? Non plus. Mieux encore, presque un « achat » des juifs (« acheter les juifs avec une monnaie papier d’identité »), ces juifs qui « n’attendraient que ça », emplis d’une « nostalgie », en réalité inexistante, absorbée par la violente réalité des siècles sur le territoire inhospitalier, qui laissent le sentiment, sinon celui de la rancœur, à la porte de leur maison abandonnée.

La cuisine ou le chant ladino judéo-espagnol ne suffisent pas à la structuration d’une culture présentée, par les tenants du texte, comme un « eldorado ancestral ». Il est « mythifié ». Et souvent la colère des expulsés l’emporte sur l’éphémérité de la perfide et délicieuse nostalgie.

Certes les efforts d’une certaine réhabilitation de la présence juive sont réels. Gérone et son quartier juif réhabilité, les « remises en scène » des juderias en Andalousie. Mais là encore l’interrogation demeure. Mais ne s’agit-il pas d’une « entourloupe » ? (le mot n’est pas écrit, il ne fait que transparaitre). Surtout lorsque l’on constate le mutisme radical sur les penseurs juifs, leur apport, la riche tradition cabaliste espagnole.

Le texte se termine par la question nodale laquelle, on l’aura compris, structurait en filigrane la perplexité, le scepticisme, l’embarras des auteurs : « La question se repose : un dialogue ouvert déplié et sincère, a-t-il eu lieu entre la Péninsule et les juifs séfarades, sur ce qui est arrivé aux deux parties ? Pour le moment la réponse est non. »

La conclusion de l’article, pour sa clarté et sa détermination se doit, évidemment, d’être citée :

« Ainsi, ni sous l’angle de la mémoire historique dont les aspects les plus corrosifs et hostiles au judaïsme ont été suspendus ou ignorés, ni du côté politique de la question nationale et européenne, qui mérite un autre approfondissement que la cession « patronymique » d’une nouvelle nationalité, ni encore sous le jour de l’environnement civico-religieux de la droite espagnole, le recouvrement d’une citoyenneté espagnole (ou portugaise) par les lointains descendants des juifs ibériques ne va de soi. A moins que… »

4 – Le Commentaire. L’argumentation n’est ni surannée, ni primaire. Et encore moins inintéressante. Mais nous n’y adhérons pas. Pour les motifs qu’on va tenter de sérier ci-dessous.

a) Les auteurs s’en prennent donc, certes avec conviction et sincérité, au mutisme, au « non-dit » (dans le titre de l’article). Celui de l’atrocité, celui de la barbarie, celui de l’infamie.

Je décèle dans le propos, une sorte d’injonction à la repentance, une sommation adressée à un peuple, nécessairement à ses représentants de dire le drame de ses dramatiques errements, dans la position corporelle, emblématique, de la flagellation, par soi ou la victime.

Or le concept ne me convient pas. Le silence entendu est aussi parole, le respect silencieux est un bruit. « Musica callada del toreo » nous dit José Bergamin. Musique silencieuse du combat dans l’arène tauromachique, absorbant la violence. Tout est dans est le silence et, partant ce non-dit, plus fort encore que la parole exacerbée et nécessairement forcée de la mutilation idéologique des ancêtres.

Ce désir d’audition criarde de la repentance, exécrable empêche souvent les peuples de se rencontrer à nouveau. L’Algérie et la France souffrent de cette interpellation, de ce diktat. Tant que la repentance et mieux « l ‘excuse » à genoux n’est pas mis en scène, l’Algérie ne respectera pas la France. C’est ce qui se dit à une heure de Marseille, dans Marseille, et, évidemment dans certains « territoires perdus de la Républiques dans nos banlieues parisiennes.

L’oukase de la repentance est, elle-même, une sorte de barbarie, en ce qu’elle n’admet plus l’Autre tant qu’il n’aura pas dit, tant qu’il ne sera pas « excusé ». Excusé d’une « époque ».

Mais l’époque n’est qu’une époque. Si l’on se réfère à l’étymologie grecque du mot, il ne s’agit que d’une parenthèse. Et une parenthèse ouvre et ferme, dans son point final. L’Histoire se constitue par une suite de métamorphoses, de bouleversements, de mutations.

Avec un commencement et une fin. Comme une parenthèse, encore une fois étymologie grecque de la notion d’époque.

Évidemment que les parenthèses existent, évidemment que lorsqu’entre les parenthèses, la violence, justement l’indicible se loge violemment ou qu’encore la brutalité, l’inhumanité broient les corps des êtres, il n’est pas question d’oublier. L’oubli, l’amnésie de circonstance sont, dans ce cas, de nouveaux crimes contre l’humanité qui s’ajoutent à ceux qu’on tente d’oublier. Et l’on n ‘entre pas dans ce diabolique discours qui considèrent le bien ou le mal comme des objets de musée.

Ce n’est pas le propos. Il faut, bien sûr, ne pas oublier. Toutes les « parties » en cause ont ce devoir.

Reste que lorsqu’un espagnol, au fait de l’atrocité de l’époque (la parenthèse), aimable, concentrant dans une gorge serrée le remords de cette époque, respectueux par son silence et une nuque un peu moins roide que d’habitude, m’invite, après la messe du Dimanche, à grignoter dans le patio de sa maison andalouse, quelques tapas bien arrosés d’un vin de Jerez, je ne vais pas, lui demander, liminairement aux agapes amicales, de se repentir de ce que ses ancêtres ont fait endurer aux juifs. La connaissance et la violence potentielle à l’égard de ceux qui se cabreraient dans la défense ou, pire l’apologie de l’époque, me suffit. Il me semble utile, opportun et humain que de ne pas imposer la stigmatisation introductive aux instants de soi,

Pour ce premier motif (l’injonction à la haine de soi, à la repentance criée sur les toits du malheur du monde pour ceux qui savent et dont le silence est aussi une parole), le propos de l’article précité n’emporte pas mon adhésion.

Certes, pourront rétorquer les auteurs de l’article, il n’est jamais question d’imposer la parole de la repentance. Vrai. Cependant la critique de l’écart, de l’ignorance de la mémoire historique dans son atrocité sonne, comme une basse continue et rythmée, dans le texte qu’on commente ici.

Il nous faut cependant avouer que la chose n’est pas facile et que la navigation entre devoir de mémoire et diktat de la repentance n’est pas aisée, tant les frontières des notions convoquées sont floues et, partant, marécageuses…

Et tant la chose est difficile, une aporie, à vrai dire, une impasse, une difficulté à emprunter le bon chemin, par une absence de passages, de cols, une route trop difficile à prendre…

Il faudra aussi, un jour régler ses comptes avec ce qui nous fait dire ici la haine de la repentance. Elle n’est certainement pas fortuite et trouve peut-être son origine dans une autre époque, non sans lien pour certains, avec la parenthèse juive dans les pays arabes. C’est une toute autre question sur laquelle il faudra bien travailler un jour et qui n’est pas, en réalité, si loin de celle qui nous occupe ici. Il faut bien dire que rares sont les juifs d’Afrique du Nord, accueillis en France, qui adhèrent au discours de la repentance coloniale. Pour mille motifs qui ne peuvent être exposés ici. La paranoïa pourrait dès lors s’installer par la machinerie en action : une réserve sur l’une et une sommation pour l’autre.

La bonne foi nous empêchait de souligner ce vice dans l’analyse. Mais encore une fois, une histoire des parenthèses et de ce qu’on en fait, mérite un détour.

b) Un autre cheminement. L’injonction de la repentance, sous couvert de mémoire à rappeler nous semble concomitant de l’injonction psychanalytique.

L’on ne veut pas, ici entrer dans les arcanes primaires de l’analogie ou de la suspicion.

Juste dire que la Nation, même si elle peut être un corps malade (ce que n’est pas d’ailleurs le patient sur le divan) ne peut être assimilée à l’individu. Et que tout se passe comme si l’on désire que « ça » parle.

Et l’Espagne n’a donc pas parlé. Ce qui peut contrarier une vision psychanalytique de la relation humaine, du « lien » qui doit, nécessairement passer par le « dit ».

Étant précisé que le psychanalyste, lui, peut voir d’un autre œil le « non-dit », s’agissant d’un « acte » au même titre que le « dit ». Et que ce silence espagnol peut sonner comme mille mots de repentance et de mémoire assumée.

Pas comme dans le mot de Raymond Devos qui nous disait, sur scène que « quand je n’ai rien à dire, je tiens à ce que cela se sache », mais, plus sérieusement, parce qu’il n’y avait rien à dire, justement pour le dire.

Cette accointance entre le dire, le non-dire et l’acte nous permet une transition aisée vers Austin qui a inspiré le titre de cette petite contribution.

c) Quand faire c’est dire. S’agissant de retours, de retournements et de contrebalances, le jeu de mots, le renversement est efficient.

En 1962 un recueil de conférences données en 1955 par John Austin, publié à titre posthume en 1962 a pu contribuer à la théorie du langage. Le fameux « How to do Things with Words ». En français « Quand dire, c’est faire » publié en 1970)

Contestant les théories existantes, J. Austin expose que, d’abord, de nombreux énoncés, dit « performatifs », par le seul fait de leur énonciation, permet d’accomplir l’action concernée. Exemple : « Je déclare la séance ouverte » pour ouvrir effectivement la séance. Et ce à l’inverse de l’énoncé dit « constatif » qui ne fait que décrire et ne crée rien, dans une indépendance à l’égard de l’énonciation : dire « J’ouvre la fenêtre » ne réalise pas l’ouverture de la fenêtre, mais décrit une action.

Évidemment, la relation entre l’acteur et l’énoncé est patente : seul le président devant l’assemblée réunie peut dire avec effet « Je déclare la séance ouverte » ou le maire qui déclare les futurs époux « unis par les liens du mariage”.

On en vient à notre « retournement ».

En réalité, l’Espagne n’a pas dit. Certes. Mais elle a fait.

Il s’agit en quelque sorte d’un acte performatif.

Les choses, dans leur atrocité, leur injustice, leur barbarie, n’avaient pas à être dites, absorbées qu’elles étaient dans le faire, dans l’acte, ici plus que solennel s’agissant d’un acte législatif.

L’Espagne, dans son inconscient, et sa sincérité à l’occasion de cette extraordinaire initiative (nous croyons à la sincérité de l’acte) n’avait pas à dire. Elle n’imaginait même pas avoir à dire quand elle faisait.

C’est notre titre : une histoire espagnole, quand faire c’est dire.

Austin ne se retourne pas dans sa tombe.

Et si l’on va au bout des jeux efficients des retournements, on pourrait, certes avec un brin de provocation s’agissant d’un commentaire d’un article paru dans l’excellente revue « Temps marranes », énoncer de manière « constative », qu’en réalité l’Espagne a constitué par ce silence dans le liminaire à la Loi, une sorte de marranité chrétienne. En taisant son passé et en faisant son présent. Reste à savoir si elle fait semblant d’être un donateur sincère de passeport.

Pour notre part, nous ne le croyons pas : l’Espagne ne fait pas semblant. Elle est sincère. Mieux encore, elle a peut-être évité, par ce silence critiqué, les « faux-semblants ».