Étranger

Suis donc à l’étranger, loin. Et tous disent qu’on oublie tout par le dépaysement et les paysages, les immeubles qui ne sont pas les notres

Rien n’est plus faux. C’est loin de chez nous, à l’étranger, qu’on pense à ce qui pourrait nous arriver de mieux là on on vit. A l’étranger, loin de chez nous, on rêve d’une quotidienneté époustouflante.

L’étranger, le lointain si on veut, nous ramène toujours au centre. Lequel n’a nul besoin d’exotisme tant il est planté dans un nombril, qui est au centre des peaux blanches.

Je peux haïr les voyages. Ou les aimer. Ça dépend de la qualité du soleil et du galbe d’un mollet vite aperçu à l’heure d’un apéritif et qui vous poursuit la nuit dans vos insomnies.

Ce qui ne veut rien dire. Sauf que l’espace n’est rien. Nada. Seul le temps et ses images, le notre, les notres comptent.

Une douceur malfaisante

“Planté seul au milieu du trottoir, un petit garçon hurle et réclame sa mère. Quelqu’un s’approche. Un membre de la famille ? Un passant ? Il caresse la tête de l’enfant, se penche, lui parle, parvient à le calmer. À l’évidence, sa mère ne peut pas être très loin et, selon toute vraisemblance, elle cherche aussi son fils. Mais une idée folle surgit dans l’esprit du témoin : et si la terreur du petit garçon était justifiée ? Et si sa mère ne devait plus reparaître ?
Les hurlements et les larmes ont cessé. Le visage de l’enfant n’en reste pas moins ravagé : traits figés, regard fixe, yeux rougis, petits hoquets. L’enfant approuve d’un mouvement de tête tout ce qu’on lui dit mais sans se laisser distraire pour autant : les mots ne sont que de petites bulles. En dépit de leur sens, ils ne disent vraiment que l’absence. On répète à l’enfant que sa mère va revenir, mais il n’a que faire d’une promesse. Ce qu’il veut, c’est sa mère. Malgré tous les réconforts, la terreur de l’enfant s’inscruste. Plus l’adulte fait d’efforts pour convaincre, plus l’enfant lutte contre de nouvelles larmes. Faut-il demander à l’adulte de se taire ? Ne comprend-il pas que sa douceur ne fait que donner la mesure de la perte et l’entériner ?

???

Rosset, le réel.

Il est des questions qu’on ne peut poser. Ce sont d’abord celles qui entrent trop dans l’intimité de celui à qui on la pose. Donc une politesse. Puis d’autres qui éberluent, stupéfient tant leur brutalité première, non suivie d’une explication ordonnée et théorique ne peut convenir à une oreille pourtant docile et bienveillante..

Parmi celles qui interloquent, Il en est une qui est pourtant assez simple, grammaticalement s’entend.

Je vous la livre : “Etes vous intéressé par la réalité, le réel si vous préférez ?

L’interlocuteur interloqué vous regarde, passe une paume sur une joue barbue, hésite entre sourire et pose intellectuelle, en mordant une branche de ses lunettes et assène, s’il est honnête : “je ne comprends pas”. D’autres tout aussi ébaubis mais qui veulent à tout prix donner à entendre leur intellectualité toujours en alerte répondront : “A quelle réalité faites-vous allusion ?”. Ce qui ne veut, évidement rien dire mais qui a le mérite de camoufler le vide sidéral dans une partie de son cerveau.

A vrai dire, ils leur manquent aux deux répondeurs un automatisme : lorsqu’on fait allusion au réel, du moins par une approche théorique, on ne doit que se souvenir de Clément Rosset, philosophe adulé ou repoussé par ses pairs tant l’Ecole philosophique à laquelle il aurait pu appartenir était à inventer, inclassable. Il vient de nous quitter.

A une question qui lui a été posée par je ne sais plus qui (j’ai simplement noté, archivé et oublié la référence) ce qui était sa pensée immédiate, lui le penseur du “réel” au regard du virtuel qui dominait l’espace contemporain, jeux technologie, il répondait ::

“Qu’on puisse vivre de 6 à 90 ans sans avoir jamais passé une minute dans le monde force l’admiration ! Jean Baudrillard, un philosophe obnubilé par la technologie – dont je ne me suis jamais senti proche pour cette raison –, a écrit une phrase qui me ravit : « Le réel n’a jamais intéressé personne. » Voilà exactement ce que je pense.”

Et d’expliquer que le réel, nonobstant la fuite devant lui de tous les humains qui préfèrent vivre dans l’illusion parallèle ou celle de l’au-delà, prend toujours sa revanche, notamment lorsque l’illusionniste, le parleur qui veut convertir, l’harangueur intellectuel des foules prend une pierre en pleine figure. Car en effet, il s’agit “d’une savoureuse revanche du réel. Car la réalité passe par la sensation. Quand on vous jette une pierre, ce n’est pas une idée de pierre qui s’écrase sur votre figure ! “

Clément Rosset était donc un penseur du réel et j’avoue avoir eu beaucoup de mail avec lui, lorsque fuyant la théorisation pour néanmoins théoriser le réel (on ne peut penser sans penser), il nous jetait à la figure non des pierres qui font mal au front mais des idées d’une simplicité tellement grande (une affirmation d’une philosophie réaliste)qu’elle dépassait toutes les théorisations du monde.

Philosophie réaliste qui revient toujours au réel, incontournable, que cependant les humains rejettent ou évitent

Je cite :« La perspective intolérable du vieillissement et du trépas explique l’obstination des hommes à se détourner de la réalité »

Ce qui n’a rien à voir avec le refoulement du réel par le névrosé décrit par Freud : “Sigmund Freud s’intéresse aux mécanismes du refoulement chez des individus névrosés, alors que l’élimination du réel par la voie de ce que j’appelle le double est le procédé utilisé par les gens normaux. Et les gens normaux sont beaucoup plus difficiles à guérir que les malades, croyez-moi.”

Donc le théoricien du réel défini comm un « ensemble non clos d’objets non identifiables ». Il expliqueC’est une affirmation très simple, qu’on pourrait tourner autrement : il n’y a pas deux brins d’herbe semblables. Il me vient à l’esprit un autre exemple, les nombres premiers. Ces nombres sont remarquables, on ne peut les diviser que par eux-mêmes et par 1. Ce sont, pour ainsi dire, des nombres tautologiques, qui ne sont faits que d’eux-mêmes. Ainsi, le réel est un ensemble d’objets indescriptibles, que nous ne sommes pas capables de dénombrer, et dont nous ne pouvons pas dire s’il est fini ou infini – pour cette raison, je précise qu’il n’est pas « clos ». Il n’y a rien en dehors de lui, pas d’arrière-monde. Il n’y a pas non plus de miroir fidèle dans lequel regarder notre monde.”

On a le droit de trouver la réponse aussi obscure qu’une théorie kantienne ou hégélienne. Mais – et c’est là qu’il gêne : on pressent une vérité nodale…

Je continue : mais quel est donc le “double” du réel (son ouvrage majeur s’intitule “le réel et son double”.

Il tente se répondre :

“L’essence même du réel, comme je l’ai signalé, est de ne pas avoir de double. Il est dans la nature du réel d’être absolument singulier. Si bien que toutes les représentations que nous nous faisons du réel, les rêves que nous en avons, les ombres que nous croyons y déceler, ne sont que des fantômes et des déformations. Les hommes vivent en se raccrochant à des représentations, qui ne sont que des doubles de la réalité. Cette idée m’est venue en 1974, et je la dois en effet à une rencontre avec le mythe d’Œdipe, qui a été l’occasion pour moi d’un véritable déclic métaphysique. J’étais dans mon appartement, à Nice, en train de me préparer pour aller dîner, j’écoutais d’une oreille distraite France Musique. Le présentateur annonçait un opéra du compositeur roumain Georges Enesco, Œdipe. Il racontait cette histoire que nous connaissons tous par cœur. Œdipe, devenu adulte en Corinthe, apprend que l’oracle a prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Horrifié, il fuit la ville et ceux qu’il croit être ses géniteurs, et qui ne sont en réalité que ses parents adoptifs, Polybe et Mérope… Sur la route, il croise un homme, a une altercation avec lui, le tue. Ce voyageur anonyme est son véritable père, Laïos. Plus tard, il résout l’énigme du Sphinx et épouse Jocaste. Sa mère. En entendant ce récit pour la énième fois, je n’ai pu m’empêcher de m’écrier in petto : « Ah zut ! quel imbécile ! Pourquoi a-t-il quitté Corinthe ? Il se précipite dans la gueule du loup… » J’estimais que les choses auraient dû se passer autrement. Mais comment ça, autrement ? J’avais en tête une autre histoire, un autre destin pour Œdipe. Mais lequel ? Si vous y réfléchissez bien, le scénario du mythe est extrêmement bien ficelé, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de manière pour Œdipe de réaliser plus rapidement la parole de l’oracle, ou de façon plus vraisemblable. Comment, en effet, un homme pourrait-il tuer son père et se marier avec sa mère ? Ce scénario, d’une certaine manière, c’est ici le réel. Le réel a une mécanique implacable et limpide. Il est direct. Néanmoins, il nous prend par surprise. Il déjoue nos attentes. Parce que nous avons en tête un double du réel, nous pensons que le cours des choses devrait prendre une autre direction.”

Clément Rosset nous incite, tout au long de ses ouvrages à nous intérresser au réel, de s’y coller, de fuir la représentation, son métalangage, à prendre conscience de ce réel même s’il est méprisable pou malfaisant, en affirmant, par ailleurs q’une telle attitude (le collage au réel) rend joyeux .

Je cite encore :

“D’une manière générale, les raisons d’exécrer la réalité ou de l’adorer sont les mêmes : nous ne savons pas qui nous sommes ni d’où nous venons ; nous sommes confrontés à un réel souvent déplaisant ou injuste ; chaque sensation est fugace, et nous sommes promis au vieillissement et à la désagrégation. À partir de ce constat, vous pouvez sombrer dans l’accablement le plus profond ou, au contraire, vous réjouir de chaque instant qui passe. La grande différence entre le dépressif et l’homme joyeux me semble d’ailleurs résider dans l’appétit de vivre, ce qui peut se résumer en un mot : le désir. La dépression se caractérise par l’absence de désir. Les pulsions les plus vitales s’éteignent. Cela commence par le désir sexuel ; lorsqu’on est au fond de la dépression, on ne comprend même plus que certains prennent goût à l’érotisme. Ensuite, il y a la nourriture ; même si des plats sublimes nous passent sous le nez, on n’en a plus envie. L’extinction du désir n’est rien d’autre que le malheur absolu. Inversement, le fait de désirer est un symptôme de santé miraculeuse. Le meilleur des mondes n’est pas un monde où l’on obtient ce que l’on désire, mais un monde où l’on désire quelque chose. C’est pourquoi le réel ne fait pas obstacle au désir. Le désir est plutôt l’attitude la plus saine qui soit par rapport au réel. “

Et, A-bas les théoriciens ! “l’aberration métaphysique de Platon, qui préfère les idées aux choses, ou de Baudelaire, qui s’écrie : « N’importe où ! N’importe où ! pourvu que ce soit hors du monde », ou enfin de Cioran, qui proclame non sans humour dans un aphorisme : « Donnez-moi un autre monde ou je succombe. » « Un autre monde est possible », clament les altermondialistes. Mais qu’ont-ils en tête, sinon une duplication illusoire de ce monde-ci ? Le dessein de remplacer notre mauvais monde par un monde meilleur est absurde. À l’époque où j’ai fait mes études à l’École normale supérieure, mon professeur Louis Althusser et, à sa suite, toute une génération d’intellectuels s’étaient convaincus qu’il y avait deux sciences exactes, le marxisme et la psychanalyse, et que le reste – les mathématiques et la physique y compris – était sujet à caution… Ils étaient d’ailleurs étonnants, car ils étaient capables de se prétendre matérialistes tout en chérissant l’utopie révolutionnaire. Quelle contradiction ! Cependant, notez bien que je ne suis pas hostile au progrès. Être réaliste, en politique, ne revient pas à être conservateur ou réactionnaire. Je pense seulement qu’il n’y a que le réel et que c’est à partir de lui qu’il faut travailler, et non à partir de la conception illusoire d’un monde parfait, si nous voulons avoir quelque chance de produire des améliorations. “

Alors ? Que penser de Rosset ? A vrai dire que penser de ce réel exposé comme une idole ?

Certains on pu dire de Rosset qu’il “emprunte un long détour par la philosophie pour aboutir à une conclusion évidente, à laquelle arrive le bon sens : il n’y a que le réel et rien d’autre” (Alexandre Lacroix)

Il répondait :

“Pascal a dit, de façon à mon sens définitive, qu’il y avait trois catégories d’hommes et de femmes : les ignorants, les demi-habiles et les habiles. L’erreur ne provient jamais des ignorants, mais des demi-habiles. Ce sont eux qui introduisent des sophistications superflues, des raffinements théoriques fallacieux, dans le but de se faire valoir. Mon vœu est de faciliter à mes lecteurs l’accès à des vérités qui sont en même temps des vérités pour les pauvres, les pauvres d’esprit. « Le chemin des choses proches a de tout temps été pour l’homme le chemin le plus long et le plus difficile », a écrit Martin Heidegger. Je suis d’accord avec cette affirmation, et mon travail ne consiste en rien d’autre qu’à déblayer le chemin vers quelques évidences.

Il est temps, désormais, de tenter de conclure.

Mais que vient faire Rosset ici,nous qui te connaissons bien, nous qui, souvent, soufflons d’impatience ou de ras-le-bol devant l’apologie de la théorisation dont tu fais le héraut quotidien, triturant les idées, fabriquant des bouillons, peut-être des soupes théoriques en assemblant, mauvais cuisinier, des herbes (ici les idées) incompatibles entre elles ?

Je réponds : Rosset, justement, par cette injonction au retour dans la réalité (ne pas rester dans le ciel des idées, dans la jouissance de l’immatériel qui combat avec celle, réelle, du désir en course) nous ramène brutalement et à bon escient sur terre et la chute (comme la pierre précitée) n’est pas une idée de chute; Elle vous rend malade tant le corps avait l’habitude de planer dans des airs faussement accueillants.

Rosset est donc comme notre lasso, celui qui nous prend dans l’air, pour nous ramener un peu plus bas.

Alors les lassos, les poids si vous voulez, on les aime ou les aime pas.

Moi je les aime ET je ne les aime pas.

Comme Rosset auquel j’ai écrit un jour (il n’a pas reçu ma lettre qui est restée dans mon tiroir) que le réel possédait son double, mais également son triple, son quadruple, qu’il était donc non pas unique mais essentiellement pluriel. Ce qui l’éloignait du réel et permettait, dans l’interrogation de cette pluralité une sorte de pensée (la théorie, pour faire court) qui structurait cet éparpillement.

Le réel s’éparpille nécessairement, s’agissant de son intrusion dans la communauté des humains. Et rien ne vaut pour bien le traquer que la théorisation.

C’est à cet instant même là que je prends ma souris, remonte dans la page et revient sur terre par l’injonction de Clément Rosset, corde au cou, poids dans les jambes, plomb dans le cerveau…