rpd, blabla bobo

Dans l’EXpress, le philosophe de service du Monde, Roger Pol-Droit nous donne encore la leçon historique de la philosophie. S’il est vrai que la philosophie ne peut être qu’histoire d’elle-même, ce type d’article au titre alléchant est assez exaspérant. Il ne s’agit que de faire croire aux lecteurs qu’ils sont philosophes, intellectuels, intelligents et emploient bien leurs bicyclettes entre le Marais et les Tuileries.

Comme d”habitude, je colle et je reviens. Etant ici précisé que j’ai abandonné, si j’ose dire “l’abandon-” du commentaire sur la période, convaincu par une personne que j’estime plus que quiconque, qu’il fallait y mettre mon grain de sel. Un de plus. Soit.

Roger Pol-Droit : Voltaire contre Rousseau, le duel continue dans le “monde d’après” Paru dans l’Express.

Par Roger-Pol Droit *Par Roger-Pol Droit *

“Virus, progrès technique, écologie, mondialisation, décroissance… L’opposition entre les deux géants des Lumières reste le clivage majeur de notre époque.”

“Ils côtoient, comme nous, de ravageuses épidémies. Voltaire, à 29 ans, contracte la variole et frôle la mort. Le Dr Gervasi, qui a combattu la peste au Gévaudan, lui fait boire en trois semaines… 200 litres de limonade ! Le jeune homme résiste au traitement et au virus. Il a beau être “délicat et faible”, son obstination à vivre l’emporte. Elle le sauvegardera jusqu’à 84 ans, soutenue par sa confiance dans la science médicale. Car Voltaire est convaincu que ce savoir progresse sans cesse et améliore la santé de tous. Patriarche, il ne jure que par Tronchin, son Esculape genevois, qui participe aux balbutiements de la vaccination et la défend dans l’Encyclopédie. Rousseau, lui, avait 31 ans quand il fut placé en quarantaine, à Gênes, à cause d’une résurgence de la peste. Plutôt que de rester cloîtré sur le bateau dans la chaleur d’août, il va camper au lazaret désaffecté, dans des conditions spartiates : “Ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m’asseoir, ni une botte de paille pour me coucher”, dit-il dans les Confessions. Mais Jean-Jacques n’est pas vraiment inquiet. Il a foi en la nature plutôt qu’en la médecine, et de plus en plus.

Sur ce registre, les opposent, de façon croissante, confiance et défiance envers les médecins, leurs connaissances et leurs compétences. Voltaire se soigne avec quantité de préparations, expérimente volontiers de nouveaux traitements, consulte souvent, surveille scrupuleusement son corps. Rousseau, qui souffre affreusement de la vessie, finit par envoyer promener la Faculté, rompt avec chirurgiens et apothicaires, et se convainc que la marche lui fait plus de bien que les drogues.

Tous deux, de santé fragile, vivent en un temps où la moindre maladie peut fort mal finir. Mais, pour se soigner, l’un choisit la science, l’autre la nature. Ce clivage, depuis, n’a fait que s’accentuer. Voltaire, aujourd’hui aimerait les scanners, les tests ADN et les traitements de pointe. Rousseau ne jurerait que par les plantes, les médecines douces et les thérapies alternatives.

En fait, ils sont étonnamment proches de nous. Bien sûr, ils s’éclairent à la bougie, ignorent le Web, les antibiotiques, les trains, etc. Pourtant, ils se révèlent plus actuels que jamais. Leurs désaccords habitent toujours nos débats et nos disputes. Voltaire et Rousseau s’affrontent, en permanence, dans les querelles d’aujourd’hui : médecine, mais aussi croissance, consommation, mondialisation, politique… Même quand nous l’ignorons, leur conflit, en secret, est partout présent. Chacun d’entre nous se tient côté Voltaire ou côté Rousseau. Démonstration.

Derrière ces choix médicaux, des décisions philosophiques, des choix fondateurs, à la fois métaphysiques et historiques. Voltaire juge la nature hostile, ingrate et menaçante. L’humanité s’en protège lentement, grâce à sa raison, ses connaissances et son travail. Dans Le Mondain, en 1736, le philosophe imagine Adam et Eve avec ongles noirs et cheveux sales. Baignoires, parfums, carrosses sont des bienfaits, des fruits de l’industrie, des avancées de l’histoire, des indices de civilisation. L’espèce humaine avance en sortant des ténèbres et du malheur, en s’efforçant d’échapper peu à peu au fanatisme et à l’intolérance.

A l’opposé, Rousseau voit la nature douce et sage, généreuse et protectrice. S’en éloigner, c’est se perdre. Se couper de la nature fait entrer dans l’artifice et la méchanceté. Plus se développent techniques et savoirs, moins on entend sa voix première, qui est celle de la vie et de la sagesse. La vision de la marche de l’histoire s’en trouve inversée : un grand déclin conduit de la simplicité vers l’égarement, de l’équilibre au désordre, de la vertu au vice, des vérités simples aux mensonges sophistiqués. Ce que nous appelons progrès serait une régression.

Aujourd’hui, Voltaire inspire, même à leur insu, ceux qui n’oublient pas combien nous vivons mieux qu’hier, cent fois, et disent comment nous devons aux savants, et aux ingénieurs, une existence plus longue, plus confortable, plus diversifiée, finalement plus libre. Au contraire, chez ceux qui dénoncent le bilan négatif du développement, la déshumanisation hypermoderne, le chaos qui guette les sociétés complexes, c’est bien la voix de Jean-Jacques qui s’entend, qu’on le connaisse ou non, qu’on le mentionne ou pas. En rester à ce constat serait trompeur et tronqué. Car leurs visions opposées de la nature, de l’action humaine, du cours de l’histoire ont des quantités d’autres conséquences. Sur la consommation, les relations à l’argent, la mondialisation, et bien sûr la politique. Entre autres.

Voltaire aime l’argent. Non pour l’amasser, mais pour le dépenser. Parti de presque rien, il construit un petit empire financier, de spéculations en placements, d’affaires rondement menées en prêts lucratifs. A sa mort, il détient la 20e fortune du royaume de Louis XVI. Plus que l’appât du gain, c’est le goût du luxe qui le motive. Il aime la soie, les truffes, le champagne et les carrosses.

Rousseau, lui, préfère la laine, les ragoûts, les vins rugueux. Et presque toujours voyage à pied. Le plus simple est toujours le mieux. Il sait évidemment goûter les belles choses, mais ne veut pas en devenir esclave. Jean-Jacques privilégie sa liberté, son indépendance, se méfie des pièges de la propriété comme des addictions du confort.

Goûts personnels ? Sans doute, mais surtout deux visions du monde, qui s’affrontent toujours, et de plus en plus. “Mondialisation” ne se disait pas encore, mais l’auteur de Candide en était déjà fervent partisan, heureux que son café vienne de Saint-Domingue et ses porcelaines de Chine, confiant dans la prospérité qu’engendre à ses yeux le commerce planétaire. Logiquement, le “local” domine la conception de Rousseau, qui pense spontanément en termes de voisinage, de village, de région, d’autosuffisance. D’un côté, les longs trajets, à grande échelle. Sur l’autre versant, la voie directe, la proximité. En fait, il en va de même en politique.

Ami du progrès, de la tolérance, des libertés, le Patriarche de Ferney est ennemi du désordre. Les monarques doivent s’améliorer en devenant philosophes, comme Frédéric II de Prusse ou Catherine de Russie. Mais il n’est pas question de les destituer, et moins encore de défaire hiérarchies, préséances et distinctions. Il faut donner au peuple du travail et du pain, mais aussi des croyances et des craintes, pour qu’il se tienne tranquille.

A l’inverse, l’auteur du Contrat social a toujours fait de l’égalité la règle primordiale, qui doit passer avant toute autre. Dans tous les domaines. Cet égalitarisme l’entraîna d’abord à contester aussi bien les formes de la politesse que les signes de l’arrogance des puissants. Plus radicalement, il fait de l’égalité politique et de la démocratie directe l’idéal théorique et pratique du gouvernement. Si vous défendez avant tout les libertés – d’entreprendre, de circuler, de s’exprimer – Voltaire parle en vous. Si vous prônez partout l’égalité – dans les emplois, les décisions, les pouvoirs – Rousseau vous ventriloque.

Rousseau, aujourd’hui, paraît plus sympathique. Il y a indiscutablement, chez Voltaire, du courtisan, de l’intrigant manipulateur, de l’homme de pouvoir. L’un s’émeut, l’autre se moque. On a souvent cette impression : Rousseau rassure, parce qu’il est plus humain, tandis que Voltaire, caustique, sceptique, met mal à l’aise. Je crois pourtant que cela est faux.

Car tout le mérite de Voltaire est finalement d’être un sceptique. Il prend la mesure de notre ignorance, de notre toute petite existence, perdue dans l’infini, et conseille de cesser de nous entre-tuer pour des bêtises. Mieux vaut nous entraider, à tout le moins coexister. Et, comme tous ceux qui doutent, il est pragmatique : refaire le monde est un rêve, changer l’homme une chimère. Ce n’est peut-être pas glorieux. Mais ce n’est pas dangereux.

Rousseau, en revanche, peut le devenir. Parce qu’il développe un point de vue radical, potentiellement révolutionnaire. Si tous les malheurs des humains viennent d’eux-mêmes et non de la nature, alors on peut refaire, de fond en comble, la société. On le peut, et on le doit. Au nom du bien, de la justice et de la vertu, qui autorisent tout. Chez le doux Jean-Jacques, un fanatique sommeille.

En définitive, à chacun de choisir son camp et son héros. Selon ses convictions et ses perspectives. Mais personne ne pourra soutenir qu’ils sont semblables. Ni même vraiment compatibles, bien qu’une tradition déjà longue ait tout tenté pour gommer leurs divergences. La Révolution française les a fait cohabiter au Panthéon, la IIIe République les a rapprochés comme ses deux pères fondateurs. Le Gavroche de Victor Hugo les a réunis en chantant “la faute à Voltaire, la faute à Rousseau”. Malgré tout, leur combat se poursuit, tous les jours. Sans fin.

* Philosophe, Roger-Pol Droit a publié Monsieur, je ne vous aime point, sur l’amitié impossible entre Voltaire et Rousseau (Albin Michel), livre qui vient de recevoir le prix Montesquieu.

ME REVOILA

Franchement, je suis assez furieux. Furieux de la stupidité d’un tel article. Surtout en sachant que Roger Pol-Droit n’est pas un grand faiseur, même s’il a, inconsciemment, comme tout chroniqueur du Monde (même s’il s’aventure ailleurs) la plume accrocheuse de l’ambiance dominante (ici, l’écologie du Marais, pas le poitevin qui plairait à Rousseau, à le lire, mais celui de Paris. RPD est un homme de qualité, un humaniste, un non-méchant, un homme sympathique et fréquentable. Même si, ici, il “vend” son dernier bouquin, évidemment.

Mais franchement, se servir de la philosophie et de deux philosophes, en tous cas des penseurs, qui attirent toujours le chaland (comme Montaigne que personne ne comprend , mais qui fait très chic dans les pages des revues hebdomadaires) est assez irritant.

Le seul article qui pouvait être intéressant est celui qui critiquait les ramasseurs de l’Ecologie parisienne qui hurlent, de leur balcons confortables que c’est la faute non à Voltaire que le virus est arrivé, mais à celle de ces hommes qui n’ont pas respecté la nature, qui ont laissé se perpétuer les marchés de pangolins et autres animaux à virus dangereux, (cf précédent billet).

Ce n’est pas “la faute à Voltaire”, c’est, encore la notre, petits humains devant grands rats des champs et nous devrions (comme toujours) nous flageller.

Mais la nature n’est pas le bel arbre , presque notre frère, qu’on regarde d’une chambre confortable dans sa maison de campagne ou dans une randonnée “de rêve” (“j’ai fait 20 kms de rêve), mais celle que les religieux nomment le maître de l’Univers, dans son injonction, nous demandant de dominer, non pas par bonheur de la domination, mais, plus simplement parce qu’elle peut être dangereuse cette Nature qui n’est pas “nous”, dans l’unité matrimoniale (“la mère Nature, Gaia) ce que clame l’écologiste de service. Et qu’il faut la dominer, en réalité l’apprivoiser et ne la laisser recouvrir nos corps et nos cerveaux de son monde, même si le vert est une belle couleur, ne pas se laisser aller à son adoration, laquelle nous met à genoux. Oui, évidemment que l’homme est dans la nature , mais c’est connu depuis que le monde des idées existe (qui n’est pas celui de la Nature qui est existence, action et process, et non un magma immobile et serein) : on est toujours dans la logique et contre.

Pour finir : halte au petit romantisme parisien. Il est temps de ne plus se culpabiliser et revenir à l’humanité. Pas à l’humanisme, qui dévie toujours dans le gnangnan lorsqu’il n’est pas maîtrisé (philosophiquement s’entend), mais, on le répète ; dans l’humanité. En réalité, il faudrait une nouvelle Renaissance. Celle de l’Homme sans idole (ici, la Nature). L’idolâtrie est notre plaie, notre virus de pensée.