Kairos 

Relecture de nuit.

En recherchant, sur notre tablette, dans notre bibliothèque numérique, un livre qu’on aurait voulu relire, un glissement intempestif sur le clavier tactile, trop sensible, nous a ouvert un petit texte écrit il y a quelques années et remisé dans les mille boites du Cloud qu’on se promet tous les jours d’ouvrir, sans tenir cette promesse minime, juste pour voir où on en est. On veut dire dans l’appréhension de ce qui nous entoure.

C’est un texte sur Kairos qui a jailli sur l’écran.

Il y a des diables sous la peau des doigts. On invoque les temps qui coulent (Chronos) et on tombe sur un autre temps, celui du saisissement (Kairos)

Vous connaissez. C’est d’abord une divinité grecque, le petit dieu ailé de L’OPPORTUNITÉ, celui, rapide avec ses ailes, et qu’il faut absolument saisir quand il passe. En réalité, nous dit la mythologie, quand il passe à notre proximité, il y a trois possibilités : soit on ne le voit pas. Soit on le voit et on ne fait rien. Soit (injonction grecque), au moment où il passe, on tend la main, on « saisit l’occasion aux cheveux » (en grec, non repris ici). On saisit ainsi l’opportunité. Kairos a, en tous cas, donné en latin opportunitas (opportunité, saisir l’occasion).

Kairos, par Francesco Salviati.

Evidemment, la philosophie s’en est emparé, transformant, normalement, le petit Dieu en concept : celui du moment opportun ou l’occasion opportune.

Extrait Universalis : “Dans le langage courant, on parlerait de point de basculement décisif, avec une notion d’un avant et d’un après au sens de Jankélévitch (voir plus bas). Le kairos est donc « l’instant T » de l’opportunité : avant est trop tôt, et après trop tard. « Instant d’inflexion ».
Pour Aristote, « Le mélancolique est l’homme du kairos, de la circonstance.

Ou encore, toujours en philosophie, le Kairos ou « temps kairologique » a pris une très grande importance dans le courant phénoménologique notamment chez Martin Heidegger. Ses recherches ont aussi conduit à réhabiliter ce vieux concept de temps.

Et même l’église s’en sert pour affûter le concept de Dieu :

Extrait du site de “l’église catholique” : “Terme grec qui signifie: «temps favorable». Contrairement à «chronos» qui désigne le temps matériel de l’existence humaine, kairos correspond à une autre approche plus spirituelle, intérieure, du temps. Dans la Bible le «temps favorable» joue un rôle déterminant. C’est le temps de Dieu par excellence. Le mot kairos est utilisé pour désigner l’action salvifique, c’est-à-dire l’intervention décisive de Dieu par l’Incarnation Rédemptrice et la Parousie finale.”

Et puis d’autres “disciplines” : artistique (“le moment où un artiste doit s’arrêter et laisser son œuvre vivre sa propre vie”), médical (“crise, instant critique où la maladie évolue vers la guérison ou la mort, et le caractère décisif à ce moment de l’acte médical), militaire (le moment où l’attaque portée sur l’adversaire amènera la panique et donnera une issue définitive à la bataille), moral (chez les tragiques grec, le kairos nous préserve de la démesure, la catégorie du Bien selon le temps), navigation (le kairos, associé avec Tyché, permet au navigateur de se diriger en déjouant les pièges de la mer, c’est plus particulièrement dans ce contexte que l’on trouve la mètis, ou intelligence de la ruse), politique (Thucydide fait une place importante aux kairoi qui traversent l’Histoire, ces moments qui engagent le sort des cités : déclarations de guerre, négociations ou ruptures d’alliances) et enfin rhétorique (le kairos est le “principe qui gouverne le choix d’une argumentation, les moyens utilisés pour prouver et, plus particulièrement, le style adopté », il désigne aussi le moment où il faut attirer l’attention des auditeurs pour accomplir un retournement de persuasion”)
J’ai retrouvé toutes ces définitions dans cet ancien billet que je ne veux reproduire ici tant il était personnel et non publiable. L’on s’était, longuement appesanti sur le concept, à grands renforts de grands philosophes et beaucoup de Jankelevitch.

Il faut dire que Kairos a été mangé à toutes les sauces. On se souvient de nos amusements dans des diners mondains. On sortait le nom et l’on avait droit soit au mutisme d’ignorance, soir à la logorrhée verbale du faiseur qui apprenait par coeur, tous les jours, Pécuchet de circonstance, un article de l’Encyclopedia Universalis.

Mais alors pourquoi y revient-il aujourd’hui ? Et sans simplement coller le vieux billet archivé ? Et perdre notre temps précieux de la nuit ?

Pour une raison très simple : je voudrais écrire un texte trop long (l’on ne sait si on le “publiera”) sur “le délitement.”. Non pour, encore, comme tous, le constater dans le social, le politique, mais justement, pour démontrer son inexistence.

Et pour dire que le trop-plein conceptuel participe à la confusion.

L’on avait écrit, ailleurs, que l’on rêvait d’un monde avec juste une phrase ou quelques mots. Pour nous reposer, de l’air pur.

Nos amis, nos proches nous reprochent toujours cette addiction à la synthèse qui a même quelquefois provoqué des fâcheries lorsque, après un long exposé savant, conceptuel, argumenté, je prétends résumer d’un mot ou d’une phrase ce qui vient d’être dit, gentiment pour signifier qu’on a bien compris. Ce qui provoque la furie du locuteur qui voit dans cette simplicité du résumé par un mot, un mépris d’années de travail passées à configurer une pensée ou un texte. Je jure qu’il n’y a aucune perfidie dans la volonté synthétique qui m’anime (le mot d’une proche)

Mais le Centre est toujours simple, il n’a besoin que d’un mot, parfois même que d’un regard. Quand le fouillis s’installe, les bords gris, loin des milieux exacts, reprennent le dessus. Et l’on revient à une complication que les faux poètes, les imposteurs de la pensée, les producteurs d’ouvrages inutiles, assimilent au mystère, par simple bêtise. Imposture.
L’on avait écrit dans notre ancien titre “Kairos, à toutes les sauces” On n’a pas osé le reprendre.

Logoi pharmakoi

Par un procédé classique et indigne, on attire le lecteur par un titre mystérieux…

C’est du grec. Et ça signifie “énoncés-remèdes”. Le lecteur attiré n’est pas plus avancé…

En réalité, il s’agit des stoïciens et de leurs techniques de vie que Michel Foucault nommaient des “techniques de soi” lorsque dans sa dernière période, il s’intéressait, curieusement après une vie de structuraliste, à l’individu et son devenir.

Les stoïciens donc, dans ce cadre avaient des “combines“, des techniques pour tenter une vie sereine sans angoisse ni crispations. Stoïque…

Par exemple, la plus connue est celle consistant à se dire, au réveil, qu’on va mourir dans la journée. Pour jouir des derniers instants. Facile et, selon nous, attitude de grand faiseur, d’escrocs du vrai. On n’y croit pas à tous ces “Carpe diem” et autres techniques pour désœuvrés qui fuient le soleil.

Il existe cependant une technique assez intéressante et que, mieux encore, l’on pourrait constituer à deux ou à plusieurs.

Les stoïciens possédaient des carnets dans lesquelles ils notaient des phrases, des locutions, des citations qu’ils glanaient au cours de leurs lectures dont ils estimaient qu’elles pourraient leur être utiles dans les moments de deuil, d’exil, de souffrance, de chagrin. Phrases qu’ils se lisaient à voix haute, et ces carnets étaient lus et relus, les formules par là se trouvaient incorporées, assimilées, ingérées. On s’administrait régulièrement ces logoi pharmakoi, comme autant d’« énoncés-remèdes », de phrases de secours.
Il faudra un jour s’atteler à ce travail. Pas seul, pour ne pas sombrer dans la mégalomanie et la pitrerie.

Trouver non pas dix commandements, mais dix énoncés- remèdes, utilisables à outrance, partagés avec au moins un autre, ce qui éloignera de l’escroquerie du “développement personnel”, nous placera dans un champ philosophique ou poétique et nous permettra de voguer, presque ivres, avec des mots de la “bonne vie”, comme disaient les grecs antiques.

A vrai dire, comme toujours, le plus difficile est d’éliminer, tant les imposteurs nous proposent de belles locutions qui sont autant de phrases creuses pour des lectures dans les métros bondés. L’idéal c’est peut-être de les chercher en dehors de nos lectures, juste sous la peau de notre crâne.

Mais là, ça devient prétentieux, sauf à adhérer à la thèse platonique de la réminiscence.

Au travail !

Simenon, génie. 

A l’heure très tardive où l’on enlace l’essentiel, les sens en suspension, les yeux impressionnistes, l’intelligence comme un éther laborantin, les pores de la peau bouillants, l’on s’en va, comme dans une montgolfière de feu, dans les cieux ou les souterrains, comme l’on veut, là où se nichent les choses.
Par exemple son musée imaginaire. On l’a dit. On a posté.

Puis on pose sa tablette sur une table de chevet, doucement, pour ne réveiller personne et on se demande ce qu’on aimerait bien redécouvrir hormis nos tableaux de musée. Juste deux pages. Juste de la littérature.

Aujourd’hui, pas Roth, pas Cohen, pas Flaubert. Pas Ian MC Ewan, pas Ishiguro. Il nous a fallu 2 minutes pour trouver notre envie de la nuit : Simenon. L’immense, le génie, l’unique. L’écrivain qui écrase ceux adorés par les lecteurs rapides de quotidiens gris dont l’encre bon marché salit les doigts ou de regardeurs d’émissions-spectacles dans lesquelles la couleur des cravates ou le sourire de l’imposteur, adulé par des femmes trop rapides ou des apprentis-hobereaux en mal de dandysme trop difficile à choper, a plus d’importance que le texte simple du génie littéraire.

Simenon, un texte simple, du sublime, au sens originel du terme.

Je rappelle qu’il n’a pas écrit que du MAIGRET. Mais déjà là, il est un géant, un géant.

EXTRAIT AU HASARD D’UN MAIGRET. PREMIÈRE PAGE DE “L’HOMME DE LA RUE”. Au hasard.
“Les quatre hommes étaient serrés dans le taxi. Il gelait sur Paris. À sept heures et demie du matin, la ville était livide, le vent faisait courir au ras du sol de la poussière de glace.

Le plus maigre des quatre, sur un strapontin, avait une cigarette collée à la lèvre inférieure et des menottes aux poignets. Le plus important, vêtu d’un lourd pardessus, la mâchoire pesante, un melon sur la tête, fumait la pipe en regardant défiler les grilles du Bois de Boulogne.

— Vous voulez que je vous offre une belle scène de rouscaille ? osa gentiment l’homme aux menottes. Avec contorsions, bave à la bouche, injures et tout ?…

Et Maigret de grommeler, en lui prenant la cigarette des lèvres et en ouvrant la portière, car on était arrivé à la Porte de Bagatelle :

— Fais pas trop le mariole !

Les allées du Bois étaient désertes, blanches comme de la pierre de taille, et aussi dures. Une dizaine de personnes battaient la semelle au coin d’une allée cavalière, et un photographe voulut opérer sur le groupe qui s’approchait. Mais P’tit Louis, comme on le lui avait recommandé, leva les bras devant son visage.

Maigret, l’air grognon, tournait la tête à la façon d’un ours…