Incorrect, artistiquement incorrect

Goya. Saturne dévorant ses enfants Scène des Peintures noires 1820-23 peinture murale à l’huile marouflée sur toile 143×81.

Comme on a pu le remarquer, je ne crains aucunement la critique de la facilité concomitante de l’opération du “couper/coller” lorsque un article, un écrit quelconque me semble intéressant.

Il vaut mieux coller que de paraphraser ou mal interpréter, mal présenter.

Ici, il s’agit d’art. Et l’art est trop important pour éviter de s’immiscer dans ce qui parle de lui. Parole constitutive même de l’Art, souvent. Ou parole périphérique qui veut s’emparer du centre.

Il nous a semble essentiel de diffuser ici, pour ceux qui ne l’auraient pas lu un entretien accordé par Isabelle BARBERIS qui ose s’en prendre aux décolonialistes primaires et autres obsessionnels du “politiquement correct”, balayant l’Esprit européen nécessairement colonial, disent-ils. Le New-York des hypocrites fait, paradoxalement, des ravages jusque dans les sphères de l’anti-occidentalisme non réfléchi, violent et sectaire.

Je viens de prendre position, après avoir posté dans ce site la pétition contre le “décolonialisme”

On colle donc.

Quand la pensée « décoloniale » s’en prend à l’art

Entretien avec Isabelle BARBERIS (CLÉMENT PÉTREAULT)

Et si le dernier chic des milieux artistiques était d’être conformistes ? Pour Isabelle Barbéris, maître de conférence en arts du spectacle à l’université Paris-Diderot et chercheuse associée au CNRS, l’espace artistique, qui devrait être celui de la libre parole, est aujourd’hui rongé par une obsession normative, tournée vers la valorisation des identités particulières et la dénonciation compulsive de tout ce qui pourrait être suspecté d’impérialisme. Entretien.

Le Point : Vous êtes spécialiste des politiques culturelles. Comment se manifeste ce « politiquement correct » que vous dénoncez dans le monde de l’art ?

Isabelle Barbéris : L’artistiquement correct est une nouvelle forme d’académisme anticulturel. J’ai travaillé sur le lien entre art et idéologie, et j’ai pu, à cette occasion, mesurer le conformisme intellectuel de la rhétorique de l’engagement. Certaines manifestations culturelles paresseuses cochent toutes les cases : un passage sur les migrants, un autre antisexiste, antispéciste, un laïus décolonial et, bien évidemment, une « scie » anticapitaliste… Le tournoiement de ces moralités parcellaires, aussi inoffensives que répétitives, devrait nous interpeller ! Ce sont des « subverleçons » : au nom de la contestation de la norme, l’artiste répond souvent par la mise en place d’un conformisme inébranlable.

Qu’est-ce que ce « différentialisme bien-pensant » que vous dénoncez ? Sur quels mécanismes s’appuie-t-il ?

Appliqué au monde de l’art, le différentialisme est le moment où on oublie le contenu d’une représentation et où on considère qu’elle ne vaut que pour sa différence. Sa singularité primerait sur le sens. Mais le plus frappant est la manière dont le différentialisme met en danger la communication humaine : le sens ne se lit plus dans le message véhiculé, mais dans la position de celui qui parle et qui dit « en tant que ». Cette idéologie différentialiste se pare de tolérance, mais c’est une forteresse, qui interdit l’accès à toute forme de débat démocratique. Dans un système différentialiste, on ne peut pas contredire une position antiraciste ou antisexiste, sous peine de basculer dans l’affrontement. Le contradicteur devient alors un opposant et mérite d’être détruit. Tout cela est foncièrement antidémocratique ; les idées devraient pouvoir circuler sans dépendre de ceux qui les énoncent – ce qui les rend infalsifiables et conduit à des monopoles de position, avec des groupes qui sont, par exemple, persuadés de détenir le monopole de l’antiracisme.

Ce phénomène est-il à mettre en parallèle avec l’émergence politique d’un antiracisme de plus en plus radical et vindicatif ?

L’irruption de ces luttes parcellaires – décoloniale, antisexiste et antiuniversalistevient de ce que le monde de l’art a démonétisé la représentation, la mimêsis. L’art ne peut plus se contenter de représenter, il se doit désormais d’intervenir dans le monde. On voit alors émerger des artistes qui prétendent sauver, changer ou réparer le monde, sans que personne ne les interroge sur leur éthique et leurs valeurs. C’est le principal sujet de mon ouvrage, qui porte d’abord sur la destruction de l’espace symbolique, c’est-à-dire de la mimêsis qui traverse une crise profonde, comme le rationalisme, l’humanisme ou l’universalisme.

Vous avez été citée comme victime dans le manifeste « contre la stratégie hégémonique décoloniale » signé par 80 intellectuels, publié dans « Le Point ». Comment décririez-vous cette pensée ?

Le décolonialisme est une idéologie militante qui pratique le révisionnisme historique. Cette pensée qui se prévaut de scientificité agit au service de l’idée que nous vivrions encore dans un monde de colonisation, ce qui ne peut passer que par le procès systématique des représentations culturelles, puisque les faits historiques contredisent quant à eux cette théorie… L’appel des Indigènes de la République de 2005 donne le bréviaire de cette idéologie en diffusant des éléments de langage pauvres, répétitifs et dispensés par des adeptes surentraînés. Le « camp décolonial » est un camp d’entraînement rhétorique qui forme ses militants à la phraséologie. L’indigence de cette pensée décourage certains adversaires, qui considèrent la contradiction comme un abaissement : c’est une des multiples manières dont cette idéologie progresse.

« Cette idéologie se pare de tolérance, mais c’est une forteresse, qui interdit l’accès à toute forme de débat démocratique. Le contradicteur devient un opposant et mérite d’être détruit. »

La question de l’« appropriation culturelle », qui avance que la culture des « minorités opprimées » ne pourrait être énoncée que par ses représentants, oblige-t-elle les milieux artistiques à se censurer ?

Nous sommes au coeur du problème. Il suffit de voir ce qui est arrivé à Ariane Mnouchkine lorsqu’elle a monté « Katana » avec Robert Lepage sans faire appel aux premiers habitants du Canada… « Katana » a été violemment attaqué car aucun autochtone n’était présent dans la distribution. La censure est d’abord venue des milieux financiers, qui ne voulaient pas risquer de s’abîmer dans la polémique. Imaginons qu’il y ait eu des autochtones dans la distribution… On aurait reproché aux producteurs d’avoir embauché des autochtones « de service » et de les avoir essentialisés. La théorie de l’appropriation culturelle fonctionne par injonctions paradoxales, comme un totalitarisme culturel : ça rend littéralement fou, c’est un lavage de cerveau ! L’artiste qui se dit rebelle devrait s’inquiéter de ces étaux qui oppressent la liberté de créer, mais sa carrière en serait fortement secouée…

« L’artiste devrait s’inquiéter de ces étaux qui oppressent la liberté de créer, mais sa carrière en serait secouée… »

Vous écrivez à propos d’Edouard Louis (à qui l’on doit « En finir avec Eddy Bellegueule » et « Histoire de la violence ») qu’il se fait le « chantre littéraire du sociologisme, qui noie la responsabilité individuelle dans le darwinisme social ». Pourquoi un tel rejet ?

Le fait qu’Edouard Louis invoque systématiquement des arguments émotionnels pour dédouaner de leurs responsabilités ceux qu’il prétend défendre ou accabler ceux qu’il considère comme responsables n’est ni démocratique ni émancipateur. Son altruisme invite à abaisser ses exigences quand il est question d’une catégorie que son baromètre de la souffrance juge plus vulnérable qu’une autre… C’est une manière de nier toute dignité, toute décence et surtout toute culture à ceux qui sont pauvres et renvoyés là encore à l’état de nature, de non-civilisés. Enfin, cet imaginaire victimaire n’existe pas sans « faire le procès » de quelqu’un ou d’un groupe ciblé et, comme il s’agit d’un imaginaire mélodramatique, les arbitrages y sont toujours sommaires et basés sur l’affect. On retrouve la manie du procès de l’art contemporain : son esprit de litige, l’obsession de chercher la faute et de « dénoncer ».

Vous écrivez : « Nous sommes capables d’entendre que Descartes était sexiste, que Hobbes était freak control, que Voltaire était un salaud, qu’Hugo était raciste, Cendrars dégueulasse (…), nous avons tant besoin de nous renier pour croire en quelque chose, tant besoin de nous vider afin de faire place pour l’homme sans histoire »… Quel est cet homme sans histoire ?

C’est l’homme qui ne veut pas d’ennuis, qui se pense sans préjugés et sublimement désintéressé, ce que seuls les plus favorisés peuvent s’autoriser. En dressant le portrait caricatural d’un dominant qui serait blanc, raciste, sexiste et colonialiste, l’intersectionnalité et ses innombrables traductions artistiques dessinent en creux un idéal de victime : victime qu’on ne pourrait plus contredire et qui bénéficierait d’une impunité. Au titre de son ressenti, on pourrait ne plus être contredit, exiger tous les droits et s’affranchir des règles de la cité… Au théâtre, on relit désormais les classiques de Bizet, Racine ou Marivaux à travers des filtres intersectionnels qui procèdent à une expurgation, afin de les rendre « sans histoire », prêts à la consommation. De ce point de vue, la mise en scène est souvent une mise hors scène de ce qui, dans les grandes oeuvres, et pour cause, résiste à ce paramétrage. Il faut désormais se demander ce qui est mis hors scène quand on va voir une mise en scène : si on étudie « La reprise », de Milo Rau, c’est un spectacle qui parle avant tout de sa propre impossibilité à représenter. Malgré les apparences, ce spectacle est « artistiquement correct ». Pas parce qu’il dénonce l’horreur homophobe, mais parce qu’il le fait en se protégeant derrière des attendus intersectionnels et racialisés, donc en occultant une réflexion universaliste sur l’homophobie. L’art s’expose aujourd’hui très fortement au politiquement correct, car il se définit d’abord comme politique

L’AUTEURE

Isabelle Barbéris Maître de conférences en arts du spectacle à Paris-Diderot, chercheuse associée au CNRS.

LE LIVRE

« L’art du politiquement correct », à paraître le 9 janvier (PUF, 208 p., 17 €).

 

 

formules

Certaines formules, largement connues, peuvent être convoquées lorsqu’il s’agit d’entrer dans une discussion sur un sujet d’actualité, une question philosophique, une incursion dans la morale.

J’en livre quelques unes ci-dessous, peut-être déjà glanées dans les billets précédents. Aucune n’est de moi.  Si vous vous arrêtez sur chacune d’entre elles après sa lecture, vous constaterez à quel point, elles vous aident à mieux comprendre la période contemporaine.

1 – “On ne parle pas d’un train qui arrive à l’heure” (auteurs multiples et inconnus)
2 – “La pauvreté n’a pas de causes, c’est la richesse qui a des causes” (Peter Bauer, économiste)
3 – “Pas de casseurs, pas de 20 heures” (un membre des gilets jaunes ?)
4 – “Je me crois en enfer, donc j’y suis…” (Rimbaud)

66 millions de déprimés (carrément méchants, jamais contents…) ?

Le débat sur la pertinence et la nature du petit mouvement des gilets jaunes, sur le petit débat national m’a amené l’autre soir à faire état d’un article de Pascal Bruckner dans Le Point daté du 10 Janvier qui me paraissait être un bon début d’encadrement de la discussion,

Personne ne l’ayant lu, je le reproduis in extenso ici.

J’ai promis de ne pas faire de mon mini-site un lieu de tribune politique, à la manière des blogs d’antan heureusement enterrés.

Mais il faudra bien que je revienne sur la DOXA et le prétendu grand penseur HABERMAS, dans un prochain billet, pas “à chaud”…

Le peuple, quel peuple ? PASCAL BRUCKNER
Dans un essai paru en 1921, « Psychologie des foules et analyse du moi », Freud, analysant l’oeuvre de Gustave Le Bon, remarque combien l’individu isolé diffère de l’individu en foule. Celui-ci, porté par une âme collective, se sent invincible. Il est comme hypnotisé et transforme toute antipathie en haine immédiate. Si pris isolément il est raisonnable, dans le groupe il devient un barbare, livré à ses instincts. La foule s’enivre de la puissance des mots qui suscitent en elle de véritables tempêtes et réclame des chimères auxquelles elle ne peut renoncer. Si elle veut démolir le pouvoir en place, elle a soif d’autorité, elle veut un chef qui la soumette, « veut être dominée par une puissance illimitée ».Comment ne pas rapporter cette analyse, toutes proportions gardées, au phénomène des gilets jaunes ?
Il y a quelques années, la gauche croyait avoir trouvé le peuple dans l’alliance entre la jeunesse des banlieues et les urbains des villes. Eux seuls portaient l’avenir et l’ouverture au monde. Une certaine droite s’émerveille depuis deux mois d’avoir retrouvé le vrai peuple de France avec ces « hommes blancs de 30 à 50 ans » (Eric Zemmour) qui incarnent ce cher et vieux pays, comme aurait dit le général de Gaulle, et font les jacques sur les ronds-points. Cette France-là ne veut ni de l’islam, ni de l’immigration, ni de la mondialisation. Mais l’erreur est la même dans les deux cas. Le peuple est partout où il y a des Français, dans les cités comme dans les périphéries, il est aussi chez les classes supérieures qui en font partie autant que les démunis (même si certains décroissants voudraient … déchoir les millionnaires de la nationalité française). Ces deux France, celle de la gauche et celle de la droite, qu’on oppose trait à trait, se ressemblent pourtant et se contaminent l’une l’autre. Les émeutes à Paris, Bordeaux, Saint-Etienne, au Puy-en-Velay se sont inspirées des soulèvements de 2005, de ceux de 2007 à Villiers-le-Bel, mais aussi des actions des black blocks, des anarchistes, des zadistes : montée aux extrêmes instantanée, incendies de voitures, destruction des biens, lynchage des policiers, avec cette différence que les gilets jaunes les plus radicalisés sont entrés dans les villes pour tout casser. La ville, cette Babylone impure, source de tous les vices, de toutes les corruptions, il faut donc la terroriser par une saine colère. Les hordes qui ont tout détruit sur leur passage, à Paris ou ailleurs, rêvant de marcher sur l’Elysée pour le mettre à sac et pour placer la tête du président sur une pique, rappelaient les Khmers rouges entrant dans Phnom Penh pour la nettoyer et la vider. Avec cette différence : les réseaux sociaux, la manipulation des médias ont donné une caisse de résonance instantanée aux vandales. « Sans casseurs, pas de 20-heures », comme le dit un slogan. …
Les mêmes qui s’indignent à juste titre du « pas d’amalgame » émis par la gauche islamophile après les attentats de Charlie,de l’Hyper Cacher ou du Bataclan hurlent aujourd’hui à l’amalgame honteux quand on souligne le caractère douteux des gilets jaunes, notamment les déclarations antisémites de certains de leurs membres. Par un amusant télescopage, c’est un journaliste qui a pratiqué les deux genres qui crie le plus fort. Dans un article publié le 26 décembre sur Slate.fr et intitulé « La défense des juifs, ultime morale des pouvoirs que leurs peuples désavouent », Claude Askolovitch, grand défenseur des islamistes, s’indigne que l’élite bourgeoise puisse voir la chemise brune sous le gilet jaune au lieu d’admirer la chaude fraternité des veillées et « l’humanité émouvante de ces désormais plus-querien ». Le même qui conteste tout antisémitisme dans les banlieues ou chez les salafistes avait été révulsé par la pétition rédigée par Philippe Val, Elisabeth Badinter et moimême en avril 2018 sur le nouvel antisémitisme musulman.
Claude Askolovitch, maître en « dénégationnisme », refuse que la France des provinces soit réduite à la haine de l’élite et des juifs, lesquels ne doivent pas servir d’alibi ou d’otage aux gouvernements en perdition, Macron aujourd’hui, Valls hier. (Houria Bouteldja, fondatrice des Indigènes de la République, explique pareillement que les juifs sont de nos jours les supplétifs coloniaux que le pouvoir blanc utilise pour écraser les musulmans.) Qu’importe que le héros des ronds-points, Etienne Chouard, soit un grand ami d’Alain Soral dont il partage les thèses sur le sionisme délétère.
Qu’importe qu’Eric Drouet, le routier putschiste qui fascine Mélenchon, ait appelé à entrer dans l’Elysée pour tout casser. Qu’importe que Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle, alias « Fly Rider », deux leaders de la mobilisation, aient contesté le caractère terroriste de la fusillade de Strasbourg et y aient vu un complot du gouvernement. Le peuple est beau, émouvant, sincère comme une chanson de Piaf, et rien ne doit entacher sa réputation, écorner sa poésie. Ainsi s’expliquent les cris d’extase de certains intellectuels sur les assemblées des ronds-points, la merveilleuse solidarité des aires d’autoroute, soupirs qui rappellent les exclamations de leurs aînés face aux merveilles des régimes cubains, maoïstes, etc. Ils ont enfin trouvé la vraie France comme nos ancêtres partaient à la recherche de la vraie croix.
Brun-rouge-vert. Les gilets jaunes avaient tous les titres pour devenir populaires à leurs débuts : symbole des classes moyennes en déshérence, ils auraient pu prendre la tête d’un vaste mouvement contre la folie fiscale française. Leur coup de génie a résidé d’emblée dans leur uniforme : cette chasuble fluo utilisé par les cyclistes, les piétons, les travailleurs, c’est personne et donc potentiellement tout le monde. Las, ils ont sombré presque tout de suite dans le fracas, la sauvagerie, l’intimidation. Ce qui a fait leur succès les a aussi discrédités. Les enfants de Pierre Poujade et de Gérard Nicoud ont fusionné avec l’ultragauche, l’ultradroite et les jeunes des cités dans un vaste amalgame brun-rouge-vert qui risque de devenir le véritable étendard politique de l’avenir. La crise des gilets jaunes est d’abord une crise mimétique. On retrouve en eux toutes les dérives des mouvements insurrectionnels. L’insulte systématique, les menaces de mort, la demande d’allégeance absolue, malheur à qui ne klaxonne pas en passant les barrages, la censure des médias, on ne distribue pas tel journal, Ouest France, par exemple, qui a eu le malheur d’émettre des réserves à leur endroit, on veut aller régler son compte à BFM, Europe 1, France Télévisions qui leur ont pourtant servi la soupe au-delà du raisonnable, la fureur destructrice, la détestation pathologique de Macron, le vandalisme, la haine de l’argent, surtout celui des autres, le complotisme, l’antiparlementarisme. Qu’est-ce qu’un riche pour les gilets jaunes ? Quiconque gagne plus qu’eux, ne fût-ce que quelques centaines d’euros de plus. Malheur aux députés LREM qui ont dû déclarer leur salaire en public devant des animateurs télé qui empochent pourtant des millions chaque année et se joignaient au lynchage ! La haine des élites n’est pas une preuve de clairvoyance mais l’expression du simple ressentiment, de l’envie impuissante. Les chemins de la servitude sont les mêmes à droite et à gauche.
Le peuple est beau, émouvant, sincère comme une chanson de Piaf, et rien ne doit entacher sa réputation.
Or le peuple est, comme Dieu, cette entité introuvable au nom de qui parlent tous les despotes. Il n’existe comme souverain qu’à condition d’être encadré par le processus électoral, la Constitution et l’édifice des droits. Il doit respecter la séparation des pouvoirs et s’incliner devant les lois votées par le Parlement. Qu’il faille doubler la démocratie représentative par une démocratie directe, le recours au référendum, selon la doxa du jour, est vrai. Mais les votations ne fonctionnent en Suisse que parce que l’esprit civique et la loyauté envers l’Etat et la nation y sont absolus. Il arrive au « peuple » de se tromper, de s’égarer, les mésaventures du Brexit en sont la preuve. Le peuple par nature est divisé, il ne sait pas toujours ce qu’il veut, il se transforme parfois en plèbe, en meute, en commandos. La démocratie accouche naturellement de son contraire ; d’où la nécessité de la protéger contre elle-même, comme le savait Platon, sous peine de voir le « gros animal » sombrer dans l’anarchie ou embrasser la dictature. S’il faut craindre la tyrannie de la majorité, il faut redouter tout autant la tyrannie des minorités. Vous n’aimez pas le peuple, objecte-t-on, vous n’aimez que les pauvres dociles. Mais c’est confondre le peuple comme idéal avec le peuple autoproclamé de quelques catégories qui en usurpent le nom. Les milliers de commerces mis en faillite par les gilets jaunes, les entreprises qui ferment, les salariés licenciés, les milliards perdus, ce n’est pas la faute de Macron, de Rothschild, de la mondialisation, mais c’est le peuple qui opprime le peuple au nom du peuple. Merveilleux et terrible piège. On a souvent raison de se révolter mais on n’a pas raison sur tout quand on se révolte, même si l’on prétend appartenir aux « opprimés ». Au nom de quoi décrète-t-on que le peuple ce sont les pauvres, et les pauvres uniquement, les souffrants, à l’exclusion de tous les autres, à commencer par la bourgeoisie ? C’est un peuple totalement reconstruit et même reconstitué, un coup de force théorique injustifiable.
« Carrément méchant, jamais content ! » L’insatisfaction est la maladie démocratique par excellence puisque ce régime enregistre un fossé entre ses promesses et ses réalisations. Mais il vient un moment où il faut rappeler le principe de réalité et ne pas céder aux revendications qui relèvent du caprice et non de la justice. Les demandes des jaunistes évoquent parfois la célèbre chanson d’Alain Souchon : « Carrément méchant, jamais content ! » Voilà donc notre nation bénie des dieux, l’une des plus protectrices en Europe, décrite comme un bagne, une dictature abominable. « Je me crois en enfer, donc j’y suis », écrivait Rimbaud. Les gilets jaunes auront ajouté un chapitre à notre longue tradition d’autodénigrement qui fait de la France un pays de Cocagne peuplé de 66 millions de déprimés