Le récit et la structure

On cite Paul Veyne (entretien 2014-Philomag) :

“Les premiers philosophes de l’Ionie ont inventé la physique philosophique et, de là, la philosophie. ¨pour expliquer la nature et la formation du monde, ils ont substitué au récit une recherche de la structure. Avant eux, les peuples orientaux, à commencer par ceux de la Bible, avaient expliqué la formation du monde par un Dieu créateur ou par d’autres récits des origines (la lutte contre les eaux primordiales, le Léviathan etc.). Au récit, au mythos, les ioniens commencent par substituer une étude de la structure. De quoi le monde est-il fait ? Des s$quatre éléments (feu, terre, eau, air). Et les Ioniens commencent à raisonner sur la structure du monde et non plus sur le récit de la formation du monde.

Puis, ils continuent, notamment les sophistes et Platon : aux structures du monde, ils ajoutent l’étude des structures abstraites. On passe de “c’est quoi ma matière à “c’est quoi la vertu” et on se met à analyser abstraitement la structure de toute chose. Et c’est la naissance de la philosophie. Et une “déreligionisation”. On ne croit plus aux dieux .

Ce qui dure jusqu’au IX siècle chrétien…Les ioniens ont ainsi tenté de faire une théorie de la structure du monde et de la justifier par des arguments et non par un récit légendaire.”

Après la lecture de ce texte, je m’étais encore aventuré dans ma lutte contre la suprématie du sujet philosophique prétendument libre et conscient et son avatar le “moi” impérial sur lequel l’on peut “travailler”, bannissant presque violemment, ce  récit du “moi”, enrichi par l’inconscient. J’étais et le suis, plus que jamais, dans la lignée des grecs et de Spinoza. Récit du monde et du moi qui me semblaient réducteurs, l’addition de petits récits de soi pouvant certes meubler magnifiquement une conversation sur une histoire familiale ou anecdotique mais ne pouvait se substituer à la structure en marche dans lesquels les “sujets” se placent sans volonté de placement, juste là où ils sont, en ayant conscience de cette absence de volonté et de liberté dans ce placement. Ce qui est la définition de la liberté : le savoir de son inexistence et la recherche de sa propre “nécessité”.

J’opposais dès lors le récit et la structure. Ce qui était une erreur, le récit de la structure ramenant au récit pontuel ou individuel. 

J’ai donc effacé ce texte.

Je le regrette aujourd’hui : la dichotomie structure/récit est heuristique, génératrice d’intelligence des choses. Et surtout elle nous permet la divagation en en jouissant puisque nous savons où elle se place. Le structuraliste n’est pas un tueur de poésie. Seuls les impérialistes du moi , de la conscience de soi sont de petits terroristes qui empêchent l’abstraction et le concept qui par son émergence dans le “résumé du monde” et la synthèse est un émerveillement (Einstein : une belle équation est nécessairement vraie…)

Il faut en effet faire la part des “choses”, même si elles s’entremêlent : part du récit, part de la structure. Par ce biais, on sait d’où l’on parle. Soit du récit, et, partant, de la légende, du mystère, de l’indicible, du soi, de son histoire, du cosmos poétique, du hasard, du miracle, de la merveille, toutes choses, jouissives pour l’esprit et le corps dans l’ordre du récit. Soit dans la structure qui n’est pas aussi froide que le prétendent les escrocs du développement personnel mais qui, bien au contraire, permet de jouir du mystère et de son histoire par la connaissance de leur inscription dans le champ du récit, lui même composante non centrale mais nécessaire de la structure.

Vive le récit qui caresse la structure ! Vive la structure qui l’accueille joyeusement !

Thaumazein

Les mots, à force de couler se noient, se perdent, disparaissent dans l’infini. C’est qu’ils deviennent rapidement usés par leur utilisation à outrance, mécanique et partant effaceurs de sens. Celui qui parle doit faire un effort considérable pour attirer l’oreille de ses voisins de groupe.

Quelquefois le subterfuge consistant à employer un mot inusité ou savant, notamment dans le langage philosophique permet de restructurer une conversation qui s’eparpillait dans l’air commun.

Cependant le risque de pédantisme et de sa critique n’est pas loin. Souvent à juste raison lorsqu’il s’agit soit de briller, soit de jouir, même sincèrement, du mot rare qui donne à entendre l’esprit cultivé un peu terroriste.

C’est ce qu’on se disait il y quelques jours à l’occasion d’une discussion philosophique très sérieuse.

Mais il existe d’autres voies pour alimenter un débat, sans lutter pour la gagne sémantique. C’est le mot étranger et, pour ce qui me concerne, le mot grec.

L’emploi de ce mot inconnu permet d’être précis, tout en étant producteur de locutions pleine de sens. Il faut en effet l’expliquer, le disséquer, et l’introduire dans la conversation. Et pour lui donner sa place, il est nécessaire de revenir au centre (la vraie place) du discours dans lequel on l’insère.

Ce qui précède m’est venu par la joie de la souvenance presque brutale d’un mot grec : thaumazein. Il désigne la capacité de s’étonner et même de s’inquiéter devant la réalité. Un émerveillement, un étonnement dont beaucoup considèrent qu’il est, en réalité à l’origine de la philosophie (l’étonnement socratique).

Faites l’expérience dans la discussion entre amis (pas celle de fins de dîner où il faut briller). Une discussion, par exemple, sur le rapport du sujet, de l’individu peut-être, à ce qui l’entoure, à sa constitution prodigieuse (miraculum en latin). Placez sincèrement le mot “thaumazein” et brodez (au sens noble du terme, par petites touches dorées) autour du concept d’étonnement et de miracle vital.

On est certain qu’autour de ce centre un peu exotique (le mot curieux et inconnu), la conversation sera fructueuse. Comme un fruit qui pousse après avoir planté une graine.

Le mot est une semence, le philosophe un fermier.

PS. On reviendra, évidemment, sur les grecs et leur fabrication du monde (ou leur découverte, comme l’on voudra, ça revient au même)