le miroir

Imaginez-le, imaginez-le. Il est sur un banc, sur le trottoir d’une grande avenue. Il vient de fêter ses 91 ans. Dans un bar, avec les habitués. Pas de champagne. Bière et pâté de campagne. Sur le banc, il vient de se dire qu’il se découvre. Se découvrir. C’est comme si l’Avenue devant lui devenait un miroir. Il se dit que le bruit est un miroir. Il sourit. Devant lui passe une moto de banlieue. Il sourit encore.

perle

Une discussion assez simple (les meilleures) avec un membre de ma famille sur l’incroyable adoration de la Joconde, sur laquelle des milliards de yeux se sont posés et milliers de pages ont été écrites. Rien, à dire, la toile de De Vinci est admirable. On ne va pas tomber dans la sempiternelle critique des japonais au Louvre ou sur l’abrutissement des masses dont l’idiot se délecte, pour faire croire qu’il ne l’est pas.

Alors, on me pose la question, on a lu mon billet sur les femmes prises dans la rue, mon obsession de la prise unique d’un oeil inédit. On me demande s’il existe un tableau concurrent, une femme dans un tableau.

Je n’hésite pas une seconde, je crie presque dans le combiné : “la jeune fille à la perle” de Vermeer (1665). Je suis assez content : elle est allé voir en ligne un musée Vermeer. C’est ma B.A de la journée (il y a un autre mot en hébreu, plus dense)

Arrêtez tout et regardez les yeux de la jeune fille. Et ses lèvres magnifiquement entrouvertes, d’un rouge qui les sublime, sous un turban qui est exact. On ne voit pas la perle. Le titre a été donné pour répertorier.

PS. Je n’ai pas dit, trichant un peu, juste pour ne pas encore nous coller à De Vinci, que certains critiques nomment la jeune fille de Vermeer “la Joconde du Nord”. On m’aurait dit que ma réponse était convenue. Pourtant j’assure que non. Mais, j’ai évité par l’absence de mention de la précision, la déviation de l’essentiel : la jeune fille. A défaut, on aurait sombré dans la “discussion”. Encore. Ca discute, ça discute. Fatigant pour les oreilles qui voudraient se transformer en yeux bleus, pour voir un ciel sans bruit.

la France, c’est l’Amérique

L’Amérique… pour la CGT.

Le titre sonne comme un Tintin en Amérique. Le capteur de jeux du mot se risquerait à écrire “tintamarre”.

Dommage, il faut redevenir sérieux et frôler la tribune politique, exécrable, je la fuis, l’opinion de tous, grands spécialistes de tout partout, n’existant pas. Mais on a lu les mots d’ordre de la CGT, grèves, interdiction d’ouvrir, obtention en justice de la fermeture d’une usine, comportement fustigé par tous, même par les syndicalistes. Beaucoup insultent. Il ne faut pas. C’est une des France.

Comme l’écrit un éditorialiste du Figaro, Elle (la CGT) appelle à paralyser les commerces et tous les services publics. Le secteur automobile agonise ? Elle obtient – temporairement, pour des questions de forme – la fermeture d’une usine Renault. Rêvant d’une France éternellement à l’arrêt, le syndicat pyromane invoquera demain le droit de retrait pour bloquer les transports publics.

J’avais, au grand dam de mes interlocuteurs, dès le début de la crise sanitaire, appelé à une réduction drastique des salaires les plus élevés, pour relancer l’entreprise et l’économie. En aidant, par ailleurs, par une augmentation de l’impôt des plus aisés (non pas les milliardaires, mais juste les cadres moyens et supérieurs) ceux qui allaient subir l’après-Covid, de plein fouet. Des pauvres, beaucoup dans les campagnes, loin des subventions à la culture parisienne accordés par un Président démagogique en bras de chemise..

Les américains, eux ont compris. Pourtant, nous sommes le peuple de l’invention des droits de l’homme et de la redistribution. Il n’y a rien à comprendre. La CGT, pourtant non représentative, à peine quelques adhérents, casse le pays. Je ne commente plus, de peur de tomber dans la diatribe trop facile, je colle l’article. Mais je ne peux m’empêcher de hurler sans bruit devant l’idiotie. La France mérite mieux. Je suis désolé de ce billet, j’avais juré que non.

ÉTATS-UNIS Les réductions de salaire se révèlent une alternative intéressante pour de nombreuses entreprises américaines depuis deux mois plutôt que des pertes sèches d’emploi. 36 % des patrons de petites sociétés, employant moins de 500 personnes, ont ainsi réduit leur propre rémunération pour limiter leurs coûts, selon le sondage de CNBC/SurveyMonkey réalisé fin avril auprès de 2 220 entreprises. Et 8 % ont aussi diminué les salaires de leurs employés. Rappelons que les petites entreprises représentent plus de 40 % de l’emploi et du produit intérieur brut aux États-Unis. Une étude, réalisée en avril pour le Conference Board, auprès de 3 000 entreprises cotées en Bourse, donc de taille plus grande, montre que plus de 60 % d’entre elles ont réduit les salaires de leurs cadres dirigeants, tandis que 11 % ont également abaissé les rémunérations de l’ensemble des cadres supérieurs.

Ce phénomène s’explique d’abord par la conviction que la crise actuelle, née d’une décision sanitaire de confinement et non pas d’une crise financière, ne va pas se prolonger durablement. L’espoir d’un retour progressif à la normale d’ici quelques mois incite les Américains à consentir ces sacrifices. General Motors par exemple a demandé à ses 69 000 salariés, cols blancs, de réduire temporairement leur salaire de 20 %. Leur manque à gagner leur sera rendu, avec intérêts, au plus tard le 15 mars 2021.

Par ailleurs, les indemnités du chômage partiel sont moins automatiques qu’en France : il appartient aux chômeurs d’en faire la demande, non pas aux entreprises, même dans le cas de « furloughs », c’est-à-dire de mises à pied a priori temporaires, qui concernent la majorité des quelque 30 millions de nouveaux chômeurs. À cela s’ajoute une culture du travail très différente de la France, surtout pour les cadres qui jugent humiliant, voire indigne, de percevoir des subsides de l’État en période de crise.

Plus les entreprises sont grandes, plus la proportion de patrons ayant totalement renoncé à leur salaire est élevée. C’est le cas de firmes aussi différentes que des compagnies aériennes telles Delta, United ou Alaska, le conglomérat General Electric, la chaîne d’hôtels Marriott ou le géant de la restauration Darden Restaurants. Chez Disney, Ralph Lauren, ou encore le géant industriel Cummins, les patrons ont accepté une diminution de 50 %.

Baisse aussi dans la fonction publique 

Les baisses exemplaires des dirigeants sont plus marquées dans les secteurs directement affectés par le confinement, comme le transport aérien, l’hôtellerie, la restauration et les grands magasins. Exemple dans l’automobile, face à la dégringolade des ventes et les fermetures d’usines, les 300 plus hauts salariés de Ford reportent dans le temps le paiement de 20 à 50 % de leur rémunération.

La catastrophe frappe aussi durement des secteurs plus inattendus comme les équipements et services de santé. Les cabinets médicaux et cliniques se sont vidés, soit parce que les patients ne veulent pas courir le risque d’être contaminés, soit parce que les hôpitaux ont reporté de nombreux soins pour faire la place aux malades du Covid-19. Le personnel médical de ces établissements a souvent dû accepter des coupes de salaires. Même chez un géant des équipements radiologiques comme Boston Scientific, les 17 000 employés ont accepté une minoration de 20 % et une réduction du travail à 4 jours par semaine.

Les fonctionnaires des collectivités américaines ne sont pas épargnés. L’effondrement des recettes fiscales des villes, comtés et États déclenchent des coupures immédiates de budget. La ville de Los Angeles a demandé à ses employés de prendre 26 jours de congés sans solde. Le comté de Hamilton, dans l’Ohio, siège de la métropole de Cincinnati, demande par exemple à ses employés d’accepter des baisses de salaires de 10 %. De nombreux États comptent sur des aides massives de l’État fédéral dans les prochaines semaines pour éviter de licencier des fonctionnaires, notamment dans les écoles.

Chet sings. Like his trumpet

On offre ici une de mes chansons préférées, chantée par mille voix de Jazz. It Could Happen To You

Celle de Chet Baker, lequel, comme beaucoup le savent se considérait autant chanteur que trompettiste est remarquable, dans sa partie “impro-chant”. On ne sait plus en écoutant si on préfère sa trompette à sa voix, tant elles sont jumelles et accordées. Attendez patiemment son improvisation à la voix et vous allez comprendre ce qu’est une oreille et la musique dans le coeur.

Un vrai bonheur. Ecoutez, vous avez de la chance. L’impro au chant commence à la minute 1:21

Chet Baker. It could happen to me; (The legendary Riverside albums). Impro à 1:21

Le morceau est tiré de la dernière parution des disques de Chet BakerThe Legendary Riverside Albums, paru à l’automne 2019.

COPIE/ COLLE DU COMMENTAIRE DE QOBUZ (la meilleure application musique en streaming, haute résolution, qu’il faut soutenir en s’abonnant et en achetant des disques digitaux en HiRes) SUR L’ALBUM. En 1954, Chet Baker est élu trompettiste de l’année par la presse jazz américaine. Dans son autobiographie, Miles Davis écrira : « Je crois qu’il savait qu’il ne le méritait pas plus que Dizzy ou beaucoup d’autres… Mais il savait aussi bien que moi qu’il m’avait beaucoup copié. » Quoi que Miles ait pu dire ou écrire, le nom de Chet Baker est bien sur toutes les lèvres au milieu de cette décennie 50. Installé à Los Angeles, le musicien à la gueule d’ange a imposé son style aux côtés des plus grands, jouant notamment avec Charlie Parker, Gerry Mulligan et Russ Freeman. En 1958, il signe un contrat de quatre albums avec Riverside, label new-yorkais fasciné par ce son cool de la côte ouest dont il est alors l’un des artisans. Le coffret The Legendary Riverside Albums, paru à l’automne 2019, zoome sur ces sessions essentielles, montrant un musicien plus versatile qu’il n’y paraît, magnifiant le style cool de Californie mais capable aussi de croiser le fer avec les maîtres du hard bop de la côte est. En plus de ces quatre albums remastérisés en Hi-Res 24-Bit, il réunit sur un cinquième disque de nombreuses prises alternatives de ces sessions.

Premier de ces quatre albums, publié en octobre 1958, (Chet Baker Sings) It Could Happen to You souligne l’originalité de sa démarche qui dépoussière à sa manière des standards comme How Long Has This Been Going On ? ou Old Devil Moon. Contrairement à son associé Bill Grauer, le producteur Orrin Keepnews fut d’abord réticent à accueillir Chet Baker sur son label, et ne produira donc pas ce premier disque. Encadré par Kenny Drew au piano, George Morrow et Sam Jones à la contrebasse et Philly Joe Jones et Dannie Richmond à la batterie, le chant de Chet épatera pourtant Keepnews. Comme le prolongement de son instrument, Chet Baker innove face aux canons vocaux de l’époque. Un style bien à lui qui confirme sa singularité et confirme son statut…

Un mois plus tard, il retourne en studio pour préparer Chet Baker in New York, qui paraîtra en 1959 avec Johnny Griffin au saxophone, Al Haig au piano et Paul Chambers à la contrebasse. Le niveau monte d’un cran et chaque sideman s’applique à dérouler des solos sobres et d’une rare justesse sur des ballades langoureuses comme Polka Dots and Moonbeams ou des thèmes nettement plus uptempo comme le pétillant Hotel 49. Sans doute le plus impressionnant du lot, l’album Chet, enregistré le 30 décembre 1958 et le 19 janvier 1959, réunit cette fois le pianiste Bill Evans, le guitariste Kenny Burrell, le flûtiste Herbie Mann et le saxophoniste Pepper Adams. Le son de Chet atteint un zénith de langueur et son jeu incorpore comme jamais l’espace, donnant une sensation impressionniste inédite. Les phrases merveilleuses d’Evans font corps avec celles de Chet. Dès les premières secondes d’Alone Together, qui ouvre ce chef-d’œuvre à la pochette sublime (Chet avec la mannequin Rosemary “Wally” Coover, photographié par Melvin Sokolsky), ce décor aussi sensuel qu’épuré impose sa modernité. Enregistré en juillet de cette même année 1959, Chet Baker Plays the Best of Lerner & Loewe boucle cette parenthèse Riverside avec des reprises tubes concoctés pour Broadway par le parolier Alan Jay Lerner et le compositeur Frederick Loewe pour des comédies musicales comme My Fair Lady, Gigi, Brigadoon et Paint Your Wagon. Bill Evans, Pepper Adams et Herbie Mann sont à nouveau là, rejoints par le saxophoniste Zoot Sims. Là encore, avec un répertoire très typé, Chet Baker réalise un tour de passe-passe esthétique d’une classe folle, des relectures filtrées par la mélancolie de son phrasé. © Marc Zisman/Qobuz

digital is the message

Le titre sera, immédiatement, compris par ceux qui ont lu, il y a fort longtemps Marshall Mac Luhan et sa locution qui faisait tourner, dans les innombrables tentatives d’interprétation, les ronéos de thèse de sociologie. “The médium is the message”.

C’est son invention : « Le média est le message », le support de communication est le message lui-même, le vrai. Ce que le média charrie, son contenu est secondaire dans le révolution. Ce qui importe c’est le “médium”, le canal de transmission, pour le dire clairement.

Extrait wiki :”En énonçant l’idée que le média est le message, il affirme entre autres que l’important est la forme prise par le média (l’effet de la technologie), ainsi que sa combinaison avec le message. Selon lui, les exemples se multiplieront naturellement à l’âge électronique et ces structures se révéleront d’elles-mêmes. Cet impact du média, qui prime sur le contenu du message lui-même, explique, selon le théoricien, que les innovations technologiques, en engendrant des modifications du dispositif sensoriel et intellectuel de l’homme, aient bouleversé les civilisations.

Je colle un extrait audio Youtube, pas trop mal dit (l’accent de l’explicateur est intéressant)

LE LIEN 4mn d’écoute

En réalité, si les souvenirs de mes dizaines de pages écrites sur le sujet, inutiles puisque perdues m’ont rattrapé, c’est parce que j’ai lu aujourd’hui un entretien assez intéressant sur le sujet. Mais curieusement, le penseur ne cite pas Mac Luhan qu’il ne connait peut-être pas, ce qui n’a aucune importance.

Il s’agit d’Alessandro Barrico, un homme intelligent qui réfléchit

Je donne ci-dessous l’entretien et reviens plus bas.

« Séparer la réalité virtuelle de la réalité physique n’a plus de sens »

CLAIRE CHARTIER

EST-CE SON TEMPÉRAMENT LATIN ou sa personnalité baroque ? Essayiste, romancier, homme de théâtre, Alessandro Baricco explique mieux que personne ce que la révolution digitale, avec ses ramifications en étoile, est à notre monde d’aujourd’hui. Dans The Game (2018, sorti l’an dernier en France chez Gallimard), il se livrait à une archéologie époustouflante des origines du Web, creusant la portée anthropologique d’une mutation venue depuis lors adoucir notre quotidien collé aux murs par le coronavirus. Télétravail, apéros ou cours de yoga en ligne… Nos nouvelles moeurs confirment les analyses de ce sexagénaire turinois qui, avec ou sans smartphone, attend comme nous tous le retour de la vie sans sauf-conduit.

Le confinement a-t-il accéléré notre conversion à la civilisation digitale ?

Alessandro Baricco J’en suis convaincu. La pandémie a levé une résistance psychologique. Beaucoup pensaient que les technologies numériques avaient fait advenir une seconde réalité, virtuelle, qui menaçait celle du monde physique à laquelle nous sommes habitués. Le Covid-19 nous prouve le contraire. Confinés, sans notre lot habituel de relations sociales, nous nous rendons compte combien nos rapports physiques, humains, restaient nombreux en dépit de ces technologies censées aspirer l’intégralité de nos sentiments. Et combien les outils numériques viennent enrichir notre réalité première.

Qu’est-ce qui, de cette révolution technologique et surtout mentale, nous échappe encore ?

Nous persistons à tracer une ligne de démarcation entre le réel physique et le réel virtuel, alors qu’un tel partage n’a plus de sens. Le génie du digital, c’est d’avoir créé une seule réalité avec deux forces motrices, qui se répondent grâce à la mise en communication des réseaux via le Web. C’est lui qui offre la possibilité de rebondir sans cesse entre notre monde et celui du numérique. Nous vivons avec le Net, où nous laissons des fragments de nous-mêmes, où nous exprimons nos émotions, où nous pensons et où nous emmagasinons sans cesse de l’expérience, qui nous sert en retour dans le réel. Depuis l’apparition du smartphone, notre logo est le triptyque homme-clavier-écran. Le smartphone, extension de nous-mêmes, n’est pas comparable à l’ordinateur, qui n’est qu’une médiation entre l’homme et les choses. Cette matière-là est évidemment complexe à saisir. Les gens de ma génération ont tendance à vivre le numérique comme une sorte de projection un peu artificielle. Un enfant d’aujourd’hui, lui, évolue dans ce système sans jamais se poser la question du réel et du virtuel. De la même manière, se demander si cet entretien que nous sommes en train de réaliser par Skype vous et moi s’inscrit dans la réalité n’a pas de sens. L’important, ce sont les idées que nous échangeons.

Le confinement et la mise à l’arrêt des économies illustrentils ce que vous appelez le « monde d’hier », celui des barrières, de la pensée fermée, par contraste avec le monde du « Game », aux cartographies infinies ?

L’une des caractéristiques premières de la réalité digitale, c’est que le monde entier – sons, images, informations, mots, personnes – devient plus léger. Les données ne pèsent rien. On peut donc faire évoluer ces contenus, et évoluer soi-même à l’intérieur, avec une facilité déconcertante et pour un prix modique. Le Web est comparable à un texte en forme de toile d’araignée. Il n’a ni haut ni bas, il est possible de l’examiner avec toutes sortes de points de vue –, et il n’a ni début ni fin. C’est une véritable révolution mentale. Pendant des siècles, notre civilisation est restée verticale : elle disposait les éléments de haut en bas, en partant du superficiel pour aller vers la profondeur. Le noyau de l’expérience ne semblait accessible que par l’effort et avec l’aide d’un intermédiaire. Contrairement à ce que l’on croit, l’insurrection numérique n’a pas détruit ce noyau, elle l’a ramené à la surface du monde en faisant coïncider l’apparence et l’essence. Là où il n’existait qu’une seule table de jeu pour une infinité de joueurs, il y a maintenant, pour chaque joueur, une infinité de tables de jeu.

Quelles sont les conséquences de cette mutation, dans un moment de crise sanitaire comme celui que nous vivons ?

Aujourd’hui, en Italie, mais aussi en France, visiblement, ceux qui gèrent la situation appartiennent à l’élite intellectuelle dépassée, celle du XXe siècle. Leurs techniques pour faire la « guerre » au coronavirus répondent à une logique datant de la Première Guerre mondiale : donnons-nous quinze jours pour prendre telle mesure. Et puis encore quinze jours pour ajuster, etc. Si le même virus avait été abordé dans l’esprit digital, les autorités auraient réagi dès les premiers signaux, comme l’aurait fait un gamer – figure clef de cette révolution mentale –, qui est capable de gérer une énorme quantité d’informations en un temps record, et de s’adapter dans l’instant. Le gamer sait bien que s’il veut voir l’ennemi, il doit bouger constamment pour multiplier les points de vue. Les comités de crise des gouvernements auraient dû inclure des mathématiciens, des statisticiens, des psychologues, des philosophes…

La pandémie ravive le besoin de frontières et de contrôle. Y voyez-vous la résistance du « vieux monde » du XXe siècle ?

Oui, et je trouve cela surprenant. On a tendance à croire que les machines numériques sont tombées du ciel, envoyées par un dieu vengeur ou par le Satan capitaliste. Au contraire, ce sont nous, les humains – et plus particulièrement les pères de la révolution numérique, les Tim Berners-Lee [l’inventeur du Web] ou Steve Jobs –, qui les avons créées et fabriquées, pour laisser loin derrière nous un siècle particulièrement atroce. Ces pionniers – des ingénieurs, pas des philosophes – fuyaient une civilisation fondée sur le mythe du cloisonnement et de la permanence : celle des frontières, des catégories de pensée – le beau, le vrai, etc. Leur premier objectif a été celui du mouvement : ils ont conçu des outils technologiques capables de fluidifier, de faire sauter les barrières et les intermédiaires. Cette mutation est un pas énorme, comparable au passage de l’Ancien Régime à l’âge des Lumières. Malheureusement, certains, faute d’avoir été accompagnés, sont restés en dehors du « Game ». Parmi eux, il y a ceux qui ont perdu leur statut et leur raison d’être – exemple : la droguerie face à Amazon ; il y a aussi les opportunistes, sans vrai projet d’avenir, et ceux qui demeurent attachés à la civilisation romantique.

Qu’entendez-vous par là ?

Ils avancent avec pour objectif de reproduire une copie améliorée d’un passé auquel ils sont affectivement attachés, et en croyant pouvoir éviter de reproduire les erreurs de leurs prédécesseurs. Pour moi, le retour du nationalisme répond à cette vision-là. Ses partisans assurent qu’il ne ramènera pas la guerre, car nos sociétés auraient retenu les leçons du XXe siècle. Cette évocation de l’identité nationale, de la tradition et de la religion est une position compréhensible. La lutte mondiale contre le coronavirus aidera-t-elle les humains à se penser comme une seule communauté de destin ? Impossible à dire. La défense de l’environnement soulève exactement la même question.

Le numérique permet aussi une surveillance étroite des individus, comme l’illustre le débat sur les applications de traçage destinées à endiguer la pandémie. Votre lecture de la révolution digitale n’est-elle pas excessivement irénique ?

La menace du contrôle social doit être prise très au sérieux, mais la liberté est une chose ; l’intimité – la privacy comme disent les Anglo-Saxons – en est une autre. Dans la civilisation numérique, celle-ci n’a pas de valeur. Lorsque vous n’avez qu’une maison abritant tout ce que vous possédez, il est dramatique que quelqu’un se permette de rentrer chez vous. Mais, dans un jeu avec cinq, six maisons différentes, une telle intrusion n’a plus du tout la même importance. En revanche, si l’intrus vous fait chanter après avoir dérobé certains de vos effets personnels, là, c’est votre liberté qui est en jeu. Or, je vais vous paraître très irénique en effet, je ne vois pas en quoi les menaces pesant aujourd’hui sur les libertés sont plus terribles que celles du passé. Prenez la liberté d’information. Quand j’étais gamin, en Italie, dans les années 1960, il n’y avait qu’un seul quotidien, une seule chaîne de télévision, sur laquelle on évoquait une très lointaine guerre du Vietnam. J’ai dû attendre d’avoir 30 ans pour découvrir que les Viêt-cong n’étaient pas les méchants de l’histoire. Notre système offre bien plus de chances de devenir un citoyen averti qu’il y a un demi-siècle. Le vrai danger, à mes yeux, c’est le numérique d’Etat. Le digital contrôlé par un pouvoir autoritaire me paraît beaucoup plus problématique que la puissance acquise ces dernières années par les Gafam. Au moins, chacun a le choix d’aller chez Google ou Facebook. S’agissant de ces applications anti-Covid-19, je pense qu’on peut parfaitement les adopter à condition de maintenir une vigilance collective. Il faut pouvoir tout connaître de leur fonctionnement, des données qu’elles mémorisent. Et pour cela, l’Etat doit ouvrir le code de l’application à la société civile.

Vous le notez vous-même : le digital, en « augmentant » l’humanité, a aussi hypertrophié l’ego des individus, au risque de les faire tourner à vide. Que faire ?

Nous sommes, c’est vrai, assez démunis face à l’individualisme de masse inédit né de la révolution numérique, dont les partis politiques classiques vont d’ailleurs devoir saisir la logique s’ils ne veulent pas disparaître. Il est sûr aussi que penser rapidement est parfois devenu plus important que penser en profondeur. Mais le numérique n’a pas inventé la superficialité. A l’époque romantique, il suffisait d’aller à l’Opéra pour se donner un vernis de mélomane. Dans la nouvelle élite du « Game » – celle qui sait faire réagir ensemble tous les éléments dispersés du jeu et se servir des machines comme de prothèses –, il y a des gens pathétiques. Mais il y a aussi des intelligences prophétiques qui sauront nous faire progresser.

« Nous vivons avec le Net, où nous laissons des fragments de nous-mêmes, où nous exprimons nos émotions, où nous pensons et où nous emmagasinons sans cesse de l’expérience, qui nous sert en retour dans le réel. »

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Bon, me revoilà. Quand vous lisez, vous saluez l’intelligence de Barrico. Il l’est. Mais la seule question qu’on peut se poser est celle de savoir si, en sortant de la lecture, on a avancé (c’est la seule question qu’on se pose en posant un livre ou une tablette).

Un peu, pas énormément. Mac Luhan nous avait fait bondir d’un siècle.

On relit ensemble, en notant tout d’abord que le terme de “digital” devient un fourre-tout, dans lequel tous, philosophes, joueurs, entrepreneurs, “acteurs” des révolutions, mettent ce qu’ils veulent bien y mettre pour construire son pré-carré. Il faudra un jour sérier, comparer, différencier et ne pas s’embourber dans le mot magique qui sonne comme l’étoile d’une rédemption dans la modernité.

a) d’abord le fossé générationnel (la sorte de naturalité du du digital chez le gamin et moins chez nous, plus vieux, qui le considérons comme “artificiel” : OK. Mais, si l’on employait d’autres mots, moins marqués sociologiquement, ça n’apporte rien. On sait et c’est une donnée qu’on devrait abandonner dans la réflexion. Historique ou comparative mais non efficiente.

b) Les réflexions sur la prétendue “liberté” violée par le numérique et le traçage : il a raison Barrico : notre liberté était moins grande “avant” (justement par l’absence du digital qui nous charrie l’information et, partant, la faculté de comprendre (l’essence de la liberté qui est celle de pouvoir tenter de penser librement, en choisissant, même si c’est les spinozistes vous diront que c’est un leurre, la seule liberte étant celle s-de savoir qu’elle n’existe pas. Mais c’est toujours bon à prendre..

Cependant, rien de transcendant. Juste une intelligence du propos qui n’est pas l’intelligence d’une pensée nouvelle

c) le relativisme du passé et du présent, y compris dans les individus : il y aurait dit-il autant de gens “pathétiques” maintenant qu’avant. Soit, mais c’est presque une lapalissade. Et ce qui est important c’est l’analyse du “média” digital”, pas des personnes qui l’utilisent. L’homme de théâtre qu’est Barrico pointe son nez pour revenir aux personnages, ce qui n’est pas intéressant.

Il me faut conclure : j’aime bien les gens qui réfléchissent et tentent de construire les locutions qui peuvent nous faire avancer. Ca s’appelle de la théorie (comme celle que fabriquait Mac Luhan). Mais il ne faut pas absorber des articles sérieux, y compris confidentiels dans leur diffusion, des livres, dans des entretiens brillants qui frôlent le sujet sans le pénétrer.

Bourdieu avait raison, juste sur un point : la pensée journalistique ou celle qui se donne, en faisant l’impasse de l’étude et de la théorisation, cette pensée de revue hebdomadaire ne peut se substituer à la pensée (théorique encore une fois, la seule qui d’éloigne du personnage et de la narration redondante de la réalité, m^me si elle emprunte un langage vénéré par les rédac’chef).

Cela étant, un entretien, un article, quand il nous donne à dire et à critiquer a rempli son office.

Deux femmes

Cafeteria, Museo del Prado, Madrid
Arles, boutique, Place des arènes

Deux femmes. L’une qui nous a subjugué par son sourire et sa joie simple. L’autre, dont on est tombé amoureux, au moins quelques heures après le déclenchement. Peut-être même plus longtemps. Les inconnues peuvent peupler un monde. Sauf qu’il ne faut jamais enlacer le fugace. L’éther s’évapore.

télévéto

Sciences et Avenir avec AFP

On livre une info qu’on ne veut commenter. La téléconsultation pour les animaux.

En France, les vétérinaires se mettent à la téléconsultation

EXTRAIT DE Sciences et Avenir

Un décret paru au Journal officiel offre un cadre légal à la téléconsultation par des vétérinaires. Ce dispositif, testé pendant 18 mois, devrait notamment permettre de lutter contre les déserts vétérinaires en zones rurales.

Les animaux malades peuvent désormais être suivis par leur vétérinaire par le biais de la téléconsultation, selon un décret paru le 6 mai au Journal officiel, une possibilité envisagée depuis 2016 par les soignants et dont la mise en place a été accélérée par l’épidémie de coronavirus.

C’est un sujet qui mûrit doucement depuis 2016. Le conseil national de l’ordre avait, à l’époque, demandé un avis à l’académie vétérinaire de France, sur la possibilité de mettre en place un dispositif similaire à ce qui existait en médecine humaine“, explique à l’AFP Jacques Guérin, président du conseil national de l’ordre des vétérinaires. “L’urgence sanitaire actuelle a relancé l’idée d’accélérer le mouvement. Courant mars, j’avais écrit au ministre de l’Agriculture pour lui demander que la profession vétérinaire puisse, dans un temps plus contraint, recourir à cette forme d’exercice complémentaire qu’est la télémédecine vétérinaire“, indique M. Guérin.

Le choix de l’acte de télémédecine ne devra pas compromettre le pronostic médical de l’animal

Le dispositif, mis en place à titre expérimental pour 18 mois, “permettra aux vétérinaires situés notamment en zone rurale d’assurer un suivi rapproché des animaux en évitant certains déplacements“, a indiqué le ministère de l’Agriculture, dans un communiqué. “La mise en place de la télémédecine relève de la seule responsabilité du vétérinaire, qui doit s’assurer que l’acte de télémédecine ne compromet pas le pronostic médical de l’animal“, est-il précisé dans le décret. Et “les médicaments contenant des substances antibiotiques d’importance critique (..) ne peuvent être prescrits lors d’un acte de télémédecine“.

L’un des objectifs est “de diminuer les contacts inter-personnels dans la journée, de diminuer les déplacements (…) en ne faisant que les actes essentiels, urgents, ceux qui consistent à soigner un animal malade“, insiste M. Guérin. Il prend l’exemple d’un vétérinaire appelé au chevet d’un cheval qui s’est blessé à un antérieur : “Ce qui est indispensable, c’est que le vétérinaire se déplace auprès du cheval et pare la plaie, la désinfecte, éventuellement la suture“, explique M. Guérin, vétérinaire dans le Morbihan. “Jusqu’ici, il venait tous les jours vérifier comment la plaie évoluait. Avec la télémédecine, il va pouvoir disposer d’informations, notamment par l’image“, qui vont lui permettre de dire si la plaie évolue bien ou mal, et s’il est nécessaire de se déplacer.

La télémédecine pour lutter contre les déserts vétérinaires dans les zones rurales

Autre objectif de cette téléconsultation, lutter contre les conséquences des déserts vétérinaires, qui touchent certaines régions rurales au même titre que les déserts médicaux. “Quand vous avez un vétérinaire dans une zone de désertification médicale qui, pour se rendre au chevet de l’animal, doit faire une heure de route, il peut être utile de savoir si ce déplacement est nécessaire ou pas“, a dit M. Guérin à l’AFP. Outre la possibilité de mettre en place la téléconsultation, le décret sécurise d’autres pratiques de télémédecine qui se développaient, en leur apportant un cadre réglementaire. Comme la télésurveillance, qui permet à un vétérinaire de suivre à distance, via des outils dotés de capteurs, l’évolution de l’état sanitaire d’un élevage. Un rapport d’évaluation de cette expérimentation sera produit fin 2021, pour en tirer les enseignements nécessaires avec les professions vétérinaires et agricoles, a indiqué le ministère.

Gauchet, faut lire.

L’entretien de Marcel Gauchet, pourtant pas mon penseur préféré, est assez décapant. Serait-ce que la réalité happe le philosophe ? Work in progress.

On a peut-être un petit souci sur le “Et maintenant, voilà cet événement assez extraordinaire qu’a été la mise à l’arrêt de l’activité économique pour préserver la santé d’un petit nombre, finalement, à l’échelle de la population globale du pays, et, pour le principal, des plus vieux…” C’est d’ailleurs la une de l’Express…

Mais il ne faut jamais s’offusquer devant ce qui offusque. Et d’abord réfléchir. Le “point de vue” n’existe pas. Il n’y a que la réalité, encore. Il a peut-être raison sur les vieux. Mais pas sûr. Comme on n’a pas envie ce soir de débattre, on passe….

Je le colle ci-dessous :

Marcel Gauchet : “La vérité de cette crise, c’est le déclassement français”

Propos recueillis par Anne Rosencher

Déploiement de nos démagogies favorites, judiciarisation à outrance, hypertrophie de la com’ et dialogues de sourds sur la mondialisation… Le philosophe fait le point.

L’Express : La France semble aller au déconfinement “à reculons” : grogne de syndicats, lettre des patrons des transports au Premier ministre, mistigri administratif… De quoi est-ce le symptôme selon vous?

Marcel Gauchet : Cela pourrait se résumer en une phrase : il est très difficile de sortir du gouvernement de la peur. Depuis le début de la crise, l‘exécutif a joué de ce ressort, faire peur aux gens, pour obtenir la discipline, à défaut d’être capable de proposer une attitude individuelle responsable en l’absence de masques et de tests. Ajoutons que les médias ont joué un rôle de renforcement anxiogène. Ils étaient dans leur élément : une cause sensationnelle, émotionnelle et consensuelle… La voie royale ! Ils s’y sont engouffrés, avec un martèlement de chiffres absolus donnant l’impression d’une immense catastrophe en cours, sans fournir les éléments de proportion qui auraient permis de relativiser les choses. Résultat, les gens ont peur, et de façon souvent irrationnelle.

Les parents ont peur pour leurs enfants, alors qu’on sait que ceux-ci ne sont quasiment pas touchés, sauf complications très rares. Les enseignants ont peur, alors qu’on sait que les jeunes actifs, dans leur immense majorité, ont très peu de chance de mourir du Covid-19. Sortir de l’angoisse collective n’est pas chose aisée, d’autant plus que cette crise a amplifié les symptômes d’un mal français qui vient de loin : tous nos démons, un moment mis en sourdine, resurgissent avec vigueur et rendent ce déconfinement plus que compliqué.

Quels sont-ils, ces démons?

Un premier facteur : les Français n’ont plus confiance dans le gouvernement. Dans l’ordinaire des jours, cela n’a pas d’effet concret quotidien. Il y a un gouvernement, une administration et un Etat qui font tourner la boutique. Nous ne voyons que leur rôle fonctionnel. Mais dans les moments de crise, on s’aperçoit que leur mission est en réalité beaucoup plus profonde : ils jouent un rôle de sécurisation par la prévisibilité. Il faudrait faire confiance au gouvernement pour qu’il nous mène vers une issue dans l’ordre et le calme. Or là, la confiance n’est pas au rendez-vous, et la peur s’en trouve aggravée. C’est l’une des grosses différences avec la situation allemande. Manifestement, outre-Rhin, la confiance dans l’autorité – depuis celle des Länder jusqu’à Angela Merkel -, permet de sortir de la crise d’une manière beaucoup plus apaisée.

Deuxième facteur : les démagogies françaises trouvent dans la situation un terrain idéal pour se déployer. D’un côté, il y a la démagogie des libertés, qui voit des attentats aux libertés partout. Jusqu’à interdire aux entreprises de tester leurs employés, contre tout bon sens ! De l’autre côté, il y a la démagogie de la dépense publique, supposée pouvoir tout financer. En forçant le trait, cela donne le nouveau programme de la gauche radicale : “le salaire à vie, sans travail, pour tout le monde”.

Et puis, dernier facteur du malaise, on voit se dessiner en filigrane une opposition entre deux France, celle des gens qui ont peur pour leur emploi – souvent d’ailleurs, peur que cet emploi disparaisse avec leur propre entreprise ; et la France des gens qui savent qu’ils seront payés de toute façon à la fin du mois et pour lesquels rien ne presse. Ne caricaturons pas : il y a bien sûr dans cette seconde catégorie des personnes d’un sentiment différent, mues par le souci civique du sort collectif. Mais il faut bien constater que ce souci n’est pas partagé par tout le monde et que l’argument de “sauver des vies” fournit un alibi commode. Mettez tous ces éléments bout à bout et vous obtenez un climat délétère qui va peser lourd dans l’organisation de l’après-crise.

Ce déconfinement “à reculons” s’explique-t-il aussi par la peur du procès à tous les étages?

Bien sûr, cette peur-là ajoute à l’anxiété générale et représente un facteur de paralysie majeur. La judiciarisation est un épouvantail pour tous les responsables, y compris aux plus petits niveaux, chez les patrons de TPE ou les maires de petites communes. De ce point de vue, je trouve que le Sénat a pris une excellente initiative en renforçant la protection des maires – en première ligne de ce déconfinement – contre les poursuites qui s’annoncent. Car les professionnels du “victimisme” sont déjà sur le coup. Mais encore faut-il que cette disposition aboutisse, car de façon incompréhensible, le gouvernement s’y est jusqu’à maintenant opposé !

La judiciarisation est un autre facteur de pourrissement du climat public français. Elle a fourni à une société vindicative un instrument de contestation indéfini de toute autorité publique par les individus. Compte tenu de la vitesse de la justice en France, nous voilà peut-être partis pour des années de contentieux inextricables. Je crois que tous les contributeurs actifs à l’esprit public dans ce pays seraient bien inspirés d’appeler à se débarrasser une bonne fois de cette ambiance procédurière avant qu’elle ne tourne à la paranoïa collective. C’est fondamental si l’on veut conjurer la menace qui pointe : la société de défiance mutuelle institutionnalisée. “Accusez-vous les uns les autres” et “à chacun son avocat” ne sont pas les formules d’un contrat social vivable.

Beaucoup pensent, néanmoins, que l’absence de procès organiserait l’impunité des politiques et des hauts fonctionnaires…

Ils ont tort ! Il faut cesser de confondre responsabilité politique et faute pénale. D’abord, dans le cas des hauts fonctionnaires, le problème est celui des moeurs d’un milieu qui protège ses membres. Le fait que ceux qui sont pris en flagrant délit de malfaisance ne sont généralement pas sanctionnés mais promus, relève d’une forme de corruption qu’on peut combattre. Car un fonctionnaire, par définition, est sanctionnable et révocable. Et ceux qui se livrent à des infractions pénales sont susceptibles de poursuites comme n’importe quel citoyen. Il n’y a pas d’impunité. On parle de deux choses différentes.

S’agissant d’erreur d’appréciation dans l’exercice de leur fonction, les responsables politiques sont jugés par le suffrage. Ce n’est pas à un magistrat d’estimer si un gouvernant a bien ou mal jugé d’une situation ; c’est aux électeurs d’en tenir compte. Au fond, la société française s’est installée dans un système pervers : au nom de la croyance bien ou mal fondée que les responsables publics bénéficient de l’impunité, on estime avoir le droit de se rattraper sur un plan judiciaire. Mais le remède est pire que le mal.

Dans la période, “l’envie du pénal” – pour reprendre l’expression de Philippe Muray – doit beaucoup aux mensonges répétés sur la nécessité des masques et les tests. Comment expliquez-vous cette faute-là?

Pour moi, c’est l’empreinte du vieux monde sur le faux nouveau monde que Macron voulait incarner. C’est-à-dire la perpétuation d’une démarche de communication politique éculée, datant de l’époque où la population n’était pas aussi informée sur ce qui se passait dans les “hautes sphères” et où, par principe, les pouvoirs voulaient avoir l’air de maîtriser de la situation en se pliant à la maxime : “Celui qui commande est infaillible.” Cela ne marche plus ! Je ne comprends pas que des gens intelligents aient pu recourir à pareille recette – “ces masques ne servent à rien, nous savons très bien ce que nous faisons” -, c’est-à-dire au mensonge, un mensonge qui en entraîne d’autres pour éviter de se contredire grossièrement.

Emmanuel Macron a raté l’occasion d’incarner la nouvelle politique qu’il avait promise en partant d’un état des lieux sans fard, d’un constat franc du manque de moyens à la disposition du gouvernement. Je le comprends d’autant moins que ce constat épargnait en grande partie l’exécutif en place puisqu’il héritait d’une situation dont il n’était que très peu responsable. Je crois, hélas, que l’inertie des recettes de communicants politiques enkystés dans cette vieille philosophie du “n’avoue jamais”, a joué à plein.

Des rumeurs de nouveau gouvernement d’union nationale ont circulé. Est-ce chose envisageable dans notre pays?

Sur ce point, il faut distinguer la forme du fond. Concernant la forme, il est toujours possible de rassembler un attelage de vieux chevaux de retour, qui donne à peu de frais l’impression qu’on transcende les clivages traditionnels. Mais du point de vue du fond, l’opération me semble très problématique. Pour une première raison qui est que le macronisme en est venu à représenter le pouvoir le plus clivant qu’il y ait eu en France dans la dernière période. Cela semble aujourd’hui une éternité, mais souvenez-vous qu’avant que le virus ne balaye tout, nous étions dans une ambiance de guerre civile froide, post-gilets jaunes et post-conflit sur les retraites.

Par ailleurs, pour qu’il y ait une union nationale, il faut qu’il y ait un consensus sur le diagnostic. Aux lendemains des deux guerres mondiales, l’évidente nécessité du redressement collectif transcendait les désaccords que les uns et les autres pouvaient avoir. Mais aujourd’hui, le diagnostic sur le déclassement français – qui est la vérité objective de cette crise – est très peu acquis dans l’esprit de la population. Pour l’instant, je ne vois pas quel motif serait assez puissant pour qu’elle s’impose. En revanche, il est possible – cela fait partie des imprévisibles de l’histoire – que la violence et la gravité de la crise économique qui vient imposent un diagnostic commun. Ce dernier justifierait alors un vrai rassemblement des énergies autour de l’objectif d’un redressement national. Mais nous n’y sommes pas.

Emmanuel Macron peut-il se sortir de l’ornière dans laquelle il est aujourd’hui?

La tâche s’annonce difficile. Sa seule possibilité, me semble-t-il, serait de renouer avec l’esprit de son élection, en 2017. Il l’a un peu retrouvé dans le “grand débat” postérieur à la crise des gilets jaunes. Certes, ce grand débat laisse un bilan très mitigé, pour avoir beaucoup trop tourné au one man show obsessionnel… Mais, incontestablement le président a eu des mots, des comportements, des accents qui l’ont relégitimé dans son rôle et qui correspondaient très exactement à ce qu’il avait fait miroiter dans sa brillante campagne de 2017.

Il pourrait le retrouver par un effort de mise à plat méthodique de la situation : un bilan complet, clair, transparent, sans interférences politiciennes de ce qu’il s’est passé et de la situation dans laquelle nous nous sommes trouvés. Il n’y a qu’une telle opération vérité qui pourrait faire oublier les cafouillages sans gloire de cette crise et lui redonner la crédibilité qui lui fait aujourd’hui défaut. Au-delà de son cas particulier, cette exigence de vérité est le point clef, au reste, de l’apaisement des fractures françaises.

Vous dites que le diagnostic commun qu’il conviendrait de faire émerger est celui du “déclassement de la France”. Notre pays va-t-il sortir de la crise en ayant descendu d’une marche?

Oui. L’amour de nos élites dirigeantes pour la comparaison avec l’Allemagne, si on la poursuit honnêtement, ne va pas être à notre avantage, sur aucun plan. Les décalages sont vertigineux. Une donnée simple résume tout : un chômeur à temps partiel sur trois en Europe est français. Cela fournit une indication impressionnante sur la vulnérabilité économique du pays, à côté de bien d’autres données. Nous étions jusque-là à la charnière entre les pays du nord de l’Europe, autour de l’Allemagne, et les pays du Sud méditerranéen, Italie, Espagne, etc..

Au sortir de cette crise, nous aurons basculé “pour de bon” dans le camp des pays du Sud. Cela aura des conséquences européennes très importantes, à commencer par la crédibilité de nos prétentions à changer l’orientation politique de l’Union… Comment cette situation va-t-elle pénétrer dans les esprits et se traduire dans le moral des Français, dont on sait qu’il était déjà très pessimiste, voire dépressif ? C’est l’inconnue majeure des années à venir...

Se prépare-t-on demain à un grand ressentiment générationnel : les moins de 60 ans vont-ils considérer qu’on a obéré leur avenir dans l’affaire?

La fracture générationnelle est une nouvelle fracture à laquelle on n’a pas prêté assez d’attention et dont on peut craindre qu’elle aille en s’accentuant dans la durée. On l’a vue surgir avec le slogan “Ok Boomer” sur les sujets écologiques, ou encore, en France, lors du mouvement de protestation contre la réforme des retraites. La jeunesse en a été largement absente, persuadée que de toute façon, à l’horizon 2060-2070, il ne serait plus question de retraites pour elle, faute de moyens. Et maintenant, voilà cet événement assez extraordinaire qu’a été la mise à l’arrêt de l’activité économique pour préserver la santé d’un petit nombre, finalement, à l’échelle de la population globale du pays, et, pour le principal, des plus vieux…

Il ne va pas rester sans conséquences en profondeur. Pour le moment, on en reste au stade du constat, mais il est imprimé dans la conscience des jeunes générations. L’issue de la crise se jugera en partie là-dessus : a-t-on sacrifié le destin des jeunes, et en particulier des entrants sur le marché du travail, à la survie des vieux, pour le dire brutalement ?

Beaucoup dépendra des conditions de la reprise, mais c’est une question qui va durablement tarauder la société. Ce sera dans l’ambivalence, car les “jeunes” sont bien entendu pour que l’on sauve leurs parents ou leurs grands-parents ! Mais cette crise peut devenir dans l’esprit des futurs “galériens” de la crise économique le symbole d’une prise de pouvoir par les vieux à leur détriment.

La mondialisation a été tout de suite la notion en débat – sans que tout le monde, au reste, y projette la même chose. Cette épidémie la remet-elle en question selon vous?

Il faut bien dire que ce problème de la mondialisation est le lieu d’une confusion maximale ! Il y a deux choses à distinguer dans ce mot : la mondialisation comme fait et l’organisation de ce fait. La mondialisation est d’abord une nouvelle donnée pratique de la coexistence des sociétés à l’échelle du globe, dont le signe le plus tangible est l’existence des réseaux numériques. Je ne sache pas que les démondialisateurs même les plus fous aient l’intention de supprimer leur messagerie électronique, leur compte Facebook et les innombrables facilités qui vont avec ! Ils en sont de grands usagers pour leur propagande ! La mondialisation comme état de fait technique, mentalitaire et politique, ne bougera pas.

Et puis il y a la mondialisation au sens de l’organisation de cet état de fait. Et c’est là que sont les marges de manoeuvre. Par exemple : nous avons besoin des réseaux numériques, mais cela ne signifie pas que nous devons pour autant laisser le champ libre aux grandes sociétés américaines qui ont capturé cet univers technologique ! Ou encore : la politique européenne se veut d’avant-garde sur le plan écologique. Mais il est clair que, tant qu’on n’aura pas établi une taxe carbone sur les productions importées, tout ce qu’on pourra raconter sur notre “verdissement” sera de la foutaise !

Parce qu’évidemment, si nous imposons à nos producteurs des normes très élevées pour, dans le même temps, importer des produits qui n’obéissent absolument pas à ces mêmes normes et défient toute rationalité écologique dans le transport, c’est de la plaisanterie. La question qui nous est posée aujourd’hui et que cette crise ne fait qu’accélérer, c’est celle de l’organisation de la mondialisation et non de son existence. C’est à partir de la distinction des deux plans que le débat politique des années à venir prend sens.

Gary, grand.

Ai relu, dans une petite insomnie le “Gros Câlin” de Romain Gary, publié sous le pseudo d’Émile Ajar.

Pas pris une demi-ride. Faut croire que les pythons ont la peau dure.

Je livre un passage :

Ce curé a toujours été pour moi un homme de bon conseil. Il était sensible à mes égards et très touché, parce qu’il avait compris que je ne le recherchais pas pour Dieu, mais pour lui-même. Il était très susceptible là-dessus. Si j’étais curé, j’aurais moi aussi ce problème, je sentirais toujours que ce n’est pas vraiment moi qu’on aime. C’est comme ces maris dont on recherche la compagnie parce qu’ils ont une jolie femme.
L’abbé Joseph me témoignait donc une certaine sympathie au bureau de tabac en face, le Ramsès.
J’ai entendu une fois mon chef de bureau dire à un collègue : « C’est un homme avec personne dedans. » J’en ai été mortifié pendant quinze jours. Même s’il ne parlait pas de moi, le fait que je m’étais senti désemparé par cette remarque prouve qu’elle me visait : il ne faut jamais dire du mal des absents. On ne peut pas être là vraiment et à part entière ; on est en souffrance et cela mérite le respect. Je dis cela à propos, parce qu’il y a toutes sortes de mots comme « pas perdus » qui me font réfléchir. « C’est un homme avec personne dedans… » Je n’ai fait ni une ni deux, j’ai pris la photo de Gros-Câlin que je porte toujours dans mon portefeuille avec mes preuves d’existence, papiers d’identité et assurance tous-risques, et j’ai montré à mon chef de bureau qu’il y avait « quelqu’un dedans », justement, contrairement à ce qu’il disait.
— Oui, je sais, tout le monde ici en parle, fit-il. Peut-on vous demander, Cousin, pourquoi vous avez adopté un python et non une bête plus attachante ?
— Les pythons sont très attachants. Ils sont liants par nature. Ils s’enroulent.

M.

Photo Philip Lorca, un immense photographe

Environ vingt années auparavant. Dans un bar d’une petite rue du sixième arrondissement. 

L’homme est au comptoir et boit un café, entourés d’ouvriers du bâtiment, en bleu de travail recouvert de plâtre et de poussière, tous l’œil rivé sur leur bière, qui ne se parlaient pas, qui caressaient tristement leur verre.  

Le barman s’affaire, un chiffon à la main, astiquant machines et ustensiles. 

Les ouvriers, toujours muets, payent et sortent rapidement. L’un d’eux, alors qu’il atteint la porte d’entrée, heurte une femme qui entre en courant. L’ouvrier s’excuse maladroitement et la femme, essoufflée, rejoint le bar et commande un quart Vittel. Elle reste, d’un calme absolu, au comptoir et l’homme qui boit un café est étonné de cette quiétude subite, en rupture totale avec son comportement de la minute précédente. Elle boit maintenant, très lentement, son eau minérale et regarde alentour. Ses yeux se posent sur l’homme. Ils se sourient, bizarrement complices, longuement. Quelques minutes plus tard, après un manège silencieux fait de signes, de sourires et de hochements de tête, ils se retrouvent, les deux, attablés, au fond de la salle, côte à côte, sans se parler. 

L’homme rompt le silence et se présente : 

– M.P 

La femme ne répond pas et se contente de sourire, intelligemment. 

L’homme poursuit, en riant : 

– Mademoiselle, merci de m’avoir accompagné à cette table. Je n’osais l’espérer. Les rencontres entre inconnus deviennent rares en ces temps de tueurs en série. Je ne vais pas vous dire que je vous ai déjà vue quelque part, ce serait un ignoble mensonge de pêcheurs d’âmes seules. Mais pourquoi couriez-vous ainsi, en entrant ? 

La femme répondit enfin : 

–  Dites-donc, vous parlez comme dans un roman ! Moi, je m’appelle Anne-Laure. J’ai pris l’habitude de toujours entrer dans tous les lieux publics en courant. Allez savoir pourquoi ! Mon frère a une explication que je veux bien vous révéler : j’ai besoin, selon lui, qu’on me voit. Je ne supporterais pas l’anonymat des villes et l’essoufflement attirerait les regards. Il a peut-être raison. La preuve, vous m’avez vue. Vous ne m’aurez pas remarquée si je m’étais simplement, timide et discrète, glissé sur une banquette ? Mais, juré, bel homme, je vous l’assure, je ne m’assois pas, normalement, à la table de ceux qui me regardent. Dir-tes-donc, vous êtes une vraie exception ! Je me demande encore pourquoi. Pour être plus directe, je ne suis pas, comment dire, une dragueuse. Vous êtes rassurant et n’avez pas l’air d’un tueur en série. Mais sait-on jamais ? En tous cas, ne me demandez pas de vous accompagner au cinéma ou je ne sais où. Je refuserais. Je vais parler comme vous : Il me plaît simplement de boire un verre avec vous. J’ai du aimer votre sourire. 

Puis, Ils restent longtemps ensemble, parlant de choses et d’autres, surtout, après la découverte d’une passion commune pour l’art contemporain. C’est dans de grands éclats de rire qu’ils recherchent les jours où ils avaient dû se croiser dans les expositions, dans l’air des cimaises avait-il dit. Elle avait éclaté de rire.

Ils se promettent une exposition ensemble et échangent téléphones et adresses. Ils se quittent joyeux. 

MP, à cette époque, venait de terminer ses études. Il était, facilement devenu docteur ès lettres et passait son temps à écrire, « sur tout ce qui bougeait » disait-il, politique, peinture, théories philosophiques. Sa facilité d’écriture fascinait tous ses amis apprentis-écrivains, journalistes, professeurs qui n’hésitaient pas à faire appel à lui lorsque, leur imagination faisant défaut, ils craignaient le déshonneur ou pire, s’ils rendaient une page mal rédigée. 

Il habitait un studio rue Madame, en précisant toujours que le nom de la rue lui avait plu immédiatement et que, pour rien au monde, il n’aurait logé ailleurs que dans cette rue, si féminine disait-il. Ca agaçait tout le monde ces mots.

Il gagnait sa vie en proposant des services de correction littéraire aux éditeurs, revues et journaux. Et lorsqu’on lui demandait s’il comptait, bientôt, « publier » (un roman, un essai) il répondait de la même phrase, apprise par cœur : « Mes publications futures sont épuisées, comme moi ». Encore ses mots…

Mp était donc un homme brillant et sûr de l’être. 

Sa vie fut bousculée par un événement immense et injuste : sa sœur, qu’il vénérait et qui avait eu un enfant avec un inconnu, juste pour en avoir un, simplement, décéda lors d’un terrible accident de téléphérique, dans une station de sports d’hiver. Elle laissait donc un enfant de deux ans. Et MP l’adopta, s’occupa de lui, aidée par une nourrice du Cap-Vert. 

C’est à cette époque d’apprenti-éducateur qu’il rencontra Anne-Laure. 

C’est elle qui lui donna rendez-vous un dimanche matin au Musée d’art moderne. Une exposition remarquable (Fautrier) qui ne pouvait être manquée. Ils déjeunèrent d’une salade à la cafétéria en pestant, gentiment, contre les adolescents qui faisaient claquer leur roller sur le parvis, par-delà la paroi vitrée. M lui offrit le catalogue de l’exposition et dans la librairie du musée, ils commentèrent activement les ouvrages, n’hésitant pas à décrier tel ou tel critique. La plupart des visiteurs du musée furent jaloux de leur bonheur. M eut d’ailleurs, à ce propos une réflexion qui la ravit (elle était sous le charme). Il considérait, en effet, qu’il fallait être discret dans le bonheur, par mansuétude à l’égard de ses prochains. Le dimanche soir était suffisamment triste dans les appartements et pavillons de banlieue pour ne pas accabler les pseudo-vivants (c’est son mot) du bonheur capté d’amoureux de l’après-midi et provoquer les scènes de femmes délaissées et d’hommes contrits. Le rire pouvait être scandaleux pour les perdus du dimanche. Il lui dit ces mots en la prenant par l’épaule. Leur nuit d’amour, rue Madame, restera inoubliable.  

Elle s’occupa de l’enfant, assidûment. Elle les aima calmement. 

Elle était dotée d’une fortune colossale (un héritage de haute tenue) et empêcha M de perdre son temps dans les emplois alimentaires, le forçant à écrire et à écrire encore. Elle était sûre de son talent. 

L’enfant grandissait dans un bonheur parfait. Dès l’âge de cinq ans, il commença à écrire des petits poèmes. Il faut dire que ses jeux n’étaient qu’intellectuels. M était obsédé par son apprentissage des mots. Tous les soirs, il en écrivait des dizaines sur des bouts de papier qu’il jetait sur le lit. L’enfant devait choisir ceux qui feraient une histoire à raconter.  

Anne-Laure avait trouvé un emploi inutile, à mi-temps, chez un commissaire-priseur et y prenait plaisir. Le travail est toujours agréable quand il n’est pas nécessaire. 

L’enfant (A) avait cinq ans quand le drame survint. 

Ils étaient dans leur nouvel appartement, un trois pièces, toujours rue Madame (une exigence de M). Il écrivait. Elle collait des photos de tableaux sur des cartons et l’enfant, sur le grand lit, classait les mots. 

L’on frappa à la porte. Ils se regardèrent, étonnés. Il était tard et ils n’attendaient personne. Il alla ouvrir. Un homme, d’une terrible laideur se tenait devant lui. Des yeux infiniment petits, comme des boutons de nacre sur la tête d’une poupée de chiffon. Pas de lèvres, un front très bas, et la peau vérolée. Il portait un costume blanc, trop grand, froissé. Il ne dit pas un mot, se contentant de faire un signe à Anne-Laure, par-dessus l’épaule de M. Elle se leva, prit son imperméable, baissa les yeux en passant devant M, sortit et ferma la porte derrière elle. 

Il ne comprenait pas. Il l’attendit toute la nuit mais elle ne revint pas. 

Le lendemain, il téléphona à l’étude du commissaire-priseur. Elle n’était pas venue. 

Les jours qui suivirent, l’on s’en doute, même s’il est difficile de se coller à la douleur des autres, furent atroces. 

 Il ne la revit plus jamais. Jamais.

Black, dark et white is white

Le magazine “Réponses photo” est une revue sérieuse pour un photographe amateur ou professionnel. Ce n’est pas “Photo” qui est presque un “Lui”, ni “Chasseurs d’image”, un peu rébarbatif dans la technique.

Il allie assez justement la technique photographique, le test de materiel et l’analyse théorique, sans sombrer dans le bouillonnement sémantique charrié par la photographie dite “contemporaine” qui ne peut exister, pour la plupart de ses représentants, que par le discours sur le discours, le métalangage qui oublie promptement son sujet pour se retrouver dans les limbes faussement discursives et prétendument efficientes.

On pourrait peut-être reprocher à ce magazine, justement une absence d’intrusion dans ce qui fait les galeries contemporaines et les “Paris-photo” dans lesquelles sont exposées,pour être vendu à prix extraordinaire, ce qui peut ne pas plaire à l’œil ou au public, qui est loin de la photographie au sens usuel. On peut ignorer mais ce faisant,on crée la distance et les catégories qui ne sont jamais bonnes pour les avancées.

Mais là n’est pas mon propos. Je voulais juste signaler un dossier assez bien fait, dans la dernière livraison du mois d’Avril. Sur le noir et blanc et sa fascination. Ceux qui me connaissent savent ma dévotion devant le monochrome travaillé des heures sur Lightroom, Nik collection, Photoshop, Dxo, Luminar et affinity (avec une préférence pour Nik).

Ça, c’est la technique, fascinante lorsque l’œil, par le logiciel maîtrisé, si j’ose dire, sa vision, sans le trucage facile offert par les smartphones aux compulsifs du déclenchement sans objectif ( si j’ose dire encore).

Donc le Noir et Blanc, le dossier. Une grande expo devait se tenir sur ce thème au Grand Palais. Évidemment reportée.

J’ai bien fait d’ouvrir la revue. J’ai retrouvé la phrase assassine contre le N&B que j’avais oubliée et qui me servait souvent de tremplin pour magnifier, sans s’y attacher exclusivement (j’aime la couleur) ce NB.

Je la donne. Elle est de la photographe Judith Linn laquelle nous dit, non sans intelligence, que “si la photographie avait été inventée en couleurs, qui aurait regretté le noir et blanc ?

C’est une vraie question. Elle navigue entre la nostalgie ou l’histoire envoûtante qui se substitue à l’esthétique et la simple acceptation de l’existence d’une photo.

Le noir et blanc ne serait qu’une étape dans la photographie et ne se conçoit pas “en soi”.

C’est un point de vue (si j’ose dire encore, décidément).

Il me paraît autant juste qu’erroné.

C’est une étape et, en tant que telle, a forgé des yeux, des visions. Et le passé ne peut être jeté aux orties, sous prétexte de l’horreur de la nostalgie ou, plus drastiquement, de l’obsession de la modernité.

Mais surtout, le noir et blanc, dans l’exacerbation de la lumière contrastée (c’est ce qui fabrique la photographie, juste les nuances dans la lumière), nous donne a voir un fait brut, dans tous les sens du terme. Et, de fait, dramatise la réalité dont nous savons qu’elle est en couleur, mais que nous percevons dans le désarroi du drame. Ce n’est pas par hasard que dans le deuil, c’est du blanc ou du noir. En gardant la métaphore (celle du jeu), on pourrait presque dire, comme un joueur, dans le jeu de mot que le blanc et le noir, les blancs et les noirs sont comme des échecs d’une réalité unique simplement reproduite.

J’ai osé.

Et j’arrête ici, pour ne pas me laisser emporter par les mots . Étant observé que sur les appareils (ordinateur, tablette,phone), j’ai adopté le “dark mode” (mode sombre), lequel fatiguerait moins les yeux. Ce qui est un alibi. Je cherchais sûrement du “black and white”

PS. En tête du billet, une de mes photos en noir et blanc.

PS 2. Je ne sais si je vais garder le jeu de mot du titre, substituant, dans une grosse malice, le Wight is wight de Delpech (j’aime ce chanteur) au white, jumeau du black…

Brève nouvelle incursion

On tente de ne pas consacrer nos billets au Covid et, au risque de la répétition, ne pas transformer ce site en media de la petite doxa. On laisse la petite tâche aux grands penseurs de Facebook et Twitter.

Juste un petit agacement : les écologistes de service qui tirent parti de la catastrophe peuvent encore énerver lorsqu’ils clament que c’est notre irrespect des animaux sauvages vendus dans les “wet markets” (les marchés humides) de Wuhang qui ont causé notre perte.

Ainsi, dans le Monde de ce soir, une tribune d’une écologiste dont l’incongruité en cette période consterne, tant elle est indécente.

je la colle ci-dessous :

Jane Goodall : « Prenons conscience que la pandémie est liée à notre manque de respect pour le monde naturel »

Si l’humanité continue d’ignorer les causes des zoonoses comme le Covid-19, elle risque d’être infectée par des virus encore plus redoutables, explique l’éthologue britannique dans une tribune au « Monde ».

L’éthologue britannique Jane Goodall, à Los Angeles, le 10 juillet 2019.
L’éthologue britannique Jane Goodall, à Los Angeles, le 10 juillet 2019. ROBYN BECK / AFP

Tribune. Le monde est confronté aujourd’hui à des défis sans précédent. Au moment où j’écris, le Covid-19 a infecté plus de 3 millions de personnes à travers le monde, et au 29 avril, 218 386 personnes en sont mortes.

Actuellement, les personnes dans la plupart des pays sont confinées chez elles (seules ou en famille), elles ont adopté des mesures d’éloignement sanitaire et réduisent au minimum leurs sorties. Certaines entreprises ont totalement fermé, d’autres maintiennent leurs activités en télétravail, et tandis que certaines personnes sont en activité partielle, des milliers d’individus à travers le monde ont perdu leur travail. Le coût économique de tout cela est déjà catastrophique.

Nous suivons les actualités et prions pour que le confinement se termine de pays en pays, après que le pic d’infection et de mortalité est atteint et que la courbe épidémique baisse graduellement. Cela s’est déjà produit en Chine, où le coronavirus est apparu, grâce aux mesures strictes prises par le gouvernement chinois. Nous espérons qu’un vaccin sera développé rapidement et que notre vie pourra bientôt redevenir normale. Mais nous ne devons jamais oublier ce que nous avons enduré et ainsi prendre les mesures nécessaires pour empêcher la réapparition future d’une telle pandémie.

Ce qui est tragique, c’est qu’une pandémie de ce genre a depuis longtemps été prédite par les personnes étudiant les zoonoses – ces maladies qui, comme le Covid-19, se transmettent des animaux aux humains. Il est presque certain que cette pandémie a commencé avec ce mode de transmission au sein du marché aux fruits de mer de la ville chinoise de Wuhan, qui vendait aussi des animaux terrestres sauvages comme nourriture…

La suite, pour ceux qui veulent la lire aux abonnés du Monde…

DONC : les humains sont méchants avec les animaux porteurs de virus. Ils ne les respectent pas. Et il ont ce qu’ils méritent…

Les écologistes (deep) s’ils n’étaient idiots, mériteraient une grande claque. Mais comme ils sont idiots, d’une idiotie adolescente, on leur pardonne leur impéritie. Il faut qu’ils grandissent.

On fait preuve, ici, d’humanité.

Méchants hommes, va ! dit-on sur les estrades de collège.

Ce discours est indécent.

PS. Désolé de cette incursion dans le débat, même si je ne débats pas. On ne discute pas avec l’idiotie. On la constate.

La fausse modestie, le vainqueur et le hasard.

Ceux qui gagnent peuvent jouer la modestie, le hasard : je gagne mais j’ai eu de la chance disent-ils, pour amortir le choc du perdant ou tenter de combattre, de biais, contre la jalousie méchante qui fait haïr le talent. Il est difficile, aujourd’hui, de gagner, sans être vilipendé.

On n’ose pas dire avec Nietzsche que ” nul vainqueur ne croit au hasard”.

PS. Il ne faut pas s’inquiéter : le site ne va dégouliner sous les petits aphorismes du Dimanche….Je règle juste un petit compte.

Triche

Les billets de ce site, non “récents” et apparaissant comme tels, enfouis dans les “archives” ne sont pas lus.

On m’a demandé de “faire remonter” ceux que je réécrirerai (c’est le terme employé). En les faisant apparaître dans les “récents “. Je m’exécute. Mais il faut que quelque part, je note la date exacte de sa publication.

À défaut, le temps n’est plus le temps.

Le sujet talmudique

Autour d’une table où le repas était chabbatique, l’un des convives me dit avoir entendu dans la bouche d’un parent que je défendais une thèse assez curieuse selon laquelle le judaïsme avait inventé le monde sans “sujet agissant, libre et conscient”.

Je lui réponds que c’est un peu plus complexe que ça et qu’il est difficile entre le couscous et la pastèque de développer l’idée, l’hypothèse…

Il insiste, en clamant haut et fort que si le tenant d’une thèse ne peut l’exprimer en quelques phrases, c’est un imposteur.

Je lui réponds, à ce terrible débatteur, qu’il a raison. Il sourit, croise les bras, relève le torse et attend mon explication, laissant refroidir les mets délicieux devant lui.

Je réfléchis, il ne faut pas être long et ennuyer la table (comme beaucoup le savent, lorsque l’on prend la parole pour ne pas sortir des lieux communs ou des résultats sportifs, lorsqu’on emploie que quelques secondes quelques concepts, on vous dit, si vous interdisez l’interruption, qu’il s’agit d’un “monologue”. Curieux mais exact, essayez).

Je me lance. Et, table oblige, convoque le Talmud et Moïse.

Tous me regardent. Attention à la critique du monologue !

Je rappelle que pour le judaïsme, l’authentique interprétation de la Bible hébraïque a été déposée dans la Tora orale, complément nécessaire et inévitable de la Tora écrite.

Et c’est un immense « mystère », cet achèvement de la Loi écrite qui n’a été donné qu’aux juifs, la communauté d’Israël, qu’oralement, transmise de la même manière de génération en génération.

J’ajoute que le le Talmud montre le plus grand de tous les prophètes, Moïse, assistant à un cours de l’illustre Rabbi Aqiba. Oui, Moïse élève. Et Aqiba est stupéfait d’entendre dans la bouche de celui qui a conversé avec le maître de l’univers, prétendre qu’il ne connaissait pas les commentaires qu’il avait pourtant lui-même donnés à entendre, sous son propre nom (Moïse)

Et il est dit dans le Talmud que :
« Tout ce qu’un disciple fervent est destiné à apporter de neuf, a été déjà dit à Moïse sur le mont Sinaï. ».

Je m’arrête ( peur de l’accusation de monologue).

L’homme décroise les bras, prend sa fourchette et dit : “j’ai compris”

L’un des convives pose sa cuillère, croise les bras et dit : “pas moi ! “.

L’homme questionneur lui dit :

– Tu ne peux comprendre car il n’y a rien à comprendre puisque nous ne pouvons comprendre, la parole est donnée, les hommes ne l’ont pas fabriquée et la reçoivent en tentant de la structurer. Pas de sujet de parole, pas de sujet.

Je baisse les yeux . Il sourit.

la photographie assassine

Cette photo d’Albert Cohen (jeune) est fascinante.

Je me souviens avoir convaincu une femme très belle, il y a fort longtemps, de lire le gros livre qui a fait la gloire d’AC (“Belle du seigneur”). Je n’ai pas honte de dire qu’il s’agissait, certainement, d’un artifice de séduction, le lecteur et admirateur d’un tel livre, le conseillant dans des mots enflammés, ne pouvant laisser indifférent.

Mais j’ai hésité à lui montrer la photographie de l’auteur qu’on m’avait offerte, en même temps que le livre, bien pliée à la première page, imprimée sur du papier bon marché. Les recherches en ligne pour trouver facilement les images n’existaient pas vraiment encore. Ou on ne savait pas qu’elles existaient.

Je connaissais, d’avance, la teneur du commentaire devant la photo.

Evidemment, cette “belle” (vraiment) avait “adoré” le livre, même si je suis persuadé que comme beaucoup, elle avait sauté plusieurs pages, pour arriver vite à la fin. Les amoureux de la lecture ne sont pas toujours patients et peuvent s’énerver contre la littérature, lorsque le long monologue s’installe en système. C’est encore pire dans le cas où la lecture n’est ni passion, ni désir.

A cet égard, je rappelle à ceux qui me connaissent que lorsque je donnais à lire quelques bouquins, j’envoyais, préalablement des extraits (photos de pages). Les extraits sont comme des perles extraites d’un collier qui peut devenir trop lourd par l’abondance de ses composants. Il fallait, disais-je péremptoirement, ainsi lire “Belle du Seigneur” : par extrait et au hasard de l’ouverture d’une page. Cette manière de procéder, fantasque et fainéante, je l’avoue, aurait déplu à une autre de mes amies qui s’est occupée de la préface du bouquin paru dans la collection prestigieuse de La Pléiade. Elle m’aurait lancé toutes les insultes du monde si elle en avait été capable (mais elle en était incapable, cette disparue trop tôt, trop gentille, admirable Ch.Pe).

Mais je reviens sur la photo et la belle qui avait lu le chef d’oeuvre, presque sur injonction.

Je ne sais ce qui m’a pris. Peut-être de la jalousie lorsque j’ai entendu ses mots sur son rêve de rencontrer un homme comme ce seigneur, roi des amants, prince de l’amour. Oui, comment osait-elle me reléguer au rang du rien devant l’Autre ? C’est ce que je me dis maintenant, certainement en me trompant, la désinvolture étant de mise à l’époque de cette parution. Donc, sans penser, je lui ai montré la photo.

Et la réaction fut, exactement, celle à laquelle je m’attendais : ce Monsieur n’avait pas l’air d’un prince, il était assez moche, autant que sa vilaine calvitie, et tutti quanti…

Mais non, mais non avais-je rétorqué : regarde ses yeux !

La belle m’avoua, alors, spontanément qu’elle n’avait pas du tout aimé ce lourd roman et préférait des textes simples écrits par de bellâtres auteurs.

Elle aurait certainement adoré Musso. Je ne l’ai plus revue.

Je n’ai pas eu besoin d’être consolé. Des mots, un verbe peuvent, vite, éloigner. Surtout dans ce champ de l’intelligence de l’écriture.

Il est vrai que sur la photo Cohen n’est pas à son avantage, presque le juif de service, posture rentrée sur soi et peur de ne pas être beau sur la photo…

C’est vieux qu’il est devenu beau. Comme s’il avait plusieurs fois lu son propre livre, jusqu’à ressembler au Seigneur.

Le temps n’est pas toujours un ennemi.

On colle sa photo de “vieux”. On constate qu’il est seigneur et écrivain…

PS. J’ai juré que ce site ne deviendrait jamais un réceptacle de pensées ou de réflexions intimes. J’ai relu : rien de personnel, que du classique et du prévisible. Les seigneurs sont rares.

Déclenchement

Chinchon, Espagne, 50 km de Madrid

Elle se lève et se dirige vers la grande fenêtre. La pluie est haineuse, des boulets noirs.

Lui est allongé sur le lit. Il connait cette tristesse. Un de ses jours gris, aiguilles serrées dans la poitrine, le souffle en arrêt, qui se cherche entre les sanglots. Il sait sa souffrance.

Elle lui parle, doucement. Elle dit un monde obscurci par des torrents de hargne, des retours, des pluies de haine, l’injustice.
Elle pleure bien sûr, le front collé à la vitre, comme une enfant. Puis, elle se redresse brusquement et se tourne vers lui.

Elle lui dit qu’il faut commencer, le temps est venu. Il ne répond pas.
Il vient vers elle, lui prend les poignets, les caresse, lui tourne le dos, et devant le grand lit défait lève les deux bras, imite les plongeurs de falaises, répète sans cesse, sans se retourner, trop vite, sans articuler, que le danger est grand, que les hommes sont incertains, qu’il ne faut pas ouvrir les blessures secrètes.

Elle lui répond qu’il a peur lui aussi, que c’est bon signe, que comme tous les les hommes, il n’aime pas déménager, que, comme tous, il a peur des cartons. Elle rit maintenant.

Elle prend une pomme dans la corbeille de fruits que, gentiment, l’hôtelier a posé sur la vieille commode, la lance en l’air, la rattrape. Comme une jongleuse. Une jonglerie. Voilà ce qu’elle aurait du lui répondre ! Avec des corps. C’est ça ! Non, pas avec des corps. Avec des passés qui tournent, s’entrechoquent, se cabossent. Des cabrioles de vies, à saute-mouton sur le temps, invisibles dans leurs enlacements.
Elle n’est plus triste et pourtant la pluie tombe toujours et la lumière peine à rejoindre les murs blancs.

Elle est encore debout devant lui qui la regarde, muet, peut-être inquiet. Oui, l’heure est venue, il faut s’y mettre, faire venir le grand tumulte. On verra bien où l’on atterrira. Comme la lumière qui ne sait pas où elle se pose, comme la vitesse qui ne se contrôle pas, comme les couleurs qui se mélangent, sans connaître la dernière qui survient et se croit impériale. On passe la mesure, on surcharge, on écorche. Ca doit bouillir, éclater, ravager, dissoudre, creuser dans la plaine quadrillée.

Mais quand a-t-elle eu cette idée ? Elle va à la fenêtre. Des touristes en
bermuda s’abritent sous un porche. Elle s’en souvient. C’était au cinéma.

Le film l’ennuyait et elle imagina une «tempête». Plein de gens soulevés, emportés, plaqués violemment contre des murs. Par une «tempête de sentiments ».

Les défendre, attaquer leurs heures, déchirer les instanéts inféconds,
prendre un canif, déchiqueter leurs peaux, déterrer les cauchemars,
aspirer leur être. Oui, c’est ça : une aspiration, une absorption des temps.

Elle lui a dit hier, juste avant qu’il ne la prenne, avant qu’il ne l’étouffe de tous ses mots d’amour, des cris de tendresse, des caresses profondes.

Immense, immense amour.

Trop facile, tes mots a-t-il dit. Dans la romance, faussement obscurs. Il n’a rien compris. Pourtant, nul autre que lui, le grand fabricant des phrases dorées, l’inventeur des mots dangereux, définitifs, n’aurait pu mieux comprendre.

Non, non, elle n’exagère pas.

Elle pense au premier. Elle ne le connaît pas. Elle est certaine que le coupva porter, que les chaînes vont se rompre, pour se ressouder,
irrésistiblement.

Elle est maintenant assise au bord du lit, prend sur la table de chevet un petit cahier d’écolier et commence à écrire. Tous les mots qui lui viennent.

Puis, elle déchire la page. Il ne faut pas écrire Ne rien figer. Elle est sûre d’avoir raison. Elle reprend le cahier et note : « On déclenche ». C’est tout ce qu’elle écrit.

Dehors la pluie a cessé de tomber et la chambre, comme un vaisseau transparent, vogue dans la lumière nouvelle.

la tristesse ?

Tolède. Il y a plusieurs années. Une ruelle. Je vois cet homme à sa fenêtre. Je déclenche. Il n’entend pas, ne m’a pas pas vu. Il n’y a pas une semaine où je ne pense à cette photo. Non, rien à voir avec le confinement. Il n’est pas confiné. Il est dehors, devant nous et, évidemment très loin de nous. Dans l’on ne sait où.

Alors, on se dit qu’il est triste, que c’est inouï que d’être à sa fenêtre, sans regarder les passants et rester dans soi. Autant, dans ce cas, se caler dans un fauteuil, à l’intérieur. Et être pénétré par ses pensées.

Non, l’homme a besoin de lumière du dehors et du bruit des passants. Comme une musique de fond. Pas celle des aéroports. Celle d’accrochage au réel qu’on ne veut quitter. Car on ne le peut dans la tristesse, laquelle sombrerait dans la noirceur si elle quittait la terre et ses bruits.

Cet homme n’est pas triste. Il pense avec le monde, en fond. Il a le droit de ne pas nous regarder, ni d’écouter le déclic. Il m’a permis cette photo. Et nos pas, dans leur bruit rapide, notre souffle, dans son irrégularité sifflante, sont avec lui.

Le café prend la pose

Il y a de très nombreuses années, en 2005, pour être précis une amie, Gloria, importatrice de café du Guatemala, elle-même guatelmatèque, m’avait demandé une galerie de photos et une exposition, dans son lieu, une “caféothéque” sur ce thème.

J’avais été très fier de trouver le titre (“Le café prend la pose”). Tous comprennent, sauf les très fatigués.

Et j’ai photographié des milliers de grains de café (c’était le cahier des charges, que du café, hors champs, torréfaction et emballage)

J’ai recherché ce soir ce petit travail, je ne sais pourquoi. Peut-être freudien (la “pause”), trop fastoche.

J’ai retrouvé les photos (des dizaines).

Je colle dessous, à titre anecdotique. Mon vernissage avait été très réussi. Sur les quais de la Seine, beaucoup de champagne, c’était pas l’heure du café. Bref, un souvenir.

PS. J’ai gommé le nom du photographe exposant, moi donc.

Béart, notre sauveuse

Abonné à la newsletter de Télérama, qui a fait les belles lectures de notre post-jeunesse et qui est devenu le journal qu’on sait, succursale de France-Inter, dans le groupe et, partant, la mouvance du Monde, journal qui veut concurrencer Libé dans l’anathème gratuit et anti-tout, j’ai pris connaissance des pensées d’Emmanuelle Béart.

Afin de ne pas tronquer, je colle le contenu ci-dessous in extenso. Et je commente, pour passer un peu le temps, puisqu’aussi bien je m’interroge sur l’intérêt d’un tel billet qui me fait perdre au moins une demi-heure.

“Repensons de fond en comble notre manière de produire et de consommer”, par Emmanuelle Béart

  • Publié le 24/04/2020.
Emmanuelle Beart

Je réapprends à lire, à écrire, par-delà les fenêtres la nature est brutalement belle. La vague est là, le monde retient son souffle.

Nous sommes tous appelés à nous réinventer. Écrire est aussi une possibilité de me relier à vous, vous tous, nous tous, confinés à l’intérieur de nos pays, de nos villes, de nos murs à se taper la tête aussi…

Je sens que quelque chose quitte mon corps, je veux du vide pour pouvoir y mettre ce que je décide, ce que j’aime, ce que je désire.

Ce corps-à-corps imposé, ce corps que je découvre, mon corps, peut être oublié, méprisé, mon corps comme un possible chez moi.

Se sentir chez soi, avant de partir comme des milliers d’autres partent pour le grand voyage, brutalement d’un jour à l’autre, des centaines de milliers de morts.“Des bouches à bout portant comme des monstruosités postillonnantes nous ordonnent de rentrer au-dedans”

Tout va vite, et la mort frappe et cogne. Que deviendront nos larmes d’aujourd’hui, nos sentiments, nos convictions, nos batailles, nos souvenirs ?

Aurons-nous le temps de nous battre (puisque c’est la guerre), allons-nous mourir comme des soldats gradés ou comme des chiens abattus ?

Nos aînés fauchés, arrachés sans un baiser d’adieu. Nous voici apeurés du dehors, des bouches à bout portant comme des monstruosités postillonnantes nous ordonnent de rentrer au-dedans, et nous passons de la peur de l’autre à l’angoisse de soi…

On nous dit c’est la guerre, mais n’est-ce pas en temps de paix que nous avons creusé le fossé où nous enterrons nos condamnés ?

J’ai besoin de prendre l’air. J’arrête d’écrire, je respire quand tant d’autres étouffent. Dans ma tête c’est le grand huit, j’ai besoin de rire et pourtant je pleure, ou bien je ris alors que j’ai envie de pleurer.

J’ouvre la fenêtre, un sentier se fraie un chemin à travers mes neurones, j’entends des voix, des chuchotements, je devine des visages, des oreilles tendues, je ne suis pas seule, je ne suis pas seule, nous sommes des milliards !“Nos priorités se réorganisent, nous devenons, oui, dangereux !”

Le nouveau monde va s’ordonner, par bribes, balbutiements, nous allons tomber et nous relever, mais nous n’enterrerons pas nos espoirs au grand jour !

Nous traversons une sorte de terreur collective, le virus, la maladie, nos emplois, mais ce tragique nous propulse dans une autre dimension, celle de l’utopie.

Nos gouvernants ont du souci à se faire, nous ne partons plus, nous ne consommons plus, et nous réalisons cette nouvelle possibilité sociale, existentielle, cette réflexion profonde du fond de nos entrailles, cet instinct de survie et cette féroce envie de vivre autrement.

Nous apprenons le temps de la réflexion, nos priorités se réorganisent, nous devenons, oui, dangereux !

On ne peut plus nous diviser, nous sommes entrelacés par une douleur commune, et tout notre « moi » se sent profondément lié au destin national et au cataclysme planétaire.

« Gouverner c’est prévoir ; et ne rien prévoir, c’est courir à sa perte », disait Émile de Girardin en 1852 dans La Politique universelle…

Depuis plus de quarante années et l’avènement des politiques ultra-libérales de Reagan et Thatcher, la plupart des pays du monde se sont engouffrés à leur suite et sont depuis trop longtemps dirigés par des administrateurs ou comptables qui ne lisent et décryptent les prévisions que lorsqu’elles sont d’ordre économique, pour ne rien perdre de la course effrénée que se livrent chacun des pays des six continents.

Et ils nous y ont entraînés, car nous aussi, au titre des citoyens que nous sommes, avons notre part de responsabilité.

Fallait-il leur expliquer, fallait-il se répéter à nous-mêmes, comme un mantra, comme on le fait avec un enfant de 3 ans, que le feu ça brûle, et que si on joue trop avec le briquet, on peut mettre le feu à la maison ?“Qu’aurons-nous laissé faire ? Pire, à quoi aurons-nous cédé ?”

Aujourd’hui, il y a épidémie. Il y a crise majeure. Et « notre maison brûle » comme disait l’un de nos anciens administrateurs… Et nos gouvernants comptables de tous les pays jouent désormais aux « super-pompiers ».

Qu’auront-ils prévu ? Comment auront-ils gouverné ? Qu’aurons-nous laissé faire ? Pire, à quoi aurons-nous cédé ?

La réponse en revient à chacun d’entre nous, comme le droit de réfléchir à des solutions – non alternatives, mais désormais principales – de réparation de nos solidarités, nationales comme internationales, de réparation de notre climat, de notre planète. Notre maison commune.

C’est à nous, citoyens, de faire, au moins sur ce point si ce n’est sur d’autres. Arrêtons de déléguer à d’autres notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, réduisons notre dépendance ; il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors de la loi des marchés.

Relocalisons le processus de production, repensons de fond en comble notre manière de produire et de consommer, fuyons cette industrie du jetable.

Portons un autre regard sur tous ceux qui nous aurons sauvé la vie et que nous applaudissons chaque soir, et sur tous ceux essentiels à la viabilité d’un pays en crise sanitaire – agriculteurs, transporteurs, caissières, pompiers, éboueurs, et tant d’autres…

Et pour citer Edgard Morin que j’aime tant, « chacun de nous fait partie de cette aventure humaine inouïe au sein de l’aventure elle-même stupéfiante de l’univers ».

Je pense que sans prise de conscience individuelle et collective, nous ne pourrons pas entraîner nos politiques à changer de cap.

ALORS ?

Rien à dire sur la liberté d’expression : tous peuvent s’exprimer, y compris Emmanuelle Béart. Mieux encore, c’est une nécessité.

Mais, bon, si ma voisine, assez intelligente et perspicace, qui s’éloigne de FaceBook et Instagram-Twitter, en regardant des films de Frank Capra ou de Ernest Lubitsch, avait écrit ce papier, Télérama n’aurait pas publié.

A vrai dire, de la bonne pensée collégienne, comme nous l’avions tous à l’époque du “Mouvement pour la paix” qui camouflait son obédience communiste.

Ce type de pensée est majoritaire dans le groupe Le Monde-Télérama et Libé.

Pour la résumer : tout est de la faute du politique et de “nos gouvernants” et une main noire “invisible” nous fait consommer pour nous éloigner de la vérité de la vie.

Et du “y’a qu’à” et du mot qui veut frôler la poésie, laquelle comme on le sait aussi, n’a rien à dire ou faire avec la quotidienneté, sauf à nous en extraire.

Et l’oubli essentiel dans ces discours moralistes primaires : la production et la consommation sont comme le sang d’un corps humain. Indispensable. On ne pense pas le sang, on l’oublie dans son écoulement, puisqu’il nous fait vivre. Et on arrête de râler contre sa fluidité et sa nécessité.

Puis, on on se plonge dans la structure des choses et on se dit que ce n’est pas elle qui va nous faire sortir du mal.

Ni le politique, ni les politiques, ni la volonté ne peuvent empêcher le monde de “couler” normalement. On fait ce qu’on veut de sa vie propre que les “gouvernants” ne peuvent gouverner”. A vrai dire que personne, peut-être ne peut maîtriser.

Il n’existe que des coups ponctuels de son propre génie qui nous font sortir du “sang”. Rares, sûrement inexistants. Et ça devient de la poésie de soi. Rare,inexistante certainement.

On en a un peu assez du don de ces leçons et de la pitoyable harangue, récurrente et sans souffle, à l’égard des politiques. Ils sont aussi paumés que les gouvernés et ceux qui les critiquent. Le vide ne peut se remplir de creux. Et ceux qui leur font la morale sont des plumes inutiles et vantardes, comme des épées dans l’eau.

Pour finir, je dis à Emmanuelle Béart : rien ne vaut un bon film (où elle jouerait peut-être ou une bonne musique pour nous recentrer dans l’essence de la vitalité. Quant à Edgard Morin, sa citation n’est pas, elle, collégienne”. Elle est primaire et assez ridicule.

Pourrait-on sortir, un jour, de ces mots inutiles qui ne donnent à ne montrer que celui ou celle qui les écrit, dont la notoriété est gage de leur publication ?

Il ne suffit pas de “repenser”. Même nos révolutionnaires français du 18ème siècle n’ont pas “repensé”. Ils n’ont fait que qualifier et mettre en forme ce qui advenait. Nul peuple, nul groupe ne peut “repenser”

Bon, il faut changer la vie. N’est-ce pas, Emmanuelle (Béart) ? C’est ça ? On est OK.

détails, bruits et serpents

a) On sait très bien quel fut le bruit le plus violent jamais perçu par une oreille humaine. Il s’agit, le 27 août 1883, de l’explosion du volcan Krakatoa, situé entre les îles de Sumatra et de Java. On estime que la déflagration fut entendue sur un douzième de la surface terrestre et jusqu’à une distance de cinq mille kilomètres. Elle rendit sourdes pour le restant de leur vie des populations entières.

b) Dans L’homme foudroyé, Blaise Cendrars note que les vingt-six lettres de l’alphabet permettent 620 448 017 332 394 393 360 000 combinaisons différentes. Comme ce nombre est à peu près illisible, Cendrars le traduit à l’aide de l’alphabet et l’arrondit pour ne pas compliquer inutilement la lecture : « des trillions de billions de millions de millions .

c) En Inde, une loi oblige, sous peine d’amende, les charmeurs de serpents à faire opérer l’animal avec lequel ils gagnent leur vie afin de lui implanter une puce électronique sous la peau. En identifiant chaque reptile, la puce a pour objectif de limiter le nombre de cobras amputés de leur poche à venin et de préserver ainsi une espèce en danger d’extinction.

d) Un magazine hebdomadaire remarque que les six chaînes de télévision les plus regardées en France « assassinent en moyenne mille personnes par semaine ». C’est beaucoup plus de meurtres qu’un inspecteur de la Brigade criminelle ne peut espérer en élucider en quarante ans d’une carrière bien remplie.

e) Le philosophe Michel Serres note, pour sa part, qu’aux États-Unis un adolescent de quatorze ans a déjà vu vingt mille meurtres à la télévision. Quelles que soient les mœurs des sociétés disparues, c’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité, que la sensibilité de la jeunesse est soumise à un tel traitement, remarque le philosophe.

SANS COMMENTAIRES : EXTRAITS DE “DETAILS” de MARCEL COHEN, Ed Gallimard

Les migraines de Flaubert

« C’est donc pour cela que j’ai été, hier, d’une tristesse funèbre, atroce, démesurée et dont j’étais stupéfait moi−même. Nous ressentons à distance nos contre−coups moraux. Avant−hier, dans la soirée, j’ai été pris d’une douleur aiguë à la tête, à en crier ; et je n’ai pu rien faire.

Je me suis couché à minuit. Je sentais le cervelet qui me battait dans le crâne, comme on se sent sauter le coeur quand on a des palpitations. Si le système de Gall est vrai et que le cervelet soit le siège des affections et des passions, quelle singulière concordance ! Voilà trois jours que j’en ai lâché le grec et le reste. Je ne m’occupe plus que de ma Bovary , désespéré que ça aille si mal. »

Extrait de: Gustave Flaubert. « Correspondance-1581. »

le social-viral

Ci-dessus, le titre des Echos en ligne de ce soir.

Donc, après le déconfinement, la bataille gagnée contre la saloperie, la grande respiration mondiale, l’on pouvait s’attendre à un bouleversement des mentalités, en tous cas à des coudes serrés tant l’économie mondiale en prend un sacré coup et, partant, la survie des salaires et des rémunérations. Et directement, par l’impôt une solidarité maintenue par une redistribution qui a besoin d’aliments. La redistribution est une grande victoire des temps modernes. C’est l’essentiel de la République.

Il semble que non. Les mouvements sociaux revendicatifs vont donc s’amplifier.

On aimerait comprendre.

L’article des Echos nous dit que :

“Troubles sociaux, manifestations violentes, révoltes, voire révolution… Les risques d’effondrement de la société, mis sous le boisseau par les mesures de confinement adoptées dans la majorité des pays du monde, pourraient de nouveau faire irruption dans le paysage. La semaine dernière, à l’occasion des réunions de printemps, virtuelles, du Fonds monétaire international (FMI), l’économiste en chef de l’institution multilatérale, Gita Gopinath, a mis en garde contre les effets de la récession qui se profile :« Si cette crise est mal gérée et que des citoyens estiment que leur gouvernement n’a pas fait assez pour les aider, des troubles sociaux pourraient émerger ».

On aimerait, vraiment comprendre.

Je crois que c’est la première fois ici que j’aborde, très mollement le “politique”.

Mais j’aimerais, encore, comprendre. Que veut dire une “crise mal gérée” ? L’appréciation de la gestion d’une crise n’est pas donnée à tous. Ca fait penser à un sondage dans lequel est posée au peuple la question de savoir “si, selon vous, le PIB va prendre un point de plus cette année”. Quelque chose m’échappe. J’espère, simplement, que la protestation sociale n’est pas virale. On pourrait le croire. Mais j’ai trop confiance dans l’intelligence pour pouvoir croire à cette prévisible “explosion sociale.

Il faut que j’arrête ici, sauf peut-être à suggérer que la seule protestation qui vaille est celle de la gestion de la crise du Covid-19 et l’impéritie de nos gouvernants. Surtout lorsqu’on compare la France à l’Allemagne et surtout au Vietnam. Lisez cet autre article des Echos (par ailleurs, le seul journal lisible)

PS. Je m’étais juré de ne pas transformer ce site en tribune politique. Il faudrait que je me le rappelle…

gentillesse écrasée

Dans le dernier numéro de Philosophie Magazine, dans la rubrique de Charles Pépin, la question est posée de savoir “pourquoi la gentillesse est-elle souvent dévalorisée ?”

Je ne veux pas gloser sur cette affirmation, même si je crois ici avoir mille choses à dire. Juste que je trouve extraordinaire d’intelligence l’illustration en tête de l’article. Et je la colle ci-dessous. L’artiste s’appelle Séverine Scaglia. Bravo, Séverine.

Son site : Séverine SCAGLIA

© Séverine Scaglia

la réalité

Le sujet de la photographie, reproduction de la réalité, celui des trucages dans la photo ou encore la question du droit esthétique à une transformation de l’image par un logiciel adéquat sont souvent exténuants de mots étouffants.

On va ici faire une petite expérience de que peut être la perception de l’image, son goût, entremêlé de changements dans l’image photographique.

On colle ci-dessous l’image. Juste une plage.

Elle a été un peu retouchée. Le ciel est vraiment vénitien. Pas sûr.

On colle ci-dessous un “retouchée” (pas de trucage, juste comme les films argentiques qui avaient leurs couleurs…

LA , ON VOIT LA RETOUCHE. ON AIME OU ON N’AIME PAS. MOI JE NE L’AIME PAS
ICI, ON PEUT AIMER, UN TRAVAIL SUR L’AMBIANCE ET LA COULEUR
ET LA, LE TRUCAGE. SI ON CONSIDERE QUE LA REALITE N’EXISTE PAS EN SOI, ON NE DEVRAIT PAS ETRE GENE

En ces temps de confinement, la relativité de la réalité peut inspirer beaucoup.

On leur donne ici de quoi commenter.

18 op 62 n2

Ce matin, très tôt (le confinement casse les scansions d’avant) un coup de téléphone assez curieux d’une amie, d’une relation du moins que je n’avais pas entendue depuis longtemps : discussion sur le virus, les journées, les lectures, on parle, on râle, on rit.

Puis soudain (comme si c’était pour ça qu’elle m’appelait et j’en étais un peu contrit) :

“Dis M, quel est le nocturne de Chopin que tu écoutais tous les jours et que tu voulais absolument mettre en fin de soirée chez toi ?”

Je lui ai répondu. Et le donne évidemment ici :

Chopin Nocturne No. 18 – E-dur Op.62 No.2 (Claudio Arrau)

PS. Je rappelle que vous voulez un peu de musique, il y a sur ce site un lecteur et une playlist que j’ai fabriquée (dans le menu)

cavatina

Dans un de mes précédents billets (“saccades du chagrin”, j’ai collé un texte écrit il y quelques années sur le chagrin sans cause, juste le poids. J’écrivais que : “Il tombe sur vous, sec et râpeux sans s’annoncer, souvent lorsqu’une musique surgit alors que votre pensée a quitté le sol dans l’on ne sait quoi. Moi, par exemple, c’est en écoutant celle du générique de « Deer Hunter », le « voyage au bout de l’enfer » de Cimino. A côté de moi, la femme que j’aime. Je devrais lui prendre la main, danser dans les étoiles, jongler avec tous les sentiments du cosmos, mais non, je pleure en silence et tombe dans ce foutu chagrin.

L’un de mes lecteurs m’a demandé de quelle musique il s’agissait. Je lui ai répondu qu’il était fainéant, qu’il y en avait mille versions en ligne, que c’était “Catavina”, à la guitare composé par Stanley Myers, que cette musique était simple et serrait les corps. J’ai regretté immédiatement mon propos. J’ai compris qu’il voulait que la donne à écouter dans un billet et que c’était à moi de choisir la version…

Je propose d’abord l’originale sous les photos du film qui défilent :

LE LIEN

Puis une autre, ci-dessous par deux guitaristes en concert.

CAVATINA

PS1. Je n’aurais pas du écrire ce billet et écouter. Je suis idiot. Les saccades. Inutile en confinement.

PS2. Dans ma page d’accueil, j’ai précisé que les commentaires sur les billets n’étaient ni obligatoires ni désirés. Pour une fois, je me départis de cette règle. N’hésitez pas, si vous en trouvez une version magnifique.

Cohen, Solal, Mangeclous

Le confinement nous permet de faire des tris. Notamment dans la littérature, les essais. On s’y est essayé par un petit jeu : retrouver dans sa bibliothèque numérique, les bouquins essentiels, en tous cas non quelconques.

Évidemment qu’on est passé par Albert Cohen. Tous disent de lui que c’est un grand. Moi aussi. Mais, curieusement, peu de diseurs ne viennent le relire. Moi non plus.

Je me suis donc arrêté à Solal. Et je livre la première description par A.C de Mangeclous. Je ne commente pas. Je suis cependant un peu surpris de la couverture du livre de poche. Châle de prière. Juif. J’avais raison. Ce n’est plus la même aujourd’hui dans la collection Folio…

On pourrait écrire toute une histoire sur ce changement de couverture. Entre le châle (le talith) et l’uniforme, en passant par le costume occidental. Des idéologies, des philosophies, des géo-politiques, des peurs, des convenances, mille passages ont fabriqué la différence de couverture. Je pourrais l’écrire. Ça serait passionnant (Solal folio, du Talith à l’uniforme). Mais trop long, je dois chercher en ligne une musique de film (voir le billet suivant). Un autre jour.

Voir images de couverture en tête de billet

Le long et décharné Mangeclous, dit aussi le Bey des Menteurs et le Père de la Crasse, était un homme habile et miséreux, pourvu d’une faim et d’une soif célèbres dans tous les ports méditerranéens. Les gens de Céphalonie le surnommaient encore le Capitaine des Vents, faisant ainsi allusion à une particularité physiologique dont Mangeclous était assez vain. Il possédait une culture juridique réelle mais les négociants craignaient d’avoir recours à ses talents car il se plaisait trop, pour l’amour de l’art, à compliquer les procès. Il était affligé de nombreuses filles que, par jalousie, il ne laissait jamais sortir, et d’une femme qu’il battait de confiance tous les vendredis matin afin de la punir des infractions qu’elle avait dû commettre en cachette ou qu’elle commettrait dans les années à venir. (« J’aime la justice », avait-il coutume de dire à l’issue de cette cérémonie hebdomadaire.)
Mangeclous avait d’innombrables métiers. Il s’était acquis une brillante réputation de médecin et avait mis en vers les propriétés médicinales de la plupart des légumes et des fruits. (« L’oignon accroît le sperme, apaise la colique – Pour la dent ébranlée est un bon spécifique. ») Des végétaux sur lesquels il n’avait pas de lumières spéciales, il disait invariablement : « Apaise les vents et provoque l’urine. » Il était, de plus, oculiste, savetier, guide, portefaix, pâtissier, gérant d’immeubles, professeur de provençal et de danse, guitariste, interprète, expert, rempailleur, tailleur, vitrier, changeur, témoin d’accidents, fripier, précepteur, spécialiste, peintre, vétérinaire, pressureur universel, médecin de chiens, improvisateur, poseur de ventouses terribles, chantre à la synagogue, péritomiste, perforeur de pain azyme, cartomancien, pilote, failli, intermédiaire après coup, prestidigitateur, mendiant plein de superbe, dentiste, organisateur de sérénades et d’enlèvements amoureux, fifre, fossoyeur, ramasseur de mégots, percepteur de fausses taxes militaires sur de diaphanes et ahuris nonagénaires, détective privé, pamphlétaire, répétiteur de Talmud, tondeur, vidangeur, inscrit à divers fonds de secours, hannetonnier, annonceur de décès, pêcheur à la dynamite, créancier de négociants en faillite, courtier en véritables faux bijoux et en mariages, truqueur de chevaux, destructeur de mites et raconteur stipendié d’histoires joyeuses. Excellent homme d’ailleurs et fort charitable lorsqu’il le pouvait.

Just do it, y’a bon Banania

Slogans publicitaires, en titre.

Juste pour les comparer à ceux que les journalistes de Libé qui passent leurs nuits à chercher le jeu de mots “slogan de titre” qui fonctionne comme de la publicité accrocheuse et aux politiques qui, désormais persuadés que le buzz passe par la phrase à consonance publicitaire, embauchent des hypokhagnes adolescents.

Ainsi, aujourd’hui :

1 – LIBE, POUR ASSASSINER AMAZON AUQUEL ON (UN TRIBUNAL A NANTERRE) INTERDIT DESORMAIS DE VENDRE DES PRODUITS NON ESSENTIELS, SES SALARIES ETANT PRETENDUMENT, SELON LES SYNDICATS QUI JOUENT INCROYABLEMENT LA SURVIE DES ENTREPOTS EN FRANCE, MAL PROTEGES CONTRE LE VIRUS, (CE QUE JE NE CROIS PAS)

LIBE A TROUVE SON TITRE QUI VA FAIRE PLAISIR AUX ANTI-TOUT (cf PS) LE SLOGAN CONTRE LE MECHANT PATRON CAPITALISTE JEFF BEZOS QUI PROFITERAIT, JUSTE EN VENDANT CE QUE TOUS VEULENT ACHETER QUI NE SONT PAS DES CAROTTES. LE VOICI: “AVIDE DE COVID”

2 – BENOIT HAMON DANS UN ENTRETIEN AU MONDE SUR LA CRISE SANITAIRE :

“NOTRE SOCIETE S’EST LOURDEMENT TROMPEE EN PREFERANT LES BIENS AUX LIENS

Décidément, le vide est concomitant de la déshérence.

PS. Peut-être pourrions-nous nommer ces jouisseurs de l’exacerbation du malheur, ces râleurs impénitents qui voient la main invisible noire (souvent juive, selon beaucoup) absolument partout des “ANTI-TOUX”. Leur discours étant du “sirop” inefficient.

Les bras

Tramway de Lisbonne. Par cette image, on revient à un thème récurrent, celui de la différenciation dans la perception. Ou, pour mieux le dire, frontalement, l’inégalité de l’oeil.
Michel Poivert, historien d’art et professeur d’histoire de la photographie, spécialiste de la photo dite plasticienne ou contemporaine a pu écrire dans l’un de ses ouvrages ( » Brève histoire de la photographie » – Ed Hazan) que : » la photographie contemporaine se trouve exonérée des grandes valeurs modernes de la démocratie (l’image pour tous) et de l’objectivité (l’enregistrement comme garantie du réel) qui ne sont pas précisément des valeurs attachées à l’art et qui, dans une certaine mesure, y sont même opposées : l’art, c’est l’élite et l’imagination…La photographie contemporaine, c’est le moment historique du trouble éthique de l’image consacré comme art ».
On se demande ce que vient faire cette citation sur le statut de la photographie dite contemporaine sous mon image des trois bras accoudés sur les fenêtres du tramway de Lisbonne.
Elle est pourtant emblématique de la question posée qui est celle de la perception artistique de ce qui peut se constituer en art.
D’un côté, il y a ceux qui ne voient que trois bras et renvoient dans leur oeil la banalité du sujet, une simple représentation de la réalité « enregistrée ». De l’autre, ceux qui, oeil prétendument aiguisé, éduqué, perçoivent le graphisme dans la répétition des formes et des couleurs organisées dans l’espace.
En réalité, dirait l’historien de l’art, la vision « graphique » est élitiste, générée par l’imagination « cultivée ». Le même débat s’initie dans tous les domaines, notamment dans la musique et celle, classique, qui peut d’ailleurs constituer la distance culturelle volontairement désirée et le placement de « l’écouteur » dans l’élite.
Mais ce vieux débat, même s’il est nouveau dans la photographie, en émergeant concomitamment à la photographie dite contemporaine ne trouve jamais sa sortie tant l’antithèse est facile. Le seul intérêt est historique : comment est-on passé de la photographie « art moyen » , décrite par Pierre Bourdieu et la « photographie-art » instituée, à grands coup s médiatiques par les tenants (qui sont aussi tenanciers de galeries) de la photographie plasticienne ou contemporaine.
Et la vraie question qui peut se poser concerne les élites ou les connaisseurs, les imaginatifs à l’oeil éduqué, qui ne goûtent pas cette nouvelle photographie. Pourtant “contemporaine” et “plasticienne”. Faut croire que la duperie ne passe pas toujours…

Virgule mortelle

Dieu que les règles de la ponctuation française sont difficiles, surtout dans l’usage de la virgule, m’a dit un ami féru de littérature et qui s’y essayait depuis peu.. Je me suis souvenu d’un mot de Jean-Francois Revel sur le sujet. Je l’ai retrouvé.

Je ne résiste pas à reproduire ici sa petite plaisanterie grammaticale.

Je connais des simplificateurs qui voudraient supprimer toutes les virgules. Mais prenons la phrase suivante : « Untel n’est pas mort comme on l’a dit » ; et celle-ci : « Untel n’est pas mort, comme on l’a dit. » La première signifie : « Untel est mort, mais pas comme on l’a dit » ; la seconde : « On a dit qu’un tel était mort, mais c’est faux. » La virgule est une question de vie ou de mort.”

J-F. R

Bansky, rat-le-bol

Bansky. Qui ne le connait pas ?. Artiste adulé pour sa critique radicale libertaire, anticapitaliste, intervenant dans les lieux publics, les zoos, dénonçant tout, dont le système qui le fait vivre et se vendre; C’est un pseudo. on allait écrire un “pseudo-artiste”, de ceux qui nous donnent la leçon, comme beaucoup de contemporains. Mais des amis pourraient être choqués : l’art contemporain est contemporain.

Bon fabricant, néanmoins de trompe-l’œil et marrant interventionniste dans l’urbain Voir son traîneau de Père Noël arrimé à un banc (contre le mal-logement ou encore son diptyque dénonçant la pollution sur deux murs), Banksy a mis en scène les rongeurs en action avec ce qu’il avait sous la main.

Là, il est confiné et ne peut intervenir dans la rue. Ne lui reste que ses murs, sa salle de et bien sûr son compte Instagram, sur lequel il a publié sa dernière oeuvre : des rats qui envahisseurs de salle de bains.

Banksy a de l’humour et nous dit pour cette création de confinement : “Ma femme déteste quand je travaille depuis la maison.” 

Si vous dessinez dans votre cuisine des demi-pression ou des paillons bleus, vous n’aurez aucune chance de fait-re le buzz.

Il faut s’appeler Bansky.

C’est le secret de l’art contemporain. Mais on va pas se plaindre. Faut bien travailler, faut bien vivre. Télétravail de l’artiste…

Son “travail” ci-dessous :

saccades du chagrin

Ce texte est d’un ami. Je l’ai inséré, sans commentaires, ni ratures dans mon petit site.

“Que ceux qui n’ont pas connu le chagrin lâchent ces lignes.

Les chagrins. Pas ceux éternels, nécessaires, qui suivent la perte d’un proche, ou, pire, d’un grand amour (assurément très douloureux), non, non, l’insurmontable, le pire, celui de rien du tout, le chagrin sans cause immédiate, l’insidieux, l’injuste, l’inhumain.

Dans ce chagrin, les pleurs viennent de très loin, d’un magma lointain, noir, boueux, méchant, et nul ne peut les sécher, y compris la femme qui vous aime lorsque, les sentant poindre, bruyants sous votre poitrine, elle tente de vous prendre la main pour la caresser, la serrer mais ne peut comprendre, amoureuse, ce désarroi sans place, ou atteindre, pour le briser, le centre vide d’une âme qui tombe, extirper le caillot noir d’une douleur incassable, immonde. Injuste.

Il tombe sur vous, sec et râpeux sans s’annoncer, souvent lorsqu’une musique surgit alors que votre pensée a quitté le sol dans l’on ne sait quoi. Moi, par exemple, c’est en écoutant celle du générique de « Deer Hunter », le « voyage au bout de l’enfer » de Cimino. A côté de moi, la femme que j’aime. Je devrais lui prendre la main, danser dans les étoiles, jongler avec tous les sentiments du cosmos, mais non, je pleure en silence et tombe dans ce foutu chagrin.

Solitude ignoble, détresse de malheur, saloperie du néant qui s’arrime à votre gorge comme un boulet, en une seconde, sans qu’on s’y attend, pour vous enlacer par mille tentacules, des outils de l’effroi, qui jaillissent d’entrailles souterraines, visqueuses, hors des bleus horizons limpides, et fait s’abattre sur votre corps ces grands chagrins, ces ennemis, comme des squelettes vivants qui bougent bruyamment, comme des milliers de tenailles d’un plomb méchamment durci pour démolir les corps et les êtres. Saloperie.

A vrai dire, j’en suis sûr, nul n’a pu quitter ma page, puisque tous ont connu le chagrin. Il commence à l’heure où l’on pleure sans blessure physique, sans être tombé d’un vélo sur une route de campagne. Il arrive lorsque, enfant, pour une séparation souvent, pour un mot peut-être, les sanglots vous prennent, en saccades comme un moteur froid et vous imposent la solitude qui va alors courir, jusqu’à la grande fin, sur une chair de poule qui ne cesse de vieillir.

Vous acquiescez au propos, j’en suis sûr : il faut débarrasser le monde du chagrin, c’est une plaie. Il faut la panser, j’allais dire la « réparer ». Mais là je me risque ailleurs”.

Le style contre l’instinct

Dans son “dictionnaire amoureux de l’Espagne, Michel del Castillo, consacre un très bel article à la tauromachie.

J’en extrait quelques brèves lignes que je colle :

« Exaltation des facultés intellectuelles et affectives de l’homme, poème charnel de sa supériorité sur l’instinct, la tauromachie est le théâtre où les Espagnols vivent leurs croyances, non par l’abstraction, aussi brillante soit-elle, mais par le style. Se penser homme, c’est agir en homme. On juge de la pertinence des idées face à la mort »

Del Castillo nous donne des mots d’une vérité implacable. L’instinct, l’abstraction, le style, trois champs dans des cercles qui se cognent. Et qui, tous caressent, frôlent la mort, glissent sur elle, sans s’y coller frontalement, de peur qu’elle ne vous attrape.

Le style est tout.

PS. C’est un vrai mystère. Chaque fois que je sors cette photo en tête de billet, que j’ai prise dans les arènes de Séville, il y a Assez longtemps, je me demande comment j’ai pu la prendre. Presque parfaite. Et je n’étais pas en mode “rafale”. Des nuits d’insomnie, je me dis que des anges de la photographie déclenchent à votre place et rient, rient et rient encore. Puis le matin, devant un mauvais café, je me dis que c’est de la “chance”. On devrait rester dans la nuit pour saisir les mystères. Mais elle est trop longue pour les insomniaques.

l’ange et la règle

Une amie a été très gentille, aujourd’hui. Au téléphone. Elle a, par une autre amie, appris l’existence de ce site, me dit qu’elle y a passé la nuit. Et me rappelle les années post-université pendant lesquelles je hurlais qu’il ne fallait rien publier, tant tout avait déjà été dit et qu’au surplus, l’ouvrage supposait la perfection. Elle me rappelle encore (là, elle est presque méchante) que j’étais un idiot que de sombrer dans la nécessaire perfection, sans laquelle, rien ne valait. Un idiot, a – t-elle répété. Elle me dit de ne pas bouger, qu’elle m’envoyait par un couper/coller Whatsapp un extrait d’un bouquin de Schiller (allez en ligne, on dit qu’il est presque antisémite, ce qui est faux). Je le livre ci-dessous :

« Le vrai génie est nécessairement naïf, ou il n’est pas le génie. […] Il ne connaît point les règles, ces béquilles de la faiblesse, ces pédagogues qui redressent les esprits faussés : il n’est guidé que par la nature ou par l’instinct, son ange gardien  » Schiller. De la poésie naïve et sentimentale.

Je ne sais comment prendre cet envoi (je lui téléphone ce soir).

Est-ce à dire que la règle, la perfection presque géométrique de l’idée et du style qui la propulse est antinomique de la production ? Et qu’il fallait que je sois naïf ?

Elle me fait trop d’honneur car à vrai dire, tous les anges gardiens éclatent de rire quand celui qu’ils gardent les imite, en étant sans règles, virevoltant dans les airs profonds, enlaçant l’infini, écrasant les pédagogies, en se plaçant dans les ondes cristallines.

Il n’y a que les anges qui peuvent dire sans règles. Ce pourquoi, ils sont des anges.

PS. Flaubert, que j’ai convoqué plus haut, a raison quand il énonce que : « Si vous vous acharnez à une tournure ou à une expression qui n’arrive pas, c’est que vous n’avez pas l’idée. L’image ou le sentiment bien net dans la tête, amène le mot sur le papier. L’un coule de l’autre. « Ce que l’on conçoit bien, etc. »  »

Le seul problème, c’est que l’assertion vaut pour le roman. Pas pour les idées. Sa propre idée ne fait pas une idée. Sauf sur Facebook ou avec celles et ceux qui croient penser en sortant des lapalissades. Relisez. Et vous comprendrez pourquoi tout n’est pas publiable. Heureusement qu’il existe des sites en ligne, comme celui-ci, pour le dire…

Ce qui est un comble.

l’art de l’esbroufe

 
 

Où il est question d’art contemporain. L’artiste Ad Reinhardt, connu pour ses Black Paintings, évidemment, comme tout artiste contemporains, donneur de leçons philosophiques pour adolescents de la banlieue de New-York disait  :

« Tout doit être irréductibilité, irreproductibilité, imperceptibilité. Rien ne doit être “utilisable”, “manipulable”, “vendable”, “marchandable”, “collectionnable” ou “saisissable”. »

Avant-garde de pacotille, discours creux et faussement rebelle, dans l’imitation sémantique d’un Rimbaud qui écrivait sans gloser. Bref du petit baudrillardisme (Baudrillard), du moyen situationnisme, un succédané de marxisme de bar du quartier latin en 1970.

L’art contemporain s’est souvent construit et fondé sur la propos de la petite rébellion, d’abord contre celle de l’esthétique (ce qui n’a rien à voir avec le figuratif)

Digestion. Je ne sais plus qui affirmait que nous vivons, en dans cette matière dans la digestion”. Celle qui suit la consommation. Ainsi, une production de produits digérables.

Et le discours sur l’art contemporain, anti-consommation, marcusien, nous donne, très exactement, le plus souvent à “digérer” des oeuvres indigestes. On se souvient de la “merde d’artiste” de Piero Manzoni.

En s’affirmant lui-même, dans une prétendue philosophie de l’existence qui nie plaisir et beauté (un canon traditionnel, mais une perception réelle), comme « indigeste » ; les artistes contemporains, souvent pour éviter la comparaison artistique et, surtout, une mise en cause de l’absence de maitrise de la technique, sont fiers de rendre leurs “oeuvres” indigestes, en se mettant, en réalité, en dehors du “regard”. Les “regardeurs” ne peuvent être que ceux dont l’intellectualité de la perception admet la mise au rancart du “beau” et la pose de l’intellectualité de l’acceptation du rien, du néant artistique qui devient “art”. Par ce vide esthétique. La non-beauté est art. Sûr.

“L’irregardable” devient donc une oeuvre par son “irregardabilité”.

Et pourtant. Oui, on peut se planter devant une oeuvre d’art contemporain et être happé par le “je-ne-sais-quoi” (Jankélévitch) qui vous retient et vous plaque dans l’art.

Alors ? Qu’est-ce que ce billet veut donner à entendre ou à lire ?

Juste une réponse à une amie que je n’avais eu au téléphone depuis un demi-siècle et qui me posait la question de savoir si je courais toujours les salles de vente à la recherche de l’oeuvre contemporaine essentielle (je lui ai répondu que non, c’était “terminé”), en ajoutant qu’elle en était, elle, revenue et préférait devant ses yeux des reproductions de Rembrandt. En posant encore la question de ce qui était selon moi “l’art contemporain”.

Je lui ai répondu : une oeuvre sans accompagnement du discours, comme celle du Greco, qui n’a pas besoin de mots pour la faire “digérer”. Et que ça pouvait arriver dans l’art contemporain. 

Dès que le discours sur l’oeuvre pointe son esbrouffe, (je l’écris ici avec deux f, les deux orthographes sont tolérées),  dans le discursif, elle se perd dans l’indigeste. Et, y en a marre des jeunes artistes qui se prennent pour Nietzsche, en montant une installation où se croisent un mouton et un ordinateur, pour nous faire comprendre les “ruptures de la modernité”

Je crois qu’elle était ravie de ma réponse qui la confortait dans ses convictions. C’est ce à quoi sert la conversation téléphonique.  La “discussion” est surannée.

les confinements de la politique

On aura remarqué que dans cette période, je n’ai rien écrit sur la période. La doxa, sur les réseaux sociaux, s’en charge. Et je n’ai rien à dire. En réalité, it il y aurait tellement à dire que ça tournerait au billet pamphlétaire que je tente d’exclure ici.

Je me faufile donc dans l’exception. Pour maudire le politique et le pouvoir.

Je n’ai pas vu notre Président ce soir débiter son discours prévisible. Je ne regarde pas une seconde la TV, dont je crois avoir perdu la télécommande et qui ne peut s’allumer autrement.

On m’a dit au téléphone, malgré le deal du discours du non-désespoir que j’ai imposé à tous (il est inutile de se faire du mal, en alimentant BFM, un leitmotiv, juste entendre une douce voix, sans acrimonie que le moment propulse) : 11Mai, écoles de classes de 20m2 rouvertes, restaurants et bars fermés. Et je ne sais pas trop sur des tests, du traçage, de l’incertitude et beaucoup de vide discursif et, surtout, scientifique.

Je constate – c’est mon seul propos, très bref, ici- que le politique ou plutôt la politique (ceux qui savent connaissent la différence), elle, a horreur du vide. Même si ce trop-plein est concomitant de la mort des non-réanimés.

L’épisode “Municipales” organisées malgré ce que l’OMS disait depuis deux mois, la visite à Marseille, clownesque, chez Raoult, un médecin infectiologue sur lequel je n’ai rien à dire, n’étant pas infectiologue, alors qu’un coup de téléphone suffisait, dans un bureau, loin de la foule, sont suffisamment parlants.

Je crois, ,assez sincèrement que certains de nos politiques, Président, Premiers et ministres, méritent la Haute Cour de Justice. Mais la violence de ce type de propos me range du côté du discours non maitrisé des réseaux sociaux. Et je mets un point d’honneur à l’éviter ou même à discuter du monde, sûrement un peu certain des hiérarchies dans les analyses. Toutes ne se valent pas et la discussion criarde (à laquelle je participe, juste pour le ton) n’est pas efficiente. La seule efficience est celle de la sortie de la crise. Et je ne la connais pas.

Je préfère donner à lire un article d’un chercheur du CNRS, concret et sans fioritures. Qui dit tout, sans hurler.

Quant à mon titre, il veut simplement signifier que le pouvoir et la politique ne peuvent se mettre en branle sans un confinement qui est un enfermement. Celui dans la sphère (politique) dans laquelle on ne connait que soi et son image et où on applaudit à 20h lorsque la côte de popularité est grimpante.

Je colle ci-dessus, c’est assez signifiant, une défintion trouvée en ligne, du “confinement” :

“Correspond à confiner2]A.−Vieilli. Isolement (d’un prisonnier) :1. Les quatre familles intéressées écrivirent à la cour pour solliciter la déposition, le confinement dans une forteresse, de l’homme convaincu de tant de désordres. Gobineau, Les Pléiades,1874, p. 219.B.− Fait d’être retiré; action d’enfermer, fait d’être enfermé (dans des limites étroites). Ma pensée reste captive entre Claire et moi, (…) et je vais dans le jardin pour échapper à ce confinement de la tendresse (Chardonne, Claire,1931, p. 203):2. Jean-Jacques et Thérèse [logeaient] au quatrième. Il se trouva heureux. Il avait le goût du confinement. Il y avait en lui aussi, entre tant de personnages, un petit bourgeois rêveur et gourmand qui aimait ses pantoufles et les petits plats. Guéhenno, Jean-Jacques,En marge des « Confessions », 1948, p. 294.− Spéc. ,,Interdiction faite à un malade de quitter la chambre“ (Méd. Biol. t. 1 1970). Le confinement à la chambre (A. Arnoux, Zulma l’infidèle,1960, p. 11).C.−BIOL. Maintien d’un être vivant (animal ou plante) dans un milieu de volume restreint et clos.Prononc. et Orth. : [kɔ ̃finmɑ ̃]. Ds Ac. 1878. Étymol. et Hist. 1. 1481 « terrain confiné » (Ordonnance, XVIII, 630 ds Bartzsch, p. 34), attest. isolée; 2. 1579 « emprisonnement » (Fauchet, Antiquitez, IV, 11 ds Hug.) − début xviies., ibid., repris au xixes. comme terme de dr. pénal (Besch. 1845 : Confinement […] Peine de l’isolement en grand usage dans les États-Unis). Dér. de confiner2*; suff. -ment1*; le terme de dr. pénal, peut-être sous l’infl. de l’anglo-amér. (solitary) confinement (cf. 1801, Crèvecœur, Voyage dans la Haute Pensylvanie, t. 3, p. 53, 237, 238). Fréq. abs. littér. : 11.”

PS. On peut adorer le “Ma pensée reste captive entre Claire et moi, (…) et je vais dans le jardin pour échapper à ce confinement de la tendresse (Chardonne, Claire,1931, p. 203″

Dévoiler

J’ai, depuis des années, malgré des convictions politiques affirmėes, juré que mon mini-site, que très peu, de par une volonté inextinguible qui trouve sa source dans ce que, justement, peu savent, n’est pas notoire, presque clandestin et confidentiel, bien que rien d’occulte ou de malsėant ne vient s’y loger. Ce n’est pas une mini-tribune politique. Ils sont pléthore. Nul besoin, dans tous les sens, d’en rajouter.

Je ne participerai donc pas ici au débat confus, diffus, évasif, sur le port du voile.

Juste lancer un mot, peut-être un jeu de mots, puisque c’est dans ce jeu que le centre surgit, que les vérités caressent le réel.

Le voile dévoile ce qui devient visible.

A se rendre invisible, on fabrique la visibilité.

Dans le billet précédent, j’avais écrit ou cité que la simulation était une stimulation.

C’est dans le même ordre sémantique du jeu nodal que le billet ci-dessus s’insère. Le jeu s’amuse.

Séder, II. La cigarette et le vin

Deuxième soir de Pessah, deuxième Séder.

Un membre de ma famille, le seul qui connaisse ce site, me demande de continuer. “Il y a deux soirs de Séder, donc deux billets. Ou sinon, c’est pas du jeu…”. Vous avez bien lu. “Du jeu”.

Donc, je continue, en espérant que demain, je n’entendrai pas dans sa bouche me dire “Pessah dure 8 jours, donc tu continues…”

Et, ce soir, devant un “Msoki”, livré à domicile, par un autre membre de la famille, je m’y attèle.

Extrait de Wikipédia : “Le msoki ou msouki (hébreu : מסוקי) est un plat traditionnellement préparé par les Juifs originaires d’Algérie et de Tunisie pour le séder de Pessa’h ou pour le septième jour de cette fête, mais il peut être consommé pendant la fête. Il s’agit d’un ragoût d’agneau et/ou de bœuf contenant plusieurs variétés de légumes (généralement de saison). Certains ajoutent des morceaux de matza afin de pouvoir comparer le plat aux trois éléments essentiels de la nuit de Pessa’h — pessa’h, matza ou maror (« agneau pascal, pain azyme et herbes amères »). Comme les galettes azymes cuites en Tunisie étaient extrêmement dures et épaisses et que les Juifs tunisiens autorisaient la consommation de matza trempée, il était de coutume de les plonger dans le fond du plat pendant sa cuisson afin de les ramollir”.

Hier, j’avais raconté “l’extra” après les dix plaies.

Ce soir, toujours dans le souvenir anthropologique, culturel, laissant de côté la théorisation sur l’invention de la liberté (par le judaïsme, dans la sortie d’Egypte, et non pas dans la chrétienté, dans la constitution de l’individu contre la Loi, comme pourrait le clamer un auteur de la revue “Etudes” qu’au demeurant j’apprécie énormément), je me plante dans l’anecdote. Qui, en réalité n’en est pas une.

Le soir de Pessah, le vin est donc présent, dans les prières, entre les prières, dans le repas final. Les juifs séfarades, du moins avant leur départ pour la France, n’étaient pas de grand buveurs de vin. Ni, en général d’alcool. De temps à autre, peut-être – et encore- des rasades de boukha (l’alcool de figue frappé, conservé, en France dans le congélateur inconnu dans les terres africaines (étant observé que beaucoup de connaisseurs considèrent cette pratique de la boukha congelée comme une infamie, le goût de la figue étant “écrasé” par cette pratique inepte. Mais je m’éloigne du sujet).

Donc, le vin le soir du Séder, indispensable à l’ordonnancement du récit, entrecoupé de gorgées du liquide, qu’on boit, au demeurant, accoudé à gauche (mais, là encore, je n’explique pas, le billet n’étant pas encyclopédique)

Les enfants sont, ce soir, rois de la table, les questionneurs de la source de la tablée magique du Séder (“Pourquoi ce soir n’est pas comme les autres ?”) peuvent tremper leurs lèvres dans la coupe de vin. Les enfants peuvent boire du vin…!

Et beaucoup d’adolescents se souviennent de cet instant magique pendant lequel, comme les adultes, l’on pouvait boire du vin; que, mieux encore l’enivrement n’étant pas interdit par les sages commentateurs du Séder, ils pouvaient avoir le droit de subir une tête qui tourne, sous les effets d’une lampée du liquide des dieux…

Gueule de bois de Pessah…

M’est alors venu, à cet instant où je riais de ces jeunes enivrés, un autre écart, à l’oeuvre dans une vie de jeune juif : la cigarette aux lèvres, le jour de la Bar-Mitsva, à 13 ans.

Ce jour là, le “communiant” (la France chrétienne est passée par les mots) avait le droit d’avoir dans sa poche un paquet de cigarette et, ostensiblement, devant des parents assez gênés, des oncles rieurs, et des copains ravis de partager les bouffées, laissait pendre dans des lèvres maladroites, une cigarette, sorti de ce paquet acquis sur un trottoir, quelques mois avant le grand jour…

Le bar-mitsva devenait un homme, pouvait participer, désormais à l’assemblée des dix requis pour prier (le “minian”:  il ne faut pas d’Eglise chez les juifs, juste une communauté de 10). Il pouvait donc fumer.

Un verre de vin à la main, cigarette dans la bouche, l’homme s’imagine homme. Il n’en faut pas plus pour faire des bonds.

 

 

Qui dit mieux ? Qui écrit mieux ?

Au téléphone, dans cette période inqualifiable, on pose toujours la question du remplissage de son temps. Alors on répond souvent qu’on écrit, qu’on lit. Les moins avares des formules toutes faites s’arrêtent une seconde et vous demandent ce que vous lisez. On répond, en évitant de citer un bouquin un peu difficile, de peur d’être entrevu comme un snob, un esbroufeur. Il ne faut jamais dire qu’on lit ce que l’autre ne veut ou ne peut lire. Question tant de politesse que d’armure un peu idiote contre l’attaque imméritée.

Hier (après le Séder, un peu spécial cette année), un téléphone du type de ce que je viens de décrire. Et là, on ne me demande pas ce que je lis. On m’annonce d’emblée, presque un peu fier, qu’on lit du Flaubert. Au bout du fil, l’interlocuteur, très vieil ami, sait parfaitement mes goûts littéraires. Et dans ma jeunesse, et même beaucoup plus tard, j’ai gâché des soirées amicales et chaleureuses en ressassant mon admiration du style de Flaubert, toujours sur la tâche, l’anti-Balzac.

Je demande : Bovary ? Encore ?

On me répond : non “Un coeur simple”.

J’ai vite raccroché pour aller voir. Il y a très longtemps que je ne l’avais pas ouvert ce livre.

Qui écrit mieux que Flaubert  ?

EXTRAIT D'”UN COEUR SIMPLE” DE GUSTAVE FLAUBERT

“La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l’eau-de-vie, accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue “magnifique”, à M. Paul singulièrement “forci”, sans oublier leurs grands-parents défunts que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d’ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d’ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d’étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n’eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui.

Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d’épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruines. Mme Aubain dit qu’elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes.

On dit que Kafka, fatigué du style lourd de l’allemand de Prague ou peut-être même de l’allemand tout-court, allait chercher chez Flaubert “le style de la phrase définitive”.

Il n’a pas eu tort.

Extra…!

Extrait de la Haggadah de Pessah : Nous étions esclaves du Pharaon en Égypte, et l’Éternel, notre Dieu, nous a faits sortir de là d’une main forte et d’un bras étendu. Si le Saint, Béni soit-Il, n’avait pas sorti nos pères d’Égypte, alors nous, nos enfants et nos petits-enfants serions restés asservis au Pharaon en Égypte. Aussi, même si nous sommes tous sages, tous comprenant, tous connaissant la Torah, nous serions encore obligés de discuter de la Sortie d’Égypte ; et celui qui fait la narration de la Sortie d’Égypte plus longuement est digne de louanges.

On aura compris que je suis un peu juif. Et rien de ce qui est de cette religion, de ses coutumes, de son architecture éthique ne peut m’être indifférent. Non pas que je fréquente assidument les synagogues. Mais, très simplement, parce que je suis né juif.

Ce soir, 8 Avril, c’est le rituel du séder (l’ordre, en hébreu).

C’est le premier soir de la fête de Pessah (la Pâque juive), laquelle, autour d’une table familiale animée, permet de rappeler, dans le récit ordonné, surtout aux enfants, la conquête de la liberté des juifs (les enfants d’Israël), sortis d’Égypte, après des années d’esclavage.

Hymne à la liberté conquise dans la sortie d’Égypte, imposée par Moïse, “main du Maître de l’Univers” puis surtout dans le désert, pendant 40 ans, l’Éternel faisant don de la Torah (le Pentateuque, les 5 premiers livres de la Bible nommée « Ancien testament » par les chrétiens) sur le Mont Sinaï (Voir “Les dix commandements” de Cecil B. De Mille, avec un Charlston Heston dans le rôle de Moïse, éblouissant).

Il n’est un juif, même les moins religieux, qui ne se souvienne de cette soirée. Sur la table, déjà emplie de mets qui sont autant de symboles printaniers à bénir, est posée devant chaque convive la Haggadah de Pessah. Le livre du récit.

Les grands religieux ne la lisent qu’en hébreu. D’autres, oublieux de la langue apprise pour leur Bar-Mitsva, lisent (on lit à tour de rôle) en phonétique. Les plus modernes, les plus libéraux lisent en français. On peut alterner.

Entre les lectures, tout un rituel donc, autour du vin et des aliments (céleri, herbes amères qui rappellent les misères endurées par les hébreux, trempées dans une confiture de dattes, œuf, pied d’animal, et plein d’autres choses encore, mon propos n’étant pas encyclopédique…)

Extrait de la Haggadah de Pessah :« Les Égyptiens nous traitèrent avec méchanceté , comme il est dit : Allons, agissons avec ruse envers lui (Israël) de peur qu’il se multiplie et que, s’il y avait une guerre, il se joigne à nos ennemis, se batte contre nous et quitte le pays. Ils nous firent souffrir , comme il est dit : « Ils mirent des surveillants sur (le peuple d’Israël) pour le faire souffrir de leurs fardeaux ; et il construisit des villes d’entrepôts pour le Pharaon, Pitom et Ramsès. Et ils nous imposèrent un dur travail », comme il est dit : « Les Égyptiens firent travailler les Enfants d’Israël avec dureté. Et ils rendirent leur vie amère par le dur travail, avec le mortier et avec les briques et toutes les sortes de travail dans le champ, tout leur travail qu’ils leur imposèrent avec dureté. » Et nous avons crié vers l’Éternel, le Dieu de nos pères. Et l’Éternel entendit notre voix et vit notre souffrance, notre labeur et notre oppression. Et nous avons crié vers l’Éternel, le Dieu de nos pères », comme il est dit : « Pendant cette longue période, le roi d’Égypte mourut ; et les Enfants d’Israël gémirent à cause de la servitude et ils crièrent. Et leur appel au secours monta vers Dieu, depuis la servitude. Et Dieu entendit notre voix », comme il est dit : « Et Dieu entendit leur gémissement, et Dieu Se rappela Son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. »

Et on chante et on récite les dix plaies d’Égypte, infligées aux égyptiens pour contraindre leur Pharaon à laisser, sous l’égide de Moïse, envoyé du Maître de l’Univers, faiseur de miracles qui ont peine à emporter la conviction du souverain qui ne veut laisser partir le peuple des Hébreux.

C’est ici que je reviens à mon titre. Donc, pendant le repas, programmée depuis des siècles, la récitation, l’une après l’autre, des dix plaies subies par les égyptiens, pour contraindre Pharaon à se défaire des juifs.

Terribles. Sang.Grenouilles.Vermine.Bêtes sauvages.Peste.Ulcères.Grêle.Sauterelles.Obscurité.Extermination des premiers-nés.

Entre chaque plaie, le maître de maison, maître des prières, verse dans un récipient un peu de vin et les convives disent, à chaque geste de versement du liquide, “Que l’Éternel nous en préserve”. En judéo-arabe “Simassilinou”.

Puis, la maîtresse de maison, la mère pour tout dire, prend le récipient, empli de vin, et tous se taisent dans un silence absolu, un des rares respectés chez les juifs, grand moment silencieux de l’année.

La mère va vers les toilettes. Le silence s’amplifie, malgré les petits sourires entendus de quelques uns, certains de la suite, de l’épilogue. On entend le bruit de la chasse d’eau. La mère vient de déverser le vin des dix plaies dans la cuvette des WC…

Et tous, silencieux, attendent. Ils attendent un mot.

La mère le clame : “EXTRA !” (Ca peut être aussi “super” ou “génial”, chez les plus modernes).

Et tous applaudissent. Des 4 mains, dans la joie et la vraie allégresse.

Quand on invite un non-juif ou même un non-sépharade ou, plutôt un non judéo-arabe, peut-être même un non judéo-tunisien, il faut expliquer:

Les dix plaies sont donc concentrées, au fil de leur versement, dans le récipient, le vin allant être jeté dans la cuvette.

Et là, de deux choses l’une :

– soit après le, tirage de la chasse, l’eau est encore tumultueuse. Et ici, les convives n’ont peut-être pas bien récité ou, pire, ne sont pas méritants d’une absolution divine.

– soit l’eau est limpide, calme, ayant absorbé les plaies, hors de la demeure.

Et c’est ici que la mère crie : “Extra !”

On imagine que personne, dans toutes les demeures juives d’Afrique du Nord, le soir de Pessah, n’a entendu “Pas extra“.

La mère le crie, certainement, cet “extra !”, sans même regarder l’eau. Le tumulte ne peut être dans l’eau.

On pourrait, dans un souci anthropologique rechercher l’origine de cette curieuse coutume qui dévore la superstition. On préfère en rester là. Le mystère de la coutume se suffit à lui-même, frôlant la beauté universelle, extra “en soi”.

Work in progress, cartographie des idées

C’est dans le titre : c’est une annonce, encore une qui ne changera pas la face du monde. Qui, très simplement est un immense projet que j’entreprends, pour le décoller de sa potentialité, souvent abordée avec des proches : les explications du monde par les hommes. Un exposé panoramique des idées (les philosophies, les croyances, les affirmations, les théories) des humains (la pensée philosophique les distinguant des animaux, voyez, je commence…). Et ce depuis l’invention de la pensée.

Une sorte de cartographie de la pensée humaine. Très court, par mots clefs, comme un nuage de mots qui, dans son éclatement, vient inonder la réflexion.

Évidemment que je suis, moi-même, abasourdi. Nul, sauf les dictionnaires ou les ouvrages de Terminale, rébarbatifs et sans saveur, ne s’y essaient, tant la tâche est impossible.

La philosophie ne peut être que son histoire. Exposée chronologiquement ou par sphère de pensée (idéalisme, matérialisme, monisme, dualisme, déterminisme, et tout le reste). Donc un énième ouvrage-dico-précis.

Mais, peut-être que non, il faudrait pour s’assurer de l’efficience du projet, commencer à l’écrire. Cest dans les premiers mots (c’est un leitmotiv), que l’on sent poindre ce qui peut être inédit ou central.

L’idée m’a été soufflée cet après-midi, par un “ami” qui a osé dire que tous devraient profiter du grand enfermement pour distiller son talent; que parait-il (je n’ose l’écrire, mais y suis contraint par l’absence de dialogue qui altère toujours le propos, en le faisant passer, je devrais donc profiter de ce temps mort (le mot est mal choisi, mais il esr basketteur et les temps morts dans le basket sont très forts)  pour tirer par ses cheveux,  mon “talent”, le sortir de son enfouissement quotidien et, en quelques pages, résumer ce que les humains ont pensé du monde dans lequel ils ont été posés. Le mien, de talent, étant celui du “résumé” , de la “synthèse”. Ce qui, au demeurant me place dans la répétition. Plus que dans l’invention; que, dès lors, la prétention qui peut jaillir de cette affirmation, qui n’est pas la mienne (mon talent) est altérée. Et que, mieux encore, je suis insulté…

C’est ce que j’ai dit, en riant, à mon interlocuteur, un homme plus vieux que moi, en pleine forme intellectuelle. Je lui ai répété à l’envi que des milliers ont ce “talent” et qu’il faisait de moi un “répétiteur”. Alors que, prétentieux comme pas deux, je m’estimais “chercheur”. Que le seul que je revendiquais était celui de la conscience de l’intellectualité (la perception de ce qui la distingue de son versant contraire). Celui-ci, n’en déplaise aux coincés, je le revendique.

Il m’a répondu qu’en ces temps spéciaux, il convient de jeter par-dessus bord modestie et salamalecs. Chacun son talent, “répétant” que le mien étant celui de la synthèse, comme le sien est celui de la persuasion. Comme celui de son voisin, celui de savoir aimer les chanteuses de Jazz (savoir aimer est le talent qui est le plus envié, celui qui ouvre les portes de la respiration limpide. ajouta-t-il. Mon ami est un exagérateur, c’est un oriental)

Je reviens à l’essentiel.

A la question de savoir si le monde peut être résumé dans une idée, un mot, une locution (le rêve de celui qui cherche la synthèse de tout, du tout), ou plutôt si l’on peut résumer par quelques mots la pensée humaine, diversifiée et brouillonne (par essence même puisque l’on ne saura jamais), l’on ne peut malheureusement répondre que par la négative.

Cependant dans la profusion des prétendues idées, prétendument novatrices, l’on peut, éventuellement, exposer celles (les idées) qui, comme des perles d’un collier au ras du cou, tiennent dans le fil de la pensée, depuis son immersion dans le cerveau humain.
Confiné, je m’exécute, étant précisé que l’essentiel est dans la synthèse des titres plus que dans le fond. Comme disait le seul professeur que j’ai respecté “si le titre ne dit pas tout, le sujet n’en vaut pas peine”.

Il était dur avec les lecteurs minutieux et férus de  démonstration logique, presque mathématique. C’était un spinoziste qui n’aimait pas le style du maitre et la philosophie exposée comme une géométrie. Un comble.

Je commence demain, dans un format que j’affectionne (pagexl), comme celui de la première page (voir le menu de ce site)

La querelle de Meriba

(Liminaire, réponse. Oui, j’ai effacé un billet écrit hier sur la canine blessée d’un veau-offrande et, partant impur, qui serait à l’origine de la destruction du Temple de Jérusalem par l’Empereur des romains qui n’avait pas apprécié le refus de son cadeau par ces juifs qui se rebellent. On m’a demandé de le remettre. Non, non. Pas assez développé dans « l’orthopraxie » et la Loi, ici, celle alimentaire de la pureté).

Mais puisqu’il s’agissait d’une discussion sur la fête de Pessah, la Pâque juive, qui fait se souvenir les juifs de leur sortie d’Égypte, sous l’égide de Moise, leur errance dans le désert, le don de la Torah sur le mont Sinaï , la lutte fondamentale contre l’idolâtrie et l’entrée dans la Terre sainte, la Promise, la question que, provocateur, je posais à la table du Seder lorsque j’étais jeune, aux lieu et place des fameuses questions posées par les enfants à qui l’on raconte l’épopée, me revient chaque année.

Lisez mon titre, ça sonne comme « la controverse de Valladolid ».

Mais c’est une question sur « le maître de l’Univers » et sa relation à Moïse, puni. Puni, mon idole de jeune, de ma jeunesse.

La question : pourquoi l’Éternel a-t-il interdit à Moise, l’entrée dans la Terre promise ?

Les interprétations sont diverses. Et dans cette interrogation, se terre toutes celles sur le monde et l’absurdité qui peut le gouverner.

Rappelons la scène biblique (Nombres 20- 8-12)

Et le peuple chercha querelle à Moïse, et ils parlèrent ainsi: “Ah! Que ne sommes-nous morts quand sont morts nos frères devant l’Éternel!
4 Et pourquoi avez-vous conduit le peuple de Dieu dans ce désert, pour y périr, nous et notre bétail?
5 Et pourquoi nous avez-vous fait quitter l’Egypte pour nous amener en ce méchant pays, qui n’est pas un pays de culture, où il n’y a ni figuiers, ni vignes, ni grenadiers, ni eau à boire!”
6 Moïse et Aaron, assaillis par la multitude, se dirigèrent vers l’entrée de la tente d’assignation et se jetèrent sur leur face; et la majesté divine leur apparut.
7 Et l’Éternel parla ainsi à Moïse:
8 “Prends la verge et assemble la communauté, toi ainsi qu’Aaron ton frère, et dites au rocher, en leur présence, de donner ses eaux: tu feras couler, pour eux, de l’eau de ce rocher, et tu désaltéreras la communauté et son bétail.”
9 Moïse prit la verge de devant l’Éternel, comme il le lui avait ordonné.
10 Puis Moïse et Aaron convoquèrent l’assemblée devant le rocher, et il leur dit:”Or, écoutez, ô rebelles! Est-ce que de ce rocher nous pouvons faire sortir de l’eau pour vous?”
11 Et Moïse leva la main, et il frappa le rocher de sa verge par deux fois; il en sortit de l’eau en abondance, et la communauté et ses bêtes en burent.
12 Mais l’Éternel dit à Moïse et à Aaron: “Puisque vous n’avez pas assez cru en moi pour me sanctifier aux yeux des enfants d’Israël, aussi ne conduirez-vous point ce peuple dans le pays que je leur ai donné.”
13 Ce sont là les eaux de Meriba, parce que les enfants d’Israël contestèrent contre le Seigneur, qui fit éclater sa sainteté par elles

Le Maître de l’Univers punit donc Moïse.

On cherche. Même jeune, je cherchais. Et je n’avais pas trouvé la désobéissance. Puis, si : Moïse n’avait pas « parlé au rocher », il avait « frappé » la pierre.

Horeb. Moise avait déjà fait jaillir de l’eau d’un rocher en frappant Il savait que « le coup du bâton » marchait. Il l’avait déjà fait au rocher d’Horeb (Exode 17 : 5-6 : « …prends aussi dans ta main ton bâton, avec lequel tu as frappé le Nil, et tu t’avanceras. Me voici, je me tiens là devant toi, sur le rocher en Horeb, tu frapperas le rocher, il en sortira de l’eau, et le peuple boira »

A Horeb, il devait frapper. A Meriba, il était certain qu’il devait « parler » en frappant. Alors pourquoi ne pas recommencer ? Mais non, non, pas à Meriba. Et pourquoi, si le Seigneur lui avait déjà commandé de frapper le rocher d’Horeb, était-ce si grave de frapper à nouveau un rocher à Meriba ?

l’Éternel lui avait pourtant demander de “prendre sa verge”, son bâton

Donc, une désobéissance. Il fallait parler.

Cependant persuadés que le geste de Moïse n’était pas concomitant d’une « volonté » de désobéir, plus une répétition qu’une rébellion, les rabbins commentateurs (allez-voir en ligne) assimilent la « frappe » de Moïse à de la colère. Il suffisait disent-ils d’être calme et doux avec l’eau douce qui sortirait par la parole conférée à Moïse par l’Éternel.

L’interprétation court dans tous les esprits : Moïse s’est mis en colère. Or, l’on cherche sans trouver dans le texte le moindre embryon de colère chez Moïse…

Et lorsque je disais à mes oncles, mon père, le soir du Seder, que c’était une injustice, j’étais accusé de blasphémateur, même si l’on me caressait les cheveux, les interlocuteurs étant un peu fiers du jeune rebelle, de l’enfant qui ne pose pas les questions de la Haggadah et s’en prend un peu à D…

Mais, plus sérieusement, je ne comprends toujours pas pourquoi Moïse ne voit la terre promise que du haut d’un mont, comme dans une scène hollywoodienne. Au mont Nébo : là, l’Éternel lui enjoint de gravir cette montagne et de contempler le pays. Puis d’y mourir, à cause de l’épisode de Mériba : « Le pays, tu ne le verras que de loin : mais tu n’entreras pas dans ce pays que je donne aux enfants d’Israël.

J’ai alors repris, aujourd’hui Dimanche, le merveilleux, vraiment merveilleux bouquin de Jean-Luc Allouche. « Le Roman de Moïse » (déja convoqué dans mes billets, il existe une fonction “recherche : Dieu n’a pas d’associé) et colle ci-dessous son « récit » et ses commentaires sur Meriba et le rocher

« La « faute » de Moïse

« Dès lors qu’ils ne disposent plus d’eau grâce à Myriam, comme ils en avaient bénéficié pendant quarante ans(330), les enfants d’Israël se tournent vers Moïse et Aaron. Et leur cherchent querelle : « Ah, si nous avions péri comme nos frères ont péri devant l’Éternel ! Car la peste est préférable à la soif(331) ! »

Et, cette fois encore, la foule turbulente déroule ses griefs : pourquoi nous avoir amenés dans ce désert, pourquoi nous avoir fait quitter l’Égypte pour cette « mauvaise contrée », cette terre infertile où ne poussent ni figuiers, ni vignes, ni grenadiers ? Et où il n’y a rien à boire(332)…

Et, de nouveau, devant les assauts du peuple, Moïse et Aaron se jettent face contre terre, et, derechef, la majesté divine leur apparaît. L’Éternel ordonne à Moïse : « Prends ton bâton et convoque tout le peuple, toi et ton frère Aaron. Vous parlerez en leur présence au rocher. Et tu feras jaillir pour eux de l’eau pour les abreuver, eux et leurs troupeaux(333). »

La foule rameutée devant le rocher, Moïse harangue l’assistance : « Écoutez-moi bien, bande de rebelles, ignares qui voulez surpasser vos maîtres : vous vous demandez si nous pouvons faire jaillir de l’eau de ce rocher ? »

Sur ce, Moïse lève son bâton et frappe à deux reprises le rocher ; l’eau s’échappe à flots, et tous d’étancher leur soif.

Allons, encore une révolte d’étouffée, soupirent Moïse et son frère…

La sentence s’abat sur leurs têtes : « Puisque vous n’avez pas cru en moi et ne m’avez pas sanctifié aux yeux des enfants d’Israël, eh bien, vous ne conduirez pas ce peuple dans ce pays que je lui ai donné »

La Torah a retenu le nom de ce lieu tragique : les Eaux-de-Mériba – la « Querelle ». »

« Voilà donc l’épisode par lequel se noue le destin injuste de Moïse – et, accessoirement, celui de son frère. N’a-t-il pas obéi à l’injonction de l’Éternel et fait jaillir l’eau du rocher ? Pourquoi cette condamnation qui semble relever du pur caprice ?

« Au fil des générations, les exégètes de la Torah se sont perdus en conjectures au sujet de cet arbitraire divin. Les hypothèses, ratiocinations et justifications sont si nombreuses que Samuel, David Luzzatto (1800-1865), philosophe et commentateur biblique italien, raille ces vénérables exégètes dans sa glose sur Nombres, XX, 12 :

« Moïse notre maître n’a commis qu’une seule faute, et les Sages, eux, l’ont chargé de treize fautes, voire davantage, chacun inventant de son chef un nouveau péché… Et peut-être existe-t-il d’autres opinions, mais je ne les connais pas.

Mais Dieu − n’est-ce pas ? − ne peut pas être injustifiable aux yeux de ses fidèles.

Et donc les commentaires abondent autant que les Eaux-de-Mériba : celui-ci rejette la faute sur Moïse – aveuglé par la colère, il aurait frappé par deux fois le rocher, au lieu de parler, comme le voulait l’injonction divine.

Celui-là condamne le caractère public de la harangue de Moïse à l’encontre d’Israël, voire son insolence, ce que l’Éternel ne pouvait laisser passer. Cet autre, Maïmonide, fustige son caractère : Moïse n’a pas compris l’état d’esprit de ces assoiffés, accablés par la détresse de leurs familles et épuisés par les épreuves du désert. Selon lui, contrairement à leur mutinerie dans l’épisode des douze explorateurs, leurs protestations, ici, étaient de bonne foi. Encore que Maïmonide ne soit pas tout à fait satisfait par sa propre explication : étant donné que « Moïse est très modeste, plus qu’aucun autre homme sur la terre » (Nombres, XII, 3) et « le plus fidèle des serviteurs de Dieu » (Nombres, XII, 7), se peut-il qu’il n’eût pas été capable de reconnaître sa propre faiblesse ?

À vrai dire, cette « faute » de Moïse paraît bien vénielle. Et sa punition, disproportionnée.

De son côté, écrit Yeshayahu Leibowitz,

« à chaque fois qu’il est accusé de quoi que ce soit, Moïse ne reconnaît jamais sa faute et n’accepte pas de se soumettre à la sentence divine, en respectant l’adage biblique “Juste est l’Éternel, car je fus rebelle à ses ordres” [Lamentations, I, 18], comme l’ont admis d’autres justes et pieux quand ils se trouvaient en proie aux châtiments divins(340) ».

Après avoir passé en revue de nombreux commentateurs traditionnels, Leibowitz s’attarde sur l’un de ses préférés, Rabbi Meïr-Simha Hacohen (1843-1926), l’auteur de Méchekh ‘Hokhma, dont il aime à citer les commentaires souvent peu conformistes, voire audacieux : »

« La sentence frappant Moïse – l’interdiction d’entrer en Terre promise et sa mort dans le désert − n’est pas du tout due à cet acte, mais c’était là sa destinée : l’homme Moïse n’aurait pas le mérite de parachever l’entreprise prodigieuse de délivrance d’Israël et de l’amener en terre d’Israël. Comme dit le Rav Hacohen : “Il était impossible que Moïse les acheminât en Terre promise car, alors, les masses l’eussent considéré comme une divinité et eussent passé pour adorer un homme, et le dommage l’aurait emporté sur les bénéfices”(341). »

D’ailleurs, Rav Hacohen note qu’en fait, dès la faute du Veau d’or, le sort de Moïse avait été scellé, car le peuple, désemparé par son absence et le tenant déjà pour une figure quasi divine, voire divine, demande un substitut à Moïse, qui soit, lui aussi, divin :

« C’est pourquoi, écrit Leibowitz, Moïse devait mourir dans le désert aux yeux de tout le peuple pour que ce dernier constate, sans l’ombre d’un doute, que Moïse n’est pas un être tout-puissant, mais un mortel comme chaque humain, et que la délivrance absolue repose entre les mains de l’Éternel. »

« Rabbi Haïm ben Attar (1696-1743), dans son Or Ha’haïm, s’emploie à passer en revue les commentaires de tous ses prédécesseurs pour conclure ainsi :

« N’aie aucune crainte de dire que Moïse n’a pas compris véritablement les intentions divines car la prophétie ne vient pas spontanément au juste, sinon par la réflexion. C’est la thèse de nos Sages : “Le sage est préférable au prophète” [Baba batra, 12, a]. Moïse n’a pas ignoré le sens des intentions divines, sinon qu’il a éprouvé un doute, et, par respect pour la dignité divine, a fait ce qu’il a fait [frapper le rocher] … En effet, par crainte que le rocher ne donne pas d’eau et que l’Éternel soit “humilié”, Moïse a donc frappé, alors qu’il aurait pu sanctifier l’Éternel en laissant éclater la toute-puissance de la parole divine et, ce faisant, conjurer la crainte que le miracle ne se produise pas(343). »

Autrement dit, si grand prophète que fût Moïse, il n’était pas quitte d’utiliser son intelligence pour comprendre les intentions divines. Nul n’est prophète dans sa maison… sans sa raison. »

« Yeshayahu Leibowitz, à la fois savant profane (professeur de biochimie, entre autres), philosophe et érudit de la Torah, esprit anticonformiste par excellence et véritable « prophète de la colère » contemporain, insiste souvent dans ses commentaires sur les leçons modernes à tirer de la Torah. Sur la « faute de Moïse », il remarque :

« Moïse notre maître n’a pas mené sa mission à bonne fin non à cause d’une imperfection, révérence garder, dans sa personnalité ou sa conduite du peuple, mais le vice était au cœur de sa génération [“Génération corrompue et tortueuse”, Deutéronome, XXXII, 5], “des enfants sans loyauté” [Deutéronome, XXXII, 5], une génération pervertie et rebelle, qui n’obéissait pas à son guide et s’est même rebellée contre lui. […] Malgré ses dons de guide et sa loyauté insignes, Moïse n’a pas réussi à laver le peuple de la souillure de l’esclavage en Égypte et à le rendre digne de pénétrer en Terre promise. D’où le fait que cette impossibilité lui ait été imputée comme son échec personnel le « plus cuisant, s’agirait-il d’un chef de la stature de Moïse, notre maître, l’homme de Dieu, le serviteur fidèle de sa maison »

Si, souvent, les peuples ont les dirigeants qu’ils méritent, parfois, les dirigeants n’ont pas le peuple digne d’eux.

Dès lors, désavoué en quelque sorte devant son peuple, trahi même, pourquoi Moïse continuerait-il à supporter ce fardeau ? D’autant que s’ajoute la mort de son frère, Aaron. Avant que ce dernier ne « retourne vers ses pères », l’Éternel charge Moïse de le dépouiller de ses vêtements sacerdotaux pour les remettre à son fils, Éléazar.

Le Midrach décrit ainsi la scène :

« Aborde Aaron par des paroles consolatrices. “N’es-tu pas heureux de voir ta couronne du sacerdoce donnée à ton fils ? Alors que moi-même je n’aurai pas ce mérite !”»

Après lui avoir ôté ses vêtements sacramentels, Moïse accompagne son frère au lieu de sa sépulture sur le mont Hor. Là encore, le Midrach livre cette image saisissante :

« Moïse dit à son frère : “Entre dans cette grotte.” Aaron entre et découvre un lit préparé et une lumière allumée. Il lui dit : “Monte sur ce lit.” Aaron monte sur le lit. Moïse lui dit : “Écarte les bras.” Aaron écarte ses bras. “Ferme la bouche.” Il la ferme. “Clos tes yeux.” Il les clôt.

Aussitôt, Moïse se prend à souhaiter une mort semblable – comme il est écrit : “comme est mort ton frère, Aaron” [Deutéronome, XXXII, 50 »

Après le deuil de trente jours, le peuple doit reprendre la route. Une immense lassitude gagne Moïse. »

« Aussitôt, Moïse se prend à souhaiter une mort semblable – comme il est écrit : “comme est mort ton frère, Aaron” [Deutéronome, XXXII, 50»

Après le deuil de trente jours, le peuple doit reprendre la route. Une immense lassitude gagne Moïse. »

Je reviens : j’ai relu : le bouquin de JL. Allouche est merveilleux.

J’avais oublié son introduction. Lisez. J’affirme que je l’avais oublié en commençant ce billet. Après avoir lu cette introduction que je colle ci-dessous, vous pouvez vous dire que tous les enfants pensent la même chose…

” Après de si nombreux ouvrages sur Moïse sous la plume d’auteurs prestigieux, ou moindres, voilà que je me décide à livrer « mon » Moïse, comme tant d’autres ont donné leur vision de leur Moïse. Car, décrit de manière laconique, pour ne pas dire lacunaire, dans la Bible, Moïse est propre à fouetter toutes les imaginations.
Le « mien », c’est un Moïse abandonné. Un Moïse à la parole blessée. Un « hors-venu », la figure si chère au poète Supervielle. À la vie sacrifiée. Je le veux tel, surtout pour « régler mes comptes » avec l’épisode suivant de son existence que j’ai toujours eu le plus grand mal à accepter.
En effet, au cours de sa longue vie, cent vingt ans – longévité idéale, synonyme de vie accomplie aux yeux du judaïsme –, recru d’épreuves, l’homme Moïse aura été, à maintes reprises, sauvé. Au dernier moment. Sauvé (plus exactement : « retiré », « extrait », voire « rattrapé ») des eaux du Nil. Sauvé de la main de Pharaon comme, à l’occasion, des foudres de Dieu ou des révoltes de son troupeau indocile. Lors même qu’il aura été le sauveteur de son peuple. Cependant, une unique fois, le sort se montrera peu clément à son égard. L’ultime fois, au mont Nébo : là, l’Éternel lui enjoint de gravir cette montagne et de contempler le pays. Puis d’y mourir, à cause de l’épisode de Mériba : « Le pays, tu ne le verras que de loin : mais tu n’entreras pas dans ce pays que je donne aux enfants d’Israël(1). »

Et Allouche d’écrire :

Enfant, cet épisode me révoltait. À mes yeux, malgré ses hauts faits et ses souffrances, l’existence de Moïse était tout sauf accomplie. Non que je fusse un mécréant – du moins, pas encore –, mais cette ingratitude divine me scandalisait.

Lorsque des enfants (ici, au moins deux, pensent la même chose, on n’est pas très loin de la vérité…

les pages et les jours

Je reviens sur le style, celui de l’écriture. Voici bien des années, j’avais osé prétendre que dans un livre, l’on pouvait ressentir la fatigue de l’écrivain, pas en forme, pas en verve, qui écrivait « parce qu’il fallait faire sa page » et qu’il aurait mieux valu, ce jour d’extinction de l’allégresse efficiente de sa plume, faire son ménage ou regarder les nuages défiler. En cherchant leurs formes.

Je prenais, présomptueux, sûr de moi et dominateur, un livre au hasard, en lisais un petit paragraphe à haute voix, pour l’assemblée, puis en cherchais un autre, en clamant : “écoutez, ici, il est mauvais, fatigué, il fait juste sa page”.

Une amie, très rieuse, m’a rappelé cette facétie, au téléphone.

Et comme je parcourais sur mon écran un livre que je n’avais pas ouvert depuis longtemps, pour vérifier s’il n’avait pas vieilli, si je l’aimais autant qu’avant, j’ai tenté de reprendre le petit jeu de la recherche du jour infécond, où le style et l’intérêt s’échappent ppour laisser la place à la presque-médiocrité.

Francis Carco. « Brumes. »

Lisez d’abord cet extrait.

« La première impression de Poop, en se rendant le lendemain soir rue des Bouchers, fut de trouver aux femmes un air d’inexplicable désenchantement. Elles étaient pourtant installées derrière leurs petites vitrines et souriaient aux passants, mais certaines de ces dames cousaient ou retapaient de vieux chapeaux en se servant de garnitures ; quelques-unes confectionnaient même des robes de deuil. Il y avait beaucoup de monde sur les trottoirs. Les lumières des boutiques rayonnaient à travers l’atmosphère brumeuse qui prêtait à chaque forme une apparence feutrée, confuse, d’apparition. Après le froid des précédentes semaines, la douceur de la température laissait presque croire au printemps. »

La phrase est claire, les scansions sont exactes et les mots tombent bien, enfermés joyeusement dans des phrases courtes et rythmées.

Lisez maintenant cet autre extrait, assez loin du premier dans le temps du livre.

« Huit jours plus tard, en une simple matinée, la rue qui paraissait dormir sous son enveloppe de glace se réveilla. Il avait fait soleil. Des nuages d’une éclatante blancheur voguaient avec la majestueuse et harmonieuse découpure d’une goélette, toutes voiles dehors, par l’azur lumineux. Le vent avait tourné. Sur la pente des toits exposés au soleil, la neige commença de mollir, puis elle fondit presque aussitôt et un bruit d’eau dégorgeant des chanlates ou ruisselant des tuiles sur la chaussée, annonça le dégel. Vers midi, les lourdes aiguilles coagulées aux angles des gouttières se détachèrent d’elles-mêmes : elles frappaient, en touchant le trottoir, des coups retentissants et parfois d’épaisses charges de neige dégringolaient des toits et s’écrasaient au sol avec des glissements d’avalanche et des grondements. Dans toute son étendue, la rue offrait l’aspect d’un chantier marécageux semé de blocs qui n’avaient pas eu le temps de se liquéfier, de tas de cendres et d’ordures ménagères, de papiers gras, de vieux journaux. »

Ne trouvez-vous pas que le texte est lourd, comme si Carco, sans y arriver s’essayait à faire du Proust, phrases longues, ponctuation insolite, mots alambiquès et métaphores de bon élève ?

N’ai-je pas raison de dire qu’il “faisait sa page”, fatigué ?

 

Calvino, première

Ceux qui viennent fureter par ici, encore une fois, par ma volonté, très rares auront peut-être remarqué un changement dans la structure (du site s’entend). Dans le “menu”.

J’ai supprimé des entrées et en ai rajouté deux dont celle sur “la première page”.

Allez voir.

Des premières pages de roman. 30.

J’en “livre” une ci-dessous.

Italo Calvino “Si par une nuit d’hiver un voyageur”. Lisez, c’est Calvino qui écrit. Ce n’est pas une présentation de son roman.. ‘

Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Ecarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. La porte, il vaut mieux la fermer ; de l’autre côté, la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : « Non, je ne veux pas regarder la télévision ! » Parle plus fort s’ils ne t’entendent pas : « Je lis ! Je ne veux pas être dérangé. » Avec tout ce chahut, ils ne t’ont peut-être pas entendu : dis-le plus fort, crie : « Je commence le nouveau roman d’Italo Calvino ! » Ou, si tu préfères, ne dis rien ; espérons qu’ils te laisseront en paix.
Prends la position la plus confortable : assis, étendu, pelotonné, couché. Couché sur le dos, sur un côté, sur le ventre. Dans un fauteuil, un sofa, un fauteuil à bascule, une chaise longue, un pouf. Ou dans un hamac, si tu en as un. Sur ton lit naturellement, ou dedans. Tu peux aussi te mettre la tête en bas, en position de yoga. En tenant le livre à l’envers, évidemment.
Il n’est pas facile de trouver la position idéale pour lire, c’est vrai. Autrefois, on lisait debout devant un lutrin. Se tenir debout, c’était l’habitude. C’est ainsi qu’on se reposait quand on était fatigué d’aller à cheval. Personne n’a jamais eu l’idée de lire à cheval ; et pourtant, lire bien droit sur ses étriers, le livre posé sur la crinière du cheval ou même fixé à ses oreilles par un harnachement spécial, l’idée te paraît plaisante. On devrait être très bien pour lire, les pieds dans des étriers ; avoir les pieds levés est la première condition pour jouir d’une lecture.
Bien, qu’est-ce que tu attends ? Allonge les jambes, pose les pieds sur un coussin, sur deux coussins, sur les bras du canapé, sur les oreilles du fauteuil, sur la table à thé, sur le bureau, le piano, la mappemonde. Mais, d’abord, ôte tes chaussures si tu veux rester les pieds levés ; sinon, remets-les. Mais ne reste pas là, tes chaussures dans une main et le livre dans l’autre.
Règle la lumière de façon à ne pas te fatiguer la vue. Fais-le tout de suite, car dès que tu seras plongé dans la lecture, il n’y aura plus moyen de te faire bouger. Arrange-toi pour que la page ne reste pas dans l’ombre : un amas de lettres noires sur fond gris, uniforme comme une armée de souris ; mais veille bien à ce qu’il ne tombe pas dessus une lumière trop forte qui, en se reflétant sur la blancheur crue du papier, y ronge l’ombre des caractères, comme sur une façade le soleil du sud, à midi. Essaie de prévoir dès maintenant tout ce qui peut t’éviter d’interrompre ta lecture. Si tu fumes : les cigarettes, le cendrier, à portée de main. Qu’est-ce qu’il y a encore ? Tu as envie de faire pipi ? À toi de voir.

4 gouttes

On a déjà écrit sur Marcel Cohen, écrivain de la minutie, du détail et des “faits”.

On ne résiste pas à reproduire ce qu’on vient de lire de lui :

« À Pleucadeuc, dans le Morbihan, où chaque année, au mois d’août, se réunissent des centaines de jumeaux venus du monde entier, un homme explique avoir fait la connaissance d’une famille constituée de deux jumeaux ayant épousé deux jumelles et qui, par extraordinaire, avaient donné naissance à deux paires de vrais jumeaux de même sexe qui, dit-il, « se ressemblaient comme quatre gouttes d’eau ».

Marcel Cohen. “Faits, III Suite et fin.

PS. En photo d’entrée : des jumeaux éléphants : fait rare, sinon unique.

« ça ne fait pas de mal ? »

Je m’étais juré de ne jamais écrire, ni sur le Covid-19, ni sur la prétendue impéritie de nos gouvernants, tant il est facile de manier la critique, collé aux messages Whatsapp lesquels, désormais, gouvernent la pensée. Tous sont devenus, entre deux vidéos ou photos  humoristiques, (essentiels, salvateurs, dans la nécessité) scientifiques, politiques, analystes, polémistes, grands manitous de la vérité.

Le peuple se déchaine. C’est normal, disait Spartacus, lorsque l’on est enchainé.

Il y a sûrement du vrai dans la doxa, l’opinion Facebook. Comme il y a sûrement du faux. Je ne peux, une seconde, croire que nos experts soient des assassins, soucieux du profit des grands laboratoires. Ça sent, ça pue trop le complotisme, ce discours majoritaire.

Tout le monde y va de sa pensée définitive dans cette affaire Raoult. Y compris, désormais, Raphaël Enthoven qui contribue à l’abonnement de l’Express pour 2 euros par mois, sans engagement. Je ne sais pas ce qu’il dit puisqu’aussi bien ça ne m’intéresse pas, même s’il a raison.

Le centre de ma pensée se plante sur les malades, les solitaires, les malheureux. Et sur le bleu du ciel, qu’il faudra bien retrouver et bénir, à la fin du confinement, en applaudissant, à heure fixe, donc à l’aube, lorsque le soleil se lèvera sur un jour non-viral.

A vrai dire, si je viens ici titiller le sujet, c’est pour gloser sur une expression, alors, qu’encore une fois mon opinion me semble aussi vaine que celle de la doxa précitée, y compris la doxa scientifique qui n’aime pas les cheveux longs, qui serait concomitants d’une hérésie. Un peu un “Antoine” de la Science, ce Raoult que je ne veux ni défendre ni vilipender. Ma voix n’étant rien, sauf si elle vient se ternir, rauque, grasse et métallique, par un mauvais virus…

L’expression est celle de mon titre.

La chloroquine, d’après ce que j’ai lu (je ne regarde pas la TV, ni le lis la Presse, mais suis assailli de mails publicitaires qui donnent à lire les titres d’articles pour aller appâter le manant et provoquer les abonnements, à bas prix, à des revues auxquelles je suis déjà abonné…), donc la Chloroquine serait de la Nivaquine. Je viens de l’apprendre. Celle que j’ai pris, pendant plus de 4 mois pour prévenir le paludisme lors d’un long séjour en Asie du Sud-Est, en Malaisie essentiellement.

Elle a des effets secondaires (yeux et cœur). On le sait, on le crie presque. Sans parler des attaques ponctuelles de l’oreille interne pour ceux qui ont cet organe “sensible”. Elle provoque acouphènes et vertiges. Ici, je ne dis que ce qu’on sait.

Donc, attention aux cardiaques et aux glaucomiques. Et, moins grave, aux acouphéniques.

Mais, j’ai cherché en ligne. Est-elle nocive pour les autres ? Je n’ai pas trouvé.

C’est idiot, c’est bête ce que j’écris et ne sais si je vais “publier” mais si « si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal », on devrait essayer, non ?

Ce que les marseillais font, parait-il…

L’intérêt de cette incursion dans le Covid, malgré ma promesse est de réfléchir à cette expression.

Le bien qui ne fait pas du mal. C’est mon leitmotiv.

Il n’y a que ceux qui se flagellent, dont la peau est incrustée par le péché originel et qui détestent le bien, le bon, la jouissance, le bonheur simple, la caresse, la joie des corps, celle des âmes, le frôlement des airs supérieurs, cosmiques et doux ,qui pensent le contraire. Des malfaisants du monde. Des amoureux de la souffrance.

Donc, ça ne fait pas de mal ? Allons-y.

Simple et non intellectuel, non ?

PS. J’aurais pu gloser sur la pensée de Nietzsche, de celle de Heine ou Schopenhauer sur le mal, le bien, la souffrance, l’origine du monde et les nécessités de l’homme.  Ca aurait été plus sérieux. Mais j’ai préféré l’affirmation simple. En m’en tenant là.

Ça fait du bien…

Je clique pour publier ce billet écrit en quelques minutes,sans véritable réflexion ?

Oui.

 

 

 

Roth, again

Presque obsessionnellement, je reviens à Joseph Roth (voir un précédent billet).

Je colle ci-dessous l’introduction à la nouvelle traduction de ce qui était “le poids de la grace” et qui est devenu “Job, roman d’un homme simple”, il est vrai, titre qu’avait choisi Roth lui-même…

(Roman eines einfachen Mannes de Joseph Roth précédemment paru en
1965 aux éditions Calmann-Lévy (puis repris au Livre de Poche) sous
le titre Le Poids de la grâce dans la traduction de Paule Hofer-Bury. Titre original : Hiob. Roman eines einfachen Mannes (1930) Texte extrait de Joseph Roth, Werke 5,
Romane und Erzählungen 1930-1936
édité par Fritz Hackert Éditeur original : Verlag Kiepenheuer & Witsch, Cologne,
et Allert de Lange, Amsterdam, 1990 ISBN original : 3-462-01993-7 ISBN : 978-2-02-107566-3 © Février 2012, Éditions du Seuil
pour la traduction française et la présente édition www.seuil.com)

PRÉSENTATION

“Il est, dans la littérature d’expression allemande, un petit livre encore trop méconnu, mais important – et attachant – à plus d’un égard : il s’agit du fragment narratif intitulé Le Rabbin de Bacharach, écrit en 1824-1825 par l’un des représentants les plus éminents de ce que l’on a pu appeler la symbiose judéo-allemande, le prosateur et poète Heinrich Heine. Envisagé à l’origine comme un grand roman historique sur le ghetto médiéval allemand et sur l’épanouissement culturel du judaïsme espagnol avant l’expulsion des juifs, l’œuvre nous est parvenue sous une forme très lacunaire et imparfaite : pour des raisons qui tiennent tout autant au rapport complexe qu’entretenait l’écrivain avec sa judéité qu’à un contexte social et historique (celui de l’Allemagne du Vormärz – les années 1815-1848) décidément peu favorable aux juifs, Heine abandonna la rédaction de son roman pour se tourner vers d’autres projets, notamment ses Tableaux de voyage et son Livre des chants. On sait qu’il revint dans les dernières années de sa vie aux thématiques juives et qu’il poursuivit, dans sa production poétique postérieure à 1848, les réflexions qu’il avait pu entamer dans Le Rabbin de Bacharach : on pensera aux célèbres Mélodies hébraïques du Romancero et à toutes les « lamentations » dans lesquelles le poète accablé par la maladie se représente sous les traits conjugués de Job et de Lazare. Ce qui, parmi tant d’autres choses, fait le prix du roman inachevé de 1824-1825, c’est le désir manifeste qui anime son auteur de faire entrer le monde traditionnel juif dans la littérature allemande, de le faire exister, par le biais de la langue allemande, comme une réalité digne d’intérêt au sein d’une grande œuvre littéraire. On doit à ce petit livre des pages saisissantes sur la précarité de l’existence des communautés juives dans l’Allemagne rhénane du Moyen Âge, et des pages émouvantes sur le déroulement des fêtes juives. Un siècle plus tard, c’est un autre représentant illustre de la culture judéo-allemande qui entreprend à son tour de représenter dans un roman le mode de vie des communautés juives traditionnelles : Joseph Roth, qui avec Job. Roman d’un homme simple (publié en 1930 aux éditions Gustav Kiepenheuer à Berlin) va connaître un grand succès littéraire et s’affirmer comme l’un des plus remarquables prosateurs de la langue allemande. Roth n’est certes pas un débutant, il a précédemment déjà publié six romans consacrés aux équilibres instables et aux symptômes de crise d’une Europe que la Grande Guerre a bouleversée dans sa substance, et par ailleurs il jouit d’une réputation de journaliste et de reporter de talent – les textes qu’il écrit pour le compte de la prestigieuse Frankfurter Zeitung n’ont objectivement pas à rougir de la confrontation avec ses œuvres narratives. Mais on est fondé à considérer que Job représente un tournant décisif dans la carrière d’écrivain et dans la physionomie de l’œuvre de Joseph Roth. Dès les premières lignes, qui font ostensiblement écho à celles du Livre de Job (« Il y avait jadis, au pays d’Uç, un homme appelé Job : un homme intègre et droit qui craignait Dieu et se gardait du mal »), il y apparaît comme un vrai conteur, héritier de la tradition narrative juive, mais aussi des grands romanciers du XIXe siècle européen. À une époque où le roman se fait de plus en plus le véhicule de la réflexion philosophique, ou bien se mêle à l’essai, Roth réaffirme la dignité et le primat de la narration. Les romans et récits écrits à partir de Job seront tous des manifestes en faveur du plaisir de raconter. Et surtout l’on voit Roth se tourner dorénavant vers l’évocation de réalités fragilisées, voire détruites par l’agir des hommes : en l’occurrence le monde du judaïsme d’Europe centrale et orientale, et celui de l’Autriche-Hongrie de François-Joseph. Deux ans après Job, Roth donnera en effet son grand roman sur l’effondrement de la double monarchie, La Marche de Radetzky, publié lui aussi aux éditions Gustav Kiepenheuer. La représentation sensible et souvent poétique de ces deux univers constituera dès lors la dominante de l’écriture narrative de Roth, ce qui lui valut d’être considéré de manière quelque peu réductrice comme le chantre nostalgique d’un monde disparu. C’est oublier que, tant dans le tableau qu’il brosse des communautés juives d’Europe centrale et orientale que dans les pages qu’il consacre à l’empire des Habsbourg, Roth fait preuve d’une clairvoyance et d’une justesse d’analyse parfaitement intransigeantes. La phase de rédaction de Job. Roman d’un homme simple se situe à un moment de la création rothienne où l’écrivain décide d’affirmer sa singularité, sa voix propre : il n’a plus à prouver son talent littéraire, pas davantage qu’il n’a besoin de s’agréger aux rangs de quelque école ou de quelque mouvement que ce soit. C’est ainsi que, dans un essai publié en janvier 1930 dans la revue Die Literarische Welt, il tourne résolument le dos à la « Nouvelle Objectivité », courant avec lequel il avait au demeurant entretenu des rapports assez distants. Et c’est ainsi qu’il choisit de porter désormais son regard de romancier sur des thèmes et des univers qui l’habitent depuis longtemps. Il semble prendre conscience de l’urgence qu’il y a pour lui à écrire sur ces communautés juives d’Europe centrale et orientale qu’il connaît depuis l’enfance sans leur avoir pleinement appartenu, et qu’il sait menacées dans leur existence par l’exode vers les grandes métropoles d’Europe occidentale (Vienne, Berlin, Paris), par l’émigration économique vers les États-Unis, ou par le départ pour Eretz Israel dans le sillage du mouvement sioniste. Tout cela, il l’a exposé et analysé avec précision dans son essai Juifs en errance, publié en 1927, qui peut se lire d’une certaine manière comme une étude préparatoire à Job. Là encore, la sympathie qu’il éprouve pour le monde traditionnel juif n’interdit pas la lucidité : pas plus dans l’essai Juifs en errance que dans le roman Job Roth ne passe sous silence l’exiguïté de la bourgade juive (le shtetl) – qui s’oppose dialectiquement à la vastitude des paysages galiciens ou ukrainiens –, la misère des conditions de vie, les formes de promiscuité sociale, les dérives d’une orthodoxie religieuse qui parfois confine à l’obscurantisme, les menaces permanentes venues de l’extérieur (épidémies et pogromes). Mais ce qui ressort plus que tout de ce tableau du monde juif de l’Est, c’est la proclamation de la dignité et de la noblesse de ces hommes et femmes avec lesquels l’écrivain se sent si intimement lié. L’attachement sentimental de Roth au monde de l’Ostjudentum est toutefois mêlé de distance : l’éloignement est tout d’abord d’ordre spatial et chronologique, puisque l’écrivain se penche sur cet univers alors qu’il a quitté les confins galiciens de l’ancienne monarchie austro-hongroise depuis bien longtemps et qu’il exerce son métier de journaliste et de romancier dans de grandes villes européennes comme Vienne, Berlin, Francfort ou Paris ; mais il est également d’ordre culturel, puisque Roth n’est pas à proprement parler issu du monde du shtetl. À Brody, sa ville d’origine, il lui arrive certes, dans son enfance et son adolescence, de côtoyer des juifs hassidiques et d’entendre parler yiddish, polonais ou ruthène, mais il est scolarisé dans des établissements où la langue de travail est l’allemand. Il fréquente le lycée impérial et royal de Brody et y obtient en 1913 le baccalauréat avec la mention d’excellence « sub auspiciis imperatoris », avant d’entamer des études de littérature allemande à Lemberg, qu’il poursuivra à Vienne. Son éducation fait de lui un représentant de la minorité culturelle germanophone de Brody, de la même façon que Kafka appartenait à la minorité culturelle allemande de Prague. Et il y a, dans le regard porté par Roth sur les communautés juives traditionnelles, quelque chose de Kafka découvrant avec un émerveillement nostalgique le théâtre yiddish. Mais si Roth n’est pas directement issu de l’univers du judaïsme traditionnel d’Europe centrale et orientale, encore qu’il le connaisse très bien, il n’appartient pas non plus pleinement au monde des grandes métropoles occidentales dans lesquelles il s’établit successivement. Sa position est plutôt celle d’un entre-deux, et il y a peut-être là une explication au déracinement de l’auteur, à son impossibilité à se fixer, à sa prédilection pour les lieux associés à l’errance, gares et hôtels. La poésie mélancolique des paysages connus pendant l’enfance et l’adolescence ne cessera jamais de l’habiter (en témoignent les nombreuses descriptions des contrées galiciennes ou volhyniennes dans Job, La Marche de Radetzky ou Les Fausses Mesures, en témoigne aussi le récit inachevé intitulé Fraises sauvages), les visages des juifs de l’Est lui reviendront souvent en mémoire (là encore il n’est que de penser à des œuvres comme Job, Tarabas ou Le Marchand de corail – et peut-être également à cette photographie de son grand-père maternel, patriarche à la longue barbe et au regard doux, que l’on voit dans la biographie écrite par David Bronsen), et il aura plaisir à évoquer leur apparence vestimentaire, leurs coutumes, leur mode de vie et leurs langues (le yiddish et l’hébreu). Arrivé à Vienne en 1913 pour y poursuivre les études universitaires entamées à Lemberg, Joseph Roth semble avoir été frappé par le regard condescendant, voire hostile qu’on jetait sur ces juifs de l’Est qui avaient quitté leur shtetl essentiellement pour des raisons économiques et qui se regroupaient dans certains quartiers de la ville comme ceux de Brigittenau ou de Leopoldstadt. Ils y importaient leur mode de vie traditionnel et continuaient d’y porter le caftan qui les distinguait du reste de la population. On trouve dans le livre de Rachel Salamander Le Monde juif d’hier (1860-1938), ainsi que dans la remarquable édition illustrée de Juifs en errance publiée à Vienne par Christian Brandstätter, de beaux témoignages photographiques de cette présence exotique des Ostjuden dans les rues de Vienne (ou de Berlin). Les hostilités déclenchées en 1914 par l’attentat de Sarajevo provoquèrent à Vienne un afflux massif de juifs de l’Est originaires notamment de Galicie, territoire limitrophe de la Russie des tsars et théâtre de nombreux combats de la Première Guerre mondiale, ce qui n’alla pas sans accentuer les tensions entre les Viennois « autochtones » et ces nouveaux arrivants. Il est à noter que les juifs viennois assimilés regardaient souvent eux aussi les juifs de l’Est avec une certaine incompréhension. C’est ce mélange de condescendance, d’hostilité et de méconnaissance vis-à-vis des juifs de l’Est que Joseph Roth a voulu combattre, des années plus tard, en écrivant son essai Juifs en errance. En véritable passeur de culture, il s’adresse à ses lecteurs allemands et autrichiens, et tente de leur expliquer qui sont ces juifs à l’idiome étrange, vêtus de caftans, que l’on croise dans certains quartiers de Vienne, de Berlin ou de Paris. Il est mû en cela par l’idée qu’une meilleure connaissance de l’autre est la seule manière de venir à bout des préjugés. C’est en ce sens aussi qu’il déclara un jour : « Dans mes romans, je traduis les juifs à l’attention de mes lecteurs. » L’entreprise de « traduction » dont il est ici question est à entendre tout autant dans une acception métaphorique (l’écriture romanesque étant envisagée comme une démarche pédagogique visant à mettre à la portée du lecteur des contenus qui lui étaient inconnus, à rapprocher de lui un monde étranger dont il ne soupçonnait pas la richesse) que dans un sens plus strictement linguistique. Car c’est dans la langue littéraire allemande qui constitue l’horizon de référence de ses lecteurs et qu’il a lui-même appris à manier grâce à la fréquentation des grands prosateurs, dans une langue qu’il maîtrise souverainement tout en lui donnant des inflexions, un rythme et une mélodie qui lui appartiennent en propre, que Roth entreprend de dire le monde juif d’Europe centrale et orientale. Cette démarche traductive se caractérise par une grande rigueur dans sa mise en œuvre : afin de ne pas dérouter son lecteur, l’écrivain emploie des termes allemands immédiatement parlants ou suggestifs pour désigner les réalités de l’univers ostjüdisch. Il est aidé en cela par cet outil précieux qu’est en allemand la possibilité de créer des mots composés facilement compréhensibles parce que fondés sur la mise en relation sémantique de racines simples. En véritable « traducteur » – et il nous semble qu’il faille prendre le terme au sérieux –, Roth s’interdit les deux écueils qui menacent la qualité de toute traduction : celui qui consisterait à parsemer le texte de termes techniques empruntés à d’autres langues (en l’occurrence il se fût agi du yiddish ou de l’hébreu) et celui qui consisterait à expliquer certaines réalités par des périphrases (voire des notes de bas de page) qui alourdiraient la narration et contreviendraient à cette exigence de concision qui est la marque de son style. C’est ainsi que Roth s’emploie à trouver des équivalents allemands pour tout ce qui renvoie aux aspects vestimentaires ou rituels du monde juif : il ne sera ainsi jamais question du tallit, des tefillin ou des matsot, mais de Gebetmantel (« manteau de prière » ou plus usuellement en français « châle de prière »), Gebetriemen (« phylactères », littéralement « lacets de prière » ou « lanières de prière ») et d’Osterbrote (« pains de la Pâque »), le sofer sera nommé Bibelschreiber (« scribe de la Torah »), la fête de Pessah sera retranscrite par Ostern (« la Pâque ») et celle de Shavouot (fête du « Don de la Torah ») par Pfingsten (« la Pentecôte ») ; et quant aux fêtes du mois de Tishri, qui englobent et encadrent Yom Kippour (le « Grand Pardon »), elles seront sobrement appelées Hohe Feiertage (les « Grandes Fêtes »). Le protagoniste du roman, Mendel Singer, dont la fonction sociale et religieuse est de transmettre à de jeunes garçons la connaissance des Écritures, ne sera jamais qualifié de melamed, ce qui eût été la dénomination la plus appropriée du point de vue de la réalité sociologique, mais plus simplement de Lehrer (« maître d’école »). Le terme shtetl enfin, qui renvoie à la bourgade juive d’Europe centrale et orientale magistralement étudiée par Rachel Ertel, ne sera pas davantage employé (alors qu’il eût été aisément compréhensible au sein d’un texte rédigé en langue allemande), Roth lui préférant la transcription Städtchen (« petite ville »). Et pourtant, malgré (à moins qu’il ne faille au contraire dire par le biais de ?) tout ce travail d’homogénéisation et de retranscription linguistiques, la matière textuelle de Job. Roman d’un homme simple est indéniablement pétrie de toute la substance de l’univers de l’Ostjudentum. Dans la droite lignée du Rabbin de Bacharach (il n’est d’ailleurs pas interdit de déceler dans les évocations du shabbat et de la fête de Pessah qu’on trouve respectivement aux chapitres I et XV de Job une manière d’hommage rendu à la langue de Heine), Roth parvient à écrire un véritable roman judéo-allemand qui, en s’appuyant sur tout un travail de transcodage culturel et linguistique qu’ont étudié Gershon Shaked et Sidney Rosenfeld, s’écarte tout autant de la tentation du folklorisme souriant que de celle du didactisme pesant. Job. Roman d’un homme simple ne se réduit bien entendu pas à être le tableau d’un univers méconnu et à ce titre profondément exotique, c’est aussi et avant tout un récit qui retrace le destin tout à la fois singulier et exemplaire d’un homme et d’une famille. Un livre qui fait droit à la singularité des êtres parce que Roth, dont on connaît le talent d’observateur et la sympathie innée pour les existences modestes dont il sait mettre au jour, comme nul autre, la richesse insoupçonnée, se révèle encore une fois un maître pour ce qui est de la caractérisation et de l’individualisation de ses personnages. Le roman le conduit à montrer de quelle manière un homme que rien ne distinguait a priori des stéréotypes sociaux du shtetl, un modeste melamed de Volhynie, province de l’empire des tsars limitrophe de la Galicie austro-hongroise, va se hisser, à la suite des épreuves qui s’abattent sur lui, à la grandeur tragique d’un Job des temps modernes. Et c’est en même temps un récit qui a valeur d’exemplarité : l’histoire de la famille Singer, qui abandonne l’univers misérable de sa bourgade volhynienne pour émigrer à New York, est celle de l’émigration juive du début du XXe siècle. Tout ce que Roth nous dit de la misère humaine, des filières de l’émigration, des passeurs et des compagnies transatlantiques est corroboré par un très bel ouvrage de Martin Pollack tout récemment paru aux éditions Zsolnay (Vienne) sous le titre L’Empereur d’Amérique. Le grand exode galicien. À l’instar de Kafka qui écrivit son roman Amerika/Le Disparu sans jamais avoir mis les pieds aux États-Unis, Roth (qui ne traversa pas davantage l’Atlantique) décrit avec une justesse stupéfiante le déracinement de ses personnages et imagine leur difficile acclimatation dans leur nouveau pays. La tension entre singularité et exemplarité se double dans le roman d’une autre tension, celle entre l’histoire du présent et un récit venu du fond des âges : tandis qu’aux marges de la destinée emblématique et singulière de la famille Singer résonnent les coups de tonnerre de l’histoire (le déclenchement de la Première Guerre mondiale, la révolution russe, l’entrée en guerre des États-Unis), le texte est parcouru par la référence sous-jacente au personnage biblique de Job, dont on sait à quel point il a pu nourrir l’imaginaire des écrivains et des peintres, et à quel point aussi il a pu être interprété comme un personnage emblématique de la destinée du peuple juif. Ainsi que le suggère le titre même du roman, Roth entend proposer ici une variation littéraire moderne sur l’histoire de Job : le destin tragique des enfants et de la femme de Mendel Singer confronte un homme profondément religieux à l’expérience de la souffrance et l’amène à une interrogation douloureuse sur la justification théologique des épreuves qui s’abattent sur l’homme. Roth nous montre Mendel comme un homme tâtonnant dans l’obscurité, à la recherche de la faute qui est à l’origine de tous ses maux, un homme poussé à réexaminer la validité de toutes ses certitudes. Cette faute réside-t-elle (seulement) dans l’abandon – contraint par les circonstances économiques et les dispositions légales de l’émigration en Amérique – du plus jeune fils de Mendel Singer, Menuchim, un enfant épileptique dont viendra finalement le salut ? Comme tous les chefs-d’œuvre, le Job de Roth a suscité une littérature critique abondante et des interprétations parfois divergentes, sur lesquelles il n’y a pas lieu de s’étendre ici. Disons juste que l’interprétation de ce roman est fréquemment fonction de l’importance qu’on accorde à la présence de la référence au Job biblique dans la trame du récit. Tandis que certains exégètes invitent à considérer le roman comme un palimpseste et à le lire comme le récit d’une quête religieuse qui retravaille le texte biblique, d’autres estiment au contraire que Roth joue de manière ironique et déceptive avec cette référence pour mieux représenter le désarroi de l’homme moderne. Qu’il nous soit simplement permis de renvoyer le lecteur aux développements lumineux que Claudio Magris consacre à Job. Roman d’un homme simple dans son livre Loin d’où ? Joseph Roth et la tradition juive orientale. Avec une érudition qui s’allie à une grande élégance de plume, l’auteur triestin resitue l’œuvre narrative de Roth dans le contexte culturel et spirituel de l’Ostjudentum, et s’intéresse tout particulièrement au dialogue qu’elle peut entretenir d’une part avec la littérature yiddish et d’autre part avec la pensée du hassidisme, courant religieux étudié entre autres par Jean Baumgarten. Du roman ici présenté il a existé précédemment deux traductions françaises : la première, due à Charles Reber, publiée en 1931 sous le titre Job. Roman d’un simple juif par la Librairie Valois à Paris, sombra rapidement dans l’oubli ; la seconde, réalisée par Paule Hofer-Bury, parut en 1965 aux éditions Calmann-Lévy à Paris sous le titre Le Poids de la grâce avant d’être reprise au catalogue du Livre de poche. C’est grâce à cette seconde traduction que bien des lecteurs français ont découvert et appris à aimer le chef-d’œuvre de Roth. La traduction mise en chantier par Blanche Gidon, amie et confidente de l’écrivain que l’on connaît notamment pour la version française qu’elle donna de La Marche de Radetzky, aboutit quant à elle seulement à la publication de quelques pages isolées. Erika Tunner, éminente spécialiste de littérature allemande et autrichienne, qui, à l’occasion du colloque parisien de 2009 consacré à « Joseph Roth en exil à Paris », s’est penchée sur l’histoire de la traduction de Job, s’exprimait dans les termes suivants sur les pages laissées par Blanche Gidon : « En dépit de quelques réserves qui concernent surtout le choix de termes parfois inadéquats, les omissions ou bien, par endroits, la prosodie du texte, il faut dire que sa traduction, moins exubérante que les deux autres, correspond au fond assez bien à la tonalité du texte original. » À n’en pas douter, le roman ostjüdisch de Roth méritait d’être retraduit”

Le cela du zen

Pour ceux qui ne le savent pas, la revue “Philosophie Magazine” (Philomag) héberge quelques “blogs” (je hais ce mot). Dont celui d’un certain Laurent Ledoux, que je viens de découvrir. Le lien :

Philosophie et entreprise

Un article m’a “interpellé”, comme on dit dans les couloirs des grandes entreprises.

Il s’intitule “Qu’est-ce qu’un manager zen”

Je colle un extrait :

Pour mieux comprendre, observons un maître zen. Voici donc le grand maître Anzawa, qui s’apprête à tirer à l’arc, tel que le décrit Michel Random dans son magnifique livre, « Les arts martiaux ou l’esprit des budô » : « Le maître a fait le silence en lui. Avec des gestes où souffle et lenteur s’harmonisent, il saisit l’arc et l’élève lentement à hauteur de tête et se tourne vers la cible. L’unité de la tension de l’arc et de la concentration intérieure s’est mûrie dans un véritable accomplissement, la flèche s’échappe comme une éclosion accompagnée d’un cri bref et puissant : le Kiaï. Un instant, le regard du maître reste encore fixé sur la cible, car spirituellement la flèche continue, elle est le symbole de l’énergie même, rien ne l’arrête. « Une flèche, une vie. Engagez tout votre vie au tir d’une flèche », dit le maître. Entre le moment où il a pris son arc et celui où il a tiré sa première flèche, un long moment s’est écoulé. Durant ce temps, le maître s’est rendu étranger à tout ce qui n’était pas la pensée du tir, la concentration intérieure a opéré l’alchimie de l’unité : l’homme, l’arc, la flèche et la cible ne font plus qu’un. L’efficacité du tire et sa fonction spirituelle résident dans l’acquisition de cette parfaite unité. C’est au plus haut degré de concentration que la flèche jaillit spontanément comme un enfant laisse échapper quelque chose de ses doigts, avec innocence et oubli : c’est le parfait non-vouloir qui a réalisé le tir, le but lui-même est atteint de surcroît. Tirer à la cible c’est avant tout atteindre l’harmonie du tir, plutôt que la précision du tir qui est atteinte de surcroît.

« Ne pensez jamais à la cible quand vous tirez la flèche » dit le maître. Ou encore « Ne tirez pas ; Laissez ‘cela’ tirer. » ‘Cela’, c’est l’être essentiel qui est au fond de chacun de nous, qui nous relie à tout. »

Ainsi, par une pratique répétée, le maître a atteint un niveau de maîtrise parfaite du tir à l’arc où l’action s’est émancipée du contrôle de la conscience ordinaire, de l’ego. Lorsque le maître tire, l’action engagée semble ne plus obéir qu’à elle-même”

 

Je relis. Je n’en crois pas mes yeux. Je ne savais pas que ça existait encore ce type de “leçon de zen”, ces mots creux, autant que le vide entre l’arc et sa corde.

Je suis persuadé que “les apprentis-experts-en-entreprise-performante-conseils-d’entreprises-performantes-au top-de-la-réflexion” s’emparent de ce vocabulaire pour en faire des congrès dans des hôtels de luxe. Très facile, entre deux repas gargantuesques et la recherche d’une collègue pour la nuit.

L’Occident se fait toujours avoir par le prétendu mystère de la philosophie asiatique dont l’on connait pourtant le caractère primaire et presque fasciste, enterrant la liberté de l’individu sous les fourches fourbes de la pensée du Centre, du Milieu, du Zen, quoi…

Le Zen qui est de la roupie de sansonnet devant le souci de soi grec.

Il ne faut pas s’énerver et sourire, simplement. Étant observé que le “cela” (attention, je fais pas de faute d’orthographe) est un concept très intéressant que les occidentaux ont manié plus intelligemment dans la science et la philosophie, qu’elle soit humaniste ou structuraliste. Mais l’Occident n’est pas chic. L’Occident n’est pas, malgré les grecs et l’invention de la liberté, pas assez mystérieux, dans la “lenteur” asiatique (un mythe éhonté, le peuple est très nerveux et Confucius n’y peut rien) inventée par les peureux de soi, qui ont jeté par-dessus bord la merveilleuse pensée du soi (qui n’est pas celle du sujet conscient, juste de l’individu qui se déplace) . La posture de karaté, en suspens, comme dans Matrix, va finir par devenir, comme on le savait dans les années 70, un geste de haute philosophie.

Je viens de relire l’extrait : on rêve…

PS. Il s-est dommage que Philomag, pour vendre, s’enfonce dans les méandres inutiles de la philosophie managériale, notamment par la création de sa nouvelle revue (Philonomist, un titre idiot, vulgaire, qui n’aurait pas du passe rentre les mailles des publicitaires). Ne pas confondre force, pensée, objectif avec philosophie.

Quant à François Ledoux, je viens de voir en ligne :

“A 49 ans, Laurent Ledoux est un économiste atypique. Adepte de la philo et des spiritualités, il a présidé jusqu’au 13 avril dernier le SPF Mobilité. Une organisation de 1 100 personnes où il a entrepris une petite révolution en instaurant des bureaux partagés, le télétravail généralisé, la suppression de l’obligation de pointage, un programme de méditation, etc. Rencontre avec un manager zen qui aspire à « libérer les entreprises » pour « changer le monde ».”

OK, OK…

Dieu que c’est révolutionnaire. Vous vous rendez compte : du télétravail et pas de pointage. Mais c’est un immense révolutionnaire..!

L’autre Roth

Dans cette période qu’il serait idiot de qualifier, les conversations téléphoniques vont bon train. Ce qui est une excellente chose. Il ne faut les écourter, pour gagner sur le le temps d’avant.Et l’on m’a demandé ce que je lisais. J’ai répondu longuement. Il s’agit d’un fait qui m’a empêché de dormir.Joseph Roth ( donc pas Philip) est un immense écrivain, mort dans une chambre parisienne au-dessus du Café de Tournon, du nom de la rue, où il s’enivrait pour oublier misère et souffrances.Il a écrit un chef-d’œuvre, un des plus beaux livres, presque toujours a portée de ma main : ” Le poids de la grâce”. Immense. C’est son chef-d’œuvre et pas l’autre (La marche de Radesky)En 2013, une nouvelle traduction fut publiée intitulée “ Job, roman d’un homme simple “A l’époque, pourtant très proche, les humains s’intéressaient aux mots. La profusion des idées a changé la donne, par ce trop-plein. Juste en 7 ans…Donc, j’avais passé des soirées à faire subir a des amis, du moins des personnes, de vaines envolées : cette nouvelle traduction ne me convenait pas. Elle était moins puissante, trop sèche au regard de la première, peut-être un peu dans l’enjolivure, maïs, justement, elle est vitale. (Livre de poche).Je lisais des paragraphes et comparais les deux textes. Je devais ennuyer les convives. Sûrement. Il était déjà tard. Et ils devaient rentrer chez eux.J’ai relu aujourd’hui, avant de dormir.Je crois que j’avais raison. Mais je n’en suis plus sûr.J’attend un interlocuteur intéressé au téléphone, pour en discuter sérieusement.Lisez ce “Poids de la grâce”. Votre vie en sera bouleversée tant la beauté se terre sous les mots et le récit de Roth. Joseph…Allez en ligne pour le résumé…Job ou le poids ?Je reviens dire.

PS. Dans mon précédent billet, je m’en prenais un peu (juste sur le style) à Zweig. Je ne devrais pas. C’est lui qui a aidé financièrement Roth, a la fin de sa vie…

PS2. Extrait de wiki :il est inhumé au cimetière parisien de Thiais. L’enterrement a lieu suivant le rite « catholique-modéré » car aucun justificatif de baptême de Roth ne put être fourni. À l’occasion de l’enterrement, des groupes hétérogènes entrèrent en conflit : les légitimistes autrichiens, les communistes et les Juifs réclamèrent le défunt comme l’un des leurs.PS3. Les grands érudits pourront vous dire que Simone Weil, la philosophe catholique, a écrit un bouquin intitulé “La pesanteur et la grâce”…PS3

PS3. Je laisse juger. Première page des deux éditions

LA PREMIÈRE : “il y a de nombreuses années……”

LA DEUXIÈME : “voici déjà bien des années….”

Zweig

Les souvenirs, en cette période, reviennent, désordonnés et brouillons, à des moments improbables, l’on ne sait pourquoi. Mystère de la mémoire et de ses profondeurs glissantes.

Aujourd’hui, exactement à 18:12, je me suis souvenu d’une âpre discussion, à l’occasion de laquelle, brusquement et hors du propos central, j’avais, comme happé par cette nécessité de le dire, clamé : Stefan Zweig est ennuyeux, il écrit mal et s’il n’était son train de dandy, il n’aurait pas émergé des hôtels où il se terrait pour tenter de croire qu’il était unique dans ses bars et restaurants. Quelque chose comme ça, du moins. Je m’en souviens très bien puisqu’on me le rappelle toujours, nul ne pouvant imaginer cette déclamation inopportune, alors qu’il ne s’agissait pas d’une discussion sur cet écrivain.

Qu’est-ce qui m’avait pris ? Seul le mystère le sait.

Alors, immédiatement, à 18:13, je suis allé voir et lire. Je devais me tromper.

Je donne ici un extrait de son fameux “24h etc…”

« Pendant la nuit, il pouvait être onze heures, j’étais assis dans ma chambre en train de finir la lecture d’un livre, lorsque j’entendis tout à coup par la fenêtre ouverte, des cris et des appels inquiets dans le jardin, qui témoignaient d’une agitation certaine dans l’hôtel d’à côté. Plutôt par inquiétude que par curiosité, je descendis aussitôt, et en cinquante pas je m’y rendis, pour trouver les clients et le personnel dans un état de grand trouble et d’émotion. Mme Henriette, dont le mari, avec sa ponctualité coutumière, jouait aux dominos avec son ami de Namur, n’était pas rentrée de la promenade qu’elle faisait tous les soirs sur le front de mer, et l’on craignait un accident. Comme un taureau, cet homme corpulent, d’habitude si pesant, se précipitait continuellement vers le littoral, et quand sa voix altérée par l’émotion criait dans la nuit : « Henriette ! Henriette ! », ce son avait quelque chose d’aussi terrifiant et de primitif que le cri d’une bête gigantesque, frappée à mort. » Extrait de: Stefan Zweig. « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. » .

Désolé, je ne m’étais pas trompé. L’essai de la phrase longue, ponctuée et rythmée est vain. Vous ne trouvez pas ? Relisez. Oui, j’avais raison. Je ne sais quel esprit souterrain me l’avait soufflé.

Mais je devais, encore, avoir tort.

Alors, j’ai cherché en ligne et suis tombé sur un entretien de Jean-Pierre Lefèbvre, qui a dirigé l’édition des œuvres de l’écrivain autrichien de langue allemande dans la Pléiade. (Fichtre, le méritait-il ?). On lui pose une question sur Zweig et Kafka, de la même époque, de la même langue d’écriture. Il répond :

Question: “Vous préparez une traduction de Kafka, toujours dans la Pléiade – est-ce un allemand plus moderne ?

“Sans aucun doute. Kafka est un Pragois familiarisé avec l’allemand sans fioriture de l’administration austro-hongroise. Il a aussi des modèles, notamment Flaubert, qui le pousse à la sobriété stylistique. Contrairement à Zweig, Kafka ne charge pas en amont sa syntaxe. Il cultive une brièveté des phrases qui préfigure ce qui va devenir la langue moderne. Mais bien sûr, c’est aussi parce qu’il a profondément influencé les écrivains du vingtième siècle qu’on considère qu’il anticipe sur eux !”

J’assure qu’avant d’écrire ce que j’ai pu écrire plus haut sur les phrases de Zweig, je n’avais pas lu.

Mais je dois, comme à l’habitude, me tromper.

Je ne sais pas ce qui m’a pris, il y a plusieurs années et ce qui me prend maintenant de relater le souvenir et l’attaque frontale de Zweig. Toujours un mystère de la mémoire qui se prend, prétentieuse, pour l’écume tumultueuse des mers. Prétentieuse.

PS. Heureusement que peu connaissent ce site, j’aurais pris des volées de bois vert en guise de commentaire, vous savez ceux qu’on propose aux lecteurs des sites WordPress, plus bas et que je n’ai pas réussi à effacer du mien. En effet, les commentateurs, nombreux, dans toutes les langues me proposent mille et un produits pour mille et une actions. Des spams, quoi. Il existe un anti-spam WordPress, mais je ne l’utilise pas, de peur qu’il ne soit un spam ou un phishing…

post-confinement

Le très respectable dictionnaire d’Oxford avait choisi comme  mot de l’année 2016 l’adjectif « post-truth » – en français, « post-vérité ». Ce qui signifierait : « relatif aux circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur la formation de l’opinion que l’appel aux émotions et aux croyances personnelles ».

Trump et le Brexit en seraient la démonstration.

Dans cette ère, également nommée « post-faits », la vérité n’est plus toujours la valeur de base. Les faits ne sont plus fondamentaux. Les fausses infos seraient aussi source de bénéfice politique.

Trump disait : Barack Obama, n’était pas né aux Etats-Unis mais au Kenya, pays de son père, ce qui l’aurait juridiquement disqualifié. Ce qui était une contrevérité plus tard avérée.

Donc, des faits avancés délibérément faux, qui s’imposent dans le discours public et ont leur effet immédiat.

Actuellement, beaucoup nous surinent “l’avant et l’après Covid 19”.

Oui, le “post-confinement” est un grand récit à écrire immédiatement.

Je ne comprends ps que les grands écrivains, qui sont aussi confinés et qui ont du temps, ne l’aient pas encore écrit, en quelques jours. Les maisons d’édition l’attendent. Je verrai bien Ian Mc Ewan l’écrire.

Ça serait un best-seller et personne n’y a pensé.

Je m’y mets, en faisant le lien avec la post-vérité qui est son contraire car, sauf erreur, actuellement, nous ne sommes pas dans le mensonge. Sauf celui du nombre de décédés. Mais c’est une autre histoire.

Donc, je m’y mets.

Jouissance de la faim

Dans mes “cahiers numériques”, faits de copies, de photos de pages de livres, de commentaires au stylo feutre “Pilot”, que j’ai retrouvé récemment, que j’ai feuilletés, évidemment abondamment depuis quelques jours, je tombe sur une page de Kafka que j’avais photographié (à l’époque de l’argentique, c’était assez curieux, mais j’étais certain qu’il fallait le faire, la photographie ne pouvant que se figer er revenir, le carnet écrit étant trop collégien. Je n’ai pas eu tort).

Je la donne (j’ai du retaper, ce qui à l’époque du numérique, est fastidieux quand l’on sait qu’il est des choses plus faciles à faire que de recopier et de retaper) :

C’est un extrait de « Un champion de jeûne  » de Franz Kafka

(«Un champion de jeûne», «Joséphine la cantatrice») sont les derniers textes écrits par Kafka (1923). Il en corrigeait encore les épreuves la veille de sa mort, le 2 juin 1924.)

« — Je voulais toujours vous faire admirer mon jeûne, dit le jeûneur.

— Nous l’admirons, dit l’inspecteur affable.
— Vous ne devriez pourtant pas l’admirer, dit le jeûneur.
— Eh bien, soit ! nous ne l’admirons pas, dit l’inspecteur. Et pourquoi ne devons-nous donc pas l’admirer ?
— Parce que je suis obligé de jeûner, je ne saurais faire autrement, dit le jeûneur.
— Voyez-moi ça ! dit l’inspecteur, pourquoi ne peux-tu faire autrement ?
— Parce que, répondit le jeûneur (en relevant un peu sa tête minuscule et en parlant avec la bouche en o, comme pour donner un baiser, dans l’oreille de l’inspecteur, afin que rien ne se perdît), parce que je ne peux pas trouver d’aliments qui me plaisent. Si j’en avais trouvé un, crois-m’en, je n’aurais pas fait de façons et je me serais rempli le ventre comme toi et comme tous les autres.
Ce furent là ses derniers mots, mais dans ses yeux mourants brillait la conviction, ferme encore, malgré sa fierté disparue, qu’il continuait à jeûner.

J’avais, d’une plume assez ridicule noté qu’il fallait écrire sur le “bonheur de la faim, le bonheur de la fin“.

Oui, le ridicule ne tue pas.

Je raille souvent l’écriture ou l’exposé collégiens.

J’ai tort.

 

 

idiote

France Culture nous envoie, quotidiennement sa newsletter de laquelle je retire cet article de Géraldine Mosna-Savoye (Extrait de sa bio : Géraldine Mosna-Savoye est la productrice de l’émission le “Journal de la philo”, qui revient chaque jour sur l’actualité de la philosophie sous toutes ses formes, dans “Les Chemins de la philosophie”. Elle anime également des conférences au Forum des images de Paris.)

Je vous le livre ci-dessous. C’est assez effarant de penser si mal. Elle devrait créer un club des idiots confinés. Je commente un peu après votre lecture de cette idiotie.

Donc : D’abord la présentation de FC :

“Malgré le confinement, avez-vous, comme Géraldine Mosna-Savoye, l’impression de n’avoir jamais été autant en contact avec les autres ? Messages, écrans… “les autres” sont omniprésents et leurs paroles nous assaillent. Pourquoi ne peut-on pas se passer des autres et de leur dispenser notre présence ?

Ensuite, une image très chic :

L'enfer, c'est (vraiment) les autres

Puis le texte de Géraldine :

“Je suis ravie de vous retrouver, loin d’un studio mais tout près quand même grâce à ce médium formidable qu’est la radio, et dont le principe prend tout son sens aujourd’hui : pas besoin de se voir pour écouter et se faire entendre.
En cette période de confinement, c’est en effet un peu ce que l’on tente de faire : on garde le lien chacun de son côté, par téléphone, messages ou écrans interposés. Au point qu’on puisse faire ce constat : le confinement est loin de nous avoir mis à distance les uns des autres. Heureusement d’ailleurs. Ou pas… Malgré les gestes barrières et les mesures de quarantaine, jamais je n’ai eu autant l’impression d’être en contact avec d’autres que moi. Collègues, parents, amis ou même inconnus sur les réseaux sociaux, impossible de leur échapper… et la phrase de Sartre de tourner en boucle dans ma tête : l’enfer, c’est vraiment les autres.

“Les autres”

Depuis l’intervention d’Emmanuel Macron lundi dernier, les autres, tous ces gens qu’on voyait au travail, aux soirées, nos amis, collègues, ou même tous ces inconnus qu’on croisait dans les transports ou la rue sans même les regarder, sont devenus au pire des ennemis, vecteurs de contagion, au mieux : des images, des souvenirs, voire de vagues fantasmes. 

Hormis les quelques voisins de la maison d’à côté ou de l’immeuble d’en face, hormis les quelques passants qu’on voit à travers nos fenêtres, “les autres” relèvent plus du lointain que du quotidien. Pourtant, force est de reconnaître : depuis plus d’une semaine, je n’entends parler que de ces autres… je n’entends parler que ces autres ! 

Des conseils qui disent de nous laver tous les matins aux recommandations de films gratuits sur Netflix, des journaux de confinement, concerts aux fenêtres aux fils de discussions, nous voici assaillis, contaminés si j’ose dire, par la parole des autres, chacun ayant son mot à dire sur la situation actuelle, son analyse, son pas de côté, sa préconisation, son indignation ou son incompréhension… 

J’avais peur de me sentir seule, j’angoisse à la perspective inverse : le confinement total, aux confins du monde et des autres, serait-il devenu impossible ? On pourra me dire d’éteindre mon téléphone, ma télé, mon ordinateur… c’est une option, mais restera quand même cette question : pourquoi les autres sont-ils d’autant plus envahissants qu’ils ne sont plus présents ? 

De la présence à l’omniprésence

Dans cette affaire de confinement, de distance et d’isolement, je ne suis pas mieux que les autres : moi aussi, j’envoie des photos, je prends des nouvelles, je réponds et je relance diverses discussions virtuelles, j’écoute et je suis les différentes initiatives, j’y prends part même, je les approuve ou pas, et puis je fais bien cette chronique même loin de tout… 

Moi aussi, je suis devenue une de ces autres, présente sans être vue, absente sans être là. Omniprésente. Voilà la chose qui me frappe : cette substitution de l’omniprésence à la présence. Comme si l’absence qu’implique le confinement, des uns et des autres, et surtout de soi, était insupportable et qu’il fallait à tout prix la remplir, la renchérir, de mots, d’images, de projets ou de conseils absurdes…  

Le problème est là, je crois : pas forcément dans le fait que le confinement soit totalement impossible, mais dans le fait qu’il soit impensable, pas même une possibilité, une toute petite possibilité.
Mais pourquoi ? Pourquoi être toujours là ? Pourquoi ne pas pouvoir se passer des autres et les dispenser de nous ?
On me dira par humanité, soutien, aide, empathie, importance du lien, ou que sais-je… Mais s’agit-il de ça quand tout le monde dit la même chose en ne pensant faire entendre que lui ?  

Dans sa pièce Huis-clos, Sartre fait dire au personnage Garcin que “l’enfer, c’est les Autres” (avec un grand A), les spécialistes prennent soin de nous dire que Sartre n’a pas voulu dire que les autres étaient foncièrement néfastes (mais qu’ils nous aliénaient)…
Je crois, pourtant, que tout est vrai avec ce confinement : les Autres (et la majuscule n’est pas là pour rien), quand ils deviennent cette masse informe, indistincte, oppressante, bruyante, quand ils ne sont plus des personnes singulières, réussissent le coup de force de non seulement nous aliéner, comme d’habitude, mais deviennent, en plus, foncièrement hostiles, et cela, sans même être contagieux.    
Je ne désespère pourtant pas : il nous reste encore quelques temps pour que tout cela change. “

Puis mon commentaire, avant l’apéritif :

Cette femme n’est pas un monstre, un “autre monstre”. Les monstres sont intéressants. C’est une idiote, encore une fois. Et il est dommage que le confinement m’empêche d’aller la gifler (juste le geste, sans la toucher évidemment, non pas de peur d’attraper le virus mais parce qu’on ne gifle personne).

Comment, alors que des personnes crèvent autant de solitude que de peur, les veufs, les malades, les hospitalisés, tous ceux qui par un mot des “autres” survivent et tiennent leur vie, oser un jeu de “mots” (c’est le cas de le dire, l’autre pièce de Sartre, un autre idiot de la famille) sur l’enfer sartrien qui est une pièce, un concept de collégien d’estrade, d’exposé pour obtenir un 14/20, avec un sourire à la Gérard Philipe…

Quand cette Géraldine mérite la gifle lorsqu’elle nous dit :

“Cette masse informe, indistincte, oppressante, bruyante, quand ils ne sont plus des personnes singulières, réussissent le coup de force de non seulement nous aliéner, comme d’habitude, mais deviennent, en plus, foncièrement hostiles, et cela, sans même être contagieux”.

Lorsque le confinement sera terminé, on libérera tous les occupants des EPAHD, les personnes seules, les pauvres hères de l’isolement, pour, ensemble, les faire marcher jusqu’au domicile de Géraldine (sûrement un quartier bobo et crier sous sa fenêtre que c’est une idiote.

On ne joue pas avec la philosophie pour faire de bons mots, en allant à contresens, pour faire son intéressante.

La philosophie mérite mieux que Sartre et, évidemment, Géraldine.

Nul besoin de plus commenter.

J’ai trouvé en ligne sa photo, ça correspond.:

PS.Je n’ai jamais été aussi virulent contre une personne. Mais trop, c’est trop. C’est une idiote.

Des conseils qui disent de nous laver tous les matins aux recommandations de films gratuits sur Netflix, des journaux de confinement, concerts aux fenêtres aux fils de discussions, nous voici assaillis, contaminés si j’ose dire, par la parole des autres, chacun ayant son mot à dire sur la situation actuelle, son analyse, son pas de côté, sa préconisation, son indignation ou son incompréhension… 

J’avais peur de me sentir seule, j’angoisse à la perspective inverse : le confinement total, aux confins du monde et des autres, serait-il devenu impossible ? On pourra me dire d’éteindre mon téléphone, ma télé, mon ordinateur… c’est une option, mais restera quand même cette question : pourquoi les autres sont-ils d’autant plus envahissants qu’ils ne sont plus présents ? 

De la présence à l’omniprésence

Dans cette affaire de confinement, de distance et d’isolement, je ne suis pas mieux que les autres : moi aussi, j’envoie des photos, je prends des nouvelles, je réponds et je relance diverses discussions virtuelles, j’écoute et je suis les différentes initiatives, j’y prends part même, je les approuve ou pas, et puis je fais bien cette chronique même loin de tout… 

Moi aussi, je suis devenue une de ces autres, présente sans être vue, absente sans être là. Omniprésente. Voilà la chose qui me frappe : cette substitution de l’omniprésence à la présence. Comme si l’absence qu’implique le confinement, des uns et des autres, et surtout de soi, était insupportable et qu’il fallait à tout prix la remplir, la renchérir, de mots, d’images, de projets ou de conseils absurdes…  

Le problème est là, je crois : pas forcément dans le fait que le confinement soit totalement impossible, mais dans le fait qu’il soit impensable, pas même une possibilité, une toute petite possibilité.
Mais pourquoi ? Pourquoi être toujours là ? Pourquoi ne pas pouvoir se passer des autres et les dispenser de nous ?
On me dira par humanité, soutien, aide, empathie, importance du lien, ou que sais-je… Mais s’agit-il de ça quand tout le monde dit la même chose en ne pensant faire entendre que lui ?  

Dans sa pièce Huis-clos, Sartre fait dire au personnage Garcin que “l’enfer, c’est les Autres” (avec un grand A), les spécialistes prennent soin de nous dire que Sartre n’a pas voulu dire que les autres étaient foncièrement néfastes (mais qu’ils nous aliénaient)…
Je crois, pourtant, que tout est vrai avec ce confinement : les Autres (et la majuscule n’est pas là pour rien), quand ils deviennent cette masse informe, indistincte, oppressante, bruyante, quand ils ne sont plus des personnes singulières, réussissent le coup de force de non seulement nous aliéner, comme d’habitude, mais deviennent, en plus, foncièrement hostiles, et cela, sans même être contagieux.    
Je ne désespère pourtant pas : il nous reste encore quelques temps pour que tout cela change. “

Puis mon commentaire, avant l’apéritif :

Cette femme n’est pas un monstre, un “autre monstre”. Les monstres sont intéressants. C’est une idiote, encore une fois. Et il est dommage que le confinement m’empêche d’aller la gifler (juste le geste, sans la toucher évidemment, non pas de peur d’attraper le virus mais parce qu’on ne gifle personne).

Comment, alors que des personnes crèvent autant de solitude que de peur, les veufs, les malades, les hospitalisés, tous ceux qui par un mot des “autres” survivent et tiennent leur vie, oser un jeu de “mots” (c’est le cas de le dire, l’autre pièce de Sartre, un autre idiot de la famille) sur l’enfer sartrien qui est une pièce, un concept de collégien d’estrade, d’exposé pour obtenir un 14/20, avec un sourire à la Gérard Philipe…

Quand cette Géraldine mérite la gifle lorsqu’elle nous dit :

“Cette masse informe, indistincte, oppressante, bruyante, quand ils ne sont plus des personnes singulières, réussissent le coup de force de non seulement nous aliéner, comme d’habitude, mais deviennent, en plus, foncièrement hostiles, et cela, sans même être contagieux”.

Lorsque le confinement sera terminé, on libérera tous les occupants des EPAHD, les personnes seules, les pauvres hères de l’isolement, pour, ensemble, les faire marcher jusqu’au domicile de Géraldine (sûrement un quartier bobo et crier sous sa fenêtre que c’est une idiote.

On ne joue pas avec la philosophie pour faire de bons mots, en allant à contresens, pour faire son intéressante.

La philosophie mérite mieux que Sartre et, évidemment, Géraldine.

Nul besoin de plus commenter.

J’ai trouvé en ligne sa photo, ça correspond.:

PS. Je n’ai jamais été aussi virulent contre une personne. Mais trop, c’est trop. C’est une idiote.

la mémoire est belle

 

Je viens de dire à une confinée que l’oubli était une infamie; que celui qui n’a pas la mémoire de sa vie, de ses instants prodigieux ou communs, éblouissants ou primaires, anciens ou récents, sombres ou fulgurants ne mérite pas l’instant que l’air cosmique lui offre, à la seconde même de sa mémoire non reconnaissante du temps, des temps. du moment de son oubli.  Que celle ou celui qui effacent les “marques” n’est pas dans l’ordre des humains, peut-être même du monde, puisqu’aussi bien les végétaux, les minéraux ont cette mémoire. Même l’eau selon les homéopathes.

M’est alors venu le dialogue du Don Quijote, que j’avais commenté toute une nuit lorsqu’une femme m’avait déclaré qu’elle avait oublié la précédente passée avec moi.

J’étais jeune et présomptueux. Ce qu’il faut toujours être pour remettre les oublieux à leur place, presque méchamment.

L’oubli, disais-je, est une infamie. Pire, c’est une insulte. Une tare, un trou dans l’espace, plus que dans le temps.

Je le donne ci-dessous, le dialogue, je l’ai retrouvé dans ma bibli numérique

Extrait de: Miguel de Cervantes  “L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche”

« — Vous êtes railleur, Sancho, reprit don Quichotte, et, par ma foi, la mémoire ne vous manque pas, quand vous voulez l’avoir bonne.

— Et quand je voudrais oublier les coups de gourdin que j’ai reçus, reprit Sancho, comment y consentiraient les marques noires qui sont encore toutes fraîches sur mes côtes? »

 

PS. Ce billet est écrit à un instant où je me laisse aller. Et pour ne pas l’oublier, je l’écris, ce moment. Mais je ne transformerai pas ce mini-site en traité du développement de soi et vendeur de soupe de petits états d’âme. Juré.

 

Multiple, multiple.

Presque une suite du précédent billet (sur le temps et l’ondulation)

La mécanique quantique nous affirme, même si ce n’est pas frontalement, comme pourrait le faire un alchimiste, un partisan de l’hermétisme (la pensée) que la réalité est multiple.

C’est clair : les particules ne sont pas figées précisément dans un espace donné mais occupent plusieurs positions. On dit de leur nature qu’elle est ondulatoire. C’est donc le « flou quantique » que tous les physiciens, à l’époque de la découverte de la non-position des particules, de leur non-fixité considéraient comme intrinsèque aux seules particules et disparaissait au niveau (macroscopique) de la réalité observable sans appareil.

Le chat de Schrödinger (1935), la fameuse expérience de pensée (cliquer ici et revenir par flèche de retour du navigateur) allait bouleverser la donne, en démontrant qu’un système quantique peut engendrer à un niveau macroscopique des situations, en apparence absurdes, où un chat est à la fois mort et vivant. Si l’animal du départ est décrit par une onde, alors on se retrouve à l’arrivée avec une « superposition » de deux ondes : l’une décrivant le chat vivant et l’autre le chat mort. Le formalisme mathématique de la physique quantique impliquait donc bien une réalité multiple.

Tous les physiciens s’accordent désormais à le dire.

Pourquoi ce billet en forme de mauvaise vulgarisation de la physique quantique ?

Il part d’un étonnement;

Imaginez que l’on découvre que le cercle est carré.

Le monde s’arrêterait de penser à autre chose, y compris sur BFM TV. Même le Covid 19 passerait au second plan.

Alors, l’on ne comprend pas : on sait qu’il existe des mondes multiples qui coexistent et bougent ensemble.

Et on ne s’arrête pas la-dessus ?

C’est assez fou. Les hommes ont besoin de linéarité finie. Comme disent les cabalistes, nul ne peut concevoir l’infini (sauf l’infini lui-même qui pourrait s’interroger sur cause infinie de lui-même…

L’on ne peut donc concevoir des mondes multiples, une réalité multiple. Pourtant facile à imaginer. C’est même évident. Il suffit de se dire que si l’on passe d’un point dans l’espace à un autre point (du canapé au frigidaire) on occupe deux espaces successivement, mais uniques dans la pensée du “chez moi”.

Oui la réalité est multiple. Et nous sommes partout. C’est très simple.

Il n’est nul besoin de magie, d’alchimie, d’hermétisme (Hermès).

Il faut en faire quelque chose dans notre pensée quotidienne.

Imaginez que votre réalité multiple (non paranoïaque évidemment, mais le monde). Vos “expériences de pensée” se multiplient à la mesure de la multiplicité du réel.

On rêve nulle part et partout, vient de me souffler une amie…

Twist and bio

Saint-Augustin : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus »

Non, il ne s’agit pas de compter les durs jours du confinement Covid-19.

Juste s’interroger sur la possibilité d’une autobiographie. Laquelle passe nécessairement par le temps. Les temps, si l’on préfère.

Différentes manières d’envisager de type de narration après avoir décidé si elle est « possible ». Question, au demeurant, assez creuse et certainement orgueilleuse. Celui qui la pose est, justement un poseur, un fanfaron, l’insignifiance de soi étant absolument une fanfaronnade, pour attirer le manant, et lui signifier sa faculté de dédain de soi, lequel, comme on le sait, est une manigance de faiseur.

Donc, on saute par-dessus la question de la possibilité, pour revenir à notre interrogation sur la manière et l’appréhension du temps.

Il y a d’abord le temps chronologique. Dit « diachronique » par les faux intellectuels. Pourquoi pas ? Mais assez ennuyeux. Le contraire de Woody Allen dirait une amie lointaine qui m’a appris, un soir où elle était très éméchée comment ce génie jonglait avec les moments pour les magnifier dans la cassure du temps linéaire, de la succession minutée. Je lui en sais gré, mais je ne sais plus où elle se trouve pour le lui dire. (Je reviendrai ici commenter le merveilleux « A rainy day in New York » qui met en joie les plus réticents aux bonds vitaux, mais je m’éloigne de mon propos sur le temps et la biographie)

Puis le temps multiple et simultané. Synchronique, dirait l’apprenti structuraliste. Concomitant d’un autre, parallèle et concurrent, mélangé sans être brouillon.

Des temps en bagarre contre celui unique et rond, « téléphoné », prévisible, m^me dans l’anecdote la plus folle.

Un exemple : le mélange narratif d’un Twist sur Chubby Checker, le jour d’une Bar Mitsva, première cigarette entre les lèvres, pour imiter Gabin, et une nuit avec une femme qu’on aime trop, dont on pleure le départ à l’heure du petit-déjeuner. Deux forces, les yeux clairs et les sens dans le frôlement, l’ondulation.

C’est ça : trouver un mot. Ici l’ondulation, pour faire venir les temps.

 

Je ne m’y mettrai pas avant longtemps. Je dois finir de m’interroger sur la possibilité d’une autobiographie, pourtant persuadé qu’elle mérite d’éclore sous la plume. Comme tous les mots qui viennent sans qu’on ne les attende

Individualisme/holisme

Les très-bien-pensants sortent presque leurs revolvers lorsque le nom de Chantal Delsol apparait quelque part.

Rangée d’emblée dans la “bande à Finkielkraut”, ses contributions dans le Figaro et “Valeurs actuelles” la classent dans la famille des penseurs de droite qui osent dire presque l’infamie. Même si, on l’aura remarqué, depuis un certain temps, pas plus d’un an selon moi, les penseurs à la mode, prennent leur propre contrepied, tant par honnêteté que par stratégie (c’est selon),  pour s’approcher  ou revenir à des valeurs universelles et s’éloigner des poncifs éculés qui font des titres et rien d’autre. Ne restent, à vrai dire, que les tenants du paradigme “animaliste” (l’animal serait un “sujet de droit” et le droit des animaux un fondamental terrestre, une philosophie d’âne) pour tenter de refondre le dit universel dans un magma qui se dilate dans le vide de la pensée. Mais c’est une autre histoire, pas un billet. Plus.

Il est vrai que Chantal Delsol s’est définie, il y a longtemps, comme une « anticommuniste primaire », ajoutant depuis toujours”

S’affirmant, par ailleurs, “anti-Mai 68”, “« libérale-conservatrice” C’est beaucoup et presque trop pour qui l’on sait. Directrice du  Centre d’études européennes, devenu Institut Hannah Arendt, qu’elle a fondé en 1993. C’est une européenne plus que convaincue, qui tente de trouver “l’esprit de l’Europe” partisane du fédéralisme.

C’est dans la défense de l’Universel qu’elle se révèle le mieux. Dans son livre “La nature du populisme ou les figures de l’idiot !”, elle écrit que “le populisme serait le révélateur des carences des démocraties occidentales à prétention universaliste et à visée émancipatrice qui tendent à mépriser l’enracinement dans le particulier (« idios », en grec ancien)”.

Ainsi, une femme de droite, l’assumant, catholique, disant ce qu’elle a à dire sur l’islamisme ou le PACS ou le mariage homosexuel. Fichtre !

Persuadé, à cette heure précise,  que la pensée à la mode est tenue par des gredins, faiseurs du rien, effaceurs des vérités (et du sentiment qui l’accompagne), on a voulu aller voir son dernier bouquin. Sans dire, pour laisser venir le lecteur, qu’il ne s’agissant pas de ma “tasse de thé”. On assume. Etant observé que, comme à l’habitude, de telles pensées (certainement dite “de droite”, clament ce que la bien-pensance ne veut plus aborder, tout en le pensant en arrière mais peureuse de se voir vilipender par Libé et le Nouvel Obs qui pourtant ne se vendent plus.

Son dernier bouquin : “Le crépuscule de l’universel “ (Ed du Cerf);

Je colle un extrait de l’introduction :

« La nouveauté est celle-ci : nous trouvons en face de nous, pour la première fois, des cultures extérieures qui s’opposent ouvertement à notre modèle, le récusent par des arguments et légitiment un autre type de société que le nôtre. Autrement dit, elles nient le caractère universel des principes que nous avons voulu apporter au monde et les considèrent éventuellement comme les attendus d’une idéologie. Cette récusation, non pas dans la lettre mais dans son ampleur, est nouvelle. Elle bouleverse la compréhension de l’universalisme dont nous pensons être les détenteurs. Elle change la donne géopolitique. La nature idéologique de la fracture ne fait guère de doute : comme on le verra plus loin, c’est notre individualisme qui est en cause, avec l’ensemble de son paysage. »

Le sujet libre et conscient, autonome, fondement de notre philosophie du monde est ainsi renié, au profit du holisme, société du groupe, de la totalité hors de l’individu.

On cite encore :

« Dans toutes les sociétés, à la seule exception de celles occidentales modernes, les grands ou petits ensembles symboliques (familles, lignages, corporations, paroisses) détiennent autorité et pouvoir sur les individus. Ce sont ces corps qui font sens : et non les individus qui en font partie. Un individu fait sens à travers son appartenance à plusieurs corps intermédiaires. Dans une société holiste, c’est-à-dire dans toutes les sociétés humaines depuis le commencement des temps, les corps intermédiaires, quels que soient leur nom et leur origine, ne sont pas de simples agrégats d’individus. Mais des ensembles organiques, dotés de significations qui débordent le présent vers le passé et l’avenir, dotés de rôles et de responsabilités, et surtout, dotés d’autorité sur les individus. Un individu séparé de ses corps intermédiaires, « sans feu ni lieu » (comme on disait au Moyen Âge), ne peut pas, alors, revendiquer davantage d’existence qu’une bête. Car l’individu n’existe que par le rôle à lui dévolu dans les groupes. C’est son appartenance qui seule le dote d’un rang, d’un pouvoir, d’une reconnaissance, d’une responsabilité, bref de tout ce dont un humain a besoin pour exister. Il n’existe que parce qu’il se réfère à : il est référé au nom de : »

J’ai presque fini le livre et y reviendrai ^lus longuement, notamment, dans la concordance entre l’Occident et le sujet, puis la fameuse “mort de l’homme” le reniement du sujet dans la mouvance structuraliste qui a peut-être à voir avec une volonté, pour certains de revenir vers un passé holiste. Ce qui, c’est mon hypothèse, expliquerait l’article dithyrambique de Michel Foucault lorsque la “révolution des mollahs” en Iran a bouleversé la société.

Il ne faudra pas confondre la vision des Etats et leurs idéologues avec les paradigmes structuralistes ou justement holistes de la domination de la structure et  l’inclusion du sujet, au sens philosophique et ontologique (l’absence de sujet ici).

On méditera sur Sollers et Foucault, premiers holistes anti-sujets (Chine et Iran), curieusement ( ce n’est pas un hasard) assez libertins, (tout à leur honneur, comme s’ils voulaient faire oublier leur “propre sujet”. Mais psycho primaire pourrait-on dire. On réfléchit.).

La lecture attentive du bouquin de Delsol nous a fait revenir à celui de Jean François Billeter, lequel, dans son dernier livre “Pourquoi l’Europe. Réflexions d’un sinologue”, met en lumière la « tradition politique chinoise » et le contraste qu’elle forme avec la conception de la liberté et de l’autonomie du sujet qui s’est développée en Europe.le sinologue défend les idéaux européens d’autonomie du sujet et de liberté politique. A l’échelle de l’histoire, c’est en Europe qu’est née l’idée de sujet autonome.” Voir Entretien : https://www.nonfiction.fr/article-10198-leurope-au-regard-de-la-chine.htm

Il précise dans cet entretien (le lien)  que « la Chine traditionnelle n’a pas connu l’idée du sujet autonome qui s’est affirmée progressivement en Europe moderne. Il y a eu des esprits autonomes en réalité, mais ils ont été considérés comme des êtres différents du commun des mortels et révérés comme des Sages »]. Le besoin de liberté est universel (là-dessus je rejoins Simon Leys, bien entendu), mais l’idée de liberté, essentiellement politique, est européenne. On ne peut donc pas dire que certaines figures chinoises ont « œuvré pour la liberté » – avant le 20e siècle. Depuis lors, il y en a eu, bien sûr, et il y en a aujourd’hui. Je ne dirai jamais que le désir de liberté est le transfert d’une idée européenne – puisque je considère ce désir comme universel. L’idée (politique) de liberté, par contre, est venue d’Europe. Toute l’histoire contemporaine de la Chine l’atteste.”

C’est donc bien dans la concordance entre Occident et individu (qui n’est pas un sujet au sens philosophique, Madame Delsol, Monsieur Billeter) qu’il, faut aller, magnifiquement, chercher la faille. Classique, mais enfin sur le tapis.

On revient, évidemment, très bientôt sur le “sujet”. La réflexion la plus urgente à mener.

 

Renan, vilaine langue. Et les autres.

Le Samedi matin, c’et donc Finkielkraut. Et Finkielkraut, comme beaucoup, dès qu’il s’agit de rappeler ce qu’est une identité, une nation pour dire juste, convoque Ernest Renan ((1823-1892).

Comme tous le savent, puisqu’il s’agit de son texte le plus connu, Ernest Renan a écrit ou du moins a prononcé (c’est le texte d’une conférence) son fameux “Qu’est-ce qu’une nation” ? Un beau texte.

Son texte le plus élaboré. C’est lui-même qui le dit qui le clame en 1887   “J’en ai pesé chaque mot avec le plus grand soin. C’est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et, quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages-là”;

De fait, il fait un sacré éloge, magnifiquement écrit de la Nation.

On peut citer un extrait (que beaucoup citent dans notre débat essentiel, il est vrai, de notre temps :

“La nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. […] Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. […] Je me résume, Messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation.”

Dans les débats actuels sur le communautarisme et l’identité française (on n’épilogue pas puisqu’on s’est juré il y a quelques années que ce site ne serait pas une tribune politique, même de mauvaise humeur), le texte vient et revient. Soit.
Mais beaucoup oublient que Renan, comme d’autres, ne faisait pas dans la dentelle, comme dit mon frère, lorsqu’il écrivait sur le peuple “juif”, “sémite” comme il disait.
On cite encore :  Un extrait de son  Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, 1855 : Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine.”.
Des mot qui ont donc sidéré les intellectuels juifs de l’époque.
Mais, tous, désormais, s’accordent à dire qu’il ne s’agissait que “langue”, de comparer deux types de langues. Encore, soit.
On oublie, néanmoins de rappeler qu’à l’époque, la confusion a été de mise chez les antisémites et que certains considèrent même que le mot “antisémite” venir de là.
Puis on crie que Renan a été renvoyé du Collège de France après avoir publié ” La vie de Jésus “. Professeur au Collège de France, il a été suspendu  quelques jours après avoir donné son premier cours, jugé “offensant pour la foi chrétienne”.

Et que le même Renan, après s’être “libéré de son racisme” (je ne trouve plus la référence, celui qui l’a dit, c’est dans mes notes), avait affirmé que :  Le juif des Gaules… n’était, le plus souvent, qu’un Gaulois professant la religion israélite. », rangeant ainsi les juifs dans la normalité, et, partant, dans l’acceptable dirait une mauvaise “langue”.

On oublie encore que Renan, dans sa “Réforme intellectuelle et morale “(1871) avait considéré que : « La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure qui s’y établit pour le gouverner n’a rien de choquant.

Long PS. Absolution de Renan. Il n’est pas le seul, Renan, à avoir “dit”, étant précisé qu’en l’écrivant, je prends le risque de banaliser les mots qui ne seraient  rien devant le reste, grandiose. Ce que je ne crois qu’à moitié, du côté du plein et non du vide.

Voltaire « Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition » (Dictionnaire philosophique). Ce n’est pas le-a seule attaque contre les juifs mais je n’alourdis pas le billet

Même si je ne peux m’empêcher de citer  encore :« C’est à regret que je parle des juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre. » dans ce même Dictionnaire.

Notez que Voltaire ne déteste pas uniquement les juifs : ailleurs, dans Essai sur les moeurs et l’esprit des nations (1756) : « Les albinos sont au-dessous des Nègres pour la force du corps et de l’entendement, et la nature les a peut-être placés après les Nègres et les Hottentots au-dessus des singes, comme un des degrés qui descendent de l’homme à l’animal », « la race des Nègres est une espèce d’hommes différente de la nôtre ». Et dans son Traité de métaphysique : « Les Blancs sont supérieurs à ces Nègres, comme les Nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres. »

Diderot : « Quoiqu’en général les Nègres aient peu d’esprit, ils ne manquent pas de sentiment. » (Encyclopédie, 1772.).
Jules Ferry. Le président du Conseil des ministres français déclare lors dans un discours, le 28 juillet 1885 : « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. »

 

Léon Blum. Un discours à la Chambre des députés, le 9 juillet 1925; Il se déclare adversaire « du colonialisme en tant qu’il est la forme moderne de cet impérialisme », il ajoute cependant qu’il « peut y avoir un […] devoir de ce qu’on appelle les races supérieures, revendiquant quelques fois pour elles un privilège un peu indu, d’attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation ».  

Victor HugoDiscours sur l’Afrique (mai 1879) : « Que serait l’Afrique sans les Blancs ? Rien, un bloc de sable, la nuit, la paralysie, des paysages lunaires. L’Afrique n’existe que parce que l’homme blanc l’a touchée. »

Jean Jaurès. Discours à la Chambre des députés, le 20 novembre 1903 : « La civilisation qu’elle représente en Afrique auprès des indigènes est certainement supérieure à l’état présent du régime marocain. »  Mais attention, il veut une une colonisation « humaine “. Mais les juifs reviennent (encore eux) lorsqu’il dit à Tivoli, en 1898,  : « Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion »

Gandhi :  « Les Européens veulent nous ravaler au rang des Nègres dont la seule ambition est d’avoir assez de vaches pour s’acheter une femme, et passer leur vie avec, dans l’indolence et la nudité » Les “kaffirs” (terme sud-africain nommant les Africains à la peau noire) :  peuple paresseux avec lequel il était désagréable de cohabiter : « À propos du mélange des Kaffirs avec les Indiens, je dois avouer que je le ressens très fortement. Je pense qu’il est très injuste pour la population indienne et que c’est même une taxe indue sur la patience proverbiale de mes compatriotes. » (15 février 1904.).

De quoi être à “CRAN”…

Non ?

K, le procés

Ceux, rares, qui, par ma volonté, s’aventurent ici, connaissent mon auteur préféré. Les amis et les femmes qui ont subi, à une époque, la dithyrambe exacerbée, le cri d’admiration devant le génie, sourient tant ils savent ce que veut dire l’exagération (la seule attitude humaine acceptable devant l’interrogation sur l’existence du monde, à la mesure de cet avènement).

Kafka, avant tous. Mille à nommer après lui.

Hier, j’ai un peu vilipendé un “recenseur” de livres (ceux sur Levinas)

Je m’en veux. Nul ne mérite l’opprobre. Ce n’est pas de notre fait si nous sommes nés et si nous pensons, bien ou mal, selon les autres qui pensent bien ou mal.

Alors, je suis retourné sur le site, cherchant, pour compenser et me déculpabiliser, un article qui serait le “pendant”, et partant l’oubli d’une petite méchanceté sur celui qui a écrit. Il suffit d’écrire pour ne pas être effacé.

J’ai trouvé celui sur Kafka.

L’histoire de l’héritage de ses manuscrits, légués à Max Brod, son ami (Kafka ne publiait rien) est assez hallucinante.

Non pas tant sur le fait de savoir si ce qui est juif doit revenir à l’Etat d’Israel (c’est un débat tellement absurde qu’il ne mérite pas le questionnement ou l’analyse) mais sur la petitesse de la guerre autour de ces manuscrits.

Oui, une bibliothèque universelle construite sur la Lune ou Mars, les deux seuls planètes que l’homme peut atteindre en l’état, devrait exister.

Il est aussi vrai que la revendication de l’Allemagne sur les manuscrits de Kafka est assez incorrecte, presque malsaine. La langue d’écriture ne peut effacer une histoire. Les allemands ne peuvent s’en tirer à aussi bon compte.

Ainsi, au-delà de l’illégitimité philosophique ou ontologique de l’attribution des manuscrits à l’Etat d’Israel, je préfère cette solution. Absurde certes mais moins impérialiste et immorale au sens historique et hégélien que la remise à une bibliothèque allemande.

Je colle l’article, sans commentaire, y compris celui sur la locution presque perfide, de biais, à propos du sionisme. Il faut bien du grain (noir) à moudre aux ecrivants…

Vous pouvez revenir à cette introduction après la lecture de l’article. Vous comprendrez mieux ce que j’y écris.

“À qui appartiennent les manuscrits de Kafka ?

  • Date de publication • 08 février 2020

“Le devenir des manuscrits de Kafka après son décès éclaire ses sentiments et ses ambitions et, plus dramatiquement, des conflits de destination entre Israël et l’Allemagne.

Il est des manuscrits dont la circulation ne relève pas seulement d’une simple succession familiale délicate. Elle renvoie à des enjeux moraux, culturels et internationaux, quand ce n’est pas à un pan entier de notre histoire au XXe siècle. Bien sûr, on peut résumer ce genre d’affaire au problème du contrôle privé ou public d’une succession. Et on en connait beaucoup de ce type. Mais, s’agissant de manuscrits littéraires d’une grand valeur intellectuelle, d’écrivains clefs, dans le cadre d’une histoire mondiale dramatique, le commentaire ne peut se résoudre à de tels résumés. D’ailleurs, les faits l’interdisent souvent. Tel est le cas que nous soumet Benjamin Balint, écrivain, auquel on doit ce récit concernant le dernier procès de Kafka : plus précisément, le destin judiciaire des manuscrits légués par Kafka à son ami Max Brod.

Au-delà des détails de l’affaire, la question centrale posée par cet ouvrage est celle du devenir des archives d’un écrivain, qui plus est dépositaire des archives d’un autre écrivain célèbre. Faut-il, compte tenu de leur importance et des impératifs de la recherche , faire préempter ces manuscrits par une bibliothèque en mesure d’assurer leur conservation et leur exploitation à l’encontre des légataires, contre une famille expressément héritière ? Seule une bibliothèque, il est vrai, peut les mettre à la disposition du public. Mais dans la mesure où il n’existe pas (encore) de bibliothèque universelle, les envoyer dans une bibliothèque nationale, cela ne revient-il pas à nationaliser une propriété privée ? Pour autant, laissera-t-on les légataires vendre les manuscrits à titre privé, au risque de les voir partir chez des collectionneurs qui les enfermeront dans des coffres ?

Comment oublier, de toute manière, quel sentiment une littérature procure à une nation vis-à-vis d’elle-même ? On le sait aussi, les dépôts d’État des manuscrits sont investis d’une signification symbolique pour une collectivité. On y décide quoi archiver, comment trier, qui y aura accès. Et c’est par là que se renforce la vénération. Mais dans l’histoire que nous raconte Balint, une double difficulté survient : la littérature allemande précède l’État allemand, comme la littérature juive précède l’État juif. Il faut retenir cela pour aller plus avant.

Les pièces du dossier

– 27 juin 2016 : Eva Hoffe, 82 ans, fille d’Ester Hoffe, vit en Israël, où elle est prise pour une vieille folle et une opportuniste par la presse ; elle assiste à la fin d’une bataille légale, commencée 8 ans plus tôt.

– De quoi s’agit-il ? De la succession Max Brod (1884-1968), gardien, éditeur et maître d’œuvre des écrits de Franz Kafka ; il est lui aussi écrivain pragois, de langue allemande, ami de Franz, et héritier de ce dernier depuis 1924 (mort de Kafka).

– La question posée au tribunal : après le décès de Brod, sa succession, qui contient les manuscrits de Kafka, revient-elle à Eva Hoffe, par l’intermédiaire de sa mère Ester, elle aussi décédée, secrétaire et confidente de Brod, ou aux Archives littéraires de Marbach en Allemagne, qui souhaite les conserver, ou à l’État d’Israël, qui entend bien les prendre en mains ?

– Il y a longtemps, Brod, par ailleurs installé à Jérusalem, avait transmis son héritage à sa « Chère Ester, en 1945, je vous donne tous les manuscrits et les lettres de Kafka en ma possession ». Le legs avait été renouvelé en 1961 et homologué en 1969 ; car selon la loi d’Israël, les dernières volontés d’une personne doivent faire l’objet d’une ordonnance du tribunal des affaires successorales.

– Mais que contient véritablement le legs ? Les manuscrits propres de Brod, certes, mais aussi des manuscrits de Kafka ? Laisse-t-il à Ester le droit de décider ce qu’il en adviendrait après sa mort et dans quelles conditions ?

– En 1973, l’État d’Israël, préoccupé par la perspective qu’Ester vende les manuscrits de Kafka à l’étranger, intente un procès pour se les approprier. La demande est rejetée, et l’État ne fait pas appel.

– En 1988, Ester Hoffe met en vente des pièces originales : le manuscrit du Procès est acheté pour la bibliothèque de Marbach (Allemagne). Mais elle meurt en 2007, à Jérusalem, en léguant tout à ses filles, les manuscrits de Kafka et ceux de Brod.

– C’est donc maintenant dans les mains de Eva Hoffe que se trouve ce legs, et c’est sur elle que se concentrent les problèmes y afférents : à commencer par un nouveau procès autour de trois nouveaux juges et une poursuite de l’État d’Israël contre Eva pour détention des manuscrits de Kafka (et absence d’entretien). La bibliothèque de Marbach postule aussi.

– Pour l’État d’Israël, les manuscrits dont sa mère (Ester) a hérité appartiennent de droit à la Bibliothèque nationale de Jérusalem. La raison invoquée est qu’un auteur juif, même écrivant dans une langue non juive, appartient à l’État juif ; et que ces oeuvres ne sont surtout pas un trésor national allemand.

– Réponse de la bibliothèque de Marbach : Kafka est un auteur universel, et tous les auteurs juifs n’ont pas vocation à déposer leurs manuscrits en Israël.

– L’affaire prend fin le 7 août 2016 : Eva doit remettre la totalité de la succession Brod à la bibliothèque nationale d’Israël.

Un trophée historique ?

Évitons de rendre compte des arcanes judiciaires particulières de cette affaire. Elles sont précisées avec pertinence par l’auteur au cours de l’ouvrage. De ce point de vue, il est effectivement important de statuer avec précision sur les termes de la succession. Brod a certes donné, légué expressément, ses archives de son vivant à Ester, mais il a assorti son legs d’une précision, celle d’avoir à remettre les manuscrits de Kafka à des archives publiques. Cela entraîne, bien sûr, la contestation possible des dernières volontés d’Ester (le legs à ses filles), d’autant qu’elle s’est contentée d’entasser les archives (dans des coffres en banque, dans un frigidaire, sur un buffet sur lequel se pavanent ses chats, etc.). Était-elle simplement exécutrice testamentaire ou bénéficiaire du legs ?

N’insistons pas. Venons-en plutôt aux différents débats de fond qui ceinturent cette affaire, les procès, et surtout les enjeux d’une telle donation.

La Cour suprême d’Israël déclare que certains biens culturels sont si importants que même leur propriétaire légal n’a pas le droit d’en disposer à sa guise. Soit. Pour autant, Israël doit-elle posséder tous les artefacts culturels juifs préexistant à sa création, comme si tout ce qui est juif trouvait son aboutissement logique dans l’État juif. Et comme si la culture juive avait toujours été motivée par un élan concret vers Jérusalem.

La question est posée durant le procès, en tout premier lieu par la presse israélienne et par la presse internationale. Elle l’est d’autant plus que la postérité de Kafka en Israël est misérable, moins par fait de germanité que par fait d’aversion envers la culture diasporique préétatique. Effectivement, commente l’auteur, Kafka pouvait être l’exemple aux yeux de certains israëliens de l’impuissance et de la passivité politiques que les sionistes ont vigoureusement rejetées dans une partie de la diaspora. Il faut d’ailleurs attendre des temps relativement récents pour que des conférences, des cours, des noms de rue même, soient consacrés à Kafka.

Sionisme ou littérature ?

Que pouvait en penser Kafka ? Quel fut son rapport à Israël ? L’auteur reprend ce dossier en produisant les pièces nécessaires. Il retrace l’amitié entre lui et Brod. Brod fut, aussi, le premier lecteur des écrits de Kafka, et l’a promu auprès d’éditeurs, puisque Kafka fut toujours incapable d’assurer sa promotion. Il a fait jouer ses réseaux en sa faveur. Ils ont même projeté d’écrire de concert.

Il montre aussi comment l’un et l’autre ont été inquiétés par l’antisémitisme. Kafka relève que les Juifs sont considérés comme des Allemands par les Tchèques mais comme des Juifs par les Allemands. Il lit les articles antijiufs haineux des journaux tchèques, le cœur serré. Il a par ailleurs été témoin, jeune, de synagogues vandalisées (1897).

Mais les deux amis se sont orientés différemment à l’égard d’un potentiel État juif. Il fut bien un temps où la place du peuple juif et les aspirations politiques de Kafka comme de Brod allaient occuper une place centrale. Mais Kafka est toujours demeuré ambivalent envers le sionisme. « J’admire le sionisme et il me donne envie de vomir », écrit-il en 1913, tout en assistant à des réunions autour de ce problème. Il en débat, tout en restant en marge, il contacte des partisans, il apprend l’hébreu, discute avec Brod, fait des dons, des legs. Mais ne va pas plus loin. Peut-être faut-il, comme le fait l’auteur, mettre en parallèle la complexité de ses relations avec le sionisme et les tentatives échouées de mariage. Sans doute, deux manières jumelles de dire « nous », auxquelles Kafka se refusait.

La langue allemande

Sur ce plan, Kafka a fait l’expérience d’appartenir à une minorité (de langue allemande) dans une majorité tchèque au sein d’un Empire autro-hongrois hétérogène écartelé par les forces centrifuges des nationalismes rivaux, puis démembré, au profit de la création de la Tchécoslovaquie (Mazaryck). Gilles Deleuze a, sur ce fait d’un écrivain allemand de la Prague tchèque, des commentaires qu’il convient de relire (sur l’anomal notamment et sur le phénomène « minoritaire »).

Certes, sa rencontre troublante avec le Yiddish a transformé la relation entretenue par Kafka avec l’Allemand, sa langue maternelle, et l’a mis au défi de savoir s’il appartenait à cette langue, ou si cette langue lui appartenait. La langue allemande l’a-t-elle empêché d’aimer sa mère qui, mère juive, ne pouvait être une « Mutter » ? De toute manière, la montée du nazisme devait entériner la fin de la riche symbiose littéraire juive allemande qui avait sans conteste modelé les deux cultures, et de la longue histoire d’amour juive avec la langue allemande.

Il reste que le canon culturel de Kafka est entièrement immergé dans la littérature allemande (Goethe, Schiller…). Aussi pour les avocats de la bibliothèque de Marbach, Kafka était « allemand » parce que sa langue était allemande et que son art ne pouvait s’exprimer que dans cette langue. Sans doute. Mais peut-on être Allemand avant et après la guerre, de la même manière ? Après guerre d’ailleurs, dans l’ombre des ruines, des écrivains allemands voulaient repartir à zéro. Pour le Groupe 47 (dont Günter Grass), on ne peut plus écrire comme si rien ne s’était passé, et les écrits de Kafka devaient aider à ce recommencement. Mais Marbach ne voulait pas non plus paraître confisquer cet héritage. Kafka écrivait bien en Allemand, mais peu après l’Allemand devenait la langue des assassins. Reste à savoir si la culture juive allemande peut être extraite du contexte dans lequel elle a été produite. Et à Marbach se trouve le centre des archives de la littérature allemande, le plus gros fonds d’archives mondiales de cette littérature (dont 200 auteurs persécutés par les nazis, Hannah Arendt, Heinrich Mann, Stefan Zweig, etc.). La bibliothèque en question ne demandait pas la propriété légale des manuscrits, mais le droit de faire une offre, afin de conserver les manuscrits et de les transmettre au grand public.

L’ouvrage détaille avantageusement de très nombreuses questions centrales pour la vie littéraire internationale. Certes, Ester Hoffe abusait de son pouvoir sur les chercheurs et les biographes. Certes, il était possible de jouer sur le sentiment de culpabilité des Allemands. Mais Brod voulait déposer ses archives à Marbach. Et, à l’inverse, Israël voulait prouver que la vie juive pouvait se prolonger là et que le futur juif devait partir de là. Comment mieux dire qu’un tel héritage est devenu un instrument au service de diverses causes. Mais l’affaire est close, du moins sait-on désormais où se trouvent les manuscrits de Kafka récoltés par Brod”.

Levinas, encore Levinas

Dans toutes les pages en ligne, dès qu’il s’agit de tout et de rien, un peu dans l’intellectualité tout de même, vous trouvez du Levinas. Nom magique, s’il en est, pour les philosophes, les psychologues, les développeurs du moi, les psychanalystes, les courriers des lecteurs et les dossiers du mois.

Une pensée que tous trouvent “réjouissante” et surtout « ouverte », au sens où l’entendait Umberto Eco, susceptible donc d’être entendue différemment selon le lecteur, à compréhension “multiple”, mais évidemment ancrée dans sa “vérité” intangible.

La publication en trois tomes de ses Œuvres complètes aux éditions Grasset (2009-2013) est absolument étrangère à cet engouement puisqu’aussi bien- je l’affirme, sans ambages- très peu le lisent et préfèrent le commentaire, tant il est vrai que, souvent ses pages tombent des mains, d’incompréhension ou de migraine  à l’oeuvre.

On peut  citer, entre mille, pléthoriques, adorés des lecteurs du Point, ceux qui nous aident “à comprendre” Emmanuel Levinas : Rodolphe Calin, Levinas et l’exception du soi, Dider Franck, L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification, Raoul Moati, Événements nocturnes. Essai sur Totalité et infini , David Brezis, Levinas et le tournant sacrificiel.

Voilà qu’aujourd’hui, tard dans la nuit, j’ouvre l’excellentissime site “Nonfiction” qui nous présente, mieux que la “Vie des idées” les bouquins de philo ou d’histoire ou de littérature qui sortent, deux “recensements” de livres sur le Maître.

D’abord Sophie Galabru (une parente de l’acteur, on le signale pour éviter la recherche en ligne) qui affirme que “tout le discours philosophique de Levinas, depuis De l’existence à l’existant (1947) jusqu’à Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974) et Altérité et transcendance (1995), se déploie dans le registre de la temporalité, comme son lexique en témoigne abondamment : l’instant (de 1934 à 1947), le temps et l’avenir (dès 1947), la diachronie (dès 1948), la fécondité (de 1948 à 1961), la passivité (dès 1948), la vieillesse (dès 1961), la patience et le passé immémorial (dès 1963), etc.

Le temps, donc une obsession de Levinas  comme le confirmerait Jacques Rolland qui rapporte que « tous les familiers de Levinas témoigneront que la thématique du temps était devenue sa question dans les dernières années, au point que certains ont pu supposer qu’un livre organique était en préparation » .

L’auteur de l’article devait être très fatigué lorsqu’il a “recensé” cet ouvrage. Je n’ai rien compris à ce qu’il écrivait. Ou ça devait être moi qui était épuisé d’une journée à trop lire…

Notez que l’auteur de l’article lui-même précise que :

“Le lecteur qui nous aura suivi jusque-là aura deviné que l’ouvrage que nous nous efforçons de présenter en termes aussi accessibles que possible n’est pas de lecture commode et qu’il s’adresse incontestablement à des connaisseurs chevronnés de Levinas, capables d’apprécier les avancées que constitue l’interprétation ici proposée.”.

On est stupéfait et on ne veut commenter de peur d’assassiner. On ne commente pas un livre incompréhensible de manière incompréhensible.

Le “recenseur” continue, en nous présentant une autre bouquin sur Emmanuel, celui de Corine Pelluchon (“Pour comprendre Levinas”), une philosophe  dont l’on s’est vite écarté dans nos lectures, rebuté et exaspéré par sa défense exacerbée de la “cause animale”, insupportable dans ses paradigmes, y compris pour ceux qui aiment les animaux, mais qui n’en font pas des sujets de droit inaliénable. Autre débat.

Corine Pelluchon, elle serait plus “compréhensible (ce qui me semble normal pour celle qui veut nous aider “à comprendre”)

Des “termes simples et intelligibles de tous la pensée de Levinas”. Presque de la “vulgarisation”

Pour l’auteur de l’article (on a oublié de citer son nom, on le donne : Hicham-Stéphane Afeissa) , il s’agirait de “la meilleure introduction à la pensée de ce philosophe difficile”.

On attend donc après cette dithyrambe, un aperçu du bouquin, en espérant de la clarté et une étincelle qui nous amènerait à l’acheter (improbable).

Et bien non, on se cabre sur la contradiction entre la nourriture (une obsession de Pelluchon) et l’Ethique de Levinas.

Et on ne comprend toujours rien.

Alors on se dit que décidément, Levinas peut être illisible (pas toujours), que ses lecteurs ne l’ont pas lu ou  ne l’ont pas compris puisqu’en effet les commentaires sur le contenu sont imbitables.

On se calme et on lit du Chandler (Raymond).

On a un problème avec Levinas. Il faudra qu’on s’y mette pour expliquer le motif. On n’ose pas. Trop obscur le motif.

Je colle le lien. L’article s’intitule “Levinas et le temps de la réflexion” Dites-moi si vous saisissez. Pourtant quel bonheur que cette revue en ligne “non-fiction” !

Allez-y, vous ne le regretterez pas.

https://www.nonfiction.fr/article-10190-emmanuel-levinas-et-le-temps-de-la-reflexion.htm

PS. Certains, j’en suis certain, quand ils finissent de lire ce billet se demandent, lorsqu’ils n’ont jamais lu, qui est ce Levinas dont ils connaissent le nom et ce qu’il nous dit. Un commentaire d’humeur sur un commentaire creux ne peut les aider. Je reviendrai sur Levinas. Quand je serai très, très en forme.

 

 

 

Et maintenant…

Nouvelle conversation toujours téléphonique.

Cette fois-ci, après le langage, le style. Et, notamment, le style romanesque.Je dis que j’aime les romanciers qui prennent le lecteur par la main (si j’avais dit “par les yeux”, ça aurait été lourd et faiseur). Ceux qui font toujours comprendre que nous lisons une histoire et que l’auteur nous la raconte d’emblée, frontalement.

On me demande un exemple. Je promets que j’y reviens par un mail. Et nous parlons de tout, sauf du coronavirus.

Eurêka ! Je me souviens.

Jean Rolin écrit comme ça. Je cherche, tombe sur ce roman si bien écrit (“Ormuz”) et suis encore subjugué par ce “Et maintenant… ” Le “si vous le voulez bien” m’avait épaté et m’épate toujours.

Pourtant ce n’est rien.Mais c’est tout. Le style et le sourire de la plume.Je colle un extrait. Du vrai texte.

Et maintenant, si vous le voulez bien, nous allons nous rapprocher de la fenêtre, masquée jusqu’à présent par une double épaisseur de rideaux, à travers lesquels la fournaise du dehors parvient à irradier dans un rayon de plusieurs mètres à l’intérieur de la pièce climatisée. Si je les écarte, ces rideaux, une fois surmonté le choc – chaleur et lumière également implacables – causé par la mise à nu de la fenêtre, je découvre peu à peu, au fur et à mesure que mes yeux s’accoutument à cette lumière, et le reste de mon corps à cette chaleur, une vue assez vaste sur la partie de la ville qui s’étend le long du rivage. Au premier plan, des immeubles moins élevés que celui de l’hôtel Atilar dominent l’intersection de l’avenue Imam-Khomeiny et de la rue 17-Shahrivar, animées l’une et l’autre par une circulation incessante dont la densité varie selon les heures de la journée et connaît un pic en début de soirée. Un peu plus loin, sur la gauche, à la limite de ce qu’on peut voir par la fenêtre à moins de se pencher au-dehors, une mosquée inachevée, mais déjà de proportions imposantes, dresse ses deux minarets, hauts et grêles, au-dessus des allées couvertes du bazar. Sur la droite, la jetée de l’embarcadère – embarcadère d’où émanent, ou vers lequel convergent, à intervalles irréguliers, des vedettes assurant le transport des passagers entre Bandar Abbas et les îles de Qeshm ou d’Hormoz –, la jetée se divise en plusieurs branches dont la plus longue s’avance loin en mer. Celle-ci, presque toujours brillant d’un éclat qui fatigue la vue, est couverte de navires au mouillage, désarmés pour la plupart, le nez au vent, parmi lesquels un observateur averti pourrait s’étonner de découvrir deux cargos de marchandises diverses immatriculés respectivement à La Paz et à Oulan-Bator, deux capitales dont les ressources maritimes ou portuaires sont généralement ignorées.

Le son du sens

Une histoire m’est revenue alors qu’au téléphone, l’on discutait du langage et sa relation au réel.

Je me suis lancé dans une longue envolée sur le nominalisme, sur l’origine du mot et sa relation aux choses, convoquant Aristote et d’Ockham. Bref, classique et assez rébarbatif, même si mon interlocutrice, pourtant très savante, une intellectuelle presque de renom, semblait intéressée par ma réponse.

Elle est polie.

Puis, soudainement, j’ai évoqué la musique des mots qui pouvait autant avoir du sens que leur contenu, le ton étant un langage (je ne parlais pas de poésie. Trop facile).

Et, encore plus soudainement, m’est revenu l’histoire de ce juif très pieux, orthodoxe, priant plusieurs fois par jour à la synagogue et qui avoua un jour qu’il ne connaissait pas l’hébreu. Pas un demi-mot.

On lui posa alors la question de savoir comment il pouvait prier sans comprendre ce qu’il disait ou chantait.

Il répondit : si je comprenais ce que je dis, je ne prierais probablement plus”.

C’est une merveilleuse réponse.

Je me suis entendu dire, avant, vite, de raccrocher qu’il s’agissait du choc de l’infini contre la nature finie du mot compris ou saisi, que la compréhension ne pouvait être “sublime”, qu’elle abrogeait le mystère, seule manière, pascalienne, donc paradoxalement insensée, de lire ou voir le monde…

Vous comprenez pourquoi j’ai vite raccroché ? L’emphase m’avait rattrapé. Je l’aime et la fuis.

PS. Le propos ici n’est pas défendre la prière en hébreu ou en latin (bien que : la traduction d’une prière en français dégénère sa construction et son efficience, surtout pour l’hébreu). Juste dire l’immense importance de la musique et du mystère qui l’enlace, qui met les mots en suspens, comme les anneaux de Saturne autour de la vérité. Un sens hors du sens. Désolé pour le titre à la “Libé”. Je le garde.

Kairos d’occasion

Le titre est curieux. On dirait une annonce de vente d’une automobile de marque Renault, aux noms compliqués, choisis par des publicitaires savants et accrocheurs..

Mais non, c’est juste un rappel, pour un adolescent , de ma famille, qui ne connaissait pas Kairos, que dans une envolée de fin de soirée, j’ai été amené à prononcer, en ajoutant “l’occasion”.

“L’Occasion” est effectivement une divinité allégorique.
Kairos est le dieu de l’à-propos, qui préside au moment le plus favorable pour réussir dans les entreprises.
On la représente, très bizarrement, comme un jeune homme qui a une touffe de cheveux sur le devant de la tête, mais chauve par derrière. Un de ses pieds repose sur une roue rapide, l’autre est en l’air. Sa main droite tient un rasoir.

Symboles du “fugitif”, l’occasion étant fugitive, il faut la saisir dès qu’elle s’offre à nous, et “trancher” tous les obstacles. »

Non, ces billets ne vont pas se transformer en leçons de mythologie grecque.

Mais le rasoir qui tranche les obstacles mérite qu’on s’y arrête. C’était l’occasion de s’y référer.

Pluralité des vérités

Personne ne va me croire. Et pourtant j’affirme (c’est le cas de le dire) que c’est la pure vérité.

J’ai reçu un message d’un numéro inconnu, qui ne figure pas dans les contacts, et  que je reproduis ci-dessous :

«  Il est difficile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais
elle est vivante, et a par conséquent un visage changeant. »
Franz Kafka, Lettres à Milena »

Et aucun commentaire. Je l’affirme encore.

Alors, je relis. Qu’a-t-on pu vouloir me dire ? Et qui ?

Un membre de ma famille, fine connaisseuse des mystères des âmes, m’affirme que ça ne peut être qu’une femme. Et, certainement, a-t-elle ajouté, une femme qui veut me dire quelque chose.

Je l’ai traité de Madame Lapalisse.

Moi, je crois que c’est une erreur de transmission. Certainement un féru de citations qui les envoie à ses amis.

A ce propos, il faut dire qu’il est difficile de citer. Car il faut commenter. Et la partie est dure si on ne veut paraphraser.

Ici, je ne commente pas, s’agissant d’une erreur numérique.

Mais j’aurais pu dire que Kafka, pourtant génial est, ici, un peu faible.

Il n’y a pas qu’une vérité. Il est donc normal que son visage change…

Ce relativisme est exécrable.

 

 

 

Singer, libre-arbitre, humain, trop humain…

J’ai pu retrouver l’entretien paru dans les Cahiers de l’Herne consacré à Isaac Bashevis Singer.

Il s’agit, encore du libre arbitre, sujet récurrent, s’il en est, ici.

À vrai dire le sujet est venu dans une discussion élémentaire hier et je faisais référence à l’écrivain, à sa vision que je qualifiais de “simpliste” de la notion.

Je n’ai pu, sur le moment, retrouver le texte de IBS.

Évidemment, IBS est tout sauf simpliste. Sauf que seule, désormais, la minuscule provocation permet l’écoute ou la colère féconde.

N’empêche que la vision “tautologique” de IBS de ce qu’il nomme l’humain règle le problème par une pirouette que les adorateurs du “moi” glorifient. Une pirouette trop facile que de dire “j’en parle, donc ça existe”. Ou encore “je parle donc je suis”. Et enfin “je parle, donc je suis”.

Je commenterai plus longuement dans un vrai billet.

Mais, soit. L’humain est unique.

Vous aurez noté que je fournis ici les armes aux pourfendeurs de Spinoza.

Maso…

Mais relisez le billet sur Rosensweig et les deux chemins, le doute.

Il est inutile de se braquer sur une idéologie…

I.B.S. : D’après Spinoza, dans l’univers, il n’y a pas d’erreurs. Elles n’existent que du point de vue de l’homme. Vous ne diriez jamais, par exemple, qu’un animal en a commis une.
C’est un concept humain, uniquement humain. Nous ne dirions sûrement pas qu’une pierre fait une erreur en tombant d’un toit. Parce que nous supposons que l’homme dispose de son libre arbitre, nous pouvons dire : « Ici, il s’est trompé. » La vérité, c’est que croire au libre arbitre est un impératif absolu. On ne peut pas vivre sans y croire. Bien sûr, rien ne nous empêche de dire cent fois qu’il n’existe pas, tout comme nous pouvons dire que la gravité n’existe pas. Or nous marchons quand même sur la terre, nous ne nous envolons pas dans le ciel. Le simple fait de parler des erreurs humaines est la preuve que nous croyons à la liberté de choix chez l’homme.
R.B. : En rapport avec la notion du libre arbitre, vous citez souvent Schopenhauer qui croyait en une volonté aveugle qui serait le « moteur » de la Nature. Si je ne me trompe, pour Schopenhauer, génie équivalait à « objectivité », ou capacité à ne pas subir les effets de cette volonté.

I.B.S. : Schopenhauer est plein de contradictions, mais il est quand même merveilleux. C’est un génie. Je ne suis pas d’accord avec lui quand il dit que la volonté est aveugle. Je pourrais l’être sur la « chose en soi » qui serait volonté mais je ne crois pas un seul instant qu’une puissance aveugle pourrait créer une amibe, une fleur, ou un homme. Ce que j’admire chez Schopenhauer, c’est son courage à être pessimiste. Presque tous les philosophes ont essayé d’une façon ou d’une autre de peindre un univers merveilleux et de donner aux humains des espérances qui n’étaient rien d’autre que des vœux pieux. Lui a eu le courage de dire que nous vivons dans un monde où règne le mal. En ce sens, il ressemble aux kabbalistes. Eux aussi parlent de l’univers comme d’un repaire de démons, le plus bas de tous les mondes. La seule différence, c’est qu’eux disent qu’il est le maillon le plus faible de la chaîne divine, sauf si nous faisons un effort pour vivre dignement. Les kabbalistes croyaient au libre arbitre quand ils disaient que si les hommes se conduisaient bien, la chaîne de la création se maintiendrait. Mais Schopenhauer n’a jamais pris cette direction-là. D’après la Kabbale, Dieu en donnant à l’homme le libre arbitre compensait le fait de l’avoir créé dans le plus bas de tous les mondes. Schopenhauer est un fataliste. Malgré tout, il affirme que l’intelligence peut illuminer la liberté de choisir, la tempérer, et même en inverser le cours. Cela peut sembler être un compromis tortueux mais il prouve une grande compréhension de la condition humaine.
Ce que j’aime aussi, chez lui, c’est qu’il était un merveilleux écrivain, un observateur avisé des affaires des hommes, un grand psychologue. Il connaissait admirablement les passions humaines. Ceux qui croient en Hegel détestent Schopenhauer, tout comme Hegel l’aurait haï s’il l’avait connu. Schopenhauer méprisait Hegel parce qu’il donnait de faux espoirs à l’humanité. Son Zeitgeist n’était rien d’autre qu’une idole, une phrase, la croyance que les rois et les politiciens peuvent venir à bout de tous les maux. Et n’oubliez pas que c’est sur le terrain de Hegel que Marx a poussé. Schopenhauer n’avait pas de disciples, sauf peut-être Hartmann, qui mériterait un chapitre à lui tout seul.

La bévue de la nostalgie de Kundera

Dans L’Art du roman, Milan Kundera écrit:

« Au Moyen Âge, l’unité européenne reposait sur la religion commune; à l’époque des temps modernes, elle céda la place à la culture (art, littérature, philosophie). Or, aujourd’hui, la culture cède à son tour la place. Mais à quoi et à qui ? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le marché ? La politique avec l’idéal de démocratie, avec le principe de tolérance? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche ni aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile? L’image de l’identité européenne s’éloigne dans le passé. Européen: celui qui a la nostalgie de l’Europe.”

Kundera a, en réalité, inventé le “nostalgisme“. 

Il n’a pas tort. Sans nostalgie, le sentiment ne laisse rien passer dans l’écorce du cuir de rhinocéros que doivent se fabriquer, constamment, les humains d’un monde désincarné. A vrai dire une écorce qui ne laisse rien passer et qui laisse corps et cerveaux dans le vide, le sport, le fait divers.

La valeurs d’unité de l’Europe ? Justement la nostalgie.

L’Européen n’est pas celui qui a la nostalgie de l’Europe. L’Européen est un nostalgique tout court. Sa force. Ce qui est autre chose que la “nostalgie de l’Europe”, concept creux et vain.

 

Romains, pas grecs. On se moque de la philosophie.

Dans son excellent ouvrage sur l’immense Lucrèce que nous citons souvent ici (Lucrèce. Archéologie d’un classique européen, Fayard), Pierre Vesperini affirme que les Romains d’une manière générale étaient réfractaires à la philosophie. Ils n’y croyaient pas (p. 106), s’en moquaient allègrement (p. 107), n’avaient pas de convictions philosophiques (p. 108). Or Lucrèce, l’inventeur, dans la lignée d’Epicure, du matérialisme philosophique, est romain
Mieux. Si les Romains, soutient l’auteur, n’avaient pas besoin de philosophie, c’est qu’ils ne craignaient nullement ce dont Lucrèce enseignait qu’il n’y avait rien à craindre. Leur loisir était de s’amuser à étudier des questions savantes, et c’est cela, rien d’autre, qu’ils demandaient aux philosophes. Mais la philosophie au sens propre, ils s’en moquaient, pour la bonne raison qu’ils ne craignaient pas la mort ni les dieux, et vivaient dans le plaisir. Des épicuriens naturels. Heureux Romains ! Les dieux ? Les Romains savaient très bien qu’ils ne se soucient pas de nous (p. 177). La mort ? Matérialistes, ils tenaient tous l’Achéron pour une fable.
En réalité, des bobos, ces romains qui trompaient leur ennui en s’amusant avec la question philosophique, hors des réflexions doctrinales, qu’ils considéraient avec méfiance ou ironie. Pierre Vesperini replaceLucrèce dans cet espace sans philosophie.Mais ce n’est pas notre propos ici.On se pose juste la question de savoir si la philosophie n’est pas plus une jouissance de la question posée qu’une discipline de la recherche d’une solution ou d’une prétendue sagesse.La réponse à cette question banale, peut défaire les noeuds inutiles et les affres, les tourments des idées qui cabriolent dans tous les sens, pour tomber dans des flaques sans fond ni fin.Jouissance de la théorie ? Sans solution ? Un peu comme l’idée de l’infini, inconcevable, ou de l’origine du Monde, dans une causalité de la causalité impossible à imaginer dans les canons humains ?Et si l’on affirmait, pour en finir avec le tout, que seul le plaisir intense du massage des idées, leur trituration jouissive, entre les autres plaisirs matériels ou charnels, suffit à remplir une case qui rstera toujours vide ?On arrête. On va désespérer les déprimés.

Job

«Il fait le Job » avais-je sorti, un soir d’hiver, dans un diner.
Tous se sont retournés vers moi, perplexes. Le sujet ne se prêtait pas à cette répartie abrupte. Il n’était, en effet, question, dans cette discussion laborieuse, que d’un ami qui trouvait injuste son licenciement, après des années de loyaux services dans une Entreprise. Et ce alors qu’il était d’un dévouement et d’une compétence sans bornes, reconnue par tous, y compris quelques heures auparavant par le dirigeant.

On me faisait injonction de cesser la moquerie, l’ami était déprimé, malheureux. Je me souviens encore des yeux implorants du maître de maison, fixés sur moi, espérant l’évitement, par ma magnanimité, d’un débordement crispé, gâcheur de fin de soirée. Pourtant, il savait que je n’avais jamais gâché une soirée, mettant un point d’honneur méditerranéen à l’enjoliver.

Un prétendu concurrent dans le mot choisi et l’humour de circonstance, que tous, flagorneurs de service ou peureux de les subir, m’affublent, a même dit, je vous l’assure, tout en caressant, dans une mise en scène du ressort d’un film de série B, son verre vide et presque crasseux à cette heure avancée : « Non, il ne fait pas le Job, il n’en a plus… ! »

J’ai fait semblant de rire et d’apprécier le jeu sémantique et j’ai alors précisé mon propos, ajoutant que je venais de découvrir ce “Livre” de la Bible. Ce qui était évidemment faux. Mais il faut toujours faire semblant de ne pas connaitre pour éviter la critique contre celui qui “veut en mettre plein la vue”. Et quand on dit qu’on vient de découvrir, l’amortissement est de mise. Ce n’est pas le sujet et je n’insiste pas, ni n’explique plus avant. Mais vous m’avez compris.

Donc, il faisait le Job, celui de la Bible, celui qui demande à Dieu D’où vient le mal qui m’atteint ? Pourquoi me vise-t-il, moi qui ne suis coupable de rien ?” Et Dieu ne répond pas, ne donne pas d’explication, le laissant à sa plainte.

Job nous a toujours fasciné. Par son amour de Dieu, malgré le mal qui l’accable. Job accorde son pardon à Dieu. Et à l’injustice. Le mal est oublié. Il subit avec amour. Dieu ne peut être injuste, même s’il l’est. Fascinant ce versant humain, cette face cachée de Dieu.

Mieux encore, on a pu lire qu’en réalité Dieu est faible et il faut l’aider.

Que :« Face au mal, Dieu est faible. C’est même l’homme qui se retrouve parfois dans la position d’aider Dieu, de lui porter secours. Au fond, la puissance et la faiblesse de Dieu ne s’opposent pas. Pour les chrétiens, par exemple, Dieu se donne à travers son fils crucifié. Par ce geste, il manifeste à la fois sa faiblesse et la puissance de son amour. L’idée de Dieu ouvre donc des possibilités de vie en dépit de l’absurde et de l’injustifiable. Mais si Dieu est quelqu’un à qui l’on peut adresser ses plaintes, il est également quelqu’un à qui l’on peut exprimer sa gratitude les jours de joie.” (Nathalie Sarthou-Lajus, Philosophe, rédactrice en chef adjointe de la revue jésuite “Études”. Entretien avec Marcel Conche.

Mais je laisse le lecteur relire et réfléchir et je reviens à mon « il fait le Job ».

A vrai dire, et c’était mon propos, on devrait tous « faire le Job », du moins dans sa première lamentation, avant qu’il ne se plie à la raison divine, mystérieuse et donc acceptable.

A défaut :

– soit on est indifférent à l’injustice, y compris celle qui nous frappe. Et on est idiot.

– soit on n’est pas indifférent à l’injustice et on l’accepte, on ne se plaint pas, on mérite tout et son contraire. Là on est masochiste ou mystique. Ce qui peut être compatible, si l’on reprend l’histoire de la flagellation.

Il faut donc faire le Job. Question de survie.

Non ?

La discussion théologique sur le dessein de Dieu, son absence, son retrait du monde, ou encore comme le dit Hans Jonas dans son immense bouquin (« le concept de Dieu après Auschwitz) mérite évidemment autre chose que ce minuscule billet qui, encore une fois, n’est que d’humeur. Lilliputien dans la production.

On est prêt à l’aborder avec les croyants, les pratiquants, les seuls êtres intéressants, et que je respecte plus que les agnostiques qui ne prennent pas parti, les pleutres de la vérité, car eux au moins, mes amis religieux, caressent la périphérie de l’absolu ou de l’infini, deux mots, en réalité, équivalents qui peuvent, dans un mouvement presque céleste, être glorifiés par tous les recéleurs habités des beautés trop diaphanes.

On a compris que je ne plaisantais donc pas en affirmant qu’il « faisait le Job ». Rien n’est plus sérieux. Rien, s’agissant des hommes devant le souffle du néant et leur plainte lorsque le bleu se noircit.

Que vive le bleu du ciel…

Le “sourire vide” de la philosophie

On ose dans ce billet une sorte d’autocritique de la conceptualisation, du “tout pensable”, de “l’universel” qui fonde la philosophie traditionnelle. C’est la relecture récente d’extraits du bouquin de Franz Rosenzweig, “l’Etoile de la Rédemption” qui nous fait revenir sur cet essentiel : la mise à néant de l’existence par la totalité philosophique.

Ce bouquin, qui n’est pas du Sartre-caramel, nous a toujours fait douter de la pertinence de la philosophie totale, de l’universel d’une pensée totalisante (qui n’est pas l’universalité d’une éthique ou d’un fait culturel).

Sophie Nordmann, excellente philosophe s’est intéressée à ce qu’elle nomme “le geste spéculatif” de trois penseurs se réclamant du judaïsme (pas des penseurs juifs, comme le diraient ceux qui assimilent la philosophie juive à l’identité de leurs auteurs. Son livre, à lire et à relire : Philosophie et judaïsme. Cohen, Rosenzweig, Levinas”).

On la cite sur ce qui nous intéresse dans ce billet (notre doute et le sourire “vide” de la philosophie). Il s’agit dans cette citation de Rosenzweig.

“Parce que la philosophie traditionnelle identifie l’être et la pensée sous le postulat du « Tout pensable », elle ne peut que rejeter du côté du néant ce qu’elle ne peut pas penser : ainsi en est-il de la mort, c’est-à-dire, finalement, de l’existence. L’existence, chaque fois unique et singulière, échappe en effet à la pensée conceptuelle « qui vise toujours l’universel. Parce que l’existence lui échappe, la négation de cette existence – la mort – lui échappe également. Elle ne peut donc que nier la négation de l’existence : la mort. Si la philosophie rejette la mort du côté du néant, c’est, en fait, le signe qu’elle rejette l’existence du côté du néant : parce que, pour la pensée conceptuelle qui vise l’universel, l’existence singulière est néant, la suppression de cette existence singulière – la mort – est elle aussi néant. Ainsi, la philosophie ose « rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux »   : à l’individu menacé dans l’irréductibilité de son existence, elle oppose son « sourire vide »

Pourtant, aux yeux de celui qui « existe », la mort n’est pas un néant mais un « quelque chose ». C’est sur cette mort qui menace l’homme dans l’irréductibilité de son existence que s’ouvre L’Étoile : « De la mort, de la crainte de la mort, dépend toute connaissance du Tout. »  Pour l’individu qui expérimente la mort imminente, celle-ci n’est pas néant, car l’individu ne considère pas sa propre existence, individuelle et irréductible, comme néant. La mort supprime, chaque fois, une existence unique. Or, la philosophie ne donne aucun sens à cette « mort que chacun meurt pour son compte ». Pour apercevoir cette irréductibilité de l’existence personnelle, il faut sortir du cadre de la philosophie traditionnelle;

Prendre en compte l’existence en ce qu’elle échappe à la pensée conceptuelle, c’est montrer que l’homme échappe au système – au « Tout pensable » auquel la philosophie traditionnelle a cherché à le réduire – et ce, par une expérience. Dans l’angoisse de la mort, l’individu découvre, au-delà du système qui prétend l’englober, le fait irréductible de son existence personnelle . Un élément échappe au Tout, le « Je » qui hurle « non » face à la mort imminente. Or, il suffit qu’une réalité se découvre antérieurement à la pensée, il suffit qu’une réalité lui échappe, pour que l’idée même de totalité soit ruinée : « Contre cette totalité qui englobe l’univers dans son unité, une unité qu’elle renfermait s’est rebellée et a fini par obtenir son retrait pour s’affirmer comme singularité, comme vie singulière de l’homme singulier. Le Tout ne peut donc plus prétendre être tout : il a perdu son caractère unique. »

  C’est le fondement même de la rationalité traditionnelle, à savoir le postulat d’une identité de l’être et de la pensée, qui s’en trouve remis en cause.

Dès lors pointe l’exigence d’une réintégration de cette dimension occultée par la philosophie traditionnelle : celle de l’existence singulière, irréductible, et donc, pour ce qui est de la philosophie, celle du philosophe « dans la simple unicité de son être propre, de son être établi sur son nom et son prénom »

 . Car si l’existence échappe au « Tout pensable », cela signifie aussi que l’existence du penseur précède sa pensée : affirmer cette priorité de l’existence sur la pensée, c’est « jeter le gant à toute l’honorable confrérie des philosophes de Ionie à Iéna »  , dans la mesure où la philosophie traditionnelle repose tout entière sur cette tentative de réduire le réel à la pensée. Dans sa lecture de la tradition philosophique, Rosenzweig montre que cette nouvelle exigence se met en place après Hegel, avec Kierkegaard – et la conscience personnelle du péché –, Schopenhauer – et le « subjectivisme » –, Nietzsche – et l’homme unique, avec son nom et son prénom. Dans cette généalogie de la « pensée nouvelle », le mouvement est celui d’une réappropriation par l’individu du discours philosophique, d’un passage du discours impersonnel à l’emploi du « je », d’une mise en avant de l’identité du penseur, de son irréductibilité, de sa différence avec tout autre que lui.

Souvent, presque toujours, on a crié à “l’imposture du soi”, à la primauté structurale, à la manigance du sujet existentiel pensant, sûr de lui et dominateur du tout, liberté impériale, tournis du “je”. Bref, une critique de l’idéalisme philosophique traditionnel, laquelle malgré la croyance au sujet, maniait “le tout pensable”, à la manière des grecs, inventeurs de l’existence dans la totalité.

Quand on lit Franz Rosenzweig, Herman Cohen et, évidemment Lévinas, on est emporté vers la singularité, le particulier, l’homme concret et sa crainte de la mort. Et sa souffrance.

Alors, on doute.

Il serait facile de considérer que le doute est l’essence de la philosophie. Une pensée d’estrade, d’exposé de collège. Une philosophie construite, sans doute est plus une pensée que la mollesse ponctuelle du doute.

Cependant, on peut s’en tirer entre totalité pensable et existence, en considérant qu’il s’agit de deux chemins parallèles qu’au gré de l’humeur, on peut emprunter.

Même si l’on préfère l’un à l’autre.

On a un peu honte : on devrait rester sur notre position structurale et assumer un choix. Mais Rosenweig et Herman Cohen (plus que Levinas qui en fait un peu trop) nous émeuvent lorsqu’ils convoquent l’homme concret et sa souffrance. Et dans l’émotion la pensée oublie son “carré”.

Empathie neuronale

Le précédent billet, sur la morale et son caractère inné, m’a fait revenir sur les neurones miroirs.

Vittorio Gallese (Université de Parme) est un neuropsychologue qui a participé à la découverte des neurones miroir, prétend qu’ils permettent l’empathie et, partant la vie sociale.
Vous avez participé à la découverte des « neurones miroir ». Qu’est-ce que c’est?
Ce sont, dit-il, “des neurones moteur, contrôlant l’exécution non de mouvements mais d’actes finalisés, c’est-à-dire tendus vers un but – comme prendre, rompre, tenir, mordre, mastiquer, sucer. En dehors de leur rôle moteur, ils ont aussi une propriété sensorielle. Admettons qu’un macaque regarde l’un de ses congénères en train d’accomplir un acte finalisé : le neurone qui commande l’acte s’active à la fois dans le cerveau du singe qui agit et dans celui du singe qui observe. Ces neurones peuvent aussi s’activer quand une action n’est pas visible – parce qu’elle est cachée par un rideau – et qu’elle peut seulement être imaginée. Ensuite, d’autres expériences ont montré que l’audition est également concernée : certains de ces neurones s’activent quand un macaque entend le bruit de casser des noix. Le système moteur ne sert donc pas seulement à déplacer le corps mais aussi à configurer l’espace social
C’est donc sans doute un mécanisme très ancien et essentiel pour l’adaptation d’une espèce à son environnement, parce qu’il permet de moduler son action sur celle des autres, dans une sphère d’interactions complexes entre individus. Cette découverte est importante, car elle nous a permis de découvrir les bases concrètes de l’intersubjectivité. Edmund Husserl ou Maurice Merleau-Ponty avaient déjà compris son importance. Le monde humain, ont-ils soutenu, n’est pas simplement le monde physique, il est configuré par les interactions entre les sujets. « Je ne vis pas seulement au milieu de la terre, de l’air et de l’eau, écrit Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception (1945), j’ai autour de moi des routes, […] des rues, des églises, des ustensiles […]. Chacun de ces objets porte en creux la marque de l’action humaine à laquelle il sert. Chacun émet une atmosphère d’humanité. »
Il ajoute que l’empathie se construit sur ces bases “miroir”.Dans mon précédent billet, je posais la question du lien entre le neuronal et la morale, préférant éviter le débat sur le “tout-génique”Gallese nous dit à ce sujet que :”Les neuroscientifiques confondent trop souvent le réductionnisme méthodologique et le réductionnisme ontologique. Le réductionnisme méthodologique est indispensable. Nous neuroscientifiques partons d’une question très vaste : qui sommes-nous ? que nous découpons en sous-questions pour construire des protocoles expérimentaux. Mais le réductionnisme ontologique, qui consiste à rabattre la conscience ou l’être humain sur ses neurones, est débile. Il n’y a pas plus de sens à dire « Je suis mon cerveau ! » que « Je suis mon pénis ! »Puis, sur l’empathie que :
Supposons que vous voyez l’un de vos amis planter un clou, qu’il se donne un coup de marteau sur le pouce et crie : « Aïe ! » Comment faites-vous pour comprendre qu’il éprouve de la douleur ? Traditionnellement, avant la découverte des neurones miroir, la réponse des psychologues cognitivistes était qu’il s’agissait d’un mécanisme d’inférence. Selon eux, vous construisez un raisonnement du type : « Je me suis déjà tapé avec un marteau sur le pouce et je peux comprendre qu’il a mal. » Pour les cognitivistes, comme pour les philosophes analytiques, l’autre est un problème, il est opaque, dans sa psychologie comme dans ses intentions, et je ne peux le comprendre que dans la mesure où je fais dériver son comportement d’une attitude propositionnelle qui l’a déterminé, c’est-à-dire d’une croyance, d’un désir ou d’une intention. Comment puis-je arriver à la croyance, au désir, à l’intention qui motive l’action d’autrui ? En construisant une représentation de celle-ci. Pour la psychologie traditionnelle, l’intersubjectivité est donc une abstraction, un savoir au second degré. Mes collègues et moi disons : c’est vrai, nous sommes capables de faire ce genre d’inférences et nous les faisons souvent, mais il existe un niveau plus direct de relation avec l’autre, un niveau empathique. Les neurones miroir pour la douleur permettent d’expliquer pourquoi, en regardant l’autre se taper le pouce, quelque chose s’active en moi qui me fait sentir la douleur. C’est physiologique, ce n’est pas l’enjeu d’un raisonnement ni d’une représentation. Et ce lien avec autrui est fondamental.
Certains de mes collègues pensent que, grâce aux neurones miroir, nous sommes empathiques et donc naturellement bons. Je crois que ce n’est pas vrai. Le sadique prend plaisir à la douleur qu’il provoque. Comment sait-il que sa victime éprouve de la douleur ? Par l’empathie. La seule dimension éthique de l’empathie, c’est, à mon sens, Edith Stein qui l’a vue : l’empathie permet de conjuguer deux dimensions essentielles de la relation avec l’autre, la ressemblance et l’altérité, sans en passer par le concept d’identité. L’identité est une construction, une fiction dangereuse : aujourd’hui, on le voit plus que jamais avec la politique des petits patriotes, Donald Trump, Boris Johnson, Marine Le Pen chez vous, Matteo Salvini chez nous ! Selon moi, l’intersubjectivité saine, composante centrale de la santé mentale, réside dans la capacité à tenir ensemble les deux pôles de l’altérité et de la ressemblance. Si je nie l’altérité de l’autre, je deviens symbiotique. Si je nie notre ressemblance, je deviens psychotique, ou, et ce n’est pas forcément mieux, je deviens Salvini. Ainsi l’empathie ne nous dirige pas nécessairement vers le bien, mais c’est la base de la vie en société.Tout est dit.Du moins presque. Puisque rien n’est dit.Relisez. Rien de convaincant.Sauf qu’il existe des neurones miroirs.Les philosophes devraient se mettre à la science pour éviter la circonvolution verbale et creuse…Les scientifiques devraient éviter de faire de la philosophie et de la politique à quatre sous…

Steiner, errata

Georges Steiner vient de disparaitre

Pour ceux qui ne connaissent pas son parcours et la fulgurance calme de ses convictions, je colle ci-dessous un entretien qu’il avait donné a Philo Magazine.

A l’époque de la sortie de son livre (Errata), j’avais en tête la rédaction d’une “autobiographie insignifiante”. Une vie banale, racontée dans le sentiment de la banalité et le roman de l’ordinaire, presque du Pérec des instants.

C’est le livre de Steiner qui m’a fait renoncer ou du moins son titre qui affirme que la seule autobiographie qui vaille est celle de ses erreurs. Ce qui m’avait terrifié, tant j’étais persuadé qu’une plongée dans ses bévues d’une vie risquait de gâcher ce qu’il en restait.

J’avais tort. Je n’aurais pas dû lire ce titre. J’ai donc commis une des erreurs d’une vie Mais je ne lui en ai voulu 24 h, celles ordinaires.

Grand entretien

George Steiner : “ La haine me fatigue ”


Mis en ligne le 02/07/2009 philosophie Magazine
A 80 ans, cet universaliste se demande toujours si la culture permet de résister à la barbarie
Le philosophe Theodor Adorno, en 1949, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, soutenait qu’« écrire un poème après Auschwitz [était] barbare ». Pour George Steiner, né en 1929 dans le monde de la bourgeoisie juive viennoise, élevé dans le culte de la création et des grandes œuvres mais ayant dû fuir l’Europe avec toute sa famille pour échapper au génocide, la question des rapports de la barbarie et de la culture a pris la forme d’une hantise, d’un doute jamais apaisé. Comment croire encore en l’homme au terme d’un siècle qui a à ce point « abaissé le seuil de l’humanité » ? Face au mal, les œuvres sont-elles une affirmation de notre humanité ou des matrices de fiction qui entament notre sensibilité morale ? À quelles forces, obscures ou lumineuses, puisent les grands créateurs ? Professeur de littérature comparée, philosophe, moraliste, écrivain, mélomane, il est devenu l’un des intellectuels les plus lus et écoutés à travers le monde. On reconnaît son talent à rendre accessible les grands auteurs et à faire communiquer les grandes questions qui surgissent au carrefour de la science, de la morale et de la littérature. Mais George Steiner, pétillant d’intelligence et de générosité, est d’abord un homme errant, un grand baroudeur de l’esprit.

«De nombreuses cultures ne connaissent pas la communication littéraire. En revanche, aucune n’ignore la musique»

Né à Paris, où ses parents, d’origine tchèque et viennoise, avaient fui l’antisémitisme, il a été élevé dans trois langues en même temps, l’allemand, l’anglais et le français, tout en apprenant avec son père le latin de Cicéron et le grec d’Homère. En 1940, il embarque avec les siens sur le dernier bateau à avoir quitté Gênes pour New York. Formé au lycée français de New York, où il s’éveille aux grands classiques et croise l’intelligentsia en exil (Lévi-Strauss, Maritain, Gilson), il étudie après guerre à l’université de Chicago auprès de Leo Strauss et du physicien Enrico Fermi, avant de rejoindre Londres, où il devient éditorialiste pour le magazine The Economist. Alors qu’il est de passage aux États-Unis pour interroger le père de la bombe atomique, Robert Oppenheimer, son impertinence lui vaut d’être coopté par les plus grands scientifiques de l’université de Princeton. C’est le tournant de sa vie. Tandis que ses camarades sondent les constituants derniers de la matière, il leur propose ses lectures inspirées et actualisées des grands classiques de la littérature. Une démarche qui a longtemps eu l’air de déplaire au monde académique. Mais devant le succès international de ses conférences, il intègre finalement les universités de Cambridge et de Genève. « Êtes-vous assez enfantin pour vouloir retourner dans cette miséreuse Europe ? », lui avait demandé Oppenheimer. « À la rame s’il le faut », avait-il répondu. Pour retrouver ce qui constitue à ses yeux l’essence du Vieux Continent : les cafés, la ville et ses noms de rue, le paysage, le conflit entre Athènes et Jérusalem, mais, surtout, une civilisation qui a pris conscience de sa finitude. Rencontre.
Philosophie magazine : Dans Errata, vous décrivez votre parcours biographique et intellectuel. Pourquoi ce titre ?
George Steiner : C’est une liste d’erreurs commises. Toute autobiographie devrait être la liste de nos erreurs.
Vous êtes professeur de littérature comparée, philosophe, essayiste, moraliste… Comment vous définissez-vous ?
Je suis avant tout un lecteur qui souhaite lire avec les autres et transmettre. Je me suis attaché à ce que les grandes œuvres atteignent encore ceux pour qui elles pourraient être indispensables. J’ai été un postier, en somme, qui a eu l’immense privilège de transmettre du grand courrier. Comme ce personnage du beau film de Michael Radford Il Postino, sur ce facteur qui était chargé de distribuer les lettres du poète Pablo Neruda. Si l’on n’a pas soi-même le génie de la création, on peut transmettre le courrier des autres. Ce n’est pas facile. Il faut trouver les bonnes « boîtes aux lettres ». Aujourd’hui, l’avenir même du livre n’est pas assuré. On a tendance à oublier que le grand espace de ce temps, ce n’est pas celui de la textualité – une forme de communication très spécifique, née au carrefour de la culture grecque et hébraïque –, mais celui de l’oralité, qui couvre des dizaines de milliers d’années. De nombreuses cultures ne connaissent pas la communication littéraire. En revanche, aucune ethnie, même la plus petite, n’ignore la musique. La musique est la seule langue universelle.
Né d’un père tchèque et d’une mère viennoise, vous possédez trois langues maternelles : l’allemand, le français et l’anglais. Comment est-ce possible ?
J’ai reçu une éducation trilingue, et j’ai toujours vécu dans un contexte polyglotte. Je me souviens de ma mère qui commençait ses phrases dans une langue et les finissait dans une autre, sans même s’en apercevoir. Enfant, j’ai subi des tests absurdes pour déterminer quelle était ma première langue, mais cela n’a pas marché, jamais aucune n’a pris le dessus. Quand je suis en Allemagne, je rêve en allemand, en Angleterre, en anglais, etc. Ce n’est pas si rare. De nombreuses communautés sont bilingues ou trilingues, comme en Suisse, en Suède ou en Malaisie.
Les langues plongent pourtant au plus profond de notre sensibilité…
Chaque langue ouvre un monde, découpe l’expérience d’une façon spécifique. Les langues sont autant de fenêtres permettant d’entrer dans la réalité d’une manière unique. Mais elles constituent aussi l’homme dans son intimité. J’ai abordé cette question dans un chapitre des Livres que je n’ai pas écrits, en réfléchissant au sexe dans la langue. En quoi l’acte d’amour diffère-t-il en basque ou en russe de ce qu’il est en flamand ou en coréen ? Qu’est-ce que la vie sexuelle d’un sourd-muet ? Ces questions, qui avaient déjà été posées à propos des aveugles, ont suscité un véritable tollé en Angleterre. C’est pourtant fondamental. Avant, pendant et après l’orgasme, nous allons et venons dans l’élément de la langue. Elle agit comme un principe actif de la sexualité, déterminant la cadence de la séduction, la rhétorique sexuelle, les tabous, l’argot, etc. D’ailleurs, plus notre inventaire lexical et grammatical est riche, plus notre orchestration intérieure est inventive. Il n’y a quasiment pas d’étude sur le « donjuanisme » des langues. À part quelques annotations chez Casanova, qui était d’ailleurs un formidable polyglotte. Des psychologues, des comparatistes en anthropologie pathologique devraient se saisir de la question. Moi, cela m’a beaucoup amusé. Il faut dire que j’ai eu le bonheur d’expériences polyglottes qui m’ont énormément appris.
Est-ce que la domination de l’anglo-américain ne menace pas le multilinguisme ?
Que l’on soit français, chinois ou mexicain, chaque fois que nous utilisons un ordinateur, un iPod, ou un BlackBerry, nous parlons américain. C’est la logique du philosophe anglais George Boole, qui a fondé les systèmes informatiques. Mais la domination planétaire de l’anglo-américain tient à quelque chose de plus profond que la technique et l’économie. La langue américaine contient, en elle-même, une promesse d’avenir, d’espoir. Cela remonte à la formule de la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 qui institue « la recherche du bonheur » comme « droit inaliénable ». Aucun autre peuple ne s’était donné une telle fin. Cette langue semble murmurer à des millions d’hommes défavorisés dans le monde qu’il y a là une chance. C’est pour cela qu’on l’apprend sur la planète entière.
Y a-t-il des langues plus philosophiques que d’autres ?
C’est évident. Tandis que l’anglo-américain sied à l’informatique et à la technologie, la structure grammaticale de l’allemand est de nature métaphysique. En plaçant le verbe à la fin de la phrase, après une longue hésitation, l’allemand tient en suspens la signification et entretient par le seul effet de sa grammaire une sorte de suspens ontologique constant. Cela dit, les individus peuvent jouer avec l’esprit de leur langue. Quand un des rescapés du Boeing qui a amerri dans l’Hudson il y a quelques mois s’est précipité auprès du pilote américain pour l’embrasser et le remercier d’avoir sauvé la vie de sa femme et son enfant, le pilote lui a répondu : « you’re welcome » ! Comment mieux transcender la consternante simplicité de l’anglo-américain pour donner voix à la grandeur ?
Vous venez du vaste monde de la bourgeoisie libérale juive européenne. Votre père, issu d’un milieu modeste, a connu une rapide ascension au sein du monde bancaire viennois avant de fuir l’Europe…
En 1924, il avait pressenti la catastrophe. Beaucoup se refusaient alors à voir l’antisémitisme. Son flair nous a sauvés. Il nous a d’abord emmenés à Paris, où je suis né en 1929. Puis aux États-Unis en 1940. Il y avait été envoyé en mission par le gouvernement français pour négocier, comme banquier, l’achat d’avions de chasse. En 1940, New York était encore une ville neutre. À un déjeuner, il croise le PDG de Siemens, avec lequel il avait travaillé avant 1933 et qui faisait partie d’une mission d’ingénieurs nazis. Discrètement, celui-ci lui a fait comprendre qu’il fallait quitter l’Europe au plus tôt. Mon père l’a cru et nous a fait venir. Ma mère a d’abord catégoriquement refusé, arguant que ma sœur et moi allions rater notre bac, et que, de toute façon, la ligne Maginot nous protégeait, mais l’autorité de mon père a prévalu. Nous sommes venus avec le dernier bateau parti de Gênes. Ce n’est pas ma petite histoire qui compte dans cette affaire, mais ce qu’elle révèle. Dès l’hiver 1940, l’élite allemande, en contact avec les généraux et les officiers permissionnaires, était donc au fait, avant même les camps d’extermination, des massacres qui avaient commencé en Pologne. Si on voulait savoir, on savait.
Auschwitz est un événement sans précédent, qui incarne le mal radical. Or la plus haute culture humaniste et européenne, loin d’avoir su l’empêcher, l’a accompagné…
Cela reste pour moi le mystère capital. Alors que j’ai 80 ans et que j’ai travaillé toute ma vie sur cette question, je n’ai pas trouvé de réponse. Comment est-ce qu’on peut jouer Schubert le soir en famille et torturer le matin dans les camps ? J’ai eu le privilège d’être l’ami d’Arthur Koestler, intellectuel hongrois, auteur du roman Le Zéro et l’Infini, qui prétendait avoir une réponse. D’après lui, le cerveau humain est clivé entre une part prédominante d’animalité et une part, beaucoup moins développée, dévolue à la moralité. Cette explication est fausse. Est-ce que chacun d’entre nous peut devenir un tortionnaire sadique comme le prétendent certains psychologues ? L’éducation morale est-elle si fragile que dans telle ou telle circonstance elle peut être anéantie ? La culture peut-elle être complice de ce phénomène ? J’émets l’hypothèse qu’elle agit comme une « matrice de fiction ». Je m’explique : j’enseigne en ce moment les trois premiers actes du Roi Lear, de William Shakespeare. À la fin d’une journée, j’en suis généralement tout envoûté. Si en rentrant chez moi, je croise quelqu’un qui hurle « aidez-moi », il me semble que je pourrais l’entendre sans pour autant l’écouter. Tout tient à cette différence entre entendre et écouter. Pourquoi ne vais-je pas l’aider ? Parce que la fiction est plus puissante que la réalité. Les œuvres imaginaires prennent possession de nous, elles nous enveloppent, nous rendent sourds et aveugles au réel.
C’est une hypothèse qui n’est peut-être valable que pour la minorité de ceux qui vivent dans et par la culture. Mais il est certain que ce processus a joué pour certains. Quand, par exemple, le pianiste virtuose Walter Gieseking interprétait Debussy à Munich, alors que non loin de là partaient pour Dachau les trains bondés de déportés. On les entendait hurler mais personne ne bougeait, tous étaient comme possédés, hypnotisés par la musique. La musique la plus belle n’a pas remué les consciences ! Très naïvement, moi qui aime tant la musique, je pense qu’elle aurait dû dire non ! Cela dit, il y a des êtres humains qui restent intacts moralement et adoptent instinctivement l’impératif catégorique de Kant. Où trouvent-ils le ressort ? Je crois que je vais finir ma vie sans pouvoir répondre à cette question capitale.
Vous avez écrit un livre très éclairant sur Heidegger. Qu’est-ce qui vous a incité à le faire connaître à un public élargi ?
Jeunes étudiants à l’université de Chicago, nous avions la possibilité d’assister à des séminaires de recherche à condition de ne pas parler. J’étais ainsi allé à un séminaire de Leo Strauss parce que le sujet m’intéressait : « Platon et la cité antique ». Je n’ai jamais oublié ce moment où il est entré dans la salle avec ses yeux de feu et nous a dit : « Dans ce séminaire jamais ne tombera le nom de… bien qu’il soit évidemment incomparable. » Je n’avais pas compris de quel auteur il s’agissait, mais l’un des doctorants américains me l’a écrit sur son bloc-notes. Il s’agissait de Martin Heidegger. Quand un professeur de la stature de Leo Strauss vous dit de quelqu’un qu’il est incomparable, que faire si ce n’est courir à la bibliothèque ? Avec une certaine arrogance, je me suis saisi d’Être et Temps, le maître ouvrage de Heidegger. Or, je ne suis même pas arrivé à comprendre la première phrase ! Cela m’a fait l’effet d’une véritable gifle. Je me suis promis de le lire jusqu’à ce que je comprenne. Sur la polémique liée à son engagement nazi – qui motivait le silence de Strauss –, je dirai que la haine me fatigue, et je ne veux pas moi-même la susciter. Mais il y a en France une certaine hypocrisie qui fait que l’on revient sans cesse à l’affaire Heidegger et qu’en même temps on donne tous les titres à un homme capable de raconter que Mao est le plus grand libérateur de l’humanité, alors qu’il a fait plus de victimes que Hitler et Staline réunis… Les intellectuels, qui passent leur vie parmi les livres, éprouvent souvent la passion de la praxis, la soif de l’action radicale. Dans le cas de Heidegger, il y avait une vanité sans pareille : il voulait être le Führer du Führer. Mais les nazis considéraient qu’il était inutilisable. Dans un dossier sur lui, on lit : « C’est un nazi privé qui ne croit même pas au racisme et à l’organisation. » Ce petit titre d’antigloire donne beaucoup à penser.
Après l’université de Chicago, vous avez poursuivi à Harvard et Oxford, avant de devenir éditorialiste pour The Economist. C’est dans ce cadre que vous avez fait la rencontre de Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique. Cela a été un tournant dans votre vie…
J’avais été envoyé à Washington pour l’interviewer au moment où le Congrès américain s’apprêtait à débattre d’une loi sur l’énergie atomique. C’était le chef de la physique à l’université de Princeton, un personnage somme toute assez méchant et cassant. Même Einstein en avait peur. Au cours d’une longue conversation, j’ai eu l’impudence de lui dire « non » sur certaines choses. Cela m’a valu, à ma plus grande surprise, et alors que je n’étais pas candidat, une proposition pour intégrer sur-le-champ l’équipe de l’institut à Princeton. Quelqu’un de plus mûr que moi aurait demandé un délai de réflexion. J’étais tellement bouche bée que j’ai accepté tout de suite. C’est ainsi que je suis retourné vers le monde universitaire : un jeune lettré invité parmi les plus grands scientifiques du moment. Sans cet incident, ma vie aurait certainement été bien différente.
C’est là, au milieu des plus grands physiciens, que vous avez entamé votre thèse sur Tolstoï et Dostoïevski. Qu’est-ce qui vous plaisait chez les scientifiques ?
Après mon passage à l’université de Chicago, j’avais pensé un moment me consacrer aux sciences. Mais je n’étais pas assez bon en mathématiques. J’ai donc opté pour les lettres, tout en me sentant beaucoup plus à l’aise avec les scientifiques. Ce sont des gens qui ne « bluffent » pas : on peut ou on ne peut pas résoudre une équation. Il n’y a pas tout ce verbiage, cette fausse prétention que l’on retrouve dans les théories littéraires. Je crois que la science a beaucoup à offrir quant à l’idée de vérité.
Qu’en est-il de la création  aujourd’hui ?
L’œuvre de Samuel Beckett – probablement l’un des plus grands auteurs de notre époque – est une parabole allégorique de la grande crise de la parole que nous traversons. Il débute en écrivant sur Dante, puis son style devient de plus en plus étranglé et sommaire. Deux voix, puis une, puis le noir, puis un cri. Il a cette phrase terrible sur la création : « Il faut rater, s’y remettre et… rater mieux. » « Rater mieux », c’est en effet le meilleur objectif que l’on puisse se fixer.
Vous vénérez la culture classique, mais vous soutenez aussi qu’elle n’est que du « bluff » à côté du véritable engagement moral. N’est-ce pas contradictoire ?
Peut-être pas. Une de mes plus grandes réussites en tant que professeur fut quand une élève, jeune communiste première de promotion à Cambridge, est venue me dire que tout ce que je lui avais enseigné n’était que paroles vides. Elle avait décidé de partir en Chine comme médecin. J’ai eu le sentiment que j’avais réussi quelque chose.
Si vous deviez décrire à un jeune étudiant d’aujourd’hui ce qu’est un classique, que lui diriez-vous ?
Je lui dirais qu’il y a des textes – et c’est assez mystérieux – qui, chaque fois que nous y revenons, sont plus riches qu’avant. Des textes qui nous lisent plus que nous ne les lisons. Des textes qui changeront pour lui au cours de sa vie. Qui vont produire en lui une sorte de croissance, l’écho intérieur d’un dialogue. Être inépuisable est l’un des critères du classique. C’est pour cela qu’il est essentiel d’apprendre par cœur. Ce que vous avez appris par cœur change en vous et vous change. Et personne ne peut vous l’enlever, ni la Gestapo, ni le KGB, ni la CIA : c’est en vous, cela vous appartient. Les poèmes d’Ossip Mandelstam ont survécu dans et grâce au « par cœur ». La psychologie enfantine m’horripile quand elle affirme qu’il ne faut pas charger la mémoire des enfants ! Je dois tout au système du lycée français, où on apprenait tout par cœur. Je connais encore par cœur certains textes classiques, et la joie que j’en retire est constante. Enlever cette possibilité à l’enfant, c’est l’amoindrir, laisser en lui des espaces vides qui ne demandent qu’à être habités. L’expression est d’ailleurs significative : on ne dit pas « par cerveau » mais « par cœur ».
En quoi la musique est-elle indispensable à votre vie ?
Je n’arrive pas à imaginer un jour de ma vie sans musique. Cela ne marche pas. Claude Lévi-Strauss a un jour fait ce très bel aveu : « Invention de la mélodie, mystère suprême des sciences de l’homme. » Je peux concevoir de perdre la vue avec l’âge, après tout il me resterait tous ces passages appris par cœur qui continueraient de vivre en moi. Mais ne plus entendre la musique m’est inconcevable. Là, il faudrait avoir le courage de se tirer une balle dans la tête !
Qu’est-ce que le récit ou le poème apporte que le concept ne peut apporter ?
Heidegger dit quelque part : « Si on est trop bête pour penser, on raconte des histoires. » C’est stupide. La narration est en nous une pulsion très profonde. Raconter une histoire est une activité irremplaçable. Vouloir savoir ce qui va se passer correspond, j’ose le croire, à une structure du cortex. Cela dit, la grande prose rencontre souvent le concept. Et certains philosophes sont aussi de grands écrivains : Nietzsche, qui parle d’une pensée qui « danse » ; Platon, dont les personnages sont d’une richesse inépuisable. Je sépare de moins en moins la littérature et la philosophie. Il y a des branches en philosophie, comme la logique formelle, où cela est moins vrai.
Quoiqu’il y ait chez Ludwig Wittgenstein des phrases de logique pure qui sont aussi de vrais poèmes miniatures ! Après avoir dicté les Recherches, il l’avait reconnu : « J’aimerais avoir mis cela en vers », affirmait-il. Il y a dans le langage d’un grand penseur une poétique de la pensée. Les Grecs archaïques écrivaient d’ailleurs la métaphysique en vers. Où classer Borges ? Où classer Tristes Tropiques, de Lévi-Strauss ? Est-ce de l’anthropologie, de la littérature, de la philosophie ? Abolissons ces frontières trop artificielles. Demandons-nous si cet homme a vis-à-vis de sa propre pensée le sens du miracle et de l’étonnement, qui est la source du grand poème et de la grande théorie philosophique. Être sans cesse étonné, se lever le matin et se dire « tiens, c’est curieux d’être ici », ou « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » : voilà les grandes questions. Ce sont d’ailleurs souvent les poètes qui y répondent, avant les philosophes. C’est dans la rencontre des deux que résident nos meilleures chances de former de nouvelles œuvres valables. Car le roman est fatigué.
Dans Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée, vous évoquez le lien entre la pensée et la mélancolie. Êtes-vous un mélancolique ?
Chez moi, la mélancolie a trois sources. Elle vient de l’incertitude persistante sur les questions fondamentales qui me taraudent. De la faillite de ne pas être un grand créateur. De l’ignorance où je suis de ce qui restera d’une vie de travail. À quoi s’ajoute l’aggravation de la crise dans le destin du peuple juif. Les Juifs ont appris à respirer sous l’eau. C’est leur méthode de survie depuis quatre mille ans. Mais le souffle devient court

Du plomb dans l’aile

Débat, à l’occasion de la petite résolution d’une question professionnelle, sur la supériorité de l’abstraction et la voie déductive . Je défends, évidemment, le propos.

Et voilà que s’approche, en souriant, un collaborateur, qui, d’emblée, se proclame”empiriste” et nous sort la fameuse phrase de Francis Bacon :

“Ce ne sont pas des ailes qu’il faut à notre esprit, mais des semelles de plomb. »  Prépondérance de l’expérience sur l’abstraction, selon l’empirisme.

J’en suis resté bouche bée, tant l’entreprise n’est plus un lieu de réflexion. J’ai apprécié, mais ne pouvait acquiescer ou entrer dans un débat trop long. On m’aurait coupé la parole.

J’ai cependant gagné la petite partie, sans aborder le fond (l’empirisme est une tautologie du réel) en trouvant le jeu de mots : le titre de ce billet.

L’esprit a absorbé la chose.

Agacement

Je vais coller un extrait d’un commentaire sur le dernier bouquin dirigé par Philippe Descola qui a pu nous intéresser un temps dans la recherche de l’origine de la distinction construite entre nature et culture.

Mais il en a tellement fait dans la théorisation de l’idéologie écologiste primaire,violente, irréfléchie et dangereuse qu’on l’a abandonné.

On n’a pas eu tort lorsqu’on lit des extraits ou des commentaires qui ressortent de la BD philosophique inventée pour de nombreux humains, fainéants, lecteurs de rien, écouteurs de malheur, pourfendeurs de tout, y compris d’un petit bonheur de l’écoute d’une mauvaise chanson de variétés, bref les ennuyeux du Monde. (le journal et le cosmos)

Je colle et ne commente pas. Le week-end est consacré au repos de l’esprit qui, calme, cherche hors du convenu. Lequel est devenu vraiment fatigant tant les lignes ou les pages qui suivent celles qu’on aborde, avide d’une nouvelle connaissance, deviennent plus que prévisibles : agaçantes. Lisez. Vous allez peut-etre adorer. Ce qui vous permettra de vous éloigner facilement d’ici.

“la mise au point d’outils analytiques qui permettent de passer d’un monde uniforme ordonné par une division majeure entre la nature et les cultures à des mondes diversifiés dans lesquels humains et non-humains composent une multitude d’assemblages. L’abandon de nos schèmes d’analyse naturalistes permettraient de mieux déchiffrer ces rapports de monde. Il serait alors plus évident de concevoir que lorsque les communautés autochtones défendent un volcan andin, menacé par une compagnie minière, il ne s’agit ni de la manifestation de superstition folklorique ou puérile, ni de la volonté de protéger une ressource mais de la défense d’un « membre de plein exercice du collectif mixte dont les humains forment une partie avec les montagnes, les troupeaux, les lacs et les champs de pommes de terre » (p. 134). Un tel changement de perspective peut alors « offrir matière à réflexion quant à la transformation de nos propres institutions politiques » (p. 126) dans la mesure où nous pourrions alors envisager les rapports de mondes sous l’angle du « collectif » : « ce ne sont pas les individus humains qui constituent les sujets politiques, ni même les assemblages autonomes au sein desquels les êtres de chaque espèce s’associent avec leurs congénères pour exister souverainement. Non, les véritables sujets politiques, ce sont les relations entre les collectifs » (p. 133).« La nature n’est plus ce qu’elle était » : ce n’est donc pas de nostalgie dont s’il s’agit, mais d’un deuil des représentations et des usages de la nature dans la pensée occidentale. Si la conception de la nature s’étiole, c’est pour mieux en retrouver l’existence, notamment par une conceptualité renouvelée portée par les notions de « relations », de « rapports au monde » et de « collectifs » dont la valeur est aussi théorique que pratique. Compte tenu de la diversité des domaines convoqués, la lecture de l’ouvrage est, certes, très exigeante mais elle offre de nombreuses pistes pour envisager les relations entre les collectifs humains comme non-humains afin de « penser à nouveaux frais l’action politique et le vivre-ensemble dans un monde où nature et société ne sont plus irrémédiablement dissociées » (p. 135).Les Natures en question, sous la direction de Philippe Descola, Paris, Éditions Odile Jacob, octobre 2018, 336 p., 26,90

La philosophie n’est pas une sagesse

C’est ce qu’on n’arrête pas de clamer contre les petits socratiques et autres Pol-droit orientalistes grecs.

Claudine Tiercelin : la philosophie ?

Ce n’est pas une sagesse, elle ne protège et ne console de rien, et c’est fort bien ainsi. Elle ne doit surtout pas être oraculaire : un
philosophe est un animal social, pas un animal grégaire, et il ne
saurait servir de mouton de tête. Comme toute entreprise rationaliste
dont le but est la connaissance, la philosophie se pratique sur le mode
de l’enquête, non pas dans le silence du cabinet, mais dans un esprit de
laboratoire, en testant ses hypothèses. Elle doit donc se tenir prête à
jeter par-dessus bord toutes ses croyances, si des chocs avec le réel
la forcent à en douter.”

la caresse poétique de la philosophie

A une relation amicale qui m’a posé aujourd’hui, au téléphone, la question de savoir d’où venait mon engouement pour la philosophie qu’il confondait par ailleurs avec la théorie, j’ai répondu, classiquement, en rappelant la notion “d’étonnement”. Classique.

Et quand j’ai employé quelques autres mots sur le corps, la caresse, les dessous de la peau, les incursions dans les couleurs du temps et de l’espace, mon interlocuteur, visiblement désoeuvré ce jour, avide de discuter et même d’en découdre m’a répondu qu’il fallait mieux que j’écrive de la poésie, que mon écart de ce mode d’écriture ou d’être, comme on voudra, toujours revendiqué, est une posture , juste une posture et peut-être, a-t-il ajouté, une imposture.

Je lui ai répondu que la poésie (Oui, je n’écris pas de poésie, je le dis souvent, trop souvent, et je peux la détester quand elle est donnée à lire par des apprentis insomniaques ou de gris humains) ne fait que, souvent, m’exaspérer et ceux qui s’y plongent sont souvent des faiseurs qui font de l’obscurité un obscurantisme que seuls, avec de rares autres, ils prétendent appréhender pleinement, que c’est une supercherie ou un subterfuge lorsqu’elle ne trouve sa source que dans le mot désordonné, prétendument anobli par une exacerbation presque tellurique. Et qui trouver sa source dans des tréfonds désincarnés et inaccessibles. Ouf…

Sa noblesse ne peut être qu’ontologique. comme l’on compris les non-apprentis-poètes.

J’ai ajouté que la poésie achève, au sens noble, la philosophie lorsqu’elle trouve l’être et ne s’égare pas dans la versification collégienne des poètes et poétesses de dimanches pluvieux.

Les grands poètes, les immenses poésies sont aussi rares que les grandes philosophies. Pour une raison simple : il s’agit entre les deux d’un couple en fusion qui combattent pour la forme du “Dire”, lequel est, encore une fois, toujours ontologique lorsqu’il caresse pour le prendre violemment l’être et encore l’être.

J’ai ajouté que j’allais lui envoyer un mail, pour lui expliquer, qu’il fallait que je retrouve mes notes et notamment les textes du numéro spécial d’une revue dont je ne me souvenais plus du nom qui avait publié, sous la direction de Jean-François MATTEI, magnifique érudit, spécialiste de Platon qui nous a quitté, que j’aimais lire, un numéro sur le sujet.

Et j’ai raccroché en priant le ciel afin qu’il m’aide, lorsque je serai rentré, dans mes recherches sur les différents disques durs et autres clefs USB le texte numérique de la revue édité numériquement par le site formidable dénommé “revues.org” qui les rassemble, ces revues extraordinaires.

Je viens donc de rentrer et j’ai trouvé.

La revue s’appelle “Noésis”

Le numéro s’intitule : « La philosophie du XXe siècle et le défi poétique”, accessible par « http://noesis.revues.org/index45.html »

Il s’agit, en réalité des actes d’un colloque qui s’est tenu les 20 et 21 mars 2000 à l’université Nice Sophia-Antipolis dans le cadre d’une rencontre entre le Centre transdisciplinaire d’épistémologie de la littérature (Axe Poiéma) et du Centre de recherches d’histoire des idées (CRHI), rencontre “qui a cherché à reposer de manière neuve la question des rapports de la poésie et de la philosophie sans les réduire à une figure de spécularité” (extrait de la présentation)

Je suis absolument ravi de cette conversation qui m’a fait retrouver ces textes.

Je livre ci-dessous un extrait de la forte préface, écrite par Béatrice Bonhomme :
« Octavio Paz déclare qu’il faut derrière chaque poésie une philosophie : « Poète, il te faut une philosophie forte ! » Philosophie, certes, mais invisible et sous-jacente qui ne saurait être une philosophie didactique. La philosophie, dans son rapport à la poésie, écrit le poète Salah Stétié, est comme le squelette dans son rapport au corps : « La poésie maintient l’homme dans la complexité de sa relation la plus aiguë avec ce que les philosophes appellent l’ontologie, porteuse simultanément du secret de l’homme et du secret de l’univers. » La poésie est la philosophie achevée, dit encore Novalis. Comment l’entendre ? L’objet mathématique est concept construit. L’objet physique est un type idéal qui ne vaut que par son rapport à la légalité. Seuls la philosophie et l’art évoquent le monde fini. Seul ce qui est déjà mort peut échapper à la mort, mais qui ne voit que poésie, peinture, philosophie, c’est la mort s’approchant et toutes les manoeuvres de vie qu’on lui oppose en face à face pour tenter de la confondre. En cela, la poésie et la philosophie, c’est de la peau à vif, c’est de l’écorché, la poésie apportant son corps, sa forme charnelle. On voudrait sans doute faire oublier cette fragilité de l’une et de l’autre, car rien ne dérange plus les finalités sociales que ce qui s’obstine à penser la mort (jeter un coup d’oeil dans le chaos) pour devenir grand détecteur de vie. Mais c’est aussi de cette fragilité que naît la puissance de déplacement et de création. »

Carole Talon-Hugon, dans la même revue, dans son article sur« L’émotion poétique”, écrit :

« Pour une large part de l’esthétique contemporaine, l’émotion est suspecte d’hypersubjectivité. Selon Schaeffer par exemple, l’émotion qui résulte de l’expérience d’une œuvre d’art, est à chercher du côté des stimuli, du système limbique et du cheminement neuronal de l’information. Émotion et satisfaction esthétique sont remplissage d’un désir, et ce désir puise ses racines dans l’idiosyncrasie. À la question : « qui éprouve ces émotions ? », il faut alors répondre : l’individualité psycho-physiologique. S’il en est ainsi, l’enquête de l’esthétique est condamnée à s’interrompre, ou à céder la place à l’investigation de la neurophysiologie, de la psychanalyse ou de la sociologie. Car l’émotion ainsi comprise, renvoie au purement subjectif, à l’absolument particulier, bref, à ce que Schaeffer nomme « “la boîte noire” des états subjectifs non Intentionnels [5] ». L’émotion ne serait pas une piste pour l’esthétique. Inféconde, elle s’abîmerait dans le mouvement infini des déterminations singulières.

Or, l’émotion esthétique en général, et poétique en particulier, n’est-elle que cela ?
Cette croyance repose sur la partition de l’esprit en deux régions : la raison et la sensibilité, de laquelle relève la vie émotionnelle et sentimentale. D’une part l’universel, de l’autre le sujet singulier engagé dans l’ici et le maintenant, au croisement de l’histoire, de la sociologie, de la biologie et de la psychanalyse. Je défendrai ici la thèse que cette partition, entre cognitif et universel d’une part, sensibilité et idiosyncrasie de l’autre, repose sur un préjugé. Et que l’on peut par conséquent refuser l’alternative entre une esthétique qui serait rationnelle et apriorique, et une autre, relative et émotionnelle.

Voilà donc ce qu’il convient de se demander : ne peut-il y avoir une esthétique à la fois apriorique et émotionnelle ? Pour répondre à cette question, je considérerai précisément l’émotion poétique. Car elle détient une des clés de la réponse à ce problème : si l’émotion poétique n’est pas une émotion ordinaire, cela nous obligera à reconsidérer les divisions convenues de l’esprit, et à reconnaître à l’affectivité une place dans les territoires de l’âme. Si l’émotion poétique ne relève que de la psychologie, Schaeffer a raison, l’esthétique doit abandonner à la psychologie l’émotion esthétique en général et l’émotion poétique en particulier. Si non, l’émotion est un sujet légitime de l’esthétique. »

Lisez, relisez. On avance ici.

Les caresses entre la grande poésie et la philosophie sont éclatantes de désir en mouvement.

On y reviendra, j’ai préféré juste donné à lire. L’écriture est aussi un petit don qui n’est pas toujours de soi, mais qui passe par un texte, encore une fois “donné à lire”…

Le concept de chien n’aboie pas

Le titre, tirée, d’une locution de Spinoza est l’expression que je crois avoir beaucoup employée lorsqu’il s’agissait de dire ce que pouvait être l’abstraction théorique, celle qui permet de penser et, partant de se fatiguer tant il est vrai que (je ne sais plus qui le disait) que “le réel est inépuisable mais la pensée épuise”.

Le concept de chien n’aboie donc pas et l’idée de cercle n’est pas ronde, l’idée de couleur n’est pas colorée et celle du rouge n’est pas rouge.

Il s’agissait de définir l’abstraction, celle qui dissout la singularité, le petit médor, le bon toutou, petit, grand, poils ras ou non dans un mot général (le chien), abstrait, qui se “détache” de l’existence particulière.

Donc, le mot n’est pas la chose.

Et alors, nous dira-t-on ? Mais rien d’autre, pourrait-on répondre.

Cependant cette phrase est centrale dans la compréhension du monde.

Je vous la redonne :
LE CONCEPT DE CHIEN N’ABOIE PAS.

sous les images

Les rares personnes qui connaissent ce que je peux écrire ici ou ailleurs ont eu en mains mes carnets intitulés “sous les images”.

Un membre de ma famille ayant appris leur existence, et un peu vexé par cette désobligeance du silence a exigé leur envoi par Chronopost.

Je n’en ai plus sous la main et n’ai pas vraiment envie de lancer une nouvelle impression.

Je livre donc ici l’introduction (remaniée) et la fameuse image qui m’a amené à commenter “sous les images”.

On verra plus tard pour l’impression. Je refais le tout et change les mots. La relecture est une respiration après la plongée.

Donc :

Michel BEJA

SOUS LES IMAGES, Liminaires.

“Pendant des années, je suis resté en lutte contre la pléthore des commentaires qui s’installaient dans tous les domaines. Profus et diffus, ils sonnaient creux et, sous couvert de complexité du monde ou de sa théorisation, ils tarissaient, en les encombrant, les quelques vérités simples qui pouvaient encore fonctionner dans un discours construit.

Dans une tentative de recherche synthétique de quelques affirmations inébranlables, une sorte de table des essentiels, le commentaire superflu d’une image photographique me semblait ressortir d’une imposture alimentée par de multiples théories configurées laborieusement par les nouveaux théoriciens de l’image (Barthes, Deleuze, Sartre), lesquels érigeaient souvent en analyse indépassable le lieu commun et la tautologie.

J’affirmais que la lecture commentée d’une image ne pouvait générer une valeur, une plus-value à sa propre existence. L’image se suffisait à elle-même. Elle « persévérait dans son être », dans son intériorité, fabricante potentielle d’une émotion. Un peu précieux par provocation, j’affirmais lutter contre “l’ekphrasis”, le terme grec signifiant « l’explication jusqu’au bout », presque jusqu’auboutisme. Et ici, dans le domaine de l’image un commentaire discursif seyait éventuellement au critique d’art qui analysait l’œuvre, de manière linéaire, temporelle, technique ou historique mais certainement pas au “regardeur” qui, trop bavard, prétendait chercher une lisibilité, en soi, d’un objet (ici une représentation de la réalité par un déclenchement photographique). Et si l’émotion émergeait, elle n’avait aucunement besoin d’un discours qui la soutenait, la lecture ou le commentaire ne pouvant se substituer au regard et à la production du sens.

J’avouais, par ailleurs, un certain agacement à l’endroit de la prétention discursive et théorique, boursouflée et souvent ridicule des analystes de la photographie dite contemporaine (souvent les photographes eux-mêmes brassant de l’air autour de leur travail), discours qui se substituait à son objet (l’image). Ce charabia sur la contemporanéité dans la photographie (mise en scène, hors des canons du “beau” et de sa technique, intimisme, dérangement, par la provocation dans l’image dudit regardeur, recherche du sublime) me confortait dans cette affirmation : le regard était, sauf dans la critique ou la technique, exclusif d’un discours sur ce qu’il fixait. L’invention de la contemporanéité fournissait aux esbroufeurs les armes sémantiques d’une démolition surannée et inutile de l’esthétique, de la “mélodie de l’image”. Dans un mouvement où la prise de pouvoir intellectuel l’emportait sur la centralité de la considération artistique. Juste du pouvoir par l’enfermement dans la théorie

Ainsi, dans une sorte de terrorisme parfaitement assumé et clamé, je bannissais, honnissais le commentaire sur l’image, y compris par ceux qui vantaient la fécondité de la recherche de son « dehors » nécessairement discursif.

Puis un jour, je me suis surpris à chercher une légende, un titre pour l’une de mes photos. Et ce alors que, dans la même logique de l’abolition du langage autre que celui autonome et exclusif de l’image, je prenais à mon compte la volonté de ne pas dire, nommer et sous-titrer.

Silence de l’image, silence sous l’image, disais-je encore.

C’est cette photographie dans le hall de l’hôtel Gellert, à Budapest reproduite plus loin. J’ai trouvé une légende (“le frisson”). Et l’on m’a demandé d’expliquer. Je l’ai, idiot, écrit.

L’enchainement a été, naturellement, de mise. On n’échappe jamais à un début.

Désormais, peut-être un peu confus, dans tous les sens du terme, je commente, m’abritant, théoriquement, derrière Bataille, Michaux, Baudelaire. Et l’affirmation d’une « poétique de l’image”, adhérant au mot de Georges Bataille qui avait le front de clamer qu’une image devait nous faire “saigner intérieurement”. En expliquant ce saignement, cette coulure du sens. Mots-larmes.

Je suis donc (en l’état) convaincu qu’on peut aller chercher dans l’image le “dehors” qui fait corps avec elle, puiser son illisibilité primaire, rechercher sa dicibilité intrinsèque. Et qu’il s’agit d’un acte (le discours ou l’écriture qui a sa part de fécondité dans l’accompagnement d’un regard.

MB

L’image qui a “déclenché” et le commentaire

Budapest. Hôtel Gellert. L’on était debout, regardant le plafond du hall, suspendu comme une coupole, presque une soucoupe, tentant avec l’appareil de capter un détail, une courbure esthétique, juste une forme, la courbe du haut en suspens, sa prétendue essence.

On revient à l’image. Donc on était rivé vers le haut, on baisse les yeux et cette femme passe, vite. Le flou, encore de l’esthétique, est assuré par le mouvement rapide et les hommes sont exactement placés.

On déclenche, on a chopé le flou de la vitesse, toujours fantasque. On est assez satisfait du cadrage et de la configuration, un triangle, trois têtes, dont deux comme des piliers dans l’espace et une femme en blanc qui passe, poussant du blanc. Puis par l’ambiance, un peu mystérieuse, vitesse et obscurité mordorée. L’image est un peu améliorée, à peine recadrée et rangée dans les collections. Ici Budapest. C’était dans le hall de l’hôtel Gellert, là où se trouvent les fameux bains qui font la réputation de la ville, hôtel désormais désuet mais toujours et justement photogénique.

Plusieurs fois, on y est revenu à la photo, cherchant, sans le savoir, ce qui nous attirait.

C’est bien plus tard, quelques années plus tard, que l’on a peut-être compris. On livre ici cette petite compréhension.

Cette femme en blanc, c’est peut-être la mort qui passe entre deux hommes, chauves, absorbés à oublier le monde, l’un dans son livre, l’autre dans son smartphone. Chacun son monde d’absorption. Non, nous ne sommes pas dans un hôpital, mais bien dans un hôtel, encombré de piscines et de bains publics.

Mais la femme est vêtue comme une infirmière, dans ce blanc gériatrique, presque décisif et final. Et les hommes vont bientôt mourir.

Ce commentaire n’est pas triste, le sublime ne l’est jamais triste. On rappelle ici, pour ceux qui l’avaient oublié, qu’il ne s’agit pas, lorsqu’on place le mot dans le concept esthétique, du beau puisqu’il le transcende, le détrône, y compris dans l’horreur qui soulève un sentiment, pour le figer dans un grandiose qui peut ne pas être beau. Mais qui “soulève” le regardeur.

L’image dans ce hall est ailleurs, elle fait passer, flou et obscur dans ce blanc maléfique, le frisson.

Lieu

La beauté d’un lieu n’existe pas en soi, si tant est que la beauté existe en soi. Ce qui est loin d’être certain. La beauté du lieu est toujours fabriquée par du sentiment. L’euphorie ou le blues génèrent le lieu, d’abord neutre, en suspens, dans l’attente de sa construction. Puis le sentiment caresse le paysage pour en faire un parmi les beaux ou un trou gris de tristesse. Aznavour a raison avec son Venise. Il faut aller dans un lieu quand on veut l’embellir et rester chez-soi si l’on n’est pas sûr de jouir de l’endroit”

C’est le texte du mail que je viens d’envoyer à une amie qui me demandait si une petite ville d’un pays du Sud, dont j’avais vanté “la beauté ” valait le coup pour une escapade amoureuse.

Elle doit être très amoureuse et a peur d’une évaporation de son sentiment dans un lieu triste.

Elle m’a envoyé dix mails pour d’abord me l’avouer et me remercier.

Pour me dire aussi qu’elle aimerait bien que le lieu du voyage entrevu avec je ne sais qui, soit laid, “pour fabriquer sa beauté “. Elle en est sûre. C’est cette certitude qui construit tous les instants à venir. Le futur embelli vaut tous les présents déjà ensevelis. Elle est en forme. Amoureuse.

C’est ma B.A du jour.

La question

Il y a quelques années, je voulais régler un compte avec Sartre et sa “question juive” texte que je trouvais assez idiot, Et dangereux. Presque antisémite…

J’avais ecrit des pages et des pages sur cette idiotie. Mais ma modestie (qu’à vrai dire, désormais, je regrette, quitte à paraître immodeste par cette observation) m’avait empêché de publier quelque part.

En résumé,je vilipendais ce faiseur de Sartre (un faiseur peut être talentueux, intelligent et lisible) qui niait l’existence même du peuple juif lequel, à le lire, n’existait pas en soi, mais n’était qu’une création de l’antisémite. Ici, si l’on veut jouer avec les mots de l’existentialisme, l’essence de l’antisémite précédait l’existence du peuple, en le laissant loin derrière, effacé.

J’ai abandonné les feuillets géniaux contenant ma pensée unique quelque part, je ne sais où. Sûrement sur un banc, ou plutôt une chaise, à l’époque payante du Jardin du Luxembourg.

Je suis tombé il n’y pas longtemps sur celui, sur le même thème qu’a écrit Comte-Sponville dans son bouquin “Le goût de vivre” paru en 2010.

Je trouvais ce texte assez spécieux, inégal, obscur, presque idiot.

J’avais aussi écrit et jeté.

J’ai retrouvé le texte de Comte-Sponville.

Je le colle ici.

Et je vais tenter de me souvenir de ce que j’avais, magnifiquement écrit à l’époque, il y a neuf ans.

Si ça ne me revient pas, c’est que je n’ai rien à dire. Ce qui m’étonnerait. Je suis dans des jours d’immodestie. Je teste la posture. Et j’avoue que ça fait un peu de bien. Une amie m’a soufflé la tare de l’effacement par principe. Je réfléchis à son effet. Elle doit avoir raison de dire que ma modestie est trop tenace. Et ce même si je lui réponds qu’il s’agit de politesse. Elle me répond immédiatement que c’est se moquer du monde et des autres qu’on trouve un peu bête. Le modeste dit-elle est un grand orgueilleux. Je laisse dire…

Donc le texte et je reviens plus tard.

“La question juive

André Comte-Sponville

La recrudescence de l’antisémitisme, en France comme en Allemagne ou en Italie, est un phénomène, pour quelqu’un de ma génération, aussi étonnant qu’inquiétant. Dans les années soixante ou soixante-dix, on pouvait croire ce danger-là, au moins, éliminé. Il n’y avait plus que les vieux cons pour être antisémites, et encore l’étaient-ils en cachette, presque honteusement. De toute ma jeunesse, je n’ai pas le souvenir d’avoir rencontré un seul antisémite, ni d’avoir entendu mes amis juifs, à quelques très rares exceptions près, se plaindre d’en avoir eux-mêmes été victimes. L’antisémitisme semblait ne concerner que leurs parents, ou les nôtres. Pour les jeunes, ce n’était qu’un objet historique, qu’il importait certes de ne pas oublier, mais dont on n’envisageait guère qu’il puisse renaître et se développer. Il y avait plus urgent à combattre, plus faible à défendre. Les vraies victimes du racisme, toutes ces années, et encore aujourd’hui, c’étaient d’abord les immigrés, surtout maghrébins ou africains. Les pogroms n’étaient plus un danger ; les ratonnades, si.
Il va de soi que la montée de l’antisémitisme, dans la dernière période, n’entraîne aucun recul, tant s’en faut, des autres formes de racisme. La haine nourrit la haine, et les bêtises s’additionnent. L’antisémitisme, dans ce concert atroce, reste pourtant singulier et mystérieux. Pourquoi haïr à ce point des gens qui nous ressemblent tellement ? L’étranger fait toujours peur, et d’autant plus qu’il est plus différent. Comment peut-on être Persan ou Malien ? Mais ce que montre l’antisémitisme, c’est que cette peur de la différence n’explique pas tout. Les Juifs français, dans leur très grande majorité, sont intégrés depuis des générations, autant qu’on peut l’être. Physiquement, socialement, ils ressemblent à n’importe lequel de nos concitoyens. Ils parlent la même langue, ils vivent la même vie, ils ont les mêmes métiers, les mêmes loisirs, les mêmes soucis, souvent la même irréligion… Il n’y a plus guère qu’eux et les antisémites pour savoir qu’ils sont juifs, ou pour s’en préoccuper. De là d’ailleurs la tentation d’expliquer ceci (leur être-juif) par cela (l’antisémitisme). C’était, on s’en souvient, la position de Sartre, dans ses Réflexions sur la question juive : « Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif. » Ce n’est pas parce qu’il y a des Juifs qu’il y a des antisémites, affirmait Sartre, c’est au contraire parce qu’il y a des antisémites qu’il y a des Juifs, ou qu’ils se considèrent comme tels : « C’est l’antisémite qui fait le Juif. »
Je ne m’arrête pas sur ce qu’il y avait là de proprement paradoxal. C’était faire naître l’antisémitisme du néant (si c’est l’antisémite qui fait le Juif, qu’est-ce qui fait l’antisémite?), et si Sartre est coutumier du fait (c’est à quoi se ramène aussi sa théorie de la liberté) cela ne rend pas l’explication plus satisfaisante… Je m’arrête davantage sur un point plus délicat. Sartre reprend, certes pour les
combattre, certains des préjugés traditionnels de l’antisémitisme, dont il semble accepter la vérité au moins factuelle et provisoire. C’est ainsi qu’il disserte assez longuement sur « le goût du Juif pour l’argent », qu’il explique, avec son talent habituel, par une réaction de défense contre l’antisémitisme. Mais le fait est-il avéré ? Pour ma part, je n’ai jamais rien remarqué de tel : ni une cupidité propre aux Juifs, ni (encore moins !) un désintéressement propre aux non-Juifs. Mais passons. L’essentiel, me semble-t-il, est ailleurs. Ce qu’il y a de plus dangereux, dans la position de Sartre, et quelque généreuse qu’en ait été l’inspiration, c’est qu’à force d’expliquer la judéité par l’antisémitisme, on aboutit intellectuellement, et avec les meilleures intentions du monde, au but même que vise l’antisémitisme : à la négation de la judéité ! Si « c’est l’antisémite qui fait le Juif », il n’y a plus de Juifs, ou il n’y en aura plus dès lors que l’antisémitisme aura disparu. L’antisémitisme ne peut donc au bout du compte que l’emporter : qu’il vainque ou qu’il perde, la judéité, elle, est appelée à disparaître, soit physiquement (« solution finale », si l’antisémitisme l’emporte), soit spirituellement (ce qu’on pourrait appeler la « dissolution finale », si l’antisémitisme disparaît et avec lui la judéité). Mais alors, combattre l’antisémitisme, et quand bien même on en est soi-même exempt, n’est-ce pas une façon encore de lui donner raison ?
En vérité, c’est le principe même de l’analyse sartrienne qui me paraît discutable. Je ne crois pas du tout que ce soit l’antisémitisme qui fasse le Juif. Je crois tout le contraire : que le peuple juif, de son propre fait, a introduit dans l’histoire humaine, ou en tout cas occidentale, une discontinuité radicale, ce que Nietzsche, pour le lui reprocher, avait bien vu, et dont nous devons au contraire, me semble-t-il, lui être infiniment reconnaissants. C’est avec les Juifs, explique Nietzsche, que « commence le soulèvement des esclaves dans la morale » et, par là, « la dénaturation de toutes les valeurs naturelles ». Le peuple juif ne se soumet plus à « son instinct vital », comme les autres peuples, mais à « une chose abstraite, contraire à la vie – la morale », non plus à la Nature, comme les Grecs, mais à la Loi. Si l’on ajoute à cela que, pour des raisons historiques, les Juifs, pendant des siècles, vivront étrangers en tous pays (peuple sans terre, peuple sans État, peuple sans autre patrie que de fidélité et d’espérance), et soumis en effet, même quand ils voudront s’intégrer ou rêveront de se dissoudre, à la menace toujours renaissante de l’antisémitisme, on comprend ce que les nationalistes de tous poils peuvent leur reprocher : d’être inassimilables, même parfaitement intégrés, même parfaitement ressemblants, tant qu’ils resteront fidèles, fût-ce de loin, fût-ce sans la pratiquer, à cette Loi qui se prétend absurdement au-dessus des peuples, au-dessus des nations, et même, Nietzsche a raison sur ce point, au-dessus de la vie. Car enfin la vie n’est pas morale (la vie dévore, la vie tue), et c’est pourquoi la morale, en effet, n’est pas naturelle.
Nietzsche reproche aux Juifs d’avoir introduit, dans l’histoire humaine, le poison de la mauvaise conscience. Mais c’est la conscience même, et le seul poison qui interdise de tuer.
La vie serait plus facile, penseront certains, sans les Juifs. Peut-être : parce qu’elle serait moins humaine, et que l’humanité toujours est difficile. C’est à cette difficulté-là que les antisémites s’en prennent. L’antisémitisme est une solution de facilité et de barbarie.
En ce sens, et y compris pour ceux comme moi qui ne sont pas juifs ni n’envisagent de le devenir, la question juive est bien une question, en effet, ou plusieurs, mais qui n’en font qu’une : à quoi es-tu fidèle ? À la nature ou à la culture ? À la force ou à l’esprit ? À la nation ou à l’universel ? À l’instinct, comme dit Nietzsche, ou à la Loi ?
À ces questions, chacun répondra comme il l’entend. Le judaïsme n’est qu’une réponse parmi d’autres, qui n’est pas la mienne. Mais les antisémites voudraient supprimer la question.

Naohiro Maeda

J’ai, sur mon flipboard découvert ce photographe

Je ne sais encore si j’apprécie.

Je colle et je reviens demain. Après une nuit. Comme les sages.

L’ARTICLE COPIÉ

Série photographique « Blink » par l’artiste japonais Naohiro Maeda

Le photographe japonais Naohiro Maeda a révélé sa dernière série de photographies baptisée « Blink », un ensemble d’images juxtaposant des paysages à des éléments de bâtiments, explorant les émotions associées au déménagement.

Il y a quelques années, Naohiro Maeda a déménagé de Tokyo au Massachusetts, dans le nord-est des États-Unis, pour étudier la photographie. Cette expérience de vie sur un nouveau continent est un passage difficile qui suscite des émotions mitigées pour de nombreuses personnes. À certains moments, il y a de l’exaltation; se sentir embrassé par un lieu ou par un profond sentiment d’accomplissement personnel, à d’autres moments, il y a la solitude, associée à un sentiment d’isolement.

Depuis que j’ai déménagé dans le Massachusetts, la lumière et les couleurs de cet état, qui présentent des qualités différentes de celles de Tokyo, m’intriguent. La série est une méditation sur la similitude et l’altérité entre la patrie et un nouveau lieu de vie.

Le lien

http://www.journal-du-design.fr/art/serie-photographique-blink-par-lartiste-japonais-naohiro-maeda-122775/

D’autres images, anciennes, semble t-il…

Noir destin, Parques cruelles

J’ai toujours l’appréhension d’être pris pour le pédant de service lorsque je rappelle ce que j’ai, simplement, pu apprendre sur des bancs ou dans des livres.

M’est cependant revenu, alors que je lisais quelques lignes d’un roman et que je suis tombé sur le mot “destin”, ce qu’il me reste de l’étude (elle embrasse tout le monde) de la mythologie grecque et romaine.

Je me suis souvenu que le Destin (avec une majuscule) est une divinité, un Dieu grec, au demeurant aveugle, fils du Chaos et de la Nuit.

Ce qui n’est pas peu dire…
On le connait, imagé, tenant sous ses pieds le globe terrestre, et dans ses mains une coupelle, une urne diabolique dans laquelle se trouvent  les sorts de tous les humains, les mortels. 

J’avais, très jeune et idiot dans l’interrogation posé la question à mon prof d’histoire : pourquoi le Destin est-il aveugle ? Ca devrait être le contraire. Il connait, sait et ne peut être que voyant sur le destin (sans majuscules) des hommes. Sauf, avais-je ajouté, si, justement, notre sort se jouait à la roulette russe, sans visée, sans sens. Un sort aveugle.

Je n’ai pas eu la réponse du prof qui m’a regardé comme si j’avais perdu la tête et s’en est allé, me tournant le dos, vers d’autres élèves moins questionneurs.

Je n’ai toujours pas la réponse. Il faut que je cherche en ligne.

Puis, en évoquant le Destin, donc aveugle, je me suis souvenu des Parques qui exécutent ses ordres. Elles étaient : Clotho, Lachésis et Atropos, et habitaient ensemble le royaume de Hadès.

Dans les tableaux les représentant, ce sont des femmes maigres et assez laides, qui filent en silence à la lueur d’une lampe.

Clotho, la plus jeune, tient une quenouille avec des fils de toutes les couleurs, de toutes les qualités dit-on, : or et soie pour les hommes dont l’existence sera heureuse; laine et de chanvre pour la foule dont la destinée est d’être pauvre et malheureux.

Lachésis, elle,  tourne une pièce où vient s’enrouler le fil que lui a transmis sa sœur Atropos. Elle c’est la vieille, l’œil assez méchant qui veille au travail des deux autres, et attentif, qui tient des ciseaux dans ses mains rugueuses et, au hasard du temps, tranche et tranche encore, à l’improviste et quand ca lui plait, le tissu de la fatalité. Celles des hommes. Et nul n’échappe à ces coupes.

Quand on vous disait que tout se trouve dans cette mythologie.

Mais, à force de figer le monde, elle en devient lassante. Sauf pour ceux qui veulent ébahir leur dulcinée (cf précédent billet).

Très chic de nommer les Parques. Non ?

Je n’en évoque ici l’existence pour juste revenir à ma question : pourquoi le Destin est aveugle ?

 

Matière

Il y a des milliers d’idées, de théories de l’être ou du monde qui fusent et, encore une fois, le rêve, dans l’intellectualité en marche, est de “choper “, un millième de seconde, le résumé de l’Univers. La recherche du verbe initial.

Ce matin, j’ai trouvé dans un vieux bouquin une phrase que j’avais souligné, à une époque où je demandais à mon papetier des crayons à la mine la plus grasse possible.

Un bouquin de Herder, un auteur inconnu.

Johann Gottfried von Herder est un philosophe, théologien, poète allemand, disciple de Kant.

Dans son maître-livre paru en 1827 ( Idées sur la philosophie de l’histoire) Tome I, p143, il écrit :

« Le cristal se développe avec plus d’habileté et de régularité que n’en peut montrer l’abeille dans la construction de sa cellule, ou l’araignée dans le tissu de sa toile. Il n’y a dans la matière brute qu’un instinct aveugle, mais infaillible. »

On a le droit de s’arrêter sur cette proposition.

Vide

C’est évidemment après une ou deux pages que l’on décèle la qualité du bouquin qu’on vient d’acheter (pour ce qui me concerne, sauf indisponibilité sous le format numérique, pour mille motifs).

On est un peu fébrile et on espère, on espère.

On espère que, comme pour la plupart des livres contemporains de l’époque (les classiques, eux, sont des classiques et l’on sait que ce sont des classiques qu’on peut relire), on ne va s’arrêter de lire après quelques pages, dépité ou furieux de s’être encore laissé avoir par une critique mal placée, une quatrième de couverture alléchante, un lecteur d’Amazon qui se trompe, un titre assez accrocheur.

On a envie de jeter le livre contre le mur de sa chambre, mais ça serait la tablette, laquelle a un certain prix (étant observé, au surplus, qu’il est honteux de jeter un livre, même mauvais, qu’il faut juste le ranger loin des tables de chevet, en espérant qu’il disparaisse, par la magie d’un bon djinn, ami des lecteurs nerveux).

Quelle ne fut donc ma joie, presque perçue par la serveuse de mon bar favori qui, en me servant ma bière, m’a fait remarquer que “ça devait être un sacré bon bouquin que je lisais là, tant mon sourire était enchanté”).

Je venais, par un clic, d’acquérir “L’usage du vide” par Romain Graziani, publié dans la prestigieuse collection “idées” de Gallimard, laquelle, comme “la blanche” pour la littérature recèle les chefs-d’oeuvre, en tout cas la crème de la pensée.

Donc :L’Usage du vide. Essai sur l’intelligence de l’action, de l’Europe à la Chine (Bibliothèque des idées)

Puis, je m’étais renseigné sur Graziani dont je livre ci-dessous l’extrait de sa présentation par l’ENS de Lyon où il enseigne :

“Romain Graziani est professeur en études chinoises à l’École normale supérieure de Lyon.

Initialement versé dans les lettres classiques (latin et grec) puis la littérature anglaise, ancien élève de la rue d’Ulm (1992-96), il étudie la philosophie et la logique à la Sorbonne (Paris 1), passe l’agrégation de philosophie (1995) et son DEA (1996) en philosophie analytique sous la direction de Claudine Engel-Tiercelin, puis se consacre au perfectionnement de son niveau de chinois, commencé dès 1992, à l’université de Cambridge (1996-98).

Il entreprend l’année suivante une thèse de doctorat consacrée à la genèse des pratiques méditatives et des techniques de domination politique dans les premiers textes du taoïsme antique, sous la direction du professeur Mark Edward Lewis. Elu maître de conférences en 2003, Romain Graziani assure un enseignement partagé entre l’université Paris-Diderot (Langues et Civilisations d’Asie Orientale), l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, Sciences-Po Paris et l’université de Genève. Romain Graziani passe sa thèse d’habilitation en 2007 et est élu professeur à l’ENS lettres et sciences humaines en 2009. Il est la même année élu à l’Institut Universitaire de France (membre junior).

Ses recherches les plus récentes au sein de l’IAO ont porté sur les penseurs taoïstes de la Chine ancienne (Les Corps dans le taoïsme ancien, 2011) , les usages et manipulations du corps humain dans la société chinoise (Ecrits de Maître Guan), les textes du Tchouang-tseu (Fictions philosophiques du Tchouang-tseu) les relations entre les rites et les lois en Chine ancienne, le développement de l’écriture de soi à l’époque médiévale (Une voix pour l’évasion, 2015), la nature et le rôle des Esprits en Chine (Of Self and Spirits), les liens entre le pouvoir politique et les lettrés à l’époque des Trois Royaumes (3e siècle), la figure du père dans la Chine classique (Père institué, père questionné). Ses dernières recherches ont porté sur le développement de la spéculation économique et des méthodes d’exploitation fiscale en Chine ancienne (4e siècle avant notre ère), qui préludent à la naissance de la bureaucratie et du capitalisme de l’époque moderne.  
Romain Graziani prépare actuellement un essai général sur les paradoxes de l’action volontaire à partir de textes des traditions littéraires européenne et chinoise ; une monographie sur Han Fei-tseu (mort en -233)  le concepteur de la monarchie totalitaire et de la domination absolue, enfin, un recueil de traductions de poésie chinoise contemporaine.

Fichtre ! me disais-je, voilà un jeune qui va nous faire avancer dans la réflexion !

Puis la 4 ème de couverture de son bouquin qui vient donc de paraitre :

“Il semble que les états les plus désirables, à l’image du sommeil, ne puissent survenir qu’à condition de n’être pas recherchés, le simple fait de les convoiter pouvant suffire à les mettre en déroute. Or ce paradoxe de l’action volontaire, mal élucidé et jamais résolu dans la philosophie occidentale, est au centre de la pensée taoïste. L’auteur explore dans cette double lumière, à partir de diverses sphères d’expérience, de la pratique d’un sport à la création artistique, de la recherche du sommeil à la remémoration d’un nom oublié, ou encore de la séduction amoureuse à l’invention mathématique, les mécanismes de ces états qui se dérobent à toute tentative de les faire advenir de façon délibérée. Une telle approche, qui requiert une observation patiente des dynamiques du corps et des différents registres de conscience, permet de comprendre pour quelles raisons, et au terme de quelles expériences, les penseurs taoïstes de l’antiquité chinoise ont formulé les concepts si déroutants de non-agir ou de vide. Elle permet par la même occasion de démonter les erreurs et les leurres sur le pouvoir et la volonté qui sont à la base des représentations occidentales de l’action efficace. Mobilisant, sans les opposer, les ressources de la pensée chinoise et de la pensée européenne, l’ouvrage apporte ainsi une contribution originale à l’intelligence de l’action.”

Et enfin, le début de l’article Roger Pol-Droit dans “Le Monde”

« L’Usage du vide. Essai sur l’intelligence de l’action, de l’Europe à la Chine », de Romain Graziani, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 270 p., 21 €.PLUS TU VEUX TRIOMPHER, PLUS TU RATES…Meilleure façon de ne plus parvenir à fermer l’œil ? Vouloir s’endormir, et ne penser qu’à ça. Tout le monde, un jour ou l’autre, en a fait l’expérience : plus on cherche le sommeil, moins on le trouve. Or la situation est loin d’être unique. Se conduire de manière naturelle et spontanée, se mouvoir avec grâce, jouer de la musique avec allégresse… autant de comportements qu’un volontarisme appliqué ne manque pas de faire échouer. Il en est de même quand il s’agit d’admirer, d’éprouver étonnement, surprise, délectation ou même simple amusement. Ces états nous tombent dessus, nous envahissent, nous submergent, mais toujours à cette condition : que nous évitions de les produire. L’amour, la création, le bonheur même appartiennent en grande partie à ce registre. Voilà donc des actions courantes, essentielles et vitales, mais éminemment paradoxales. Car elles veulent produire ce qui ne peut arriver qu’à l’improviste, sans que personne y soit pour rien, et notre volonté consciente non plus. Pire : ce qu’on tente de maîtriser pour atteindre le but désiré l’empêche d’advenir. En voulant l’agripper, nous provoquons sa fuite. En revanche, il peut suffire de regarder ailleurs, de penser à autre chose, pour que s’offre soudain ce qu’on travaillait vainement à traquer. Le résultat recherché arrive par surprise – par surcroît. Ainsi le bonheur, l’aisance des gestes et celle du style ne sont-ils jamais, pas plus que le sommeil, des ­conséquences directes de nos efforts pour les obtenir. Fréquentation du taoïsme antique, Sinologue et philosophe, Romain Graziani consacre à ces processus paradoxaux un essai incisif et subtil, L’Usage du vide. Ce normalien, passé par la philosophie analytique avant une thèse à Harvard inspirée par sa fréquentation du taoïsme antique, a visiblement beaucoup lu, assimilé, médité, décanté. Son texte est sans gras, et le trajet sans pesanteur. Sa réflexion s’inspire de ce que lui ont enseigné Tchouang-Tseu (369 av. J.-C.-286 av. J.-C.) et Lie-Tseu (450 av. J.-C.-375 av. J.-C.), dont il a traduit des textes fondateurs. Car les maîtres chinois sont comme poissons dans l’eau au milieu de ces questions. L’efficacité souveraine du non-agir, la nécessité de laisser faire le vide sont au cœur de leurs doctrines.

Lire aussi  Ce qu’a dit Tchouang-tseu

Toutefois, on ne confondra pas ces formes d’action indirectes, passives plutôt qu’actives, semi-volontaires plutôt que maîtrisées de bout en bout, avec le « lâcher-prise », devenu tarte à la crème des gourous de bazar. S’il s’agissait seulement de ne rien faire, on serait dans l’absurdité ou dans la pensée magique : moins j’agis, mieux ça va… Romain Graziani a raison de souligner que cet abandon idiot est un leurre et un piège.

Donc, tout y était, j’allais enfin lire un bon bouquin, désirant même l’insomnie pour m’y plonger et me délecter de cette comparaison entre pensées d’ailleurs (le taoïsme, tout en concret, plein de conduites et sans embrassade poétique du monde n’est pas une pensée mystique, comme l’hindouisme ou le bouddhisme).

Puis, les critiques, la personnalité de l’auteur, un philosophe, un lettré (au sens chinois) étaient un gage de la perle de lecture.

J’ai donc commencé.

Style clair, parfait même, sans ellipses de circonstances, sans forfanterie sémantique et des bas de page utiles et non savantes.

Ca commençait bien :

Jugez-en : « certains états hautement désirables tels que l’aisance gracieuse dans les mouvements, un sommeil rapide et profond, ou une conduite parfaitement naturelle et sans affectation, font partie de ces états réfractaires au vouloir, qui ont pour propriété d’être rendus impossibles du seul fait d’être poursuivis. Nous avons affaire en ce cas à des états réfractaires qui font aussi partie de ce que l’on peut appeler la classe des états optimaux, dans la mesure où de tels états — physiques, politiques, ou simplement psychologiques — sont perçus comme des fins, comme des états qui comblent, qui se suffisent à eux-mêmes, et que nous cherchons plus ou moins activement à susciter. Au moment où nous en faisons l’expérience, il nous semble qu’il eût été impossible de les créer de manière délibérée, et qu’aucun calcul ni aucun effort n’aurait pu nous y acheminer volontairement. »

Ou encore :

« C’est en lisant, en traduisant, en approfondissant certains textes de Chine ancienne1, en particulier des penseurs taoïstes, que j’ai commencé à me formuler l’idée que souvent, lorsque les choses ne se déroulent pas comme nous l’avions prévu et voulu, c’est précisément en raison du plan d’action que nous avons formé, et même en raison du simple fait que nous avons un plan. »

Ou : « Je me suis alors mis à réfléchir sur les méfaits de la volonté, sur les nuisances de la tension présente dans toute intention lorsque nous poursuivons certaines fins qui ne s’atteignent que par des voies non directement prévisibles, encore moins contrôlables. Je me suis aperçu que la plupart des états, physiques ou mentaux, que nous associons de près ou de loin à l’idée de bonheur, comme l’état d’aisance dans la danse, d’exécution souple et allègre d’un air de musique, de transport euphorique, de ravissement poétique, de grâce agissante, de gaieté, d’enjouement, d’hilarité, d’exaltation, etc., ont justement en commun cette propriété redoutable d’être mis en déroute par la simple tentative de les faire advenir de façon volontaire. »

Si vous avez lu attentivement ce qui précède, vous avez tout compris : par des oscillations entre pensée cho$inoise et occidentale, l’auteur s’en prend, à chaque page, presque à chaque paragraphe, à la volonté, toujours néfaste, lorsqu’on veut la mettre en oeuvre pour “tordre le cou” à un problème, peut-être son problème du moment.

C’est “en passant” que le noeud se défait, jamais en le voulant. En “passant”, c’est à dire, sans s’y attacher, en laissant venir, sans y penser, et surtout pas en y pensant sans cesse. Celui qui veut le sommeil ne le trouve jamais.

J’avais donc la certitude qu’une étude comparative entre Occident et Chine sur l’appréhension de la notion de sujet libre, conscient, volontaire, allait, brillamment être exposée.

Les 50 premières pages me l’ont fait croire.

J’ai lu tout le livre.

Je n’ai pas trouvé, sauf dans quelques passages, cette comparaison, cette théorisation.

Le bouquin, dans la collection vénérable de Gallimard (“Idées”) penche, certes, sans tomber dans un manuel de développement personnel, même pas utile aux insomniaques, lesquels lorsqu’ils vont penser que l’on ne doit pas vouloir dormir pour dormir, vont s’installer dans cette pensées du non-vouloir qui est une volonté et ne dormiront pas.

Ce n’est donc pas le bouquin que j’attendais. Je le range, surtout loin de ma table de chevet, moi, insomniaque presque volontaire.

Dommage que la philosophie s’éloigne de la théorie et du grand récit du monde, pour s’atteler aux choses du souci de soi ou au développement de son être. Ca doit être, aussi un effet pervers de la concrétude du taoïsme.

J’arrête de commenter ce bouquin : je ne lui “veux” aucun mal. ma“non-volonté” (la cessation du commentaire) suffit.

 

Image de l’âme

Il est assez rare de couper court à une conversation très tardive sur WhatsApp en écrivant : “bon ça m’énerve, j’ėteins”. Ce n’est pas mon habitude.

Et pourtant je viens de le faire après avoir lu dans le message de mon interlocuteur (il s’agissait d’une discussion sur la beauté) que “le visage est l’image de l’âme”.

C’est un mot de Cicéron.

Il est tellement facile qu’il énerve. C’est un mot d’écolier, une contrevérité, une idiotie.

Inutile d’épiloguer tant c’est flagrant et réservé aux wikipėdiens de service qui substituent l’anonnement à une minuscule réflexion.

Regardez bien les visages où que vous soyez. Et vous comprendrez.

Belles âmes, beaux visages.

Facile, imbécillité.

Les démons ne sont pas en enfer

Retour. Conversation hier avec un “ami” de très longue date que j’ai retrouvé après des décennies. Joyeux de ces retrouvailles et pourtant la discussion a porté sur la “méchanceté”.

Il faisait le tour des personnes qui ont pu, dans sa vie, comme il le dit simplement, “lui faire du mal”. En m’assurant, je le crois, qu’il ne s’agissait pas de moi, ni de ceux qui, frontalement s’en s’ont pris à lui. Ceux-là disait-il ne sont pas à considérer, déjà enterrés. Mais les autres, ceux qui ne le savent pas, la primarité de leur réflexion les empêchant de savoir qu’ils peuvent “faire mal”.

Vaste sujet, ai-je répondu, très vaste, puisqu’il faut aller chercher du côté de l’illusion perdue ou, plutôt de la désillusion permanente. Le mieux, disais-je (c’était un de mes jours de bonne humeur) est de s’étonner du bien qui vous est fait, par une image, une musique, un visage, un mot et le bénir.En maudissant le temps inéluctable qui effacera le moment fécond.

Puis, conscient du caractère assez simpliste de la réflexion et désirant l’emballer dans une pensée plus acceptable, enrobée de littérature ou de philosophie (ce qui, effectivement rend acceptable l’évidence), je me suis souvenu du mot de Shakespeare dans sa “Tempête” :

L’enfer est vide, tous les démons sont ici”.

Nous disions, adolescents, déformant le vers que “les démons ne sont pas en enfer”.

S’en est suivi une autre discussion sur l’antisémitisme notoire de Shakespeare, laquelle, à vrai dire, n’était pas d’un grand intérêt. C’est, en effet, une autre question, laquelle, elle, peut mettre de mauvaise humeur. Ce qui est inutile.

la mort et le feu

C’est dans la cour de la maison que se trouve le récipient. Une construction de briques, cylindrique, à peu près un mètre de hauteur, recouverte d’une sorte de ciment gris, forcément sale. Sur le dessus, un couvercle amovible en ferraille, peut-être du laiton.

C’est là que le rabbin jette la volaille après lui avoir strictement tailladé le cou, par une lame de rasoir ficelée à un manche d’un bois rugueux.

Le religieux repose le couvercle et dit au petit garçon d’attendre.

Lui est debout et tend l’oreille. Le poulet se débat encore. Puis plus aucun bruit. Il n’ose avertir le rabbin qui est entré dans sa maison.

La chaleur est étouffante. Les météorologues parisiens ont évoqué à la radio un été « douloureux » pour les nord-africains. Le mot l’a enchanté.

Il s’assied sous l’arbre. Le rabbin doit être debout, au milieu d’une chambre, volets baissés, à psalmodier une prière. Puis, en pouffant de rire, il l’imagine, caressant les jambes d’une jeune domestique alors que son épouse dort dans la chambre à côté. Il exagère.

Pas moins de vingt minutes à attendre. Mais peu importe, tous savent qu’il est chez le rabbin. Le village est sûr et les enfants libres.

Le rabbin est revenu, a soulevé le couvercle, s’est emparé du volatile, l’a essuyé, lui a ligoté les pattes avant de le tendre au garçon qui lui sert la monnaie. Toujours deux pièces.

Le poulet est désormais dans un couffin, chaud et parfaitement mort.

La tante le pose sur la table de la cuisine. Lui est debout, les bras croisés.

Elle lui caresse les cheveux. Il sourit. Elle lui rappelle que le lendemain, c’est un jour de boulanger. Il doit venir vers 10 heures. La pâte aura levé.

Les poulets tués par le rabbin et les pains à cuire dans le petit four du boulanger.

C’était l’enfer, lui a dit un jour Anna, la Mort et le Feu.

Non, lui a-t-il répondu. La joie, la joie…

Atome et intentionalité, Lucrėce

J’avais dans un précédent billet loué le chef-d’oeuvre de Lucrèce ( “Rerum natura”, De la nature des choses), à la gloire d’Epicure et qui inaugurait une vision matérialiste de l’Univers, hors de la superstition…

D’abord très beau, dans son organisation sémantique.

Mais surtout un des résumés le plus lumineux d’une philosophie, tellement en avance sur son temps, eu égard aux connaissances scientifiques de l’époque, qu’elle laisse pantois (Des siècles avant que Robert Boyle ne fasse la suggestion radicale que les blocs constituants de la matière n’étaient pas l’air, le feu, l’eau et la terre, mais les atomes)

Épicure (341-270 av. J. C.) affirmait, en effet, que tout était composé de minuscules atomes indestructibles se bousculant dans l’espace vide.(Atomisme)

Lucrèce va plus loin, en adoptant une conception exclusivement naturaliste des choses, un monde radicalement mécanique et sans but. Ce que l’on nomme une non-intentionnalité.

Les hommes ne sont pas le jouet de l’humeur des dieux, le destin n’existant pas. Sans surnaturel, sans puérilité.

Une conviction philosophique. Hors de la superstition..

Mais pourquoi revenir sur Lucrėce ?

Simplement pour compléter mon billet sur les grecs et les émotions contre la raison. Ici, un “poème ” nous donne une “vision du monde” qui ne se concentre que sur le monde et non un sentiment ( la rationalité)

Ce que nous disions : une conviction qui est une théorie, au sens kantien, qui vaut mieux que l’injonction à la raison et les impostures subjectivistes de la concentration autour du “moi”. Lequel, inéluctable pour exprimer, a besoin de respirer dans les grands airs, loin des pores de sa propre peau.

Merveilleux Lucrèce. Et que vive la Théorie !

Le genre personnel

La parution prochaine du bouquin d’Alain Finkielkraut (“A la première personne” Editions Gallimard) nous a fait sortir un texte de 1905 que j’avais en magasin, écrit dan la revue littéraire de la Revue des deux mondes, sur le “personnel” et le “je”.

Je l’offre ici. Lisez, c’est époustouflant, de tous les côtés où l’on se place.

 

René Doumic
Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 27, (p. 926936).
 

 

“Revue littéraire – Le roman personnel

Naguère, dans leur course éperdue à la recherche de la meilleure définition du romantisme, Dupuis et Cotonet rencontrèrent sur leur chemin le genre intime. Cette découverte les occupa pendant toute l’année 1831. Par malheur, et comme ils s’en plaignaient au directeur de cette Revue, ils ne parvinrent jamais à (distinguer nettement les romans intimes des autres romans. « Ils ont deux volumes in-octavo, beaucoup de blanc, il y est question d’adultères, de marasme, de suicides, avec force archaïsmes et néologismes ; ils ont une couverture jaune et ils coûtent quinze francs ; nous n’y avons trouvé aucun signe particulier qui les distinguât. » Le « roman personnel » est proche parent du roman intime, et M. Joachim Merlant, qui vient de lui consacrer une étude assez superficielle [1], a noté quelques-uns de ces « signes particuliers » que n’avaient pas aperçus ses deux notoires devanciers. Il est fâcheux qu’il manque à ce livre un certain degré de clarté ; l’idée directrice s’en dégage mal ; le point de vue auquel s’est placé l’auteur ne laisse pas apercevoir l’intérêt historique de la question. « Le roman autobiographique, écrit-il, nous apparaît comme une variété du roman moral ; il s’est développé en même temps que le roman d’éducation ; il n’est pas étranger au roman de mœurs, il en dérive, il en est la forme la plus vivante et la plus concentrée. » Et ailleurs : « Le roman autobiographique n’a pas été autant un genre littéraire qu’il n’a été une manière de moraliser. » Le fait est que, dans son examen de chacun des exemplaires fameux du roman personnel, M. Merlant s’efforce surtout d’en développer le contenu moral. Et cela n’est pas sans surprendre un peu dans une étude qui devait être avant tout un chapitre d’histoire littéraire. Toutefois, en réunissant un certain nombre d’utiles indications éparses dans ce livre, en profitant aussi des fines analyses que contient l’ouvrage bien connu de M. André Le Breton sur le Roman au XIXe siècle, nous pourrons esquisser la solution de quelques-uns des problèmes que soulève ce sujet. Quelle place occupe le roman personnel dans l’histoire du genre ? A quelle date et dans quelques circonstances le voit-on apparaître ? Quelles formes différentes a-t-il revêtues ? Quels rapports soutient-il avec la poésie lyrique ou les autres variétés de la littérature romanesque ? Sous quelles influences a-t-il succombé ? D’où vient qu’à plus d’une reprise on l’ait vu renaître ? Ce sont là autant de questions dont on aperçoit aisément l’intérêt.

Le roman personnel est essentiellement celui où l’écrivain se confond avec son personnage principal. Soit qu’il emprunte aux souvenirs de sa propre existence un épisode dont il se borne à mettre sous nos yeux le récit, soit qu’il imagine une aventure fictive pour y encadrer son être moral, c’est toujours lui qui est en scène. Il fait au public les honneurs de sa vie intérieure. Il se raconte. Il se confesse. Ce parti pris de concentrer sur lui seul toute l’attention a pour conséquence que l’ordonnance générale du récit en soit toute modifiée. Les autres personnages admis à y figurer n’ont de rôle que par rapport à lui ; au surplus, il les élimine autant que possible, en sorte qu’on aura des romans à deux personnages, comme Adolphe, et même des romans où le héros reste tout seul en face de lui-même, ce qui est le cas d’Oberman et de René. L’écrivain n’aperçoit l’humanité tout entière qu’à travers son humeur et ses dispositions actuelles, et ses jugements ne sont que l’écho et le prolongement de ses émotions. Ce genre, — consacré par des chefs-d’œuvre, — s’est développé chez nous dans les premières années du XIXe siècle. La période la plus brillante de son histoire est celle qui va de 1802 à 1816, et qui commence avec Delphine pour aboutir à Adolphe, en passant par Oberman et René. Après 1830, il trouve un regain de faveur ; c’est le temps de Volupté, d’Indiana, de la Confession d’un enfant du siècle. Mais déjà dans la littérature romanesque d’autres tendances prévalent, qui l’emporteront sur la tendance personnelle. Ou, pour mieux dire, le roman, après cette excursion sur des terres qui ne sont pas les siennes, prend conscience de lui-même, et revient à sa destination naturelle.

Il est aisé de voir en effet que, pour devenir personnel, le roman est obligé de dévier et de s’écarter de sa définition. Car on a coutume de dire que le roman est le genre le plus souple, qu’on y peut faire tout entrer, et qu’il admet tous les sujets comme toutes les manières de les traiter. C’est une théorie commode et qui est assurée de recueillir le suffrage de tous les romanciers. Combien sont-ils qui ne se sont faits romanciers que pour être libres de suivre leur seule fantaisie ! Mais il y a quelque chose de supérieur à la fantaisie de chaque écrivain, si grand qu’il puisse être, et c’est la loi du genre, c’est l’idée qui tend à s’y réaliser et qui par sa permanence fait l’unité de son développement et rend compte de ses modifications, de ses progrès ou de sa décomposition. Le roman dérive de l’épopée, il confine à l’histoire : c’est dire qu’il est, de sa nature, impersonnel. C’est le caractère que M. Brunetière déterminait justement, lorsqu’il écrivait, à propos des romans de Mme de Staël : « Le roman est avant tout l’imitation de la vie moyenne ; la vérité en est faite surtout de l’intelligence des intérêts ou des sentimens des autres, et on n’y atteint, comme en tout, le premier rang, qu’à la condition de savoir- s’aliéner soi-même. » Pendant tout le XVIIe et le XVIIIe siècle, le roman, quelles que fussent d’ailleurs ses imperfections au temps de Mlle de Scudéry, et quelle que fût la part de lui-même qu’engageât dans son œuvre l’auteur de la Nouvelle Héloïse ou celui de Manon Lescaut, s’était, d’une façon générale, conformé à cette loi. Sous quelle pression et par quels degrés va-t-on le voir s’en écarter ?

Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, et à l’appel de Rousseau, l’orientation de la littérature avait changé. De classique, c’est-à-dire d’impersonnelle qu’elle avait été, elle devenait personnelle et romantique. Le Moi qu’on avait si longtemps caché, contraint, étouffé, réclamait sa revanche. Le lyrisme était dans les cœurs et dans les esprits. Il était en quête de ses moyens d’expression. Il cherchait un genre propre à le recevoir. La poésie n’était pas encore en possession de sa langue et de son rythme. Le théâtre, même anémié, n’avait pas cessé d’être sous la discipline ou sous le joug de la tragédie. Seul le roman offrait un terrain favorable. Il s’y était produit une nouveauté qui ne modifiait encore que la forme, mais qui pouvait servir de préface à une modification plus profonde. Depuis que Courtils de Sandras avait publié de prétendus Mémoires de M. d’Artagnan, le roman affectait volontiers la forme des Mémoires, du récit personnel. C’était pour l’auteur non pas une occasion de se confesser au public, mais un procédé en vue de donner l’illusion de la réalité. Le « je » apparaît dans Gil Blas, dans Manon Lescaut, dans la Vie de Marianne, dans le Paysan parvenu. Le succès de Clarisse Harlowe et de la Nouvelle Héloïse met à la mode le roman par lettres. Ajoutez qu’un goût essentiel à notre race réclamait de nouveau satisfaction. Nous sommes, nous autres Français, curieux de l’intérieur des âmes : nous voulons savoir ce qui s’abrite dans les replis de la conscience et ce qui se dérobe au plus profond des cœurs. Cette analyse psychologique, dont avait vécu notre tragédie, comme les livres de nos moralistes, avait été négligée par la littérature du XVIIIe siècle. Elle faisait sa rentrée dans le roman. Mais si l’on recommence à sonder les cœurs, sur qui, mieux que sur nous-mêmes, pourrions-nous faire ce travail d’analyse ? « Connais-je quelqu’un aussi bien que je me connais ? demande Restif de la Bretonne. Si je veux anatomiser le cœur humain, n’est-ce pas le mien que je dois prendre ? » Enfin l’avènement d’une société qui ignore les scrupules d’antan permet bien des nouveautés qui jusqu’alors étaient tenues pour impossibles. Jadis on eût trouvé du plus mauvais goût d’entretenir le public de ses affaires privées et de l’initier à ses misères intimes. Mais le goût, les convenances, la politesse sont autant de conventions qui ont craqué avec l’ancien ordre social. — Ainsi par l’emploi du récit à la première personne et du roman épistolaire, par le retour à l’analyse morale, par la rupture des entraves traditionnelles, les voies étaient préparées. Le sillon était tracé : le Moi s’y est précipité. Et la vogue du roman personnel s’est déchaînée.

A vrai dire, ce qu’on entend désormais par psychologie est exactement le contraire de ce qu’on avait jusque-là désigné de ce nom. Nos moralistes s’étaient efforcés de donner du monde et de la vie une interprétation valable pour tous, de démêler à travers les variétés individuelles les traits communs, et d’atteindre, suivant le mot de Montaigne, à la « forme de l’humaine condition. » Maintenant au contraire, on néglige tout ce fonds commun, pour ne s’attacher qu’aux singularités. Ce sont elles qui intéressent. On ne veut pas être confondu avec la foule : ce qui nous en tire, mérite seul l’attention : « Personne n’a souffert comme toi, » dit Charlotte à Werther. « Peut-être nul homme n’a-t-il éprouvé tout ce que j’ai senti, » dit Oberman, et il s’en sait gré. Pour se déterminer et se poser, le Moi estime que le seul moyen est de se séparer de la communauté, et de s’en distinguer. Tel est justement le premier caractère des romans personnels : on ne nous y présente qu’une humanité en dehors des voies communes, que des types d’exception.

Toute singularité est une monstruosité. Tout écart de la règle crée un danger de maladie. Il serait aisé de montrer que les héros du roman personnel, à quelque titre que ce soit, sont tous des malades. Ils ont d’abord la maladie de l’orgueil, l’hypertrophie du Moi. Delphine brave l’opinion ; c’est dire qu’elle a assez confiance en elle-même, en sa valeur morale et en la fermeté de son jugement, pour s’opposer au sentiment de tous et pour s’affranchir de règles qui ont été lentement élaborées pendant des siècles par le travail de la conscience universelle. Corinne ne cesse de se décerner à elle-même le titre de femme supérieure ; et non seulement elle ne doute pas un instant de cette supériorité, non seulement aucun instinct ne l’avertit que cette supériorité, fût-elle réelle, se réduirait encore à de bien minces avantages, mais elle croit que cette supériorité l’élève au-dessus des règles de vie usitées pour le commun des mortels. Lélia aura même admiration pour son propre génie, et même confiance en soi. Oberman, c’est, à prendre le mot dans son sens littéral, l’homme supérieur, le surhomme. Toute la doctrine du surhomme est déjà en germe dans les romans personnels, et Nietzsche a pu l’y aller reprendre. Si René, par apitoiement sur ses maux, se qualifie d’enfant débile, il a soin de se faire décerner par Chactas l’épithète de « grande âme. » Et si Adolphe s’accuse de faiblesse, il garde à part lui la conviction que c’est une faiblesse distinguée dont peu d’hommes seraient capables. L’orgueil est le mal initial qui domine toute la psychologie de ces héros drapés dans l’admiration d’eux-mêmes.

Et la maladie chez eux prend toutes sortes d’autres formes. Werther finit par le suicide. Or on souffre d’aimer et on se désespère d’avoir perdu celle qu’on aime : on ne se tue pas par amour. Les amoureux qui se tuent, c’est qu’ils portaient en eux et mûrissaient depuis leur naissance ce dégoût ou cette horreur de la vie pour laquelle le dépit amoureux a seulement été une occasion de se manifester. Oberman est la confession d’un homme qui, physiquement, était un infirme. Cette infirmité se traduit dans l’ordre moral par les hésitations, les incertitudes, l’impuissance à fixer sa propre pensée, à retenir sa propre personnalité qui sans cesse se dissout et lui échappe. C’est par ce côté morbide qu’Oberman, trente ans après l’apparition du livre de Senancour, continuait de séduire une génération pour laquelle Sainte-Beuve portait la parole. Le critique notait, dans la Préface de l’édition de 1833, cette disposition mélancolique et souffrante du pauvre héros, l’effort fatigué de ses facultés sans but, son étreinte de l’impossible, son ennui. « Ce mot d’ennui, pris dans l’acception la plus générale et la plus philosophique, est le trait distinctif et le mal d’Oberman : ç’a été en partie le mal du siècle, et Oberman se trouve ainsi l’un des livres les plus vrais du siècle, l’un des plus sincères témoignages dans lesquels bien des âmes peuvent se reconnaître. » Sainte-Beuve voit en lui le type de ces sourds génies qui avortent, de ces existences retranchées, nous dirions : de ces ratés. « J’en appelle à vous tous qui l’avez déterré solitairement, depuis ces trente années, dans la poussière où il gisait, qui l’avez conquis comme votre bien, qui l’avez souvent visité comme une source à vous seuls connue, où vous vous abreuviez de vos propres douleurs, hommes sensibles et enthousiastes, ou méconnus et ulcérés, génies gauches, malencontreux, amers ; poètes sans nom, amans sans amour ou défigurés. » Le cas de René est tout au moins une « crise, » une exaspération delà sensibilité sous l’aiguillon du désir. « J’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles… Je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur. »

Il y a un mal créé par l’abus de l’observation intérieure et l’habitude du repliement sur soi. Ce mal de l’analyse est celui dont souffre Adolphe. Parce que ce monde est imparfait et que c’est le règne des apparences, toute action suppose une part d’illusion et de duperie : Adolphe est victime de son impitoyable clairvoyance. Comment goûter les prémisses d’un sentiment dont on escompte déjà la fin ? Comment savourer un plaisir, dont on sent déjà le regret au cœur et l’amertume aux lèvres ? Entre toutes les opinions dont chacune lui présente un point faible, entre tous les partis dont chacun le frappe par ce qu’il a de désavantageux, Adolphe est incapable de choisir. Il craint de ne pas obtenir ce qu’il demande et se repent de l’avoir demandé. Il délibère quand il faudrait se décider, il se juge quand il faudrait agir ; en perpétuel désaccord avec lui-même, il se sent misérable dans sa faiblesse. Ainsi il se torture et il fait souffrir les autres. Ironie, timidité, débilité, mots presque synonymes. S’il fallait maintenant recueillir la confession d’Amaury ou celle d’Octave, ce que leurs aveux nous dévoileraient, ce seraient des tares d’un ordre singulièrement plus bas et plus déplaisant. La sensualité, une sensualité tour à tour grossière ou perverse, voilà la bête qui ronge les entrailles d’Amaury. Et on ne sait ce qu’il y a de plus désobligeant, ou les vulgaires jouissances par lesquelles il nous donne à savoir qu’il apaise les exigences de ses sens, ou les satisfactions incomplètes dont l’approche de Mme de Couaen, de Mme R…, de Mlle de Liniers, lui procure le plaisir décevant. Quant à Octave, c’est le débauché, prisonnier de son vice, chez qui, à des intervalles réguliers, remonte la boue de ses expériences ignobles, tandis que l’épuisement nerveux se traduit par des colères qui sont un commencement de folie.

Ces orgueilleux et ces malades sont des tristes. Ils ne cessent d’étaler leur mélancolie, et leur plus grande jouissance vient de s’y complaire. Ils se remettent sans cesse sous les yeux les raisons qu’ils ont de se plaindre et de souffrir, et ils en viennent à tirer vanité d’être des privilégiés de la souffrance : « une grande âme doit contenir plus de douleurs qu’une petite. » De l’un à l’autre, on peut voir différer l’espèce de la souffrance. René aspire aux orages de la passion : « levez-vous vite, orages désirés ! » et c’est l’attente qui en est pour lui douloureuse et pénible. Chez Oberman, comme chez Werther, c’est le tourment de l’infini dont l’âme est tout accablée : ils se désespèrent de ne pouvoir échapper aux conditions mêmes de la vie, comme le prisonnier qui se heurte et se meurtrit aux murs de sa prison. Mais, chez tous, il y a une même raison profonde, une même cause initiale d’où procède leur inguérissable souffrance. Parce qu’ils se croient des êtres exceptionnels, ils prétendaient à une destinée d’exception. Ils refusent de s’incliner devant la loi. Hypnotisés dans la contemplation d’eux-mêmes, ils ont cru naïvement que tout devait se plier à leur caprice, et ils ne se résignent pas à se soumettre aux choses. Éperdus d’égoïsme, ils ont commis une double erreur ; car d’abord ils se sont assigné, comme but de la vie, le bonheur ; et ensuite ce bonheur ils n’ont pas compris, qu’à moins d’être un mot vide de sens, il ne peut signifier que l’harmonie de l’individu avec l’ensemble, et la conformité à l’intérêt général.

Leurs souffrances les mènent tout droit à la révolte. Car ils ne songent pas un instant à s’accuser eux-mêmes des tourments imaginaires qu’ils se créent ; mais ils s’empressent d’en faire le crime de la société. C’est elle qui ne leur a pas réservé la place à laquelle ils avaient droit : elle ne les a pas compris, elle ne leur a pas rendu justice, étant, par définition, sotte, ignorante et hypocrite. De là à déclarer que la société est mal faite et que la nécessité s’impose d’en réformer les institutions fondamentales, il n’y a qu’un pas. René, Oberman, Adolphe, Octave, évitent, de le franchir, parce qu’ils sont surtout des rêveurs absorbés dans la contemplation de leur chimère. Peut-être aussi est-ce parce qu’ils sont des hommes et qu’ils ont un esprit muni de culture : l’habitude de la réflexion, la connaissance de l’histoire leur ont appris qu’un bouleversement social est parfaitement inefficace pour amener le bonheur de l’individu. Les femmes ignorent ce genre de scrupules. Elles vont jusqu’au bout de leurs théories ou de leurs passions. Et c’est pourquoi les héroïnes du roman personnel, une Delphine et une Corinne, et plus encore une Indiana, une Valentine réclament bien haut une refonte sociale. La réclamation est plus voilée chez Mme de Staël, parce que celle-ci est une grande dame, qu’elle a connu l’ancienne hiérarchie sociale, et qu’elle a trop souffert par la Révolution pour ne pas comprendre que ces grands changements ont leurs dangers. George Sand, qui par sa mère est tout près du peuple, donne à ses revendications tout l’emportement et toute la violence plébéienne. C’est ainsi que notre « féminisme » est sorti tout armé du roman personnel.

Isolement, souffrances et révoltes de l’orgueil, tristesse maladive, réclamations passionnées, manie anti-sociale, c’est tout le romantisme et tout le lyrisme. Aussi serait-il aisé de découvrir à travers les pages, souvent troublantes des plus fameux romans personnels, tous les thèmes que nous retrouverons dans la poésie lyrique à partir de 1820, les plus nobles, ceux par exemple qui proviennent du tourment métaphysique, comme les plus médiocres aussi et ceux qui ne sont que déclamation toute pure. Le morne, l’ennuyé, l’ennuyeux Oberman est, par instants, un paysagiste exquis ; et elle est du sec et sceptique Adolphe, la page si tendre : « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre ?… » Mais il suffit de relire René : on constate à chaque développement que pour en faire une Méditation, une Harmonie, une Rêverie, il n’y manque vraiment que la cadence du vers et la rime. C’est le goût de la rêverie qui s’éveille à tout propos. « Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait. » C’est le sentiment des harmonies de la nature et de l’accord secret qui apparie ses tristesses aux nôtres. « Tantôt nous marchions en silence, prêtant l’oreille au sourd mugissement de l’automne… » Voici la poésie des ruines. « Je m’en allai m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce… Souvent j’ai cru voir le Génie des souvenirs assis tout pensif à mes côtés. » La poésie du christianisme, de son culte, de ses monastères et de ses cloches : « J’ai souvent entendu dans les grands bois, à travers les arbres, les sons de la cloche lointaine… J’erre encore, au déclin du jour, dans les cloîtres retentis-sans et solitaires. » Pour René comme pour les romantiques, le poète est un inspiré, l’artiste est un être à part. Tout à la fois il goûte la douceur de la solitude et il ressent l’âpre douleur de l’isolement. Il médite sur la mort, et la leçon qu’il en tire est celle de l’immortalité. » Il aspire à une félicité qui n’a pas de nom au terrestre séjour : « Hélas ! je cherche seulement un bien inconnu dont l’instinct me poursuit. » Mais à quoi bon poursuivre ? Il faudrait tout citer. C’est déjà toute la matière des chants de nos grands lyriques. C’est la poésie de demain qui s’annonce, et qui s’essaie dans un langage à peine moins harmonieux, dans cette prose dont la musique éveille en nous tout un monde d’émotions mystérieuses.

On voit ainsi quel a été le rôle du roman personnel dans l’histoire de notre littérature contemporaine : ç’a été de donner au lyrisme, déjà tout prêt à éclater, une expression, telle quelle, en attendant que le langage poétique, définitivement organisé, fût en mesure de lui apporter sa forme définitive et sa séduction souveraine. Il a précédé et préparé l’éclosion du lyrisme. Et c’est bien pourquoi nous voyons que son grand moment est entre 1800 et 1820. Du jour où la poésie lyrique est constituée, il n’a plus sa raison d’être : et nous voyons en effet que, pendant les dix années qui suivent, sa vogue a diminué, et que le genre bat en retraite deux fois vaincu par le succès de la poésie lyrique et par celui du roman historique. Si l’on veut se convaincre d’ailleurs à quel point la matière du roman personnel est plus lyrique que romanesque, et mieux en accord avec la loi du poème qu’avec celle du roman, il n’est que de voir ce que devient un même sujet traité par les moyens de la poésie lyrique ou par ceux du roman personnel. A côté du Lac et du Crucifix, qu’est-ce que Raphaël ? Et qui se plaindrait qu’on eût perdu la Confession d’un enfant du siècle, à condition qu’on eût conservé les Nuits ? Après la Révolution de 1830, dans la fièvre universelle qui s’est emparée des esprits, et alors que le lyrisme s’est insinué dans tous les genres, il pénétrera le roman comme le drame ; le roman personnel qui s’appelle maintenant tantôt le roman intime, tantôt le roman byronien, va retrouver une faveur de quelques années. Pourtant, et dans cette dernière phase de sa carrière, on se rend compte qu’il n’a plus la même confiance que jadis en sa propre vertu, qu’il ne se suffit plus à lui-même, et qu’à l’attrait de la confidence les écrivains éprouvent le besoin de joindre un autre genre d’intérêt. L’auteur de Volupté cherche à tirer de l’observation intérieure quelque chose qui la dépasse. Celui de la Confession d’un enfant du siècle n’a pas osé nous présenter son récit comme ayant seulement la valeur d’une aventure personnelle : il a prétendu en rattacher le souvenir à des influences qui dominent tout le siècle, lui prêter une portée générale. Le bien est des plus factices ; mais cela même est significatif. Pour ce qui est de George Sand, dès ses premiers romans, les souvenirs personnels se sont accompagnés de revendications et complétés par l’appareil de la thèse sociale.

Désormais le roman personnel a terminé son développement et achevé sa carrière : il va céder la place au roman impersonnel qui est le roman de mœurs. La transition de l’un à l’autre sera faite par le roman historique d’abord. Car, si la grande vogue du roman historique est antérieure à 1830, nous ne saurions oublier que le roman de Walter Scott a mis Balzac sur la voie qu’il avait auparavant vainement cherchée, et que le roman historique se continue donc par le roman réaliste. Balzac lui-même l’a reconnu hautement et n’a pas ménagé à Walter Scott l’expression de sa reconnaissance. C’est en 1829 que commencent à paraître les romans dont l’ensemble formera la Comédie humaine. Vers le même temps, Stendhal en publiant le Rouge et le Noir, montrera comment on peut utiliser la psychologie, non pas seulement pour initier le public à ses propres misères, mais pour représenter par un type vivant d’une vie indépendante un certain aspect de l’âme d’une génération. D’autre part, le service qu’a rendu à Balzac le roman historique, le roman socialiste l’a rendu à George Sand. Et si le Meunier d’Angibault et les Compagnon du Tour de France sont aujourd’hui complètement illisibles, du moins leur sommes-nous redevables d’avoir fait oublier à George Sand les souffrances de la baronne Dudevant, d’avoir appelé sa sympathie sur d’autres misères, d’avoir élargi et rasséréné son âme.

Le roman personnel a eu une brillante fortune. A vrai dire ce qui en a fait le succès auprès des contemporains est aujourd’hui ce qui nous laisse le plus indifférents. L’intérêt de curiosité et d’actualité en a disparu ; et noua ne reconnaissons plus en nous les états d’âme si particuliers, si spéciaux à un moment, dans la peinture desquels il s’est confiné. Mais son intervention n’a pas été inutile aux progrès de l’art même du roman, et il a contribué pour sa part à faciliter l’avènement du roman de mœurs. Pour pouvoir raconter ses propres aventures et se mettre lui-même en scène, le romancier a dû rapprocher le récit de la réalité et renoncer aux fictions trop invraisemblables. En outre, le roman personnel a réconcilié la littérature avec le goût de l’analyse intérieure, il a fait entrer dans le roman les préoccupations supérieures de l’ordre métaphysique et la discussion des problèmes sociaux. Ajoutons qu’il s’en faut que ce genre soit un genre mort. D’abord aux époques où la tendance lyrique prédominera en littérature, il n’est pas impossible qu’il reprenne une vitalité nouvelle. Ensuite, et à l’état isolé, le roman personnel restera toujours la forme à laquelle auront recours ceux qui éprouveront, pour une fois, le besoin d’adresser au public une confidence légèrement voilée et romancée. Il n’est personne qui, à condition d’avoir un certain talent, ne puisse écrire un bon roman ; la difficulté commence au second. C’est la remarque que faisait Sainte-Beuve alors que le caractère trop personnel du premier roman de George Sand lui inspirait de prudentes inquiétudes. « Toute personne qui dans sa jeunesse a vécu d’une vie d’émotions et d’orages et qui oserait écrire simplement ce qu’elle a éprouvé est capable d’un roman, d’un bon roman… Mais de là au don créateur et magique des Lesage, des Fielding, des Prévost, des Walter Scott, il y a évidemment une distance infinie. » Sainte-Beuve s’était un peu trop hâté de s’inquiéter. Il se trouvera que George Sand avait le don créateur ; aussi a-t-elle bientôt renoncé au roman personnel. Mais, en aucun temps, il ne manquera de gens soucieux de faire un jour leur examen de conscience et de le faire en public, de prolonger par le récit le souvenir d’un épisode qui a marqué dans leur vie, ou de dessiner d’eux-mêmes un portrait idéal. Ce sont eux qui continueront de recourir au genre personnel et intime. Plus lyrique que romanesque, voisin du poème sans en avoir la valeur d’art, et du roman de mœurs sans en avoir la signification objective, le roman personnel est la forme de roman à l’usage des écrivains qui ne sont pas romanciers.

RENE DOUMIC.

  1. Le Roman personnel, de Rousseau à Fromentin, par M. J. Merlant, 1 vol. in-16 (Hachette). — Le Roman français au XIXe siècle avant Balzac, par M. A. Le Breton, 1 vol. in-16 (Lecène et Oudin).
 

Cartographie raisonnée des idées, projet.

Il serait trop facile d’écrire que « ça parle », la locution étant, justement, marquée. Marque d’un discours que l’on n’ose qualifier d’éculé tant il est vrai qu’ils le deviennent tous, l’originalité n’étant dans le corpus contemporain que ponctuelle et insérée dans le titre journalistique, vendeur et vite désuet.
Il est superflu, tant la chose est entendue de dire, par ailleurs, que la parole devient abondante et pléthorique à l’heure des reseaux sociaux et autres émissions non-stop.
Les débats, discussions, analyses, commentaires, chroniques, billets d’humeur, critiques,comme d’ailleurs les notres, envahissent donc un air qui devient assez étouffant, chacun y allant de sa propre « pensée », évidemment unique.
Les livres paraissent, aussi, à une vitesse hallucinante, même ceux, sérieux, à vocation scientifique.
Ca dit, donc. Ca discute ferme.
Devant cette profusion de discours, on peut adopter plusieurs attitudes :
soit écouter et se lamenter. Ce qui est facile et orgueilleux.
soit éteindre radios, TV et ordinateurs. Ce qui est de l’élitisme de circonstance.
soit analyser ladite logorrhée dans le cadre de l’extension finale de la doxa (l’opinion) qui envahit la scène idéologique. Ce qui est plus intéressant, l’analyse ne pouvant en rester à la lamentation prévisible et tout aussi pléthorique que ce sur quoi l’on se lamente.
Alors, il nous faut un projet. Comme le disait La Boétie, l’idée en germe est déjà sa conclusion.

Donc se situer hors du champ de ce que l’on veut analyser (le discours critique) et tenter de rechercher le lieu originel du discours pour essayer de le placer dans les espaces, en vérité peu nombreux des idées, dans une cartographie épistémologique des tenants de la parole donnée. Analyse topographique de la doxa, analyse factorielle.
C’est un ami, grand synthétiseur, qui nous en a donné l’idée, lorsqu’après trois heures de discussion sur les méfaits du colonialisme et les valeurs occidentales perfides et tueuses de culture (discours sempiternel qui tue le temps et l’originalité qui ne peut jaillir du thème convenu, il nous a asséné une phrase rédhibitoire : D’où parlez-vous ? du champ du relativisme ?

Oui, il faut savoir d’où l’on parle et situer son discours, très exactement, comme un lieu-dit sur une carte.

“Refuser le brouillage des frontières “

J’avais dans un précédent billet précisé, ce qui peut parfaitement n’intéresser personne, que je m’étais attelé à la lecture d’un vrai bouquin, loin des billevesées d’apprentis écologistes écrit par le grand Alain Prochianz, neurobiologiste et Professeur au Collège de France, dont j’avais dit combien son livre intitulé “Qu’est-ce que le vivant “m’avait marqué. Par la clarté de l’exposé et la saveur de la connaissance qu’il portait.

Son dernier ouvrage s’intitule “Singe toi-même “ (Éditions Odile Jacob).

Il veut, sérieusement, s’attaquer au débat “SPECISME ou ANTISPECISME qui hante les petites discussions initiés par des petits écologistes sans réflexion structurante qui veulent donner des droits aux animaux, les considérant comme des sapiens.

L’on connait la définition de l’antispėcisme (ici celle de Wikipedia):

“L’antispécisme est un courant de pensée philosophique et moral, formalisé dans les années 1970, qui considère que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui accorder.
L’antispécisme s’oppose au spécisme (concept forgé par les antispécistes sur le modèle du racisme), qui place l’espèce humaine au-dessus de toutes les autres. L’antispécisme ne préconise pas de donner exactement les mêmes droits aux animaux et aux êtres humains, mais plutôt de leur accorder une considération morale fondée sur le critère de différences de capacités et non plus sur celui d’espèce’.

Prochianz s’attaque donc scientifiquement à cette question pour ne pas la laisser errer dans les volutes sans réflexion des tables parisiennes et les cafés à proximité des marchés bios où s’installent les terroristes de la sacralisation de la Nature et de la Terre (Gaïa )

Je n’ai jamais voulu discuter ou rompre des lances avec ces idéologues ( je ne parle pas des v2gans ou végétariens qui réalisent leur liberté mais des terroristes qui frôlent tous les complotisme du monde et caressent un chat en ricanant devant les spėcistes et les humains)

En effet, il n’y a de discussion possible, hors de la doxa facebookienne, tweeterienne (tiens, la terre est dans le tweet dans ce néologisme) que si la connaissance, la science s’en mêle.

Donc Prochianz vient, en scientifique, aborder le sujet.

Je cite des passages de son introduction :

Le présent ouvrage aborde la question importante de la place des humains dans l’histoire des espèces animales et, particulièrement, de leur parenté avec les autres primates. Il s’agit d’une question qui agite fortement la sphère sociétale, ce que reflètent les discussions sur le statut des animaux, qu’ils soient de compagnie, d’élevage ou sauvages. Ce statut varie selon les cultures et avec les époques, ce qui indique évidemment son caractère contingent. S’installent donc des débats sociétaux sur la question des rapports entre les humains et les animaux. (….)

Certains aujourd’hui mènent donc un combat idéologique sur la question animale, y compris à travers des positions antispécistes qui, sans nier forcément les distinctions entre espèces, attribueraient à toutes les espèces une sorte d’égalité ou de « droit à la parole ». On peut en prendre acte, mais on peut aussi considérer, c’est mon cas, que de refuser que soient infligées des souffrances gratuites aux animaux ne met pas ceux-ci au même rang que les humains victimes de préjugés et discriminations dont chacun sait les niveaux d’horreur auxquels ils peuvent mener.
(….). Pour le dire le plus clairement possible, oui nous sommes des primates, mais nous sommes différents des primates non humains et c’est à cette proximité évolutive en même temps qu’à cette distance, elle aussi évolutive, que j’ai décidé de consacrer ce livre.

mesurer la distance qui sépare les différentes espèces de primates, pour ne rien dire des autres espèces, puisque les liens de parenté entre vivants remontent aux origines de la vie sur terre. Mesurer une distance, cela veut dire s’intéresser à la notion de temps en biologie.
…J’espère, à travers ces pages consacrées pour beaucoup aux primates, donner aux lecteurs les moyens de contourner le débat idéologique, ou d’y participer, en leur fournissant les faits qui permettront à chacun de comprendre ce qui nous rapproche, mais aussi ce qui nous sépare, de nos cousins, puis de se forger sa propre opinion.
Si ce qui est proposé ici est bien, j’insiste, de mettre à la disposition du lecteur un certain nombre de faits à partir desquels il pourra penser par lui-même, je n’en défendrai pas moins évidemment la conception qui me semble juste, et que j’ai déjà souvent exposée, de la position singulière de sapiens dans l’histoire des espèces. Position résultant d’un cerveau monstrueux qui l’a poussé, pour ainsi dire, hors de la nature, l’en a comme privé, tout en lui conférant un pouvoir sans précédent sur la nature à laquelle il ne cesse d’appartenir puisqu’il en est le produit évolutif. « Anature » par nature ou encore « être ET ne pas être un animal », deux façons identiques d’énoncer la conception que j’ai de sapiens, et il va sans dire qu’elle ne va pas sans exiger de notre espèce une responsabilité particulière vis-à-vis de cette nature et de tous ses composants, vivants et non vivants.

JE LIVRE DESORMAIS, IN EXTENSO SA CONCLUSION APRES 370 pages qui ont accompagné une insomnie.

Désormais, on peut donc “débattre “, même si j’avoue mon hypocrisie en l’écrivant, tant il est vrai que le “débat “est un vrai leurre. Vérité ou affabulations du temps du dessert. Pas d’autre alternative. Le “débat ” nous fait perdre du temps pour agir, de la discutaillerie pour remplir, justement, le temps de ceux qui cherchent ce vain remplissage..

J’accepte, ici, la critique de “terrorisme” intellectuel, facile. Je l’accepte car je laisse parler ceux qui croient savoir et écoutent ceux qui savent…

CONCLUSION PROCHIANZ

‘Nous voici donc au terme de ces réflexions consacrées aux phénomènes qui distinguent massivement les animaux sapiens des autres primates. Je ne mentionne évidemment pas les autres animaux qui sont évolutivement encore plus loin de nous que les grands singes. J’ai voulu rendre compte par un examen parfois difficile mais néanmoins indispensable de plusieurs des mécanismes génétiques et cellulaires qui sont à l’origine des spécificités de notre espèce et sont encore à l’œuvre dans sa physiologie. De toute évidence, il y a un abîme entre le 1,23 % de mutations ponctuelles qui sépare les humains des chimpanzés et les 400 % de différence dans la taille globale du cerveau, et beaucoup plus encore que 400 % pour les régions impliquées dans les tâches cognitives. Les artefacts culturels témoignent de cette distinction et ce n’est pas nier l’existence des cultures animales que de ne pas mettre au même niveau la brindille à termites des chimpanzés et la chapelle Sixtine. Ce n’est donc qu’en entrant, avec l’effort indispensable, dans les détails de la structure et de l’évolution des génomes, sans oublier les conséquences de ces évolutions génétiques sur la physiologie, l’anatomie et le comportement, qu’on peut rendre compte de l’exception humaine et répondre sérieusement à la question de notre place dans l’évolution et de ce qu’elle signifie en termes de proximité, mais aussi de distance, avec les autres espèces.
C’est à partir de cette étrangeté qui est la nôtre, d’être des singes chez lesquels un petit nombre de mutations en 7 millions d’années, une broutille au regard des 3 milliards d’années de l’évolution du monde vivant, a permis un destin cognitif monstrueux, qu’il nous faut maintenant réfléchir à ce que cela implique quand on se met dans la perspective d’une « politique de la nature ». Car notre place dans la nature, à la fois dehors et dedans, « anatures par nature» ne peut pas se traduire en termes des droits que les uns ou les autres, humains et non-humains, vivants et inertes, peuvent avoir. Il n’y a pas de droits dans la nature, sinon les lois sans pitié de la lutte pour la vie, mais plutôt des devoirs que pourrait, si nous en décidions ainsi, nous imposer notre nature humaine ; vis-à-vis de nous-mêmes, on peut l’espérer, mais aussi vis-à-vis de la Terre et de ses autres habitants, pour nous limiter égoïstement à notre petite planète.
Si nous revenons un instant sur les prétendues lois de la nature et adoptons un point de vue matérialiste, il est important de préciser qu’en dehors de la lutte entre individus qui est au cœur de l’œuvre de Darwin, et de celle qui oppose les espèces, il ne saurait y avoir de loi de la nature autre que transcendantale et à laquelle seuls les croyants peuvent se référer, même si cette transcendance, depuis le siècle des Lumières, avance masquée, la nature s’étant, pour ainsi dire, substituée à Dieu. C’est donc là une mascarade, au sens littéral du terme, dont les premiers jalons ont été posés par Galilée qui a au moins eu le mérite, en croyant sincère, de ne pas tricher puisque c’est bien Dieu qui, pour lui, a écrit le grand livre de la nature, en termes mathématiques qui plus est, grand livre qu’il appartiendrait désormais aux savants de déchiffrer.
On me permettra donc de ne pas adhérer à cette religion de la nature qui se manifeste de façon insistante et prend des formes politiques qui peuvent sembler sympathiques mais peuvent aussi inquiéter dès lors qu’elles se présentent comme salvatrices d’une nature sacralisée. Si on refuse d’adhérer à des sociétés fondées sur la lutte sans pitié entre individus et entre espèces, alors il faut se débarrasser de cette mythologie naturaliste et assumer la place qui est la nôtre dans l’histoire de l’évolution, cette rupture qui résulte de cette monstruosité cérébrale dont je me suis efforcé d’expliquer l’origine biologique tout au long des pages qui précèdent. Toutes les espèces étant mortelles, quand sapiens aura disparu, la nature sans ses éléments humains continuera son évolution, et on peut être certain que nous serons loin des visions idylliques d’un parc de loisirs, même s’il n’y aura plus personne pour raconter la suite de l’histoire.
En attendant, sapiens est encore présent même si tout indique qu’il travaille à l’accélération de sa perte, pas à celle d’une nature qui, pour ce qui concerne la planète Terre, continuera son existence aveugle pendant quelques milliards d’années, jusqu’à l’explosion prévue du système solaire. Nous sommes donc en charge de nous-mêmes et du milieu, pas du tout naturel, qui est le nôtre et il nous appartient d’œuvrer pour prolonger l’aventure humaine aussi longtemps que possible, même si on aura compris qu’aux yeux de l’histoire de notre univers, voire de tous les univers, cela ne représente en rien une nécessité, juste notre désir de rester les gagnants de l’évolution sur Terre et de voir pousser nos rejetons et les rejetons de nos rejetons, sur le plus grand nombre de générations possibles. Ce n’est donc pas de la nature qu’il s’agit, mais bien de l’espèce humaine. Ayons donc la franchise d’assumer notre égoïsme puisque, de toute façon, la nature s’est débrouillée avant nous et n’a pas besoin de nous pour poursuivre son évolution aveugle, sans fin et sans finalité, sinon la fin calculée par les astrophysiciens.
Pour continuer sur le thème de la survie de l’espèce, la nôtre, le cerveau humain, qui n’a pas d’équivalent, nous donne la possibilité de nous projeter dans le futur et d’anticiper. Nous savons aujourd’hui, et les scientifiques jouent dans cette prise de conscience un rôle décisif, que notre mode de développement et les structures sociales et géopolitiques actuellement dominantes mettent la survie de notre espèce en danger et ce à court terme. Il faudra donc, si on veut prolonger un peu l’aventure, modifier notre façon d’habiter la Terre. Cela demandera une sortie du darwinisme social et des égoïsmes nationaux et individuels, mais aussi le développement des outils technologiques qui permettraient, par exemple, de modifier les modes de production et de stockage (pour leur réutilisation) des énergies. Cette adaptation est en accord avec le destin de sapiens qui sans une organisation sociale et le développement des outils, et des armes, n’aurait jamais pu survivre. Le petit humain en effet, cela a été expliqué dans cet essai, est d’une très grande vulnérabilité à la naissance et les adultes ne sont pas non plus, question force physique, des foudres de guerre. Théorie de l’esprit et technique ont permis le succès sans équivalent de notre espèce, et peuvent seules permettre de survivre aux conséquences des choix politiques et économiques encore dominants.
C’est la raison pour laquelle l’obsession du retour à une nature mythique constitue, à mes yeux en tout cas, une impasse intellectuelle, voire un cul-de-sac existentiel. Que l’on prenne par exemple la question des génomes et des organismes génétiquement modifiés (OGM), chacun doit avoir compris que le génome n’est pas un texte sacré, qu’il se casse, se répare, est modifié en permanence par des mutations ou l’insertion d’éléments mobiles. Le modifier n’est donc pas un crime de lèse-nature. On peut néanmoins comprendre, voire soutenir le refus de la production et de la mise sur le marché d’OGM dès lors que les intentions sont purement commerciales et que cette technologie se révèle, entre certaines mains, un vecteur d’assujettissement des agriculteurs ou des éleveurs. Cela ne doit pas nous faire oublier que les espèces actuellement cultivées ou élevées ne sont pas naturelles, mais le résultat d’un processus de sélection exercé par les agriculteurs eux-mêmes depuis plusieurs générations. Mieux, il se pourrait que si nous ne sommes pas en mesure de contrôler à temps et suffisamment les modifications de la biosphère, en premier lieu les changements climatiques, alors le recours aux OGM s’avère alors indispensable pour accélérer un processus d’adaptation génétique des plantes et des animaux, l’évolution naturelle étant trop lente au regard de la rapidité de l’évolution climatique, même si nous changeons notre façon d’habiter la Terre. Il en ira peut-être de la survie de notre espèce, et très certainement de celle des populations qui se retrouveront les otages de ces conditions extrêmes et qui n’auront pas la possibilité, ou l’envie, d’engager une migration vers des contrées plus hospitalières. Je parle là de l’hospitalité climatique, pas de celle des habitants, dont les événements récents en Europe peuvent nous faire douter.
Pour revenir à la question animale et éviter toute confusion, ce livre dit bien que nous sommes des animaux et nous ne pouvons pas ignorer cette animalité qui est en nous, même s’il nous appartient par les lois contingentes que nous prenons, de contrôler les formes les plus détestables de notre animalité, je parle ici de la sauvagerie que nul ne peut ignorer à qui s’adonne, non sans jouissance perverse parfois, à la lecture des faits divers les plus violents. Les lois humaines sont faites pour permettre la vie en société et maîtriser la « bête dans la jungle » qui – évolution oblige – niche en nous, parfois à notre insu. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut refuser tous les plaisirs de l’animalité au nom d’une morale transcendantale qui se traduit, souvent avec violence, dans les organisations sociales. Il en est des inoffensifs et parfaitement plaisants que je ne crois pas nécessaire de détailler ici, chacun ira puiser dans sa propre expérience ou, à défaut, dans son imagination. Il reste que ces lois sont des lois humaines, ce qui veut dire pensées par des humains, variables au travers des époques et possiblement distinctes selon les cultures. Par exemple, si la souffrance animale nous apparaît aujourd’hui généralement inacceptable et si nous édictons, dans certaines sociétés, des lois pour les limiter, ce n’est pas par un effet de proximité, voire de solidarité vis-à-vis de nos « frères en évolution », mais justement par un effet de distance cérébrale qui nous permet d’édicter des lois nous imposant des devoirs vis-à-vis des animaux. Ce qu’aucune autre bête ne ferait, qu’on aille faire un tour sans artefacts humains, vêtements, médicaments et armes, dans les jungles qui nous restent. Je souhaite sincèrement bonne chance à ceux qui seraient tentés par cette expérience.
Mais voilà, ce n’est pas parce que nous sommes culturellement à des années-lumière du primate non humain le plus évolué que nous ne pouvons pas, en même temps, être troublés par notre proximité avec les autres animaux. Ce rapport de fascination existe, probablement parce que, si j’ose dire, il s’en est fallu d’un poil, d’une plume ou d’une écaille. Et ce n’est pas l’étude de l’évolution cérébrale à laquelle nous nous sommes livrés ici qui pourra infirmer cette étrange attirance, parfois mêlée de répulsion, pour un monde animal si proche et si éloigné. À quoi pensent-ils ces cousins animaux et si nous leur donnions la parole – simple expérience par la pensée – qu’auraient-ils à nous dire ? La littérature est pleine de cette interrogation, depuis Ovide jusqu’à Franz Kafka. Dans Les Métamorphoses, c’est la privation de parole qui marque le passage de l’humain au non-humain (animal, végétal ou minéral) et dans le Rapport pour une académie, le primate non humain prend la parole pour expliquer comment il a traversé la frontière qui le séparait de l’humanité. On ne devra donc pas s’étonner si ce livre s’est longuement attardé sur la question du langage, de sa possibilité mécanique et de son contenu intellectuel. Pour aller plus loin, être animal, c’est être à la fois mort et vivant, conséquence de la privation de parole. La démence qui accompagne parfois le vieillissement, cette forme retrouvée d’animalité pure, nous horrifie et c’est lucidement que nous préférerions, tant que nous pouvons encore penser, être vraiment morts et ne pas vivre sans notre raison humaine, comme le font les autres bêtes.
On l’aura sans doute compris, cette question du rapport entre les humains et les autres animaux m’a, je l’avoue aisément, occupé pendant de nombreuses années et je suis arrivé à la conclusion que le danger auquel nous sommes confrontés est d’abord celui de l’anthropomorphisme. Ce n’est pas respecter les animaux que de les humaniser et de les priver de leur animalité, chaque espèce ayant la sienne propre, comme nous avons la nôtre qu’on appellera humanité. Un danger extrême de l’anthropomorphisme, de ce brouillage des frontières entre humains et non-humains, est qu’il joue dans les deux sens. À travers, l’histoire, y compris l’histoire très récente, la cruauté extrême d’humains pour d’autres humains a été facilitée par la déshumanisation des victimes, qu’elle porte le nom de racisme, d’antisémitisme ou de misogynie. Au risque de me répéter, mais l’enjeu est ici de taille, seuls les humains peuvent écrire le droit, sauf à en référer à des droits de la nature, dans une conception religieuse de la nature. Tout le contraire d’une empathie dictée par un fantasme de proximité : une raison née de la distance qui nous sépare. Contrairement à ce que pensait Darwin, oui l’évolution fait des sauts et sapiens est le résultat d’un de ces sauts évolutifs, un bond qui le fait comme « sorti de la nature ». Il est ironique de constater que ce saut évolutif est lui-même en grande partie lié à l’activité des gènes sauteurs.
Cela me permet, pour conclure ce bref essai, de revenir sur son titre Singe toi-même dont le sens est évidemment double. S’adressant à lui-même, sapiens doit reconnaître qu’il est un singe, sauf à nier le processus évolutif. Cela a été le cas de savants aussi prestigieux et créatifs que Wallace qui signa avec Darwin une première ébauche de la théorie de l’évolution présentée en 1857 à la Société linnéenne, ou encore du grand géologue Lyell. Tous deux acceptaient la théorie de l’évolution, mais en excluaient sapiens. Ils nous en excluaient, un peu comme les idéologues et politiciens pour qui le nuage radioactif de Tchernobyl s’était arrêté, par miracle aux frontières orientales de l’Hexagone. En même temps, l’expression « singe toi-même » est une façon lapidaire de refuser ce brouillage des frontières dont je viens de dénoncer les possibles conséquences désastreuses. Un autre titre de l’essai eût donc pu être Être ET ne pas être un singe, le ET majuscule soulignant que nous sommes ET à la fois ne sommes pas des singes.”

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Etoile jaune, lettre d’un ami

Je reproduis ci-dessous la lettre que j’ai reçu d’un ami en 2011. Je viens de la retrouver en cherchant dans mes archives.

Il faudrait m’atteler à leur classement…

C’est ici (cf billet sur “l’incursion “) que je retrouve ces lettres. D’une époque où les claviers crépitaient sans esbroufe, avant d’invasion des réseaux sociaux qui ont transformé le peuple en immense Penseur du Tout…

Il venait cet ami de voir chez moi la photo d’un gosse portant l’étoile jaune…

La modération, la compréhension de bon aloi, le consensus gélatineux ne peuvent être de mise lorsque l’image brute d’une étoile jaune cousue sur le revers d’une veste vient frapper nos neurones endormis.

L’oubli, le pardon, concomitants de l’analyse historique ou géopolitique sont, par ailleurs autant d’injures à la constitution de l’humanité dont le tribut, à l’égard de ses composantes doit rester éternel.

Le monde des hommes auquel la pensée a été donnée est, dans sa totalité, débiteur de ce tribut, pas seulement les allemands ou les français à képi.

Les arabes aussi, sauf à considérer que l’humanité est fractionnable, relative, morcelée.

Le discours iranien ou arabe sur l’injustice d’un paiement dont seul l’Occident barbare en uniforme serait seul débiteur ne peut dès lors convenir, tout comme celui, mou et infame de l’effacement de l’histoire au profit d’une paix adulte et responsable.

Si j’étais né arabe ou même « palestinien », ce qui, au demeurant, n’est pas très loin de ma réalité, j’aurais tenu le discours simple suivant :

« Je suis là parmi les hommes qui ont commis ce forfait, solidairement responsable de l’infamie. Et ce bout de terre sans Etat considéré comme sacré par les victimes leur revient. L’honneur m’oblige à les laisser en paix, et à trouver avec eux des solutions économiques et viables pour ceux (les réfugiés palestiniens constitués par les états pour dramatiser les guerres et les discours) qui sont parmi les hommes sans porter d’étoile, mais simplement leur misère. »

Je regrette de ne pas avoir consacré ma vie à lutter pour empêcher l’ignominie de « l’étoile jaune invisible » que les nations et les journalistes font encore porter à mes frères.

Je suis furieux de ne pas voir, tous les jours, l’image de l’étoile jaune, au fronton de tous les édifices, pour rappeler ce qui ne peut être qu’un épisode historique et doit marquer, jusqu’à la fin des temps l’humanité.

Je suis confus de ne pas avoir été plus froid, plus intransigeant, plus violent dans le discours lorsque les minuscules insectes gauchistes, aidés par les microscopiques journalistes névrosés et hargneux osent, encore, continuer dans l’horreur, enrobant leurs discours d’un zeste d’humanitaire plongé dans le bouillon psychotique de l’antisémitisme.

Je suis encore furieux de ne pas avoir accroché sur un grand mur blanc du salon la photo d’une étoile jaune. Tous les discours historiques, révisionnistes, germanophobes ne valent rien devant cette image. L’étoile a précédé les camps et l’image de cette étoile est, mieux que celle des corps entassés qui peine les âmes christiques et les amoureux des chiens, la marque de la barbarie.

Je prends donc, à compter de ce jour le parti de l’intransigeance.

Incursion dans les pâtures du vent.

Devant une bière, une amie a évoqué quelques “incursions ” fructueuses dans le judaïsme, fabricant du concept autant que de la joie.

Le mot employé m’a interpellé. J’ai cherché et trouvé.

Un ami proche m’avait, il y longtemps, envoyé le texte qu’il avait vite et fébrilement écrit à la mort du père.

Je l’ai retrouvé et le colle ici (avec son autorisation acquise à l’instant, sans cependant mentionner son nom)

Bonne lecture !

“L2e 24 Avril 2009

Incursion dans les « pâtures du vent »

1 – Chaque homme est comptable de ce qu’il a reçu et qu’il doit transmettre. Mon père a observé la règle.
Je m’interroge sur ce que j’ai pu transmettre. En réalité, ce questionnement est récent puisqu’en effet, une obstination à nier l’existence même d’un sujet libre et conscient, à affirmer le déterminisme des trajectoires, m’en a écarté.
Cette conviction définitive m’a éloigné de la parole et du dialogue, auxquels j’ai substitué le travail du concept et de l’outil théorique. J’ai détesté Levinas et l’appropriation idyllique de « l’autre ». J’ai haï les psychologues, psychanalystes, les poètes de l’âme, les intimistes de service. J’ai encensé la pudeur, ri à la lecture du récit du « moi », raillé la confidentialité, écarté l’intériorité.
La contiguïté faisant défaut, je ne pouvais donc m’insérer ou m’immiscer dans les destins. Mon monde était donc impeuplé.
2 – Et la mort est arrivée, la première, couchant le corps du père à même le sol. Ma chemise a été lacérée par le rabbin, j’ai récité plusieurs fois par jour le kaddish des orphelins. Je me suis déchaussé devant des inconnus priant sur notre tristesse. J’ai dormi dans la maison du mort.
Le sujet m’a rattrapé, la question m’a soulevé. A trop rechercher, obsessionnellement, la querelle théorique, je m’étais figé dans une froidure inféconde.
4- Mon retour au judaïsme est, évidemment, convenu et je ne peux blâmer l’entourage qui sourit devant ma nouvelle obsession.
Je leur dis que je ne suis pas figé, béat, devant l’impénétrable ou cadenassé dans la piété. Je ne m’agenouille pas et n’implore rien. J’honore le père et, par le texte, concentre la révérence.
La mort du père est le prétexte d’un déplacement, à l’évidence annoncé.
5 – J’ai donc, déterrant la parole, lu tout ce qu’il était possible de lire dans ce laps de temps, vite, très vite. Il me fallait rapidement écrire.
J’ai retiré de cette brasse nerveuse énormément de plaisirs. Même si c’était à la hâte, sans rigueur ni approfondissement, même si l’identification d’une obsession m’a gâché, quelquefois, la découverte.
Cette pulsion et ses succédanés (l’isolement dans la lecture et l’embrasement littéraire) sont guettés, reprochés par mes proches qui doivent craindre je ne sais quelle catastrophe.
6 – Donc un plaisir. Plaisir de retrouvailles avec les principes fondateurs, plaisir de la mise à l’écart du concept qui me permet de briller en fabriquant ma différence et ma reconnaissance.
Je connais mes travers. Je sais qu’il me faut toujours, dans ma relation aux autres, souligner l’intensité, la fulgurance de l’idée exposée, la difficulté du concept dont je suis le maître, en les sommant de m’admirer. Je le sais. L’incursion dans cette contrée inconnue m’aura sûrement appris une modestie.
4 – J’ai donc tenté de faire le vide et remiser ma prétendue connaissance.
Le texte d’un rabbin, parait-il fort connu, m’a conforté dans cet effacement radical.
Nahman de Braslav, commentant la nécessité radicale de l’innovation (conceptuelle) tient ce propos :
« les maîtres sont dans l’incapacité d’innover car ils sont trop savants…son savoir (celui du maître) gigantesque le trouble et l’enferme ; il commence à formuler de nombreux préliminaires et à faire le résumé de la synthèse de ses connaissances sur le sujet et, de ce fait ses propres paroles s’embrouillent et il ne peut produire aucune parole nouvelle intéressante….lorsque quelqu’un désire innover des sens nouveaux, il doit restreindre son savoir (faire le « tsimtsoum », la « contraction » de son esprit) , faire le vide….il doit faire comme quelqu’un qui ne sait pas et, seulement alors, il peut innover des sens nouveaux en ordre …»
Ce texte simple m’a paru lumineux. Il s’adresse bien sûr aux maîtres et ne saurait me concerner.
Mais, encore une fois, la crainte de la plate redondance, d’une redite mal exprimée de ce qui a été mille fois répété, m’a toujours empêché de, simplement, recevoir une pensée qui ne soit pas estampillée.
Comme je le crois toujours, mais peut-être un peu moins, l’approche dite « existentielle » de la connaissance m’a toujours paru suspecte. L’invention est rare et seul le style diffère. C’est ce que j’affirmais.
J’ai, d’ailleurs, présomptueux, prisonnier de ce qui me reste d’orgueil, imaginé, dans un premier temps, que mon texte synthétique sur le judaïsme allait confronter magistralement concept philosophique et religion, analyse du texte et inscription dans l’histoire de la pensée.
Je convoquai dans mon esprit tous les philosophes du monde, dérangeant l’ordre de ma bibliothèque, fabriquant les plans les plus audacieux. J’allai produire ce que tous attendaient : une synthèse du tout, de la pensée des hommes.
J’ai vite compris l’inconséquence de cette prétention, de cette arrogance. Et ce pour deux motifs :
Tout d’abord, le premier, rédhibitoire : ma connaissance, ma culture philosophique, partielle et brouillonne ne le permettaient pas.
Ensuite, la « contraction » du judaïsme dans l’analyse me faisait perdre le fil, « m’embrouillait » comme le rappelle le rabbin de Braslav.
J’ai donc, dans cette approche, cette « caresse des textes », retenu l’impératif catégorique de la vacuité, détruit les préliminaires épistémologiques, les références automatisées, démoli le socle des convictions théoriques, organisées autour d’un matérialisme confus.
Il est vrai que ce rabbin de Braslav, si l’on cherche, comme toujours, le lieu commun, ne dit rien d’autre que le devoir du doute méthodique, mille fois rabâché.
Mais dit par un rabbin, avant de plonger dans le judaïsme, cela est mieux dit.
5- Pour finir, je voudrais ajouter quelques mots sur le « style », le mien. Je fais preuve, à nouveau, d’immodestie outrecuidante en abordant ce thème. Comme si je prétendais à une signature, un style. Je jure qu’il n’en est rien.
Cependant, dans mes tentatives passées de coucher des idées, d’écrire un roman, il semble que l’ornement, l’enjolivure, l’emportaient sur la clarté. On m’a toujours reproché l’emphase et l’inutile flamboyance.
Je me suis essayé, dans cette introduction, à la concision et le mot simple, effaçant mille fioritures. En me relisant, je regrette l’absence, ici et là, d’une virgule, d’une parenthèse, d’un embellissement.
J’ai pu lire que la Michna (recueil de la législation civile et religieuse qui forme avec la Guemara qui en est le commentaire, le Talmud) se présente dans un style simple et concis, mais souvent « obscur à force de concision ». Je ne commente pas, pour ne pas tomber dans mon travers.
5 -J’écris, assez serein, en ayant à l’esprit les fêtes dénommées « Hakhnassat Sefer Torah » à l’occasion desquelles une famille offre la Torah à ses convives qui sont invités à écrire les dernières phrases, les dernières lettres du Livre. Pour rappeler l’obligation pour chaque être humain d’écrire un livre. Rien de plus sublime que cet impératif.
J’ai donc lu et livre ici, imparfaitement, sans relecture, ce que j’ai pu retenir.
Je prie, très sincèrement, ceux qui me lisent de m’accorder leurs excuses devant cette vanité. Je les supplie de croire en cette sincérité.

Judaïsme.
« S’il y a un monde où, cherchant la vérité et les règles de vie, ce que l’on rencontre, ce n’est pas le monde, c’est un Livre, c’est bien le judaïsme, là où s’affirme, au commencement de tout, la puissance de la parole et de l’exégèse, où tout part d’un texte et tout y revient, livre unique, dans lequel s’enroule une suite prodigieuse de livres, bibliothèque non seulement universelle, mais qui tient lieu de l’univers et plus vaste, plus énigmatique que lui » Maurice Blanchot.

1 – Je ramasse donc ce que j’ai retenu de cette courte incursion dans les textes qui m’a permis d’approcher la nature spécifique du judaïsme.
Comme tout novice, je réfute la critique attendue. Celle émise par ceux qui, immédiatement, s’empresseront d’affirmer qu’il ne s’agit là que de notions ou principes qui fondent tous les monothéismes, nonobstant le parement, la chamarrure dans l’exposé.
Je ne l’accepte pas. D’abord par parti pris, ensuite parce qu’elle n’est pas pertinente.
Si j’échoue dans cette tentative d’isolement d’une particularité, c’est, certainement, du fait de mon incompétence à la traduire, de mon ignorance des mots qui la révèlent.
Je suis convaincu de la justesse de la proposition quand j’affirme la singularité du judaïsme et, partant, paradoxalement, son universalisme. Une telle affirmation à l’heure du relativisme ambiant peut paraître ancrée dans la terreur théorique.
Mais, tout ne se vaut pas. Et il nous faudra encore quelques siècles pour revenir à la limpidité jouissive des universaux, inventés par une poignée d’irréductibles. Rappelés par Dieu, pourrait-on dire.
En réalité, cette sensation du « déjà-lu » n’est que la confortation de l’universalisme et des valeurs séculaires que, curieusement, l’on n’attribue pas au judaïsme, gommant la caractère fondateur de sa doctrine, sauf pour le noyer dans le « judéo-chrétien », expression désormais remplacée par « l’Occident ».
Je reviendrai, plus loin, sur la catastrophe qu’a représentée, du point de vue de l’intelligence, l’idolâtrie chrétienne.
Je revendiquerai donc, malgré toutes les réprobations, l’originalité, au sens premier du terme, du judaïsme qui se gausse d’agenouillements béats, de vitraux magnifiques, de divin incarné dans le sang, de tragique théâtral et qui préfère la pratique de l’Ethique, dans la recherche de la Lettre. Celle de la Torah.
2 – La violence de l’annonce de mon parti pris m’étonne moi-même.
Mais j’ai, enfin, décidé de remiser « la neutralité objective » dans les placards de la politesse. Je sors donc des oripeaux du « gentil » juif.
Juif gentil et acceptable par son dénigrement de la religion et d’abord la sienne et qui fabrique la bienveillance de l’accueil parmi les tenants de la liberté, des Lumières, de la Raison . Flagrant « recul » théorique du juif libéral que l’on constitue athée et donc fréquentable. Recul de soi et éloignement des siens, pour intégrer le clan des relativistes bon teint ou des antisémites culturels.
A dire vrai, je ne risque rien, dans l’élaboration de ce texte, dans l’affirmation du judaïsme (même si, encore frileux et lâche, je n’écris pas « mon judaïsme »). Je ne serai même pas exclu du monde des « Gentils ». Ils adorent le juif critique et provocateur, et s’extasient même, en le ramenant à lui, sur cette particularité séculaire.
Le format de leur « pensée » est donc parfaitement compatible avec mes affirmations rageuses et conforteront la conviction ou la certitude de leur intelligence. Elle trouvera son compte dans cette contigüité merveilleuse et féconde avec un juif qui « pense », s’interroge, revient et anime la discussion arrosée et tardive. Exotisme délicieux, sourire entendu.

3 – Il est temps, désormais, de s’atteler à la tâche de la répétition et prie mon lecteur, à nouveau, d’excuser mon culot.
Dans ce qui suit, l’on ne repérera aucune construction, s’agissant de mots, noms et principes jetés pêle-mêle, même si j’ai tenté d’éviter la débandade. Il ne s’agit ni d’un dictionnaire, les entrées s’organisant au gré de je ne sais quoi, ni, bien sûr, d’un exposé didactique. Simplement d’une incursion légère, comme je dis dans le titre.
Ce titre est tiré du Qotelet, l’Ecclésiaste si on préfère. (« J’ai donc observé toutes les œuvres qui s’accomplissent sous le soleil: Eh bien! Tout est vanité et pâture de vent »).
Je livre donc.

YHWH. On ne peut que commencer par l’imprononçable (premier interdit) du nom de Dieu, tétragramme constituant une « flexion verbale artificielle de la racine trilitère היה, HYH(« être » ou « devenir ») et dont certains affirment qu’il pourrait s’énoncer ainsi : « Il se prépare (à être) en étant », ou « en étant Il devient ». Le rejet de la forme accomplie hâyâh pourrait signifier : « Il n’a jamais fini d’être. » mais les philologues modernes le traduisent par « Je suis celui qui suis » (Ehyeh acher ehyeh », ou par la locution l’Éternel.
Fabuleuse abstraction ravalée dans la personnification, et donc l’idolâtrie, par les traducteurs chrétiens inventant « Jéhovah » ou Yahvé pour donner au peuple, dans une traduction infantile, de quoi s’y reconnaitre. Nominalisme réducteur qui nous ramène au visible et au fini, alors que l’imprononçable est déjà théorie du Tout. Le Nom est exclusif de l’infini, impensable.
Rien de plus faux, rien de plus traître que cette prononciation, cette traduction. Car ce tétragramme, imprononçable, ineffable, est l’idée la plus féconde, la plus géniale du judaïsme qui convoque, par une sorte de jeu mouvementé, l’intelligence des hommes et la met au travail. Ce travail de « charge » de l’imprononçable, est cependant concret. Il n’est pas discours conceptuel.
Dieu, dans la religion juive n’est pas le fruit de spéculations philosophiques ou d’intuitions mystiques, de la mise en œuvre d’une « béatitude », de la croyance en un Dieu statutaire ou de son fils qui sonne comme une flagellation de l’esprit vif des hommes.
Ce « silence » de l’imprononçable, donné comme une sorte de réceptacle vide dans laquelle la pensée va se ramasser est l’essentiel du judaïsme.
L’imprononçable est, en effet, exclusif de l’idéologie ou, encore une fois, de l’idolâtrie, le nom appelant l’image et la représentation.
Incroyable jeu du remplissage abstrait et non imagée de l’espace ouvert, non définitif, « attrape-esprit », « attrape-intellect » que nous permet cette invention du judaïsme.
Le judaïsme qui ne permet pas la vulgaire traduction chrétienne du tétragramme a mille fois raison. Dieu, en ce qu’il ne se prononce pas est « impiégeable » (François Angelier).
Il est dommage qu’il n’existe aucun concept imprononçable, l’esprit aurait, déjà fait un bond immense. Mais les hommes ont besoin de béquilles, même si elles se substituent au vrai, c’est-à-dire à la recherche. Il faudra faire avec le nominalisme. Einstein lui-même le rappellera en énonçant sa « religion cosmique ».
Il faut rappeler, cependant que, dans le judaïsme, Dieu a d’autres noms : Elohim, Adonaï. Autres noms qui ouvrent d’autres portes pour la convocation de l’intelligence. On est invité à les ouvrir. Mais jamais devant l’image d’un barbu.
Le commandement, adjacent à l’imprononçabilité, selon lequel « tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain » est, aussi, un des traits du génie du Judaïsme.
Liberté de l’interprétation mais absence de l’automatisme. Incroyable religion du concret (le judaïsme est une pratique, plus qu’une croyance) qui le fait cependant voyager dans l’intelligence, pour atteindre l’enveloppe diaphane qu’il faut remplir…
On pourrait dire aussi que le juif ne fait rien en vain. Sa vie est une recherche. Il faut être, affirme t-il, toujours vigilant dans le recherche de « qui est Dieu » et ne pas se contenter du texte, serait-celui de la Torah du Talmud, ou d’une conviction.
Le philosophe (Alain) nous rappelle «qu’une idée même vraie devient fausse à partir du moment ou l’on s’en contente ».
On en arrive au comble lorsque rejetant l’idolâtrie à l’endroit d’un « gouvernement d’en haut » Marc-Alain Ouaknin « rabbin et philosophe » ose clamer, vilipendé, non sans motifs, par l’orthodoxie, et maniant la provocation, le jeu de mots et, sûrement, la phrase vaine et vide, qu’il est un « un rabbin athée, Dieu merci ! “, en martelant qu’il « revendique ” l’athéisme métaphysique ” dont parle le philosophe Lévinas, dans “Totalité et infini” (2) : une forme de relation à Dieu qui n’est ni la voie mystique dans laquelle l’homme ” monte ” tellement vers Dieu qu’il s’annule dans le ” Grand tout “, ni l’idolâtrie qui fait tellement ” descendre ” Dieu dans le monde des hommes que celui-ci devient une idole. Je propose une relation qui maintient une distance entre Dieu et l’Homme. Le texte, et l’interprétation des Textes, est justement le tiers grâce auquel on évite collusion et confusion ».
En ajoutant que :
« Le mot “foi” en hébreu renvoie essentiellement à la notion de fidélité. Ni religieux, ni laïc, je me situe dans la lignée de ceux pour qui la spiritualité est une recherche, un questionnement et une fidélité à ce qui leur a été transmis. Une référence pour moi reste Albert Cohen qui écrivait, à plus de 80 ans, dans ses “Carnets 1978” (3) : “Dès que je crois, je trébuche et je ne crois plus. Dès que je ne crois plus, je me relève et je veux croire.”
Il expliquera, ce téméraire, plus loin, que vivre sa spiritualité au quotidien, pour un juif, consiste simplement à faire preuve de « bonté » au sens de « petits gestes », ceux qui constituent l’amour, au sens juif. Bien loin de la vision chrétienne de la joue tendue que l’on lacère sous les couteaux de Torquemada…
On était parti de l’imprononçable YHWH, pour arriver aux « petits gestes ».
Le judaïsme nous fait monter et descendre des collines spirituelles pleines d’embûches, de bruit sans fureur.
En écrivant ces derniers mots, je pense, bien sûr, à Shakespeare et sa définition de la vie, du monde (« c’est un récit (ou une fable) conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien »). On est loin de là.
Dans le judaïsme, me semble t-il (mais je m’aventure peut-être dans mon ignorance), Dieu, évidemment pas idiot, ne « conte » pas. Il laisse les hommes «le » conter, par ce qu’il leur a donné (Torah). C’est, comme on le verra plus loin leur seule mission, leur responsabilité : créer Dieu qui les a créés, justement pour le conter et, dans le récit du Divin, s’attaquer au bruit inutile et à la fureur vaine. Homme, auto-outil de Dieu. Divine responsabilité des hommes. Ni divine comédie, ni destin tragique.
Je reviens au nom imprononçable. En réalité, il est dit dans des franges (tisitt), celles du Talit (châle de prière). Le Tétragramme YHVH correspond, dans sa valeur numérique (voir guématria et assignation des mots à leur valeur, chaque lettre hébraïque correspondant à un nombre) au chiffre 26. Le nombre des nœuds, tours, fils, dans leur organisation pour confectionner les franges aux 4 coins du Talit est bien de 26. Le nom de Dieu est à la frange.

Livre. Evidemment. Beaucoup de textes dans le judaïsme affirment l’existence de la Torah (le pentateuque) au ciel, avant même la création du monde. Comme dans cet extrait des « Proverbes » : « L’Eternel m’a créé (Torah ou sagesse), principe de sa voie, antérieurement à ses œuvres, depuis toujours ; dès l’éternité j’ai été formée, dès le début, antérieurement à la terre ». Entité métaphysique préexistante qui sert de « modèle spirituel à l’Univers », ai-je lu.
Et les juifs en sont les dépositaires, distingués parmi d’autres pour recevoir le « schéma ».
On peut donc admettre les poncifs qui pullulent (« Peuple du Livre …). Le lieu commun me semble vrai et faux.
1 – Vrai car le judaïsme s’incarne, se révèle, se constitue dans ce Livre qui lui a été donné sur le Mont Sinaï.
Le juif ne se pose d’ailleurs pas la question de « Qui est Dieu ?» laquelle est inutile puisqu’ il « est ce qu’il est », réceptacle imprononçable que j’ai déjà évoqué.
Il ne cherche pas la nature de Dieu. Il ne s’interroge, en réalité, que sur la manière avec laquelle il s’est révélé, comment l’infini (le divin) a choisi de rencontrer « le fini » (l’homme). Sa réponse est claire : dans un texte qui se confond avec celui (Dieu) qui le lui a donné.
Le premier avènement de Dieu, c’est, clairement, concrètement sa révélation. Elle se constitue, se fabrique (au sens de la création) dans la Torah. Il est donc la Torah elle-même. Il n’est d’ailleurs pas inutile de préciser que la mystique juive dit : « Le Saint Béni soit-il et sa torah ne font qu’un ». Et Levinas le répète : « Dieu, c’est la Torah et la Torah, c’est Dieu ».Dieu serait ainsi un Livre. J’aime cette idée géniale selon laquelle Dieu est dans des lettres.
Une certaine mystique juive va même décrire la naissance du Monde par la lumière pénétrant l’espace vide sous la forme des 22 lettres de l’alphabet hébraïque, chevaux de feu !!
Bien sûr, le niveau d’appréhension de Dieu est, par cette réponse, métaphorique ou poétique, comme on voudra.
Nul juif, même si à l’office il embrasse les rouleaux du Pentateuque, n’imagine, une seconde, trouver Dieu sous le parchemin. Mais la Torah est sacrée puisqu’elle renferme un don de Dieu et donc une partie (qui n’est pas son fils) de « lui ». La métaphore est pleine d’enseignements.
On voit ici que le raccourci entre Dieu et le texte évite, peut-être rapidement, la question de la consistance de Dieu, en entrainant le juif dans « ce qui est » : des lettres gravées.
On peut adhérer au lieu commun en affirmant, avec tous, que le peuple juif est bien le peuple du Livre, son Dieu étant Lettre.
On comprendra mieux cette proposition lorsque l’on abordera la passion des juifs pour la « guematria » (géométrie et valeur numérique des mots qui renvoient à l’essence qui se trouve dans les lettres).
L’identification de Dieu, la recherche de sa nature lui semble étrangère car elle le placerait dans une métaphysique transcendantale construite autour de la piété absolue et du mystère de Dieu, comme le fait le chrétien. Ce dernier s’est tellement interrogé sur le fait de savoir « Qui est Dieu ?» qu’il en a créé plusieurs pour répondre à l’angoisse terrestre que l’idolâtrie guérit : fils de Dieu et vierge Marie.
On peut constater que le christianisme a, définitivement, du moins dans son discours quotidien, écarté le nom de Dieu, au profit de Jésus. J’ai toujours été frappé par cette absence sémantique qui veut dire beaucoup. Le nom de Dieu, sans son fils, n’apparait qu’épisodiquement, notamment dans la lecture du Pater Noster lequel est, faut-il le rappeler, une prière juive.
La chrétienté, pour s’affirmer dans la concurrence a donc renié, en le jetant dans la chronologie, le génie du judaïsme et son « ancien » testament en interdisant à ses adeptes de continuer l’aventure de l’ineffable.
Tout s’est passé comme si l’infini, invention nodale des hommes ou réalité immatérielle, comme l’on voudra, avait été gommé, lapidé. Sur la croix. Jésus, corps fini, corps certain l’a effacé. Dommage pour les hommes lesquels, responsables de l’Univers et devant eux-mêmes, méritaient mieux que ce galimatias de l’idolâtrie.
Je ne peux m’empêcher, s’agissant d’un texte « personnel », de dire que je ne cesse de pester lorsque le Dimanche matin, j’écoute les inepties proférées sur un ton plaintif et pleureur, à l’œuvre dans les émissions religieuses chrétiennes. Je ne veux insister, de peur de tomber dans le jugement et l’ironie faciles. Mais je plains, sincèrement, mes semblables catholiques et protestants.
2 – Mais, comme je le disais plus haut, ce n’est pas tout à fait vrai : le juif n’est pas le peuple du Livre, entendu comme immuable. On pourrait même affirmer qu’il est celui qui doit s’en détacher. Paradoxe que je découvre, même s’il est un peu forcé sous la plume de penseurs qui manient bien l’emphase.
Je cite le rabbin Ouaknin :
« Les lettres sont des étincelles de sainteté de l’Être divin, qui s’est éclaté, déployé, finitisé dans la Torah, qui est le Tsimtsoum, la contraction de l’infini divin dans la finitude des lettres. Donc le rapport à la Torah est un rapport à la Kénose, c’est-à-dire à l’acceptation par l’infini divin d’être assez humble pour s’enfermer dans la finitude des lettres de l’alphabet. D’où la responsabilité des hommes, par rapport à Dieu, de lui redonner son statut d’infini en interprétant le texte de la Torah, non pas en le lisant platement, ce qui maintiendrait le divin prisonnier de la finitude, mais en interprétant le texte sans relâche, de manière infinie, de façon à lui rendre son statut d’infini. J’interprète, donc Dieu est. Car Dieu retrouve alors le souffle d’infini qui était prisonnier dans les lettres de l’alphabet. Et Levinas le dit clairement, dans Nouvelles Lectures talmudiques (en cela il est kabbaliste lituanien, comme il l’affirme, mais aussi kabbaliste hassidique, sans le savoir) : “Dans chaque mot et chaque lettre, il y a un oiseau aux ailes repliées, qui attend le souffle du lecteur. Et lorsque le lecteur interprète, l’oiseau déploie ses ailes, et il ne faut pas oublier de sauter sur son dos, pour monter vers l’infini.” Que voudriez-vous de plus mystique que cette image ?! »
Le peuple juif s’il n’était que le peuple d’un Livre, ne ferait que lire ce qu’il a reçu en transformant le texte en un objet fini devant lequel l’on ne peut que se prosterner. On nomme cette posture idolâtrie.
Or, et c’est la richesse incroyable du judaïsme, le Livre, à l’inverse de ceux qui le proclament, y compris parmi les juifs pratiquants, est tout sauf un corps de lettres ou de mots finis. Bien au contraire a-t-on lu plus haut : si Dieu s’est fait livre en se « contractant » (Tsimtsoum), on doit le « libérer » pour qu’il revienne dans l’infini.
D’où l’obligation de ne pas se prosterner devant le Livre, l’interpréter, pour lui donner sa richesse, le rendre à Dieu pour l’aider à retrouver l’infini. Le peuple, juif ne fait que ça depuis des siècles. Le Talmud est, j’ose l’écrire, une démolition magnifique du Texte, jamais figé comme l’idole au milieu d’un peuple qui erre dans le désert.
Le peuple juif est donc le peuple d’un Livre qu’il effrite pour le rendre léger. Et cette légèreté construite pourra, seule, lui permettre de s’envoler vers sa cause : Dieu, cause de lui-même.
Les lignes qui précèdent, je l’affirme, même si je n’ai pu m’empêcher de tomber dans le travers du lyrisme que je découvre dans la poétique juive correspondent, très exactement à ce que j’ai pu comprendre.
Il faudra, mais c’est un tout autre sujet, expliquer la compatibilité entre cette « dé-sidolâtrie » du Livre et l’injonction de son respect, à la lettre, pourrait-on dire, qui domine dans le judaïsme majoritaire.
Il est vrai, et je leur donne raison, que le judaïsme ne peut être simplement métaphorique. Le mysticisme et ses images de rêve ne peuvent fonder une religion, surtout quand elle se veut pratique et concrète. C’est le piège dans lequel est tombé le christianisme intellectuel. Ce qui n’a pas empêché cette chrétienté, direz-vous, d’être très pratique dans ses assassinats, ses pogroms. En devenant, contre toute attente, le peuple du Livre qu’on brule au nom d’un rabbin exécuté.
J’aime cette idée que tout est dans la Torah. J’aime cette foi dans la lettre, dans les lettres. J’aime cette idée qu’à l’inverse des autres religions l’infini (Dieu) ne s’est pas incarné dans l’homme mais dans un texte : la Torah qui est Dieu.

Distinction, élection, mission. Pour amortir le choc, certains opèrent une distinction entre « peuple élu » et peuple « distingué », ce dernier adjectif semblant moins provocateur. Un peuple a donc été distingué entre tous, pour accomplir une mission (celle, on y reviendra, de justice sociale, Tsedaka, fondement réparateur du Monde).
L’affirmation de ce statut singulier a fait couler beaucoup d’encre et souvent beaucoup de sang. Quelques mots sur cette alliance :
D’abord, j’aime l’idée, présentée par Maimonide selon laquelle il ne s’agirait pas d’une élection conférant des droits ou des privilèges, mais des devoirs. Certains prétendent que sans l’accomplissement desdits devoirs, l’alliance serait rompue. D’où le rappel de la stricte observance des règles édictées. D’autres y voient plutôt un aspect messianique : le peuple juif a le devoir d’enseigner au monde la Justice tirée du modèle de la Torah.
J’aime, évidemment cette seconde proposition, même si elle conforte l’antisémitisme. Non seulement élu mais, au surplus donneur de leçons de justice. Le juif se prend pour Dieu, il faut l’anéantir…
Et pourtant, c’est bien cette conception transformée de l’élection qui domine dans le judaïsme moderne, et notamment dans celui qui est considéré comme son chef de file. Je veux parler de Moïse Mendelssohn qui a fait entrer les Lumières, la Raison dans le judaïsme.
A la question « Pourquoi rester juif ? », il répondait qu’ils avaient été « singularisés » dans l’histoire par la révélation sur le Mont Sinaï et que leur devoir était de demeurer les détenteurs de cette révélation ; qu’ils leur incombaient de d’accomplir leur mission de transmission universelle du message divin.
L’on se doit néanmoins d’ajouter que l’orthodoxie exige que soit proclamé, notamment dans certaines prières de fête (« amidah ») le « tu nous a choisi ».
Si je suis revenu sur cette notion d’élection, c’est en réalité pour dire ce qui m’a toujours frappé : le peuple juif ne l’a jamais transformé en ethnocentrisme, ne l’a jamais utilisé pour s’ériger dans la distinction absolue. Bien au contraire, quand on rappelle ce qu’il a pu subir des « goys », mot que je ne connaissais pas avant ma venue en France, et qui se range selon moi plus dans la taxinomie, la classification sans idéologie que dans le rejet ou le mépris des « non-élus ». La fierté d’être juif n’a jamais dépassé le clan ou le village. Il a fallu attendre le mot de Gaulle pour imaginer son caractère « dominateur » (peuple fier de lui et dominateur »). Irruption d’un mot lorsque le juif ne se plie pas. A la chrétienté semble t-il.

Juif athée. La notion de juif athée, l’attachement à un peuple, à une histoire, sans foi et qui témoigne, plus qu’ailleurs puisque sans nationalisme (l’attachement de la diaspora à Israël n’en est pas un) de la vivacité de la notion de communauté entre des hommes, d’abord celle la plus proche, mais ensuite (c’est même la mission conférée à Abraham) celle du monde qu’il faut « réparer » me fascine.
On peut ajouter, mais le débat est vain et fatigant, que la question de savoir qui est juif me concerne, évidemment, mes enfants n’étant pas de mère juive. Je ne l’alimente pas.
Mais il faut savoir qu’un juif athée me semble plus croyant que son homologue chrétien puisqu’il intègre (voir YHWH) la pensée immédiate de la non-idolâtrie.
Cette perception séculaire de l’accueil de l’imprononçable et du vide abstrait, dans lequel il peut mettre le concentré d’une pensée, même en confondant énergie et Dieu, même lorsqu’il se dit adepte de la religion cosmique de l’ordre universel range le juif athée dans un autre athéisme.
Il n’existe pas de chrétien athée. Il n’est qu’athée. Toute la différence est là. C’est tout ce que j’ai à dire sur ce vaste sujet.

Synagogue. J’ai connu la synagogue dans ma jeunesse et ne m’y suis jamais ennuyé. Je l’ai délaissée jusqu’à la mort de mon père. Je le regrette. Je pourrais ici, dans des envolées lyriques, décrire un peuple au travail (celui de sa perpétuation matérielle et de « l’aspiration » immatérielle de ce qui est le maître des concepts, puisqu’imprononçable). J’aimerai raconter un office et louer cette communion sans béatitude ni paraître.
Mais je ne veux pas entrer dans cet exercice facile qui me placerait à l’extérieur, dans la vacuité anthropologique, comme je l’ai toujours fait. Il me faut apprendre à m’insérer et les autres sont aussi moi. Ce biais du regard sociologique, cette apologie de l’œil neutre et compétent m’a joué les pires tours dans mon exclusion.
Ce qui nous reste de l’assistance à un office religieux, dans une synagogue dépouillée de l’inutile, est indescriptible, imprononçable, ineffable.

Concentration. La magnifique invention de l’exigence d’un Dieu unique, concentré des forces de l’Univers qui n’est d’ailleurs pas l’apanage du peuple « distingué » mais se retrouve, presque à la même époque (avant même) dans le Paramata des Upanishad indien et dans le sans-nom, toujours indien de la Bhagarad-Gita. Je viens de l’apprendre et me plongerai, très bientôt dans cet univers, obsessionnellement. Abraham = Brahmane ?
Magnifique disais-je. Je suis, en effet, ébloui par cette faculté de penser l’infini et ramasser l’abstrait. Exception humaine ?

Codes, lettres, géométries. L’amour des codes et des secrets à aller chercher au-delà du visible n’est pas le propre du judaïsme, même si l’on peut être tenté par la proposition, en pensant, immédiatement à la Kabbale.
Mais peut-être doit-on trouver assigner une singularité à cette recherche des principes cachés de l’Univers dans la géométrie et le secret des lettres. Ce qui est logique pour le peuple de la Torah, ordonnancement de lettres et mots préexistants à la création du « fini », des hommes.
La création étant construite sur un principe unique, elle ne peut, évidemment qu’initier la recherche.
J’ai découvert, bien sûr dans une lecture indirecte l’énigmatique livre dénommé « Sepher Yetsirah », de chevet pour ceux qui affirment, dans le judaïsme souterrain (toujours en action) qu’un Golem (homme inachevé cependant), donc la vie, peut être créée en manipulant, très exactement et selon un ordre qui est le secret, argile et lettres hébraïques…
J’ai été « invité » (je remercie Ouaknin, Hansel, les auteurs de l’Encyclopédie du judaïsme et bien d’autres encore) à comprendre ce que pouvait être la Kabbale et son premier texte européen, le Zohar sur lesquels l’on reviendra lorsqu’il sera question de réparation du monde imparfait par négligence de Dieu (un comble !)
J’ai été stupéfait par la pratique de la « Guematria » (géométrie) qui s’amuse ( ?) à comparer les mots à leur valeur numérique (chaque lettre de l’alphabet hébraïque a une valeur numérique), de gloser sur la calligraphie desdites lettres. Pages interminables, par exemple sur la lettre « Beth », première de la Torah (première du mot « Béréchit » traduit par « Au commencement… ». Lettre fermée de tous côtés et ouverte seulement par devant pour nous rappeler, disent les guématriens qu’il s’agit de la « maison du monde ». Cette même lettre « Beth » qui peut aussi être traduite comme « En tête » ou mieux « dans la tête » : Dieu avait donc « en tête », dans la tête la création de l’Univers, d’abord pensé. Ce qui devient essentiel dans le faux débat sur l’avant et l’après, sur l’idée et la matière et les primautés originelles. A cet égard, même s’il s’agit d’une déviation dans la logique du propos, j’ai pu découvrir que les traductions peuvent bouleverser un monde. Un exemple : il est dit, après une traduction admise, que Dieu a créé la femme en prenant une « côte » d’Adam. Je viens de lire que rien n’est plus faux. La traduction adéquate est non pas « côte » mais « côté ». Le côté féminin de l’homme.
Si j’ai ajouté cette entrée dans mon petit lexique en vrac, c’est, à dire vrai, pour m’interroger sur l’absence tout aussi énigmatique de procès en sorcellerie intentés à l’endroit de ceux qui s’adonnent à ce travail mystique. Mais peut-être s’agit-il d’une erreur et il faudra me documenter.
Il me semble que les autres religions n’auraient pas admis cette déviation dans la foi agenouillée. Le kabbaliste goy est un sorcier. Obligatoirement puisqu’il ne contemple pas l’image de Marie en se flagellant et ose s’éloigner de sa faute et son péché originel, en arpentant le domaine de Dieu. Sacrilège.
C’est, encore du parti pris que je freine, au risque de provoquer la critique convenue : mon texte s’organiserait autour de l’obsession de l’anti-christianisme.
Mais je préfère la Kabbale à l’Inquisition, l’attaque lettrée du monde à la contemplation, la vaine recherche des principes à celle du « sens » ou de « la spiritualité ».
Et si, dans la même veine, je me permets les comparaisons, ici avec l’hindouisme, comment ne pas évoquer, dans ce paragraphe sur les « secrets » la fameuse « Merkava ».
Il s’agit d’exercices cabalistiques destinés à construire, en faisant tourner les lettres de l’alphabet un « char » céleste qui permettra à Ezéchiel d’atteindre le ciel.
Dans l’Échelle de Jacob, il est affirmé que “les Anges montent et descendent”. Et les “roues de méditation” qui le construisent sont effectivement le maniement des lettres selon un certain ordre et suivant un certain rythme, de plus en plus rapidement, ce qui fait entrer en transe. Plusieurs “roues” permettent de construire un “Merkava”, ce fameux char céleste. J’ai été sidéré d’apprendre que certains y ont vu un ensemble sophistiqué d’exercices respiratoires que les indiens connaissent exactement.
Les religions millénaires se rejoignent dans la modernité.
A cet égard, j’ai appris, dans mes lectures que les américains, férus de bouddhisme, comme chacun sait et de mystique à la chlorophylle ont inventé le mot de « jewbou » pour ramasser les deux postures. On voit qu’il faut se méfier de ces mysticismes.
Mais, je le dis encore, j’aime ces hommes qui, comme des poissons savants, nagent entre les lettres, pour se poser, au fond de la mer, sur le grand rocher de la pensée universelle.

13, 7. La découverte d’un chiffre : 13,7 Millions de Juifs sur la terre. 2/1000 de la population mondiale. On ne commente pas bien sûr. Non pour faire comme si l’on savait, mais simplement parce que la tâche est trop ardue et nous entrainerait dans le politiquement incorrect et un ethnocentrisme dont l’on a déjà dit qu’il ne caractérisait pas le peuple juif.

Israël. Cette entrée n’a pas pour fonction d’exposer mes convictions sur l’histoire du peuple juif et de son Etat. Je veux, simplement dire que je ne connaissais pas l’origine du nom.
Il a donc été donné à Jacob après son combat avec un ange : « tu t’appelleras Israël car tu as combattu avec Elohim, comme avec des hommes ». Et ses enfants furent donc baptisés « enfant d’Israël ». J’avoue n’avoir pas compris ce changement de nom et je retiens simplement, peut-être un peu vite, qu’il suffit de combattre Dieu pour en être honoré.
Israël est donc celui qui se bat contre Dieu. Je m’étonne que les intégristes des autres religions n’en aient pas fait une parabole satanique.

Le dessus du soleil. J’ai recherché quelle était la réponse du judaïsme à la question légitime que se posent tout homme sur l’absence de Dieu et ses conséquences métaphysiques (« si Dieu n’a pu empêcher le Mal, il est impuissant, s’il l’a pu mais ne l’a pas fait, il est barbare »).
Interrogation obligatoire. Mille réponses ont été données par les penseurs juifs et que je ne peux, faute de les avoir bien comprises, répertorier ici. Elles sont, à coup sûr intéressantes et qui convoquent l’homme, sa liberté, sa solitude,.
Il faut, disent maladroitement et du bout des lèvres certains auteurs, aller chercher la réponse «au- dessus du Soleil », par référence au texte du Qotelet (Ecclésiaste). L’action humaine doit lutter contre son inaction, sa répétition, son endormissement au-dessous du soleil où rien de nouveau ne surgit. Et la volonté des hommes est la seule réponse.
Je n’ai pas bien compris.

Homme, Nature, culture. Point nodal des préoccupations humaines, philosophiques si l’on veut. Seule question qui enchaine toutes les autres. Je pars d’une interrogation d’enfant. Lors de mes premières lectures de la Bible, j’avais été stupéfait par le nombre de sacrifices dont la Torah regorgeait, si j’ose dire.
J’avais, comme tous, été choqué par un Dieu qui imposait des sacrifices en son honneur, d’abord celui d’animaux, exactement, géométriquement mis en pièces, puis celui du fils d’Abraham, consenti, mais refusé au dernier moment.
J’ai, sur ce dernier sacrifice été rassuré en apprenant, beaucoup plus tard que par ce refus, Dieu avait, en réalité, consacré l’humain, l’humanité, différente des animaux dont le sacrifice sera, toujours requis. J’avais applaudi à la constitution historique de l’exception humaine.
Je ne savais si l’agneau pascal, abattu, sous mes yeux, dans le garage de la maison de mon oncle, participait de l’exigence d’un sacrifice. Nos trempions nos paumes dans le sang qui s’écoulait sur le sol pour, immédiatement, les plaquer sur le mur d’entrée de la maison.
Je connaissais la signification de cette pratique, rappelée lors de la soirée du « Seder », pendant laquelle nous lisions l’Haggadah (récit de la sortie des juifs d’Egypte). La maison du juif était identifiée par la marque de la paume de sang et Dieu évitait de frapper d’une plaie définitive la demeure de ses protégés, en ne s’attaquant qu’à celle des méchants (les égyptiens).
Tout ceci sonnait, néanmoins, assez faux. Et je préférais éviter le débat sur ce que je considérais comme un récit procédant de l’idolâtrie, de la barbarie, indigne de l’humanité, du judaïsme (que j’ai toujours loué). Je mettais, à cette époque de ma Bar-mitsva, les giclées de sang dans l’histoire révolue. La Bible était datée.
Plus tard, j’applaudissais encore à la nécessité, affirmée dans ma religion, de la domination de la Nature par l’homme. Nature, devant laquelle il ne pouvait, simplement se prosterner. Tout ceci concordait parfaitement avec l’appropriation théorique d’un matérialisme philosophique mal digéré, concomitant, souvent, des premières aventures dans le territoire du concept.
Dans mes premières incursions dans la Théorie, j’ai même tenté d’organiser une « pensée » sur le judaïsme et la Nature, en affirmant l’anti-romantisme des juifs qui préféraient l’action à la fixation sur la beauté. Je crois, sans en être tout à fait sûr, qu’il s’agissait du premier texte auquel je me suis essayé. Je ne l’ai pas gardé et le regrette. C’était, à l’évidence, un tissu d’âneries, mâtiné de matérialisme marxiste naissant. Je magnifiais, dans cette perspective le génie du judaïsme, fondateur de l’exigence de lutte contre la Nature, jamais déifiée. J’insiste : je constate, qu’à aucun moment, dans mes pérégrinations conceptuelles, je n’ai banni le judaïsme, et le convoquais même pour aligner le propos. S’agissant d’un texte où il s’agit aussi de moi, je me devais de m’arrêter sur cette évidence : j’opère bien un retour et non un commencement. On ne commence jamais dans le judaïsme lorsqu’on est juif. Evident.
Donc, la relation du judaïsme à la Nature m’a, toujours interpellé.
Cette notion (la Nature) est floue, eu égard à son acception plurielle. Nature verte, naturante, Nature du monde, Nature spinozienne, Nature romantique, amour de la Nature …
Le mot ne recouvre pas le même signifié, même s’il part de la même réalité.
On peut, sans faire preuve d’invention, dire que deux notions, floues dans notre esprit, s’en dégagent. Ce qui trouble toujours la réflexion non construite et provoque les quiproquos dans les discussions animées sur ce thème.
Celle, philosophique, de la Nature, entendue comme l’étant écologique, structurée, immuable, selon certains, confrontée à la Culture des hommes, exception dans ce que cette Nature donne. A partir de laquelle se fondent le matérialisme des premiers grecs, le panthéisme plus tard, spinoziste, si l’on veut. Nature entendue donc philosophiquement.
L’autre, subjective, dans le champ de l’émotion, de la poésie, de la sensation circonscrite dans le concept de beauté.
Dans cette confusion sur la Nature et sa définition, Je me demandais d’où venait cette indifférence patente de mes parents, oncles, cousins, à ce qui les entourait, et d’abord à la nature éclatante, cette même indifférence à l’animal sauvage ou domestique.
Ne comptaient, en effet, que les hommes. Même les lieux d’une enfance ne comptaient pas. Comme si l’environnement naturel (et même matériel) n’étant qu’un terrain sur lequel l’on joue, l’on souffre, l’on rit. Et j’affirmais que pas un joueur, sauf celui qui est ailleurs, et joue donc mal, ne s’intéresse au terrain de jeu. La philosophie juive de la Nature, celle qui l’exclut pour se concentrer sur les hommes, me convenait parfaitement.
J’ai par la suite tenté de structurer une pensée.

Immense débat qui ramène à Philippe Descola, à Nature /Culture, à la nature de l’homme, à « l’exception humaine ».
Serait-ce que le Judaïsme (Dieu) n’aime pas la nature qu’il doit (c’est un commandement) dominer ?
Serait-ce le succédané de l’interdiction de reproduction (“Tu ne referas aucune image sculptée rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou sous les eaux, ou au-dessous de la terre” Exode XX, 1-4), la beauté non reproductible étant délaissée et remisée dans l’inessentiel ?
Il me semble aussi que la poésie juive n’est jamais (mais je me trompe peut-être, n’étant pas féru de poésie et à fortiori de poésie juive) romantique (au sens de la glorification de la Nature naturante). La fleur embellit et produit des parfums (je viens d’apprendre qu’il existe des prières juives sur les parfums comme sur le vin). Mais la fleur n’est pas autonome et glorifiée dans l’alexandrin. Il ne s’agit que d’un succédané du Monde des hommes, destinée à les servir, pour se souvenir de la beauté du Monde ou satisfaire la jouissance humaine de son parfum et de sa couleur. Ni fleurs du Mal, ni fleurs du Beau (abstrait), le Beau ne pouvant être apprécié que dans sa connivence avec l’action humaine. Et puis le Beau ne se concrétise que dans la réparation du Monde, dans l’action accomplie, conférée disent les exégètes au peuple juif : celle consistant à installer la Justice. Plus belle que la Nature avant de la faire apprécier, le pauvre et l’esclave ne pouvant se contenter de la poésie.
Et pourtant, dira-t-on, le judaïsme célèbre la nature.
Trois grandes fêtes peuvent être reliées à la nature :
Chavouoth : ou la fête des prémices. C’était une fête agricole qui est devenue celle du don de la Torah.
Rosh Adesh : fête de la nouvelle lune qui a disparu jusqu’au XVIIIè siècle où les mouvements hassidiques la tirent de l’oubli.
Chevath : le nouvel an des arbres. On fête le démarrage de la végétation. Elle se situe en général juste au moment de la floraison de l’amandier.
Mais aucune vénération de sa beauté. Plutôt de ses bienfaits. Moïse conduisit le peuple juif dans ce “pays où coulent le lait et le miel”.
De fait, La nature, dans le judaïsme, n’est pas considérée comme bonne en soi. Il y aurait, nous dit-on, désaccord avec la conception grecque de l’humanité en communion avec la nature. On pourrait résumer ce qui précède ainsi : le sage grec cherche la communion avec la nature, tandis que le sage juif cherche ce qu’il y a d’humain dans l’homme.
Dans le genre du mélange (confusion entre Nature, beauté de la Nature et action humaine la désertant, il nous faudra nous intéresser la notion d’exception humaine dans la Torah, manifestement en phase avec « la Thèse », dirait Pierre Schaeffer, c’est certain. Mais sans en rester là : il me faut comprendre la fonction de l’exception humaine, même si elle est construite et sa relation avec l’histoire générale et particulières des juifs. Et, bien sûr sur cette particularité du rapport du même juif à l’art (quasi-absent de son univers, sauf lorsqu’il s’agit d’interpréter l’ouvre du grand musicien rarement juif.). Tout ceci me semble découler d’un même principe que je ne veux ni ne peux ici développer, au risque de me faire traiter par ma femme, toujours en alerte sur mes facilités d’écriture, de rapide théoricien.
Mais je ne peux m’empêcher d’ajouter, puisqu’il s’agit d’exception humaine, quelques mots sur la notion d’homme dans le Judaïsme.
Tout d’abord, l’homme est « incomplet » et doit se réaliser, dans sa personne. C’est ce que rappellent les exégètes en se référant au texte de la genèse. Lorsqu’il crée les êtres non humains, Dieu trouve cela très bien. Il est satisfait de sa production. Mais lorsqu’il crée l’homme, la phrase répétée pour les autres créations (« Dieu vit que cela était bon ») ne vient pas. L’absence de cette locution est cruciale selon les sages : l’homme est inachevé, comme un golem et doit lui-même se parfaire pour se créer complètement. Et c’est sa liberté et son action propre, son « exception ». J’aime cette explication.
Et puis, la Thèse que Pierre Schaeffer démonte dans son grand livre (l’Exception humaine) en unifiant nature et culture ou plutôt en allant au-delà de la dichotomie est au fondement même du judaïsme et il est difficile de s’en extraire, malgré tous nos efforts scientistes. On s’attarde donc, un peu sur le dualisme historico-religieux. En effet, la Bible, à l’inverse de ce que l’on proclame, nie toute dualité entre âme et corps ; L’homme est une synthèse indissociable de l’âme et du corps. Les mots nèfech (âme) et rouah (esprit) désignent la réalité globale de l’être plutôt qu’une partie distincte. Spinoza ne dit pas autre chose, contre Descartes. Le dualisme a, en réalité, été inventé par les rabbins d’ailleurs en contradiction avec eux-mêmes lorsqu’ils affirment que l’homme est un microcosme reflétant la structure entière de l’Univers (« Tout ce Dieu a créé dans le monde, il l’a créé en l’homme »). Matière de la matière pourrait-on dire. La contradiction est flagrante. Mais l’immatériel guette. Ce qui est normal, Dieu étant immatériel. Cependant, s’agissant d’un tout, la distinction matériel/immatériel ne veut plus rien dire comme celle qui dissocié l’âme et le corps ; Et ce d’autant plus que créés à l’image de Dieu, nous ne pouvons être qu’immatériels, comme lui. Il suffirait donc de revenir au Tout (nèfech) pour réconcilier les concepts. Nominalisme encore. Sartre, dans une envolée stupide, comme il en a le secret, aurait pu dire que l’immatériel précède la matière qui est elle-même immatérielle. Et le tour serait joué.
Et si nous faisions un tour de côté de la Kabbale, on découvrirait que la “nature” n’existe pas véritablement ; ce qui existe vraiment, c’est la “hiyout”, la vitalité qui anime la nature de l’intérieur. Le but de l’homme dans le monde est de découvrir la “pnimiout”, l’intériorité des choses et leur sens véritable. Mais il est ici question de nature, semble-t-il, et non de nature naturante.
Mais abandonnons ces vaines digressions oiseuses et fumeuses, buées de fumées, et tournons la tête pour regarder notre chat sans âme et pourtant bien beau, même s’il vient de voler une cuisse de poulet sur la table, ce qui mérite la lapidation (cf Tsedaka).

Métaphores de construction. Une réponse à l’interprétation primaire et créationniste et aux interrogations légitimes sur l’incompatibilité entre Science et récit biblique (genèse) de la création de l’Univers et de l’homme. Je viens, en effet, dans mes lectures récentes de découvrir une réponse juive, fondée, comme nous y invite d’ailleurs, toujours, Maimonide pour la lecture de la Torah, sur la métaphore. Certes, tous savent qu’il ne s’agit que d’une métaphore, sauf les intégristes et les idiots. Mais des scientifiques (juifs semble t-il) rappellent que ce dit la Bible est parfaitement exact. Six jours pour faire le Monde. En réalité six époques et qui coïncident parfaitement, dans leur chronologie, avec ce que nous dit la science : l’homme est apparu le « sixième jour » après la lumière, le ciel, la terre, les étoiles, les animaux. Comme décrit dans la genèse biblique. Faux débat au demeurant si l’on considère que le vrai n’a rien avoir avec la religion, que la métaphore dont l’expression la plus achevée est celle d’un Dieu abstrait et non représentable l’emporte sur la littéralité des écrits (Notons ici, pour ceux qui l’auraient oublié qu’il existe quatre niveaux de lisibilité des textes biblique : littéral, symbolique, interprétatif, mystique. Je renvoie le lecteur à une recherche de la signification desdits niveaux).
Je ne peux, dans ce bavardage, m’empêcher ici de faire allusion à cette fascinante théorie mise en forme au XVIème siècle par le kabbaliste Isaac Luria (dit « Le Lion »), théoricien du retrait de Dieu et de la solitude de l’homme et qui nous a écrit « le Livre du Secret », résumé par MA Ouaknin, (Le Livre Brûlé, Editions du Seuil 1994, Collection sagesse, pages 391 et 382) dans ces termes
“Après le Tsimtsoum, la lumière divine jaillit dans l’espace vide sous forme de rayon en ligne droite. Cette lumière se nomme Adam Kadmon, c’est-à-dire, l’Homme primordial”.
Adam Kadmon n’est rien d’autre qu’une première figure de la lumière divine qui vient de l’essence de l’En-Sof (in-fini) dans l’espace du premier Tsimtsoum, non pas de tous côtés, mais comme un rayon dans une seule direction. Au départ, les lumières émanées étaient équilibrées (Or vachar veor hozère), puis les lumières qui jaillirent des yeux de l'”Homme Primordial” émanèrent selon un principe de séparation, atomisées ou punctiformes (olam hanequoudim). Ces lumières furent contenues dans des vases solides. Quand ces lumières émanèrent par la suite, leur impact se révéla trop fort pour leurs récipients qui ne purent les contenir et, de ce fait, éclatèrent. La majeure partie de la lumière libérée remonta à sa source supérieure, mais un certain nombre d’étincelles demeurèrent collées aux fragments des récipients brisés. Ces fragments, de même que les étincelles divines qui y adhéraient, “tombèrent” dans l’espace vide. Ils y donnèrent naissance à une moment donné au domaine de la Qlipa que la terminologie cabaliste nomme l'”autre côté”.
La brisure des vases introduit dans la création un déplacement. Avant la brisure, chaque élément du monde occupait une place adéquate et réservée; avec la brisure, tout est désarticulé. Même les Sephiroth, dont les récipients auraient dû recevoir l’influx supérieur de lumière et transmettre – selon les lois de l’émanation – aux niveaux d’êtres inférieurs, ne se trouvèrent plus à leur place. Tout est désormais imparfait et déficient, en un sens “cassé” ou “tombé”. Toutes les choses sont “ailleurs”, écartées de leur place propre, en exil…
On comprend alors le sens du troisième moment du processus lourianique : le Tiqqun; il s’agit de restaurer, de réparer la brisure, d’une certaine manière de retrouver et de situer toute chose à sa place : c’est le rôle de l’homme; là est son histoire.”

Tikkun Olam. Réparation du monde. Pour ceux qui s’en souviennent, j’en avais fait un roman, mauvais, non publié, partant de la métaphore pour la plaquer bêtement sur des « rencontres réparatrices ». Tellement mauvais que, depuis, j’ai du mal à me remettre à l’écriture. Ce qui se lit.
Une formidable et énigmatique approche de la création du monde (vases qui structurent l’Univers, métaphore incroyable de l’espace- courbe d’Einstein, contraction de l’univers…)
On s’intéressera plus tard à cette vision de « la Kabbale lourianique » (retrait de Dieu, étincelles, traces qui en se regroupant constituent « le Mal » lequel empêche les autres étincelles libres de rejoindre la lumière divine dont elles font parties, dérèglement, travail de réparation à accomplir, aide de Dieu, par les hommes à réparer sa négligence ou son erreur dans le processus de création par la lutte contre le Mal, choix du peuple juif par Dieu pour l’aider à réparer, commandements destinés à réparer, actions des plus modestes dans cette réparation, et réunion de l’ensemble des actions pour la réparation finale. Chaque homme est une étincelle de Dieu et l’action collective est la seule qui vaille nous dit-on, somme des petites qui la dépasse, en se constituant en force cosmique). Ouf…
Construction éblouissante qui, en l’état, nous fait nous interroger sur ce qui était notre propos : la métaphore et la science. Facile de trouver les convergences mais l’homme a certainement besoin de cette science poétique (ou de cette poésie scientifique, comme on voudra) pour avancer, dans la certitude que le grand principe est à découvrir..

Lettre de la Loi. Il serait vain et idiot de commenter le mot, tant il est au fondement de ce qui se trame dans le Judaïsme. Je note, ici, simplement, que les sages ajoutent qu’il « faut aller au-delà de la lettre de la Loi » (lifrim mi-chourat ha-din). Justice tempérée par la miséricorde, vérité par la bonté, rigueur de la Loi par la compassion. On ne saurait mieux dire. Sauf à ajouter, que miséricorde, bonté et compassion font partie de la Loi. Ou plutôt de l’Universel. Et qu’Antigone est biblique.

Electron libre créateur. L’hésitation de Dieu à créer Adam. Il consulte les anges. Son inquiétude après ce travail. Homme libre, électron libre, qui, dans sa liberté peut ne plus le satisfaire. Dieu quantique. Homme à l’image de Dieu, créateur, comme Dieu. Qui se crée lui-même et qui peut donc se transformer…
Ici, j’introduis ce qui est violence à l’égard de tout ce que j’ai crié, dès la première découverte d’une pensée et tout au long de ma tentative de manier l’outil philosophique, entrainé d’abord par un Spinoza, certainement mal lu, puis par les Foucault, Althusser et autres assassins du sujet : il n’existe pas, au sens ontologique du terme (dans sa plénitude, sa prétendue conscience libre, faiseuse d’Histoire.
Le judaïsme est à l’opposé, semble-t-il de cette homme ravalé à son mécanisme sans volonté. Le judaïsme est autant une croyance en l’homme, créateur à l’image de Dieu qu’un anti-platonisme qui fait la part entre l’essence divine et l’illusion terrestre, entre « l’en-haut » qui gouverne et « l’en-bas » des hommes qui subissent, tragiquement.
C’est Levinas qui nous rappelle ce qui constitue une véritable inversion : Dieu, dans son histoire, et même son « destin » dépend des hommes ! Il les a fait à son image pour qu’ils puissent arriver à cette perfection dans l’élan permanent de leur création continuelle, hommes non parfaits (on se rappelle que Dieu n’était pas satisfait de la création ce cet humain, comme il l’a été des cieux et de la lumière).
Responsabilité lourde, très lourde des humains, à l’égard de l’Histoire du monde qui inclut Dieu. Et donc, ici, l’instauration d’un sujet même pas transcendantal, simplement comptable de ses actions dans la fabrication du monde ‘ou sa réparation selon Louria. (Cf kabbale lourianique et lien entre le divin et le terrestre dans le mouvement cabalistique des sephirot.)

Transgression initiale. Le couple, essentiel et récurrent, dans le Judaïsme entre transgression et repentance. D’abord transgresser (c’est un quasi-commandement puisque Dieu admet cette déviation) et la repentance, qui le met parmi les hommes. En hébreu : Ever et Techouva. L’action n’est faite que de cela. Loin des limbes de la contemplation. Loin de la terreur, loin du péché. A des années lumière des agenouillements.

Première sortie avant celle d’Egypte. La bonne nouvelle pour Dieu, selon les exégètes hardis, lorsqu’Adam croque le fruit défendu. Il s’évade du vide, de l’ennui (Jardin d’Eden, enfer de l’ennui), de la répétition, entre dans le temps, travaille et rencontre les autres, et peut ainsi « réparer » le monde, en aidant les mêmes. Bien vrai. Si Adam n’avait pas croqué la pomme, nous serions des légumes. La femme nous a sauvés, mais Dieu l’avait déjà « en tête », cette sortie dans l’histoire. En réalité, et la chose revient toujours : comment peut-il juger ce qui était en germe, qui est de l’histoire qu’il génère. La liberté de l’homme est celle de Dieu.

La terre ferme, en-deçà. L’absence de théorie unifiée sur l’au-delà, loin de la terreur, certains théologiens juifs le niant absolument, d’autres confinant les âmes dans une simple « demeure des morts » pas très gaie et sans attrait, d’autres, encore (Talmud), plus proches du classicisme ambiant, affirmant l’existence pour les Justes d’une vie dans l’Eden et son jardin, loin des méchants qui n’y accèdent pas (« le monde terrestre est comme un vestibule menant au monde à venir, prépares- toi dans ce vestibule afin de pouvoir entrer dans la salle du Banquet ». Rabbi Yaacov. Avot 4, 16).Et le Kaddish, celui que je récite désormais régulièrement pour honorer mon père qui aide les morts à entrer dans ce paradis, en araméen, pour piéger les mauvais anges qui ne le comprennent pas…
D’autres croient à la réincarnation (« Gilgoul »), proches des indiens (Inde). Mais il ne s’agit pas d’une doctrine officielle. Et pour cause, ce peuple de l’unité concentrée ne s’est pas donné une papauté unificatrice du dogme. Ce qui est un comble.

Synthèse. On a pu dire que le juif « aimant à voyager léger adore la synthèse ». Etant observé que l’on pourrait tout aussi bien dire que le juif étant simple, lorsqu’il n’est pas kabbaliste ne peut entendre que la simplicité, à la limite de la banalité érigée en principe, à l’usage des simples d’esprit (n’a-t-on pas entendu dans la bouche des grands antisémites que si Dieu avait choisi le peuple juif, c’est uniquement parce qu’il était le seul à pouvoir entendre et se conformer aux inepties ?). Faux, absolument et évidemment faux, jaloux et antisémite. Malgré les dénégations de certains proches sur ce que j’affirme depuis qu’il m’a été donné de penser, le juif est le maître de l’abstraction, de la pensée ramassée, sans images ni béquilles, celle qu’il ne faut pas confondre avec son succédané qu’est la théorie, rebondissant sur ce sol élastique de l’abstraction, pour se perdre dans l’inutile.
Le juif adore, ainsi, le résumé (Dieu est un résumé des forces et la Torah un résumé de Dieu). Et j’ai pu être frappé par les formules définitives qui ramasse des milliards de mots et des millions de pages qui scandent les textes sacrés (« Pour exister, le monde a besoin de la Loi, de la pratique, de la Justice »).

Corps en émoi. Cantique des cantiques. Hymne à la sexualité, malgré ses traductions éthérées, glorification de l’amour physique, sans procréation obligée. Vie qui se doit d’être vécue radicalement, don qu’il serait indigne de ne pas profiter. Ici, l’on pourrait cependant s’interroger sur la pudeur du juif (la vision de la nudité du père ou du fils étant sacrilège) et cette affirmation de la sexualité. On ne le fait pas, pour les mêmes raisons (la glose facile et l’enterrement de la notion sous les oripeaux théoriques. On y reviendra plus tard, lorsque les démons de l’analyse se rappelleront à mon souvenir, inéluctablement.

Tsedaka, rectitude. Justice. Ou encore « rectitude ». Traduction plus conforme, la Loi ne pouvant être, comme dans les Lumières, générale et abstraite, mais concrète, en action, au travail. Et la rectitude d’un homme veut dire mieux ce que peut être la Tsedaka.
Concept central, merveilleux à qui s’y réfère dans son quotidien. Justice au profit de ceux qui souffrent, sans que la souffrance ne soit pas magnifiée, le scandale étant la pauvreté et non la richesse. Aide qui ne peut se contenter de charité et de compassion mais qui doit se poursuivre jusqu’à l’autonomie de celui que l’on aide. Tsedaka indigne lorsque l’on ne fait que donner, chose facile, une partie infime de son patrimoine pour prétendre au sommeil sans cauchemars. Balivernes de village. Tsedaka qui est accomplir lorsque le pauvre ou le chômeur pourra assumer sa vie. Ne pas simplement donner mais organiser l’environnement. Banalité s’il en est mais bonne à rappeler. Rien ne se passe à la sortie de l’Eglise, la sébille étant un leurre. Imaginons, enfin, que l’on se rende à la cinquième chambre du « Palais de la Rectitude ». La nuque serait roide. Les mots, encore les mots.
Mais, il nous faut nous éloigner de la vision idyllique de la Justice dans le Judaïsme, même si la prononciation du mot « Tsedaka » donne une toute autre allure, par sa magie de l’étrange, à la rectitude obligée car, comme on le sait, les textes bibliques contiennent des « commandements » cruels qui se doivent d’être rappelés, même si le contexte historique peut les justifier, que les sages ont vite expliqué, pour les remiser rapidement dans le champ de la métaphore ou de la parabole. Il en est un qui m’a frappé : celui du « fils rebelle » qui non seulement conteste l’autorité paternelle mais le vole. Il est dit qu’il faut le mettre à mort après lapidation. Et la disproportion de la peine interpelle nos âmes sensibles. On va chercher dans les textes et l’on découvre que la Loi énonce « Faites le mourir innocent et non mourir coupable ». Ce fils rebelle qui a osé voler son père pourrait, en effet, devenir un bandit de grand chemin ou un criminel tant ses premières déviations sont gravissimes. Et il vaut mieux, immédiatement, arrêter son périple infâme…Il est vrai que cette jurisprudence a été écartée et que l’on s’en remet désormais, dans un Tribunal rabbinique, à la discrétion des juges, étant observé que cette règle n’a jamais fait partie des 613 commandements que le juif doit respecter.
Je regrette, à vrai dire d’avoir ajouté cette anecdote dans la rectitude et être passé du général au particulier. Oubliez-la et prononcez le mot « Tsedaka » qui sonne dur et doux.
Pour finir sur cette rectitude, je ne résiste pas (encore…) à insérer une petite histoire qui est autant un jeu de mots que le rappel de la rectitude (tout le judaïsme):
C’est l’histoire de David et Moshe, deux cousins très liés. Au moment de mourir, David appelle son cher cousin à son chevet et lui lègue sa fortune. ” Cependant, lui annonce-t-il, je te demande une chose : va voir ma pauvre femme, donne-lui l’argent que tu veux et garde le reste pour toi. ” Moshe exécute ses dernières volontés : il garde 3 millions de dollars et donne 30 000 dollars à la veuve. Mais, quelque temps après, celle-ci va voir le rabbin et se plaint du peu d’argent reçu. Le rabbin va parler à Moshe : ” Moshe, qu’as-tu fait de la fortune de David ?
— J’ai fait comme il m’a dit, répond Moshe. David m’a dit : “Donne ce que tu veux et garde le reste pour toi.”
— Ce que tu veux ! s’exclame le rabbin. Qu’est-ce que tu veux, Moshe ?
— Eh bien, 3 millions de dollars !
— Alors, “ce que tu veux”, 3 millions de dollars, donne-le à la veuve… et garde “le reste”, 30 000 dollars, pour toi, dit le rabbin. Voilà ce qui est juste. ”

Chekina, présence du tout. Encore de l’abstrait. Présence abstraite, immanente, « halo de lumière » selon Maimonide. Dieu est partout (même si le proverbe yiddish prétend que ne pouvant être partout, Dieu a créé les mères…). Partie féminine de Dieu, selon le Zohar. Présence qui suit le juif partout, envahissante, exigeante. Absolu présent dans le quotidien et lutte contre la solitude de l’homme. Toutes les religions, évidemment, s’en emparent, pour la qualifier de foi ou pour, encore, magnifier la présence mystérieuse de Dieu, brume du merveilleux. Le judaïsme ne la conçoit cependant que comme une extériorité, en dehors de la communion et de la prostration béate. Extérieur qui enveloppe, au-delà de la pensée de son existence ou de son enveloppement et qui devient inhérente. Et Spinoza, comme les indiens nous l’exposent. (On sera obligé de revenir sur Spinoza et le Judaïsme, objet d’une autre « obsession ». On comprend et on ne comprend pas, tant Spinoza que le Tribunal rabbinique qui l’a exclu et non répudié. Mais je crois que je confonds Chekina et panthéisme de foire…)

Ecoute ! C’est le premier mot du Chema : « Ecoute Israël, le seigneur est notre Dieu, le seigneur est Un ». D’abord écouter. Difficile, nous dira-t-on dans son interprétation primaire (le mot d’esprit du Dimanche). En réalité, un rappel à l’ordre pour ne jamais se perdre. Ecoute comme tu es vivant. Rien d’autre.

Devant du désert. Extraordinaire que ce concept de désert dans lequel errent les juifs avant de trouver la terre promise. Dans lequel, malgré sa beauté, malgré le repos de la parenthèse, il ne faut pas se complaire. Désert temporaire qu’il faut absolument quitter, pour échapper à la répétition, le vide, l’inaction, la contemplation, ennemie des hommes et de leur mission. Avancer, avancer…

Tolérance. Ici, on est en droit de crier à l’imposture. Comment affirmer l’esprit de tolérance dans le Judaïsme alors qu’il exclut les « gentils » et exige des règles de vie contraignantes, exclusives de toute interprétation subjective. On fait. Point, c’est tout. On comprend après, si on le veut, par l’Etude. Totalitarisme diront la majorité, absorption de la liberté dans la norme rigide et absolue, loin de la tolérance, synonyme de liberté. Première approche qui fût la mienne.
Pourtant inexacte épistémologiquement. En effet, et tout d’abord, le choix est donné, sans anathème, ni procès de Torquemada (ce qui est déjà énorme).
Ensuite, il faut, parait-il, lire le Talmud : l’opinion des minoritaires y est exposée et la dernière interprétation ne vaut que pour celle qui suit ou suivra. Le « dernier mot » n’appartient à personne, même si pour des besoins compréhensibles (la loi de la majorité), la règle est édictée. Je ne crois pas que les chrétiens, au 12ème siècle, auraient pu tolérer un théologien comme Ibn Ezra qui remettait radicalement en cause le dogme, allant jusqu’à crier que la Torah était l’œuvre des hommes et pas de Dieu, abstraction qui n’écrit pas et dont Maimonide disait qu’il fallait le respecter cet Ezra, parce qu’il pensait sans complaisance. Les juifs ne connaissent pas le bûcher, sauf lorsqu’ils y sont jetés. Et la guerre de religion ne les concerne pas.
Il n’est pas inutile, ici de faire référence à l’Ecclésiaste (Qohelet). J’avoue avoir été fasciné par ce texte d’un pessimisme exacerbé et dont l’on se demande comment les théologiens juifs l’ont admis dans le corpus des textes sacrés. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une contre-torah. Incroyance latente. Tout est vain, tout n’est que « pâture de vent, buée, fumées ». Rien de nouveau sous le soleil. Et donc, jouissance de l’instant glorifiée. Consommation de plaisir exigée. Les rabbins ont donc intégré dans la Bible ce texte nietzschéen, ce tract soixante-huit-art. Tolérance, certes. Mais, selon d’autres rabbis, un rappel de l’exigence d’aller, justement « au-dessus du soleil », par la brisure de la routine et le changement de son monde. Et, partant, du monde. Mission confiée aux « distingués ».

Credo. Je dois à Georges Hansel (De la Bible au Talmud. Ed Odile Jacob) de merveilleuses heures de lecture. Je donne ici une bribe de son apport. Analysant la différence entre les trois monothéismes, il rappelle qu’à l’inverse de la doxa, Abraham n’est aucunement le père des trois religions, le père des croyants, comme le proclame d’abord chrétiens et musulmans. Car, dit-il, de manière lumineuse, « conditionner le divin par le prononcé d’un credo, d’une profession de foi ou d’un dogme n’est rien d’autre qu’un détournement de l’héritage d’Abraham, détournement opéré aussi bien par le christianisme que par l’Islam, convergents sur ce point. Les conséquences de cette convergence, nous les connaissons bien : ce sont les guerres de religion……Abraham est le père de ceux qui refusent les mystifications….le père d’une pensée rationnelle, il est le père des savants et non un fondateur de religion…le père de ceux qui aspirent à la Justice… »
C’est par là que je conclus. Et confirme mon parti pris.

Père et emphase
Je termine ce texte, imparfait et naïf, en pensant à mon père, dans une salve emphatique que, décidément, je ne peux remiser. Mon père à qui je dois ce bref plongeon dans ce qui fût les fondements de son action, apnée qui se veut l’honorer. J’aurais aimé lui adresser ces lignes, vite jetées sur un écran, certainement billevesées de celui qui découvre ou commence. J’aurais aimé parler avec lui, ce que je n’ai jamais fait, certain de la justesse d’une pudeur obligée. Je le regrette quand je pense à ses yeux envahis par mille soleils, dès qu’il s’agissait de penser et chercher, jusque sur son lit d’hôpital, lorsque nous entamions une discussion. Mille étincelles au milieu de celles qui réparent le monde. Père, laisse-moi te remercier.

Pardonne Moix…

Mauvais jeu de mots dans le titre, mais je le garde, pour rester dans la lourdeur glauque et lugubre de la fameuse affaire Moix (Yann) qui hante les pages de tous les journaux et revues et se plante, sordidement, dans les moquettes sales des émissions des rez-de chaussée des immeubles radiophoniques et télévisuels.

Donc, Moix, que j’ai un peu lu, (un voisin parisien à une époque), aurait écrit un beau livre (que je n’ai pas acquis et donc lu) sur son enfance martyre, accusant son père de véritable tyrannie. Soit. Certains lui accorderaient le Goncourt prochain. Je ne doute pas de la qualité du bouquin, même si j’ai pu émettre, ici et là, quelques réserves sur le caractère, assez proche de la logorrhée, de son écriture qui me semble enfouir sous les mots en rafale, en trombe presque, l’idée qui configure le propos.

Mais, à l’occasion de la sortie de ce bouquin d’un écrivain qui est aussi chroniqueur dans une émission TV de Laurent Ruquier que je n’ai jamais regardée, son passé d’antisémite, de négationniste violent a été dévoilé (dessins et écrits).

Il n’a pas nié, a demandé pardon, a rappelé que depuis des années il étudie l’hébreu, défend (c’est vrai) le judaïsme et l’Etat d’Israel (c’est aussi vrai).

Deux thèses s’affrontent ici, ancrées sur la notion et la pratique du “pardon”.

Bernard-Henri Lévy, qui l’avait pris, il y a longtemps, sous son aile élégante et protectrice lui accorde le pardon , certain de sa sincérité, écrivant dans une Tribune croire au « repentir » de Yann Moix : « Je crois au repentir. Je crois à la réparation », écrit-il, ajoutant : « Quand un homme, tout homme et donc aussi un écrivain, donne les preuves de sa volonté de rédemption, quand il s’engage, avec probité, dans le corps à corps avec ses démons, je pense qu’il est juste de lui en donner acte, de lui tendre loyalement la main et, si on le peut, de l’accompagner. »

D’autres, pourtant amis de BHL et membres du comité de rédaction de la revue intellectuelle créée par BHL ne lui pardonnent pas. Notamment Laurent Samama, titulaire d’une émission sur France-Culture, dont l’on colle ci-dessous le tweet :

Ajoutant, le même, dans un entretien au Monde, :

« Si je m’exprime si vite, c’est qu’il faut adopter une position intransigeante contre l’antisémitisme et le racisme, jamais excusables. Je conçois mal qu’on ferme les yeux là-dessus, surtout quand l’antisémitisme vient de nos propres rangs. »

« On peut difficilement quantifier la véracité du pardon de Yann Moix. Je m’en fiche un peu du reste. C’est son affaire. Je suis d’autant plus tranquille avec cette prise de position que j’ai publié une belle critique de son livre, Orléans, qui de mon point de vue vaut le Goncourt. A La Règle du jeu, BHL a toujours aimé et encouragé le débat. Notre revue est ouverte, et le seul qui nous trahit c’est Yann Moix. »

Alors pour Moix, le pardon ou une solitude avec ses diables ?

Mon opinion ne vaut évidemment pas grand chose, ne s’agissant que d’une opinion, du type de celles qui coulent dans les flots souvent nauséabonds des océans noirs de la doxa. Et ce d’autant plus que ma volonté sans cesse exprimée d’échapper à toute participation affichée au débat public et d’accepter des places de pouvoir (médiatique)qui légitiment toute proposition même idiote, devrait m’interdire de la donner à lire.

Mais il me semble que la chose est trop sérieuse pour la laisser se fondre dans le lieu commun et le remplissage du vide encore médiatique.

Je veux juste rappeler ici la position de Vladimir Jankélévitch qui, non seulement n’accordait aucun pardon aux nazis mais refusait tout contact avec l’Allemagne (cf un billet ici, en tapant dans la case recherche).

Il me semble également opportun de rappeler que certains considèrent que l’étude de l’hébreu ou du judaïsme, un petit philosémitisme peut être suspect s’il survient concomitamment ou après une période de violence antisémite, en rappelant la fameuse phrase de Céline, grand pourfendeur admiré des juifs s’il en est selon laquelle il faut « toujours suivre les juifs, ce sont des guides, ils sont aux commandes partout ».

On serait donc tenté de ne pas pardonner, dirait la personne qui, de manière impolie, lit au-dessus de mon épaule ce que je suis en train décrire.

Je reste silencieux et continue d’écrire, en posant la question de la comparaison, de celle de différence entre nature et degré.

Il y a, en effet, loin entre le tueur nazi de juifs qui demande le pardon refusé par Wiesenthal et le frimeur de province qui erre dans les beaux quartiers de Paris à la recherche d’une minuscule gloire littéraire aux côtés des grand faiseurs de célébrité.

Doit-on pardonner Moix ?

Je vais me faire assassiner par beaucoup de proches : je réponds oui. Il faut toujours pardonner l’erreur lorsqu’elle n’a pas de conséquences physiques ou morales. Moix, par ses petites bassesses de négationniste, erreur de jeunesse et de volonté de gloire violemment lancée sur la Terre n’a pas généré mort ou souffrance ou même douleur. Sauf, peut-être (on lui accorde la sincérité) à lui-même qui se débat avec ses démons, même si le pardon lui est accordé.

Un “pardonné” ne perd jamais sa mémoire et ne se libère pas de ses djinns bruns.

Pascal,suite, rock’n’roll…

Curieux, étonnant. Je constate que plongé dans Pascal et ses pensées depuis quelques mois, ayant colle récemment des fragments de ses ” Pensées”, le magazine Philomag, excellente revue que les petits philosophes de service dénigrent, pour configurer l’élitisme dans lequel ils aimeraient se mouvoir, sort un “Hors-sėrie” consacré à Pascal.

Recu un mail cet après-midi pour le signaler aux abonnés (dont je suis) et “offrir ” un article,

Je colle donc, sans autre commentaires le texte offert. Sans copyright donc. Et pour faire un peu la pub de cette revue qui la mérite amplement, ayant trouvé le juste milieu entre vulgarisation et analyse sérieuse.

“Monstre inncompréhensible”, l’homme est sans cesse tiraillé entre l’ange et la bête, le désespoir et l’espérance, la foi en sa grandeur et la conscience de sa misère, l’élan vers l’infini et la chute dans le néant.
“Renversement continuel du pour et du contre”, les “Pensées” sont pour le philosophe Denis Moreau un livre rock’n’roll au rythme binaire qui secoue.

Article offert, issu du hors-série Blaise Pascal. L’homme face à l’infini, en kisoques jusqu’au 27 septembre

« Allez viens, baby, ça secoue pas mal par ici», chantait Jerry Lee Lewis. Cette invitation pourrait introduire à ce fragment des Pensées évidemment rédigé en référence aux Évangiles («Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé»: Matthieu 23, 12) et qui donne d’emblée le ton de l’ouvrage: les Pensées sont
Un texte destiné à secouer le lecteur. Vous croyez-vous au centre du
monde, ou à tout le moins situé en un lieu du cosmos aux coordonnées
assignables ? Le fragment dit des « deux infinis » [Pensées, 185] vous donne le tournis, puis le vertige: «qu’est-ce
que l’homme dans la nature? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à
l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » [ibid.]. Résolu alors à assumer gaillardement votre finitude cosmique ? «
Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que
ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que
l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien» [186]. Décidé alors à vous reposer sur une morale ferme et bien assurée ? Là, tout est branlant, précaire, instable: «on
ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en
changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute
la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité. En peu d’années de
possession les lois fondamentales changent. […] Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà» [56]. Vous vous pen- sez ange ? Mais vous faites la bête ! Bête, alors ? Mais vous êtes un ange ! 1Et Pascal excelle, à la façon de son idole Augustin dans ses Confessions, à exhiber nos tourments, déchirements, «guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions» [528] et «contrariétés» (c’est-à-dire contradictions) existentiels, ceux d’un être oscillant sans cesse entre grandeur et misère. Oui, «quelle
chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel
chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ? Juge de toutes
choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque
d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers. Qui démêlera
cet embrouillement ? » [122]. À vue humaine, personne ne le débrouillera: à «monstre incompréhensible » [121], anthropologie introuvable, c’est la leçon des Pensées. Elle est rude.

La croix du Christ ou les montagnes russes

Mais
pourquoi toutes ces secousses ? Dans l’optique de Pascal, il s’agit de
pousser son lecteur déstabilisé à se tourner vers le seul principe
explicatif qui rende compte de ce chaos – le péché originel – et à se
raccrocher à ce qui représente l’unique point fixe dans ce branle
universel: la croix du Christ. Mais pour nous, modernes, qui sommes
majoritairement devenus rétifs à de telles et pieuses opérations, seule
demeure désormais à la lecture des Pensées cette sévère série de
montagnes russes. Certains préféreront se tranquilliser en se tournant
(illusoirement, dirait Pascal, qui ne mange pas de ce trop facile
pain-là) vers des philosophies plus reposantes. D’autres accepteront, de
façon à la fois plus courageuse et lucide, de se laisser secouer sans
apaisement religieux à l’horizon. Et cela constitue les Pensées ainsi laïquement considérées en un des livres les plus rock’n’roll qui soient. Shake it, baby.

1. Pensées, 112 : «
Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux
anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et
l’autre. »

Antigone, juste un nom télévisuel

Il est des noms qui traversent l’humanité et ses structures inconscientes. Tous les connaissent mais peu peuvent dire de quoi il s’agit. Par exemple en philosophie les termes de spécisme et anti-spėcisme, de transhumanisme, en religion celui d’illuminisme et, évidemment en sciences celui de physique quantique….

Il en est un dont presque personne ne connaît le destin, la force, le mythe, alors que tous connaissent son nom : Antigone, celle de la pièce de Sophocle.

Faites l’expérience. Vous saurez que j’ai raison.

C’était un soir et j’avais évoqué les lois universelles que nul ne pouvait méconnaître et même transgresser.

En faisant attention à ne pas être accusé de tenant d’un monologue (cf précédent billet), j’avais dit : “comme l’affirme Antigone …”

Emporte par un verre d’alcool de figue de trop j’avais même cité la réplique célèbre d’Antigone au tyran Creon lequel considerait que

Le bon et le méchant ne sont pas égaux en matière de droits »,

Il refuse, en effet au traître le droit d’être enterré,et ce au nom de la raison d’État.

Et Antigone réplique :

Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts / pour que toi, mortel, tu puisses passer outre / aux lois non écrites et immuables des dieux. »

La pièce de Sophocle est bâtie sur ce conflit, Antigone étant, jusqu’à nos jours, comme le symbole de la résistance contre tyrannie et arbitraire des imposteurs du monde.

C’est curieux. Comme on le disait, tous connaissent le nom d’Antigone et peu peuvent y accoler un contenu ou un symbole.

La question doit certainement émerger dans les jeux télévisés que je ne connais pas…

Pourtant Antigone, etc..etc…

cru, cruel cruauté

Discussion mythologique aujourd’hui avec des amis. Levi-Strauss, Nature et culture, cru , cuit, cruauté. 

Le cru s’oppose donc au cuit, comme le rappelle Claude Lévi-Strauss lorsqu’il aborde dans « Mythologiques » le passage de la nature à la culture par la cuisson des aliments.

L’on s’est, donc, spécialement aujourd’hui, interrogé aujourd’hui sur la relation, nécessairement existante puisque étymologique, entre le cru et cruauté.

En effet, le terme de cruauté vient du latin crudelitas, lui-même issu de crudelis (cruel, méchant, atroce) et crudus (cru, sanglant).

La réponse est peut-être donnée par le sociologue Michel Wieworka qui voit dans l’acte de cruauté une volonté de déshumanisation de celui qui la subit.

On connaît la thèse : la victime, avilie dans sa dignité, aide le cruel à s’affranchir de toute culpabilité à son égard et de manière générale à s’affranchir dune faute.. En abolissant une humanité par la cruauté, en constituant l’autre en objet, le cruel peut ainsi se déculpabiliser et imaginer qu’il ne commet aucune « faute » à l’égard de l’autre et, partant, à l’égard du monde. Le cruel se blanchit. 

La cruauté d’accompagne ainsi de la brutalité presque animale et du mot avilissant, concomitant de la déshumanisation précitée.

Ainsi la cruauté qui expulse, absout les fautes, déculpabilise, a besoin d’être « sanglante », comme dans une chasse.

C’est donc ici qu’il faut chercher le lien non explicite entre le cru et la cruauté. Le sang et la faute.

Moby Dick, le chef-d’oeuvre

Lisez les extraits et vous comprendrez le titre.

Il est des moments et des circonstances dans cette affaire étrange et trouble que nous appelons la vie où l’univers apparaît à l’homme comme une farce monstrueuse dont il ne devinerait que confusément l’esprit tout en ayant la forte présomption que la plaisanterie se fait à ses dépens et à ceux de nul autre. Pourtant, rien ne l’abat, comme rien ne lui paraît valoir la peine de combattre. Il avale tous les événements, tous les credo, toutes les croyances, toutes les opinions, toutes les choses visibles et invisibles les plus indigestes, si coriaces soient-elles comme l’autruche à la puissante digestion engloutit les balles et les pierres à fusil. Car les petites difficultés et les soucis, les présages d’un proche désastre ne lui semblent que des traits sarcastiques décrochés par la bonne humeur, des bourrades joviales dans les côtes expédiées par un farceur invisible et énigmatique. Cette humeur insolite et fantasque ne s’empare d’un homme qu’au paroxysme de l’épreuve ; ce qui, l’instant d’avant, dans sa ferveur lui apparaissait si grave, ne lui semble plus qu’une scène de la farce universelle. Rien de tel que les dangers de la chasse à la baleine pour développer cette libre et insouciante cordialité, cette philosophie désespérée ! C’est sous ce jour que désormais, je vis la croisière du Péquod et son but : la grande Baleine blanche.

“Toutes les baleinières, hormis celle de Starbuck, furent bientôt à la mer, les voiles établies, toutes les pagaies maniées vigoureusement, soulevant des ondulations rapides, elles se ruaient sous le vent, celle d’Achab en tête. Dans les yeux caves de Fedallah s’alluma une pâle lueur de mort, un rictus hideux tordit sa bouche.
Telles de silencieuses coquilles de nautiles, leurs proues légères fendaient la mer, mais elles ne purent approcher leur ennemi que lentement, car à mesure qu’elles avançaient, l’Océan se fit plus calme encore, il paraissait étaler un tapis sur les vagues et sa sérénité en faisait une prairie matinale. Enfin le chasseur haletant fut si près de sa proie, apparemment sans méfiance, que sa bosse éblouissante fut tout entière visible, glissant comme une île solitaire sans cesse sertie de l’anneau mouvant d’une écume verdâtre, légère et floconneuse. Il vit les grandes rides indiquées qui barraient son front soulevé hors de l’eau à l’avant et, projetée loin en avant sur le moelleux tapis d’Orient des eaux, la chatoyante ombre blanche de ce large front laiteux qu’accompagnait, joueuse, la musique des vaguelettes, cependant que, derrière lui, la mer bleue roulait dans la vallée mouvante de son sillage, et que de part et d’autre de ses flancs des bulles brillantes jaillissaient en dansant. Les pattes légères de centaines d’oiseaux joyeux les faisaient aussitôt éclater, dont les plumes posaient leur douceur sur la mer au gré de leur vol capricieux. Pareil au mât de pavillon d’une caraque dressé sur sa coque peinte, la haute hampe brisée d’une lance, récemment reçue, se dressait sur le dos blanc de la baleine. Par moments, s’isolant du dais léger tendu par le nuage des oiseaux qui planaient au-dessus du poisson, l’un d’eux se perchait et se balançait sur la hampe, les longues plumes de sa queue flottant comme des banderoles.
Une joie paisible, une souveraine sérénité dans l’élan même enveloppaient le glissement de la baleine. Jupiter, taureau blanc emportant à la nage Europe accrochée à ses cornes gracieuses, coulant ses beaux yeux malicieux vers la jeune fille, filant, avec une vitesse ensorcelante, vers la demeure nuptiale de Crète, Jupiter ne surpassait pas, en sa majesté suprême, la glorieuse Baleine blanche en sa nage divine.
De chaque côté de son flanc éclatant, le flot partagé s’évasait largement, et la baleine soulevait une vague de séduction. Il n’est pas étonnant, dès lors, que certains chasseurs, indiciblement transportés et attirés par tant de sérénité se soient aventurés à l’attaquer, découvrant pour leur malheur que cette quiétude n’était qu’apparence et cachait des ouragans. Ainsi tu voguais, ô baleine, calme si calme aux yeux de ceux qui te voyaient pour la première fois, sans souci de tous ceux que tu avais déjà pris à ce piège pour les tromper et les détruire.
Ainsi à travers la tranquillité de la mer tropicale dont les vagues, au comble de l’extase, taisaient leurs applaudissements, Moby Dick avançait, cachant encore l’épouvante détenue par son corps, et dissimulant la hideur de sa mâchoire torve. Mais bientôt il se leva sur l’eau, et pendant un instant le marbre de son corps s’arqua, pareil au pont naturel de Virginie, il agita, en signe d’avertissement, l’étendard de sa queue, et le dieu révéla en entier sa grandeur, sonda et disparut. Les oiseaux blancs planèrent et plongèrent, puis s’attardèrent longuement sur le lac agité qu’il avait laissé.
Les avirons matés, les pagaies baissées, leurs écoutes choquées, les trois baleinières flottaient en silence, attendant que réapparût Moby Dick.

Au coucher du soleil
(La cabine ; Achab, seul, est assis et regarde au-dehors par les fenêtres donnant vers l’arrière.)
Quel sillage blanc et trouble je laisse sur mon passage, de pâles eaux, de plus pâles joues. Les lames envieuses s’enflent derrière moi pour effacer ma trace. Qu’elles la fassent disparaître, j’aurai néanmoins passé le premier.
Là-bas déborde la coupe toujours pleine, la vague chaude rougit comme un vin. Le fil à plomb d’or sonde la mer. Le soleil qui, lentement, décline depuis le matin achève sa courbe plongeante, il descend cependant que s’élève mon âme ! Elle peine à cette montée sans fin. Serait-elle trop lourde, la couronne que je porte ? Cette couronne de fer des rois lombards ? Elle est pourtant sertie de pierres précieuses et moi qui la porte je ne puis voir l’éclat qu’elles jettent au loin, mais je sens obscurément que cet éblouissement engendre la confusion. C’est du fer – je le sais – non de l’or. Elle est brisée – je le sens. Ses bords déchirés me blessent si profond que mon cerveau semble palpiter dans un étau de métal. Oui, mon crâne est d’acier, point n’est besoin de casque dans cette lutte où la charge est lancée contre mon esprit !
La fièvre brûle mon front. Oh ! il fut un temps où le soleil levant m’était un noble aiguillon et un apaisement le soleil du soir. Rien ne m’est plus. Cette lumière adorable ne m’éclaire pas, toute beauté m’est une angoisse dont je ne peux tirer nulle joie. S’il m’est accordé de la percevoir à l’extrême, je suis privé de l’humble pouvoir d’y prendre plaisir. Je suis damné de la plus subtile, de la plus perverse façon ! Damné au cœur du paradis ! Bonne nuit… bonne nuit ! (Il agite la main et s’écarte de la fenêtre.)
Ce ne fut pas tâche si ardue. J’aurais cru trouver du moins un rebelle, mais ma roue dentée s’adapte à tous leurs engrenages et ils tournent. Ou bien, si l’on préfère, ils sont devant moi comme des tas de poudre et je suis l’étincelle. Mais le pire c’est qu’il faille consumer l’allumette pour communiquer aux autres la flamme ! Ce que j’ai osé, je l’ai voulu, ce que j’ai voulu, je le ferai ! Ils me croient fou – Starbuck le croit. Mais je suis satanique, je suis la folie elle-même déchaînée ! Cette folie furieuse qui n’a de lucidité que pour se comprendre elle-même ! La prophétie veut que je sois déchiqueté, eh… oui ! J’ai perdu cette jambe. Je prédis à présent que je démembrerai qui m’a démembré. Sois maintenant et le prophète et l’exécuteur. C’est plus que vous ne fûtes jamais, Dieux Grands. Je me ris de vous et je vous conspue, vous les joueurs de cricket, les pugilistes, les Burke sourds et les Bendigoe aveugles ! Je ne dirai pas ce que disent les écoliers aux brutes : « Trouvez quelqu’un à votre taille, ne me rossez pas ! » Non, vous m’avez abattu et je me suis relevé, mais vous vous êtes enfuis et cachés. Sortez de derrière vos ballots de coton ! Je n’ai pas de fusil pour vous atteindre. Venez, Achab vous présente ses compliments, venez voir si vous pouvez me détourner. Me détourner ? Vous ne le pouvez sans dévier vous-mêmes ! C’est là que je vous tiens ! M’écarter de ma voie, quand la route qui mène à mon but immuable est faite de rails d’acier et que les roues de mon âme sont creusées pour la suivre. Au-dessus de l’abîme des gorges, à travers le cœur transpercé des montagnes, sous le lit des torrents, je me rue tout droit devant moi ! Ni obstacle ni tournant à ma voie ferrée !

Les ronchons de la raison. Éloge de l’humain ému.

Lorsque, très humblement, vous précisez vous intéresser à la philosophie, beaucoup (à vrai dire presque tous) vous envient de connaître les principes de la sagesse, en ajoutant (c’est à la mode) que les penseurs ou sages orientaux ont, c’est dommage, été beaucoup ignorés avant que des intellectuels ou journalistes de renom ne viennent aider à leur réhabilitation.

Puis, beaucoup (là encore, presque tous) rappellent que « Philosophie » signifie « étude ou amour de la sagesse » et vous envient (encore) de connaître les penseurs grecs, inventeurs de ladite philosophie. Vous êtes donc un « sage » …

Puis, quand le « philosophe » s’énerve, lance un mot un peu vif, dénigre, pleure, est triste, réagit mal, tous (sans exception ici, sauf les vrais philosophes) s’étonnent de cette dichotomie, de cette non-coïncidence entre la philosophie maîtrisėe entendue donc comme sagesse et recherche de la rationalité et ce comportement non idoine, inadéquat au regard du couple conceptuel idéal initié par les grecs (raison et sagesse)

Le philosophe étant un sage devrait ainsi le rester toujours, sa connaissance philosophique devant configurer son cerveau et ses actes. Et la sagesse acquise par la philosophie s’incruste dans le corps du “philosophe”…

Rien n’est plus énervant (…) que cette conviction assez primaire qui ignore ce qu’est la philosophie. Rien n’est plus crispant que celui ou celle qui vous dit :”mais à quoi servent tes lectures philosophiques ? ”

C’est, d’abord, en effet, confondre philosophie et sagesse, puis philosophie et pensée grecque, philosophie et développement personnel, et, enfin, philosophie et raison.

Bref, une définition scolaire de la philosophie à l’attention des lecteurs de bords de piscines débordantes…

Or, nul n’ose le dire ouvertement, de peur de subir la critique, que « la raison » à laquelle les grecs (nos amis dans leur majorité) nous convient de manière récurrente, n’aide pas toujours à rassembler nos forces. Au contraire souvent et nécessairement, elle provoque le désarroi devant l’impuissance à la trouver, confortant l’impuissance dans la prétendue sortie nécessaire du sentiment (ou du romantica).

Et ce alors qu’il s’agit aussi d’une force vitale humaine, ce sentiment qui passe par l’exacerbation d’une émotion éclatée, assumée dans un langage explosif.

Elle aide les humains qui ne peuvent s’entendre dire constamment que la raison doit l’emporter. L’homme doit sûrement chercher à devenir “l’être de raison”. Mais c’est aussi un jongleur du sentiment qui peut louper une exhibition, sans que la raison ne l’aide à rétablir une passe. Laquelle, jonglerie merveilleuse avec l’air du monde, peut devenir, y compris dans la tristesse ponctuelle, un atout pour rester un humain et revenir non pas nécessairement à la raison, mais, plus simplement à la joie.

Puis, la philosophie ne peut se résumer à une technique ou à la sagesse. Il ne peut s’agir que d’une tentative de compréhension (non scientifique et conceptuelle) du monde, de ses ressorts, des idées qui peuvent, même fausses, le gouverner.

Donc, pour revenir à notre propos initial, la philosophie ne peut se limiter à un apprentissage, une recherche de la sagesse et un objectif (la raison).

Ce type de définition ne peut concerner que la pensée grecque, au demeurant post-socratique. Le philosophe peut parfaitement ne pas être un sage. Sauf (et c’est ici que se trouve le point nodal) si la maîtrise des concepts, alliée à une volonté de synthèse, bref la connaissance se transforme en génératrice de sagesse. À vrai dire de vérité, si l’on ose dire…

Il faut, au surplus, au risque de la répétition, les penseurs grecs ne nous aident pas toujours, carrés et donneur de leçons du raisonnable, lequel n’est pas nécessairement jouissif.

Ainsi, dans le livre IV de la République de Platon, Socrate établit une distinction dans l’âme humaine qui posséderait trois parties : le « principe désirant », (appétit, le désir), l’« ardeur morale », ou thymos (colère, le courage, irascibilité) et enfin le « principe rationnel » ( pensée, accès au divin).

L’émotion, elle, attachée donc au « thymotique », aux humeurs, au cœur, situées entre le bas-ventre et la tête, doit absolument être « maitrisée » par le principe de raison (« le principe rationnel doit commander et les principes dirigés n’entrent pas en conflit avec lui ».

Cette triple distinction, selon certains, sont en réalité celle entre le ça, le moi et le surmoi proposé par Sigmund Freud.

Aucune émotion, et statufiés…

Or c’est tant la connaissance du monde que la capacité émotive qui sauvent les humains.

Et peu d’humains peuvent suivre Épictète (v. 50-v. 125), lequel nous intime l’ordre de dominer nos passions en distinguant ce qui “dépend de nous » (nos « représentations ») et « ce qui ne dépend pas de nous » (les événements). Les armes du stoicisme.

Ainsi, devant un danger, de mort, j’ai peur. Or, stoïque, je dois me dire que la mort n’est pas si terrible, qu’elle n’est qu’un retour à la matière ; et qu’il ne dépend pas de moi que ce qui va éventuellement me faire mourir. Je suis devenu un héros. Même pas peur! Et ce avec la « bonne » représentation de la mort , “compréhensive” disent les stoïciens. Prêt à mourir, sans peur. Epictète, dans cette froide et prétendue utile rationalité la pousse assez loin.

Il dit : « Ton enfant est mort ? Il a été rendu. Ta femme est morte ? Elle a été rendue » (Manuel). Le deuil est ainsi rejetė puisque nous n’avons aucune prise sur la vie et la mort de nos proches,

Rendus, comme des objets prêtés…

Ces stoïciens pourtant admirés (y compris par moi),impassibles devant tout (destin, amor fati) nous transforment, loin de l’humain dans une mécanique qui oublie notre chair, notre sang…

Ils font des hommes des pierres sans sentiment qui tombent ou s’effritent…

Difficile de combattre le stoïcisme. Mais difficile de l’aimer quand on jouit du sentiment ou même dune jolie émotion…Celle de l’amour, par exemple. Qui nous ramène toujours à l’humain dont la faiblesse est aussi la force, la belle force du sentiment.

En réalité, c’est Kant qui a raison lorsqu’il propose les quatre questions qui couvrent le champ de la philosophie : Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ?

Et celui qui connaît quelques réponses documentées à ces questions peut, parfaitement ne pas être un sage. Et, pourtant, un vrai philosophe (cf supra, sur la définition dépassée de la philosophie).

Étant, au surplus observé que lorsqu’il s’agit de la première des réactions humaines constituée toujours par une émotion, elle n’intéresse la philosophie traditionnelle (grecque) que pour, encore, la détruire par la Raison.

Donc la philosophie, telle que la comprennent beaucoup n’aident pas beaucoup celui qui peut attendre du concept philosophique un accompagnent de l’émotion. Trop facile cette soumission à la raison, laquelle peut, au demeurant, si l’on lit entre les lignes de Damasio, être aussi une émotion…

Dès lors, la définition kantienne de la philosophie, post-inaugurale, après les grecs, peut, elle, nous aider, en comprenant le Monde et l’une de ses parties (nous). Et l’impassibilité du sage rationnel peut être ennuyeuse, non humaine à vrai dire…

La philosophie, entendue comme la sagesse grecque peut donc être une imposture, fondant les ouvertures de cabinet de développement personnel, qui, prétendant faire appel aux sages philosophes façonnent l’entourloupette dans la relation au « patient » que serait le chercheur de raison…

La philosophie, dans sa compréhension du monde, qui englobe aussi l’étude de la raison dominante est la seule qui vaille.

Il faut donc tenter de ne pas être trop « chic » en convoquant constamment la philosophie grecque, et le rationalisme stoïque, en les réduisant rapidement à la philosophie.

Il vaut quelquefois mieux « connaître » que dompter l’émotion par la raison. Et être ému, ce qui peut- être assez ancré dans une jouissance de l’humanité.

C’est ce que nous pouvons aimer, sentir notre spécificité humaine : la submersion jouissive dans l’émotion

Comme le disait, Spinoza, il faut juste savoir qu’on n’est pas libre pour jouir de sa liberté.

Long PS. Pascal, Pensées (encore). Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison ; cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent.

Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours […]. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies – et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire ; plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte, toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.”

_Pascal, Pensées

Presque une imposture

C’est à l’arrêt, devant un feu rouge trop long qu’on m’a posé la question de savoir où trouver un résumé clair et fécond de la pensée de Spinoza.

La questionneuse (une vraie curieuse) me demande si le texte qu’elle vient de lire dans l’encyclopédie Universalis, signé par Robert Misrahi, est suffisant pour une première appréhension de la pensée du philosophe qui a inventé la modernité.

Je m’énerve un peu, pas trop (c’est fatigant) et lui réponds que je n’arrive toujours pas à comprendre comment ce Misrahi, certainement intelligent, lettré, cultivé, interessant (je ne plaisante pas ) a pu se voir confier, au lieu et place de Henri Atlan, un exposé sur la pensées de Spinoza.

On me demande pourquoi et je réponds immédiatement que je ne vois pas comment un sartrien (JP Sartre) notoire peut comprendre, en tous cas entrer dans la pensée de Spinoza à l’opposé du sujet existentiel sartrien. Mieux encore, son antinomie.

Je suis retourné voir le texte de Misrahi qui m’avait déjà choqué il y a quelques années lorsque j’ai décidé de me consacrer sérieusement à l’étude du Maitre;

Je colle ici un extrait :

Lisez, c’est presque Sartre, de la psychologie de très bas étage. De la transformation d’une structure en sujet, pour faire court.

Dommage, Misrahi  n’est pas un homme vain. Mais infesté par l’existentialisme, il détruit ses vertèbres..

Lisez.

Dans un prochain billet, j’écrirai, très sérieusement, à quel point cette vision du sujet joyeux inc-vent”é par Misrahi dans la pensée de Spinoza est une erreur, à la limite de l’imposture.

“L’homme libre et la joie

Souvenons-nous d’abord de la nature de la servitude : elle ne consiste pas dans la causalité stricte qui lie les idées aux idées et les événements matériels (ou corporels) aux événements matériels. Le déterminisme de la nature (si fortement affirmé par Spinoza) n’est jamais posé comme servitude : celle-ci n’est au contraire que l’ignorance des déterminismes et la soumission à des déterminations externes.

Il n’y aura donc pas contradiction entre déterminisme et liberté si celle-ci est définie non pas comme l’absence de cause et comme l’inintelligible libre arbitre, mais comme la connaissance réflexive de l’affect qui, dissolvant les images et les faux biens, transforme l’affect passif (hétéronome et aveugle) en affect actif (autonome et éclairé). La libération n’est pas la suppression du désir, mais sa transmutation par la réflexion : or cette réflexion sur le désir est toujours possible puisque l’affect est précisément l’idée d’une affection du corps, et que nous sommes toujours conscients de nos idées. Quand nous sommes « inconscients » (l’appétit remplaçant le désir), c’est que nous n’avons que des idées confuses et tronquées sur nous-mêmes et le monde où nous agissons.

Par la connaissance réflexive de la nature et de nous-mêmes, nous pouvons donc transformer le désir passif en désir actif, passant de la dépendance par rapport aux causes externes à l’autonomie qui nous réalise selon notre propre désir et notre propre causalité. Le pouvoir de l’individu se déploie alors effectivement ; son essence singulière se réalise alors authentiquement dans la joie et l’indépendance.

La liberté n’est donc pas la fuite hors de la nature ni la négation du corps, mais bien au contraire la réalisation, dans cette nature et selon ses lois, des puissances conjointes du corps et de l’esprit. Le spinozisme est le contraire d’un ascétisme. Libéré des valeurs transcendantes et objectives, libéré de la peur de la mort et de l’angoisse métaphysique (puisqu’un seul monde est donné, qui est le nôtre), l’homme devient effectivement ce qu’il désire être, et déployant son pouvoir, il accède à la joie.

Ce pouvoir, il est clair qu’il dépend de la connaissance adéquate (réflexive et totalisatrice), puisqu’elle seule peut rendre le désir à lui-même et l’homme à sa causalité immanente. C’est pourquoi la connaissance du troisième genre (qui est la philosophie même) sera la plus haute « vertu «  : la vertu, c’est-à-dire la perfection, n’est rien d’autre pour Spinoza que la réalité. Puissance, réalité, perfection sont identiques. Or seule la connaissance peut conduire le désir à sa plus haute réalité et à sa plus haute perfection. Seule elle est capable de définir, pour chacun, l’« utile propre », c’est-à-dire un bien qui soit à la fois spécifique et réel : seule, par conséquent, elle peut mener le désir à la plus haute joie, qui est de puissance, d’indépendance et de sérénité. La liberté n’est rien d’autre.

On le voit, elle est fondée sur la réflexion, seule capable de réaliser authentiquement le désir par la cohérence des buts finaux et des moyens termes. Et cette liberté réflexive, inséparable d’un authentique pouvoir, a pour contenu la joie même.

C’est pourquoi il n’y a pas de différence entre liberté et béatitude. La liberté comme joie et perfection souveraine est béatitude parce que, ainsi que le recherchait le Traité de la réforme de l’entendement, elle est permanente et continue. La béatitude est donc, comme liberté et joie, le salut même : c’est la plus haute perfection, la plus haute joie et la plus solide des réalités. C’est pourquoi elle est le plus haut contentement de l’esprit et du désir : l’acquiescientia in se ipso, à la fois satisfaction de soi, accord avec soi-même et le monde, et repos actif en soi-même.

Cette joie et cette liberté découlent, on l’a vu, de la connaissance du troisième genre, c’est-à-dire d’une « science intuitive » et rationnelle qui est la philosophie même. Elles découlent donc de la connaissance de l’unité de la Nature, ou Dieu. Comme elle est une joie, on peut la considérer comme un amour : l’amour n’est rien d’autre que la joie accompagnée de l’idée de sa cause. Le suprême pouvoir et la suprême vertu conduisent à l’« amour intellectuel de Dieu «  : relation réflexive au tout de l’Être, qui confère joie et satisfaction, indépendance et liberté.

Par-là, la conscience accède à une certaine espèce d’éternité : non pas l’immortalité empirique et imaginative (il n’y a pas d’âme), mais une manière d’être et de vivre selon la vérité des déterminations essentielles, détachée des contingences empiriques liées au temps ordinaire. Certes, cette « éternité » appartient à l’esprit par essence et par nature. Cependant, puisqu’au terme du long itinéraire que constitue L’Éthique la conscience accède à une joie et à une permanence qu’elle n’avait jamais éprouvées, tout se passe comme si « l’esprit commençait seulement à être » (Éth., V, 31, sc.) et commençait seulement à comprendre les choses sous l’aspect de l’éternité.

Il s’agit en fait d’une « seconde naissance » (comme le disait déjà le Court Traité) : cet amour intellectuel de Dieu, quoique éternel, « a toutes les perfections de l’Amour, comme s’il avait pris naissance » (Éth., V, 33, sc.).

Il s’agit (puisque Dieu, Nature, Vérité sont identiques) d’une naissance à soi, d’une entrée dans la liberté et la joie, et non pas d’une entrée ou d’un voyage dans un autre monde. Le langage même de Spinoza oblige à faire cette précision : c’est que l’allusion aux valeurs mystiques est seulement destinée à suggérer que l’enjeu existentiel du spinozisme (joie, liberté, repos actif en soi-même) est aussi important que l’enjeu métaphysique des mystiques ; la béatitude éternelle n’a, en fait, qu’un sens recevable et c’est, croyons-nous, le sens spinoziste, purement immanent, mais suprêmement exigeant, totalement réflexif et totalement existentiel à la fois.

Donc, lisez, je reviens donc bientôt, étant précisé qu’il y a des bribes de Spinoza dans ce texte, mais mâtiné de psychologisme, on écrase, sous le sujet, la pensée du Maitre. 

Pascal, infini

On ne lasse pas de lire les pensées de Pascal et sa page tirée du fond d’une écriture presque divine sur l’homme dans l’infini.

Donc, on colle et on relit :

“Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.

Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? 

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible […].

Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti.

Puis la plus connue, en conclusion de ceux qui la précèdent.:

«88-. Quand je considère la petite durée de la vie, absorbée dans l’éternité précédente et suivante, le petit espace que je remplis, et même que je vois, abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ? Memoria hospitis unius diei praetereuntis (*).

«89-. Pourquoi ma connaissance est-elle bornée ? Ma taille ? Ma durée à cent ans plutôt qu’à mille ? Quelle raison a eue la nature de me la donner telle, et de choisir ce nombre plutôt qu’un autre, dans l’infinité desquels il n’y a pas plus de raison de choisir l’un que l’autre, rien ne tentant plus que l’autre ?

90-. Combien de royaumes nous ignorent !

91-. Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie»

Pascal, Pensées.

Trois mousquetaires sous le crâne.

Paul MacLean est un neurobiologiste américain.

En 1969, il a exposé la structure du cerveau humain, la réaction des humains aux diverses situations.

Et les 3 cerveaux qui déterminent le processus de conviction et des réactions.

1. le cerveau reptilien

C’est le plus ancien de nos cerveaux et aussi celui que nous partageons avec les animaux. Il gère tout. Tous nos désirs et se déclenche sans cesse et nous rend impulsif, ne réfléchit pas et se cale dans le présent. C’est le premier cerveau à se déclencher quand nous sommes confrontés à quelque chose de nouveau. Par exemple, si vous essayez de convaincre ou de persuader quelqu’un , c’est d’abord son cerveau reptilien qui réagira. Il fuit (on verra… ) , attaque (pas OK, nul !) , ou paralyse (le OK, Ok… ).

2. le cerveau limbique

C’est le cerveau des ÉMOTIONS et des jugements de valeur. Possible, pas possible ? Il est créatif et accompagne, dans sa plasticité le positif, la bonne réaction, .

3. le néocortex

C’est le cerveau évolué, spécifique aux humains. RÉFLEXION, raisonnement, logique et de la mise en mouvement. C’est avec ce cerveau que NOUS décidons de nos actions (vacances, inaction dépense) Avec ses deux hémisphères cérébraux, c’est celui qui prend le plus de place. Il est à l’origine du langage et de l’imagination. Il peut analyser, faire des comparaisons et maîtriser les notions de distance et de temps (passé, présent, futur). Il a des capacités d’apprentissage infinies et évolue sans cesse.

Alors ? Grâce à cette découverte des trois cerveaux de McLean, nous pouvons enfin comprendre pourquoi, lorsque nous nous acharnons à vouloir faire raisonner et à mettre en mouvement nos interlocuteurs, nous n’y arrivons pas. C’est impossible si nous ne les avons pas rassurés (cerveau reptilien) et touchés (cerveau limbique) avec des émotions positives avant. décision tout seul ! Grâce à cette théorie et les derniers travaux des neurosciences, nous savons comment agir.

Mais n’y arrivons jamais parfaitement.

Vous savez pourquoi ?

Parce que les trois cerveaux nous noient dans leur gélatine.

Il faut, je le crois, fabriquer, pour mieux vivre un quatrième cerveau :

Celui qui repose les cerveaux.

Mais les trois autres qui veulent exister se rebelleraient. Tous contre un.

Le repos est un ennemi du cerveau.

Dommage.

Un demi !

Rien ne vaut un bonne bière friche. Et l’on constate, aux terrasses de café qu’il s’agit (à par l’idiot cocktail Pritz à la mode et mauvais) qu’il s’agit de la boisson la plus consommée.

Je n’hésite donc pas à coller ci-)dessous un article de mon “Flipboard” qui m’a assez enchanté, ma consommation de cette boisson étant presque quotidienne.

“Les 6 bonnes raisons de boire de la bière selon la science !

 

De nombreuses études ont prouvé que la bière, à l’instar du vin, pouvait avoir des effets bénéfiques sur la santé, à condition d’une consommation modérée. Voici notre top 6 des effets positifs de la bière sur la santé selon la science. 

Boire de la bière, c’est bien. Mais que ça soit validé par la science, c’est mieux ! Non, vous ne rêvez pas, boire de la bière, d’après la science, c’est bon pour la santé. On savait déjà que boire un verre de vin rouge par jour était bon pour le coeur, mais on imaginait pas tous les effets bénéfiques de la bière sur la santé. Voici le top 6 des meilleures raisons de boire de la bière cet été, selon la science ! 

1. Les os 

Ne culpabilisez plus, après le boulot, pendant une partie de pétanque ou même en vous prélassant à la plage, vous pouvez boire une bière, c’est bon pour votre santé. À commencer par vos os ! La bière contient une importante quantité de silicium, qui permet le développement des tissus osseux. Grâce à une consommation modérée, la bière va donc prévenir l’ostéoporose. En 2009, une étude a démontré que les personnes s’autorisant un à deux verres de bière par jour avaient une densité osseuse plus élevée que les autres.

2. Le coeur  

Une petite mousse, à l’instar du vin rouge, c’est aussi bon pour le coeur. De très nombreuses études montrent l’importance de la consommation quotidienne de bière afin de prévenir des maladies cardio-vasculaires. Les chiffres sont impressionnants, puisqu’il s’agit d’une réduction de 20 à 40% des risques de subir une crise cardiaque. La bière contient également du “bon cholestérol” le HDL, qui va aider à prévenir l’obstruction des artères. 

3. Les reins 

En plus des os et du coeur, la bière serait également bénéfique pour les reins. Eh oui, on savait déjà que l’eau est importante pour permettre aux reins de bien fonctionner et que la bière est composée à 95% d’eau (en moyenne). Mais c’est grâce au houblon de la boisson que l’on va empêcher la formation des calculs rénaux. Pour les consommateurs réguliers, le risque de développer des calculs peut chuter de près de 40%.

4. Le cerveau 

Bien que pour certains, une bonne consommation de bière ne vous rend pas plus intelligents, cette dernière a tout de même des effets bénéfiques sur le cerveau. Oui, oui, sur le cerveau. D’après une étude, la bière réduirait les propensions à développer la maladie d’Alzheimer et les autres maladies neurodégénératives

5. Diabète et AVC.  

Diabète et AVC, vous pouvez lutter contre ces deux fléaux avec de la bière. En effet la bière va contribuer à augmenter votre sensibilité à l’insuline, ce qui aider à vous protéger du diabète. La bière va également diminuer les risques de formations de caillots sanguins.Ces derniers ne vont donc pas obstruer les flux sanguins vers le coeur et le cerveau, ce qui aidera grandement à réduire les risques d’AVC (accident cardio-vasculaire).

 
6. Les vitamines 

Enfin, si vous en doutiez, la bière, c’est plein de vitamines. Les consommateurs réguliers de bière ont un taux de vitamines B6 30% plus élevé que la moyenne, et une petite mousse contient également de la vitamine B12 et B9

 
 

Le corps et le monde

 

 

Conversation téléphonique avec une personne curieuse et honnête (de celles, simples et rares qui ne connaissent pas la fourberie, ou la trahison).

Conversation autour de la sensibilité. Il s’agissait, pour ce qui me concerne, de la sensibilité concrète, émotive, émotionnelle, du côté du sentiment, de la plénitude des instants. Des gens de cœur, des gens « sensibles », pour faire court. Rien ne vaut la sensibilité disais-je, elle empêche, par un cœur qui se transporte dans l’espace et les autres, la vilénie et le blues. Une sensibilité joyeuse contre la sensibilité génératrice du désespoir et du spleen. Accompagnatrice des moments grandement perçus et vécus, qui s’ordonnaient en cercle autour d’un sens et générait joie ou tristesse. En tous cas une émotion. Donc pas la sensiblerie, mais la sensibilité presque romanesque.

Et rien à voir avec un concept philosophique. J’attendais donc une conversation enjouée sur « le cœur » et ceux qui le possédaient.

Mais voilà que je suis rattrapé par une réputation de petit connaisseur de la philosophie et l’interlocuteur me pose la question de la sensibilité chez Kant. En insistant sur le fait que chaque fois qu’il lit un texte où il est question de ce philosophe, l’on tombe toujours sur le terme de « sensible », opposé, me dit-il à « il-ne-sait-pas ».

Il me demande si je peux expliquer.

Je m’énerve un peu, précise à nouveau que je n’étais pas dans le concept mais dans le sens (la sensibilité du sens). Et le coeur, au sens du sentiment.

L’interlocuteur insiste.

Je tente donc, un peu excédé, d’expliquer. Du moins, je fais appel à mes souvenirs sur la distinction entre le monde perçu et le monde tel qu’il est vraiment ( en soi).

Et je me souviens de la citation de base du kantisme selon laquelle « il existe deux mondes : notre corpset le monde extérieur ».

Je sors donc la base explicative d’une simplicité scolaire :

Notre sensibilité qui est notre pouvoir (inné et non conceptualisé) de percevoir un monde s’oppose à la connaissanclaquelle est conceptuelle (ou intuitive).

Notre sensibilité fait apparaitre le monde et ses choses dans l’espace et le temps et notre connaissance conceptualise les choses.

D’un côté, une apparition, de l’autre, une construction.

Dès lors qu’est donc la chose ? dis-je, comme un professeur socratique au téléphone (je me laisse donc, idiotement entrainer dans le petit cours). Simple : celle qui existe « en soi », le réel tel qu’il est lui-même, radicalement indépendant de l’idée qu’on peut en avoir, de la connaissance intuitive et sensible. La « chose en soi ».

Ces choses « en soi » ne sont pas perceptibles et sont hors de la connaissance première.

“Il existe donc deux mondes : le monde sensible perçu par notre corpset le monde tel qu’il est en lui-même.” (Kant)

J’entends un long silence au bout du fil.

Je questionne : pas clair ?

On me répond : tout ceci pour dire la différence entre la vision du carré et ses propriétés géométriques ?

Et c’est là que je me surprends à répondre : Absolument pas : la différence entre la caresse d’un bras et l’idée de l’amour.

Je ne sais ce qui m’a pris, tant la comparaison est idiote, même si elle est un peu kantienne.

L’interlocuteur me répond :

 – Ah, je comprends, je vais, de ce pas caresser le bras de ma femme, et si elle a l’idée de l’amour, nous le ferons.

Nous avons ri. C’était sympa. Il en faut peu pour retourner un instant.

 

23 euros pour mendier

Je colle ci-dessous une nouvelle dont le commentaire est inutile. Sauf pour dire que la Suède, depuis quelques années, y compris sur son antisémitisme, est sur la voie de la disjonction…

Depuis le 1er août, les mendiants de la ville d’Eskilstuna, non loin de Stockholm, doivent acheter un permis pour être autorisés à faire la manche.

C’est une mesure qui fait parler d’elle en Suède comme à l’étranger. À Eskilstuna, une ville de 100.000 habitants à l’ouest de Stockholm, un permis tout à fait nouveau est expérimenté depuis le 1er août 2019: celui de faire la manche. Facturé 250 couronnes, soit environ 23 euros, et valable trois mois, il est désormais nécessaire pour avoir le droit de mendier dans les rues de la ville.”

(Le Figaro.fr. 08/08/2019)

Doisneau, le baiser non volé.

Tout le monde s’est extasié devant cette magnifique “photo de rue”, intitulée Baiser de l’hôtel de ville, prise en 1950 par Doisneau. Et tout le monde sait depuis longtemps qu’il s’agissait d’une mise en scène.

Beau couple, amour, passion, Paris. Photo mythique, collée par milliers dans les chambres d’étudiants.

On connait donc l’histoire de cette photo censée avoir prise dans la spontanéité : une commande du magazine Life, mise en scène avec des étudiants en théâtre au cours Simon, que Doisneau a vu s’embrasser à une terrasse de café et à qui il a demandé de refaire le même baiser debout au, milieu de la place de l’Hôtel de Ville.

On sait aussi que la jeune femme s’appelle Françoise Bornet, laquelle a intenté un procès à Doisneau pour encaisser des droits d’auteur. Elle a perdu ce procès parce que pas identifiable. Doisneau a aussi perdu moralement, certains considérant qu’il s’agissait donc d’une filouterie.

L’on connaît ma passion pour les photos dites “de rue”. Mais, ici, je ne donnerai pas mon avis et laisse le lecteur le deviner.

Je colle néanmoins ci-dessous, une “vraie” photos d’un vrai baiser de rue. Madrid.

Assombrie à outrance, pour ne pas risqué le procès : non identifiables. Ils sont très beaux.

Savoir du savoir

Le « je sais que je ne sais rien », la citation la plus connue de Socrate est assez exaspérante, puisqu’aussi bien, il y des choses que je sais, que nous savons.

C’est ce que j’ai dit hier à une personne qui avait osé la sortir cette citation (il s’agit aussi, évidemment d’une chanson de Jean Gabin), sans ajouter, pour ne pas la vexer, que beaucoup la sortent de leur besace pour, sous couvert du sésame que représente le nom même de Socrate, mettre sous le boisseau et camoufler leur vraie ignorance…

Pour faire bonne figure, ou plutôt bonne parole et ne pas rester dans la simple exaspération, j’ai ajouté que s’il s’agissait de rechercher la meilleure citation sur le savoir, autant prendre celle de Confucius, philosophe chinois que je n’aime pas du tout pour mille raisons, mais qui a peut-être dit une chose plus vraie lorsqu’il écrit que :

« Ce qu’on sait, savoir qu’on le sait ; ce que l’on ne sait pas, savoir qu’on ne le sait pas. Voilà le vrai savoir ».

Il est vrai que beaucoup ne savent pas qu’ils ne savent pas, ce qui est radicalement plus juste que le “je ne sais rien”, un peu idiot…

J’avoue avoir été gêné par cette sortie tant le choix-de celle de Confucius est patent, malgré la pauvreté de cette pensée (je vais me faire assassiner par les sinologues, mais aucun ne m’a convaincu sur le dépassement par Confucius de la pensée (élitiste au demeurant) du sens commun…

Il faut savoir passer…

Du côté des anges

Nous étions très nombreux dans le petit appartement. Il regardait le corps emmailloté posé, très raide, sur le parquet vitrifié. Il n’en revenait pas.

Une femme que nous ne connaissions pas l’a pris par le bras et lui a posé la question de savoir s’il était bien le fils dont elle avait entendu parler et avant qu’il ne réponde lui a précisé, d’un ton ferme, qu’il lui revenait de travailler immédiatement au texte de l’oraison funèbre. En ajoutant qu’elle savait qu’il “était l’intellectuel de la famille “ et “qu’il avait intérêt à produire un texte inoubliable, eu égard à la foule, nombreuse et de qualité, qui sera là, demain au cimetière”.

Nous avons su, plus tard, qu’elle était l’amie d’une de ses cousines, qu’elle était sociologue et avait travaillé avec Jeanne Favret-Saada sur un bouquin sur « le Christianisme et ses juifs ». Elle aimait se trouver dans les familles juives séfarades, pendant la semaine de deuil. Ils se sont revus mais sont désormais, pour un seul motif, à vrai dire pour un seul mot mauvais qu’il a entendu, assez fâchés. Son intransigeance.

Il s’est donc attelé à la tâche, en s’isolant dans la chambre du fond. Il m’a appelé pour me dire que la chose n’était pas facile, non pas tant pour aligner les phrases, mais pour éviter le style et l’emphase pesante, la grandiloquence qui va, naturellement, de pair avec la mort en scène, qu’il devait, simplement raconter l’intelligence du père, sa gentillesse, son sens aigu de la tolérance, et inviter sur sa tombe ses philosophes préférés, rappeler son combat contre toutes les haines.

Il a donc écrit l’hommage et l’a soumis, à ses frères et sœurs, à sa mère.

Son texte était, je l’assure, admirable et tous dans la petite chambre, en l’entendant dans la bouche du frère ainé, pleuraient. Les mots étaient définitifs. Quelques phrases furent cependant remplacées, les quelques bribes de théorisation inévitable effacées, et ils tombèrent enfin d’accord, même si une discussion assez vive s’est instaurée sur le fait de savoir s’il fallait ajouter la passion du père pour les beignets au miel et celle, plus acceptable, pour les belles femmes.

Le stylo à la main, au milieu de tous, il acquiesçait, raturait, obéissait, rentrait les épaules, devenu automate par cette mort qui le plaquait dans le vide, ébranlé par l’inconcevable.

Lorsque quelques mois plus tard, je lui ai rappelé la scène, son hébétude, sa magnifique docilité, son acquiescement aux changements de certains mots, en m’étonnant que, pour une fois, son despotisme s’était assoupi, en le félicitant de cette belle sagesse, presque grecque, il m’a ri au nez. Il ne s’agissait, me dit-il, en s’esclaffant, que de donner l’illusion du travail collectif, indispensable à la cohésion familiale et aux palpitations des poitrines de ceux qui ne savaient écrire et se laissaient prendre par une embellie langagière. Il ment.

Les feuillets furent confiés à une sœur et ils revinrent dans le salon, là ou gisait le père.

Toujours le même vacarme, des voix très hautes, la sonnette de la porte d’entrée toujours en action, comme une vrille infernale qui vous transperce la peau. La foule venait, sortait, revenait, pleurait, criait, Nous ne pouvions nous asseoir. Les chaises, le canapé étaient occupés par les anciens, vieux amis, vieux cousins, vieux voisins. Il faisait chaud. Pas un seul brin d’air, à la limite de l’étouffement.

Il m’a invité à fumer une cigarette dans la cuisine, devant la fenêtre ouverte. Une cousine est venue nous rejoindre. Il lui a fait comprendre, pas très gentiment, qu’il n’était pas disposé à entrer dans la conversation qu’elle avait initiée sur la différence entre les rites de deuil tunisiens et marocains. Elle a compris. Les endeuillés sont toujours excusés et il en profitait.

Soudain, nous entendîmes des cris et nous nous sommes précipités vers le petit salon. Son frère ainé était assis dans un grand fauteuil et racontait une histoire drôle. Il tenait le calepin dans lequel il les note dans une main et mimait son récit par de grands gestes désordonnés. Tous étaient autour de lui. Les cris étaient des grands éclats de rire.

Un nouvel intrus fit son apparition, un homme à kippa noire. Il l’entreprit, lui aussi sur le deuil dans le judaïsme. Il devait connaitre son ignorance, flagrante en réalité dans son combat du jour avec les premiers kaddishs phonétiques. L’exposé sur les jours des morts était, en effet, complet, didactique. Il l’écoutait. Il n’avait jamais vu un mort.

Dans un instant crucial, le religieux, tout en caressant sa barbe, précisa que le Kaddish, la prière en honneur des morts que les endeuillés devaient réciter tous les jours pendant une année complète dans les synagogues, était écrite en langue araméenne, et non en hébreu.

J’ai sursauté, pensant à une plaisanterie lorsque je l’ai entendu, d’un ton docte et concentré, affirmer que le choix de cette langue n’était pas fortuit. En effet, les anges dont certains étaient malins et radicalement opposés à l’élévation des âmes qui ne le méritaient pas, ne comprenaient que l’hébreu. Employer l’araméen était ainsi une feinte, une ruse à l’œuvre dans tous les temples du monde, pour contourner la sévérité des anges.

Certains théologiens, peut-être un peu à la marge, ont pu me confirmer l’exactitude de l’affirmation même si une recherche rapide en ligne ne m’a pas permis de la retrouver, y compris dans les récits des déviations populaires de la pratique religieuse.

Près d’un père mort, étendu sur un parquet, dans une cuisine, un brave monsieur barbu dissertait sur des manigances et des spirales sémantiques contre de méchants anges devenus dragons infernaux, même pas polyglottes et qui n’aimaient pas les simples humains, y compris les croyants !

Il s’est précipité vers le frigo. Il avait soif. Le religieux, tout sourire, se planta devant lui, en croisant les bras, l’empêchant d’ouvrir la porte. Non, il devait être servi ! les endeuillés sont servis pendant les sept jours de deuil premier (la shiv’ah qui veut dire sept).

Il lui proposa un coca-cola « zéro », en ajoutant que cette boisson, dont il buvait des litres tous les jours, l’avait empêché de grossir. Il était pourtant assez enrobé mais je n’ai pas relevé. Il l’a servi, a redressé mécaniquement sa kippa et est reparti vers le salon.

Il revint sur les anges et me dit qu’il avait prêté le sien à une femme qui en profitait et qu’il ne savait si elle le lui rendrait un jour.

Son discours récurrent, presque sérieux sur les anges, je les connaissais. Quand je lui rappelais qu’il se disait pourfendeur de tous les dualismes métaphysiques et que s’aventurer dans de tels univers éthérés, quelquefois sans le moindre recul, pouvait sembler suspect, et même assez malhonnête, il me répondait toujours que ” je ferais bien de mieux regarder les étoiles”. On pardonne à un vrai ami l’esbroufe et je laissais dire.

Et puis l’immixtion des sens, du désir, dans le champ même du mysticisme est un jeu nécessaire pour le prétendu rationaliste. Jeu de l’enfance contre l’aridité des grands, drapés dans le sérieux. “Le ciel et les nuages n’appartiennent pas à la foi ! ” C’est ce qu’il clame, après avoir bu un verre d’eau de vie de figues .

Toujours la foule, cette fois plus silencieuse puisqu’un homme avait cru devoir raconter, pour l’interpréter de manière assez pauvre, sans intérêt me suis-je dit, en tous cas sans un verbe accrocheur ni le moindre appui conceptuel, je ne sais plus quel épisode biblique.

L’assemblée écoutait attentivement et a même applaudi lorsque, fier de lui, il a précisé qu’il avait terminé et que le mort ne l’avait cependant pas entendu, puisqu’en effet, il se trouvait dans une contrée entre ciel et terre, dans son élévation, que dans cet “entre-deux”, les morts ne pouvaient que tenter, aidé par les kaddishs, à faire élever leurs âmes, sans pouvoir écouter ceux d’en-bas dont les mots araméens, comme des rayons horizontaux, des glaives impérieux, le soutenaient, pour aller encore plus haut.

Le ciel était bleu et un pigeon s’est posé sur la rambarde du balcon.

Nous avons commencé une prière.

Le kaddish en transcription phonétique figure sur les petits opuscules publicitaires offerts par les maisons de pompes funèbres qui, évidemment, trainent sur les tables de la maison d’un mort.

Il a donc encore récité le kaddish, en phonétique. C’était son troisième. Il m’a dit plus tard qu’il avait dû torturer le texte.

Il était vraiment fatigué et l’enterrement proche le terrifiait. Il ne cessait de répéter que “tout ceci était injuste”.

Il faut qu’il récupère son ange. Il faut qu’il revienne et l’empêcher de dire ces balivernes. Il n’a peut-être pas tort. Injuste. Oui, des anges. Vite.

Hėtéronymie, Pessoa.

On dit de Fernando Pessoa qu’il a concentré dans son œuvre, avant tous, les « problématiques du XX e siècle” qui seraient, selon des analystes rapides et répétiteurs, beaucoup sartriens, le moi, la conscience et la solitude; que tous ses écrits les “affrontent”.

Et il le fait grace à ses auteurs fictifs, inventeur donc, en, littérature, de l’hétéronymie, des hétéronymes.

On le laisse expliquer lui-même :

Enfant, j’ai eu tendance à créer autour de moi un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’ont jamais existé. (Bien entendu, je ne sais si réellement ils n’ont pas existé ou si c’est moi qui n’existe pas. En ces choses, comme en tout, il faut se garder d’être dogmatique). Depuis que je me connais comme étant ce que j’appelle moi, je me souviens d’avoir défini dans mon esprit l’aspect, les gestes, le caractère et l’histoire de plusieurs personnages irréels, qui étaient pour moi aussi visibles et m’appartenaient autant que les objets de ce que nous appelons, peut-être abusivement, la vie réelle. Cette tendance […] m’a toujours suivi, modifiant quelque peu le genre de musique dont elle me charme, mais jamais sa façon de charmer. […] Un jour […] –c’était le 8 mars 1914 – je m’approchai d’une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaître d’autres comme celui-là. Je débutai par un titre : O Guardador de Rebanhos (Le gardien de troupeaux). Et ce qui suivit ce fut l’apparition en moi de quelqu’un, à qui j’ai tout de suite donné le nom d’Alberto Caeiro. Excusez l’absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi. J’en eus immédiatement la sensation. À tel point que, une fois écrits ces trente et quelques poèmes, je pris une autre feuille et j’écrivis, d’affilée également, les six poèmes que constituent la Chuva Oblíqua (Pluie oblique) de Fernando Pessoa. Immédiatement et en entier… Ce fut le retour de Fernando Pessoa – Alberto Caeiro à Fernando Pessoa lui seul. Ou mieux ce fut la réaction de Fernando Pessoa contre son inexistence en tant qu’ Alberto Caeiro.
Alberto Caeiro ainsi apparu, je me mis en devoir – instinctivement et subconsciemment – de lui donner des disciples. J’arrachai à son faux paganisme Ricardo Reis latent, je lui trouvai un nom que j’ajustai à sa mesure, car alors je le voyais déjà. Et soudain, dérivant en sens contraire à Ricardo Reis, un nouvel individu surgit impétueusement. D’un jet, et à la machine à écrire, sans interruption ni correction, jaillit l’Ode triunfal (Ode triomphale) d’Álvaro de Campos – l’Ode qui porte ce titre et l’homme avec le nom qu’il a…

(Lettre de Fernando Pessoa à Adolfo Casais Monteiro, du 13 janvier 1935, dans Pessoa en personne, Lettres et documents, Paris, La Différence, 1986, p. 300-303.

Hétéronymes, auteurs fictifs, inventés pour exprimer sa pensée…

On connaît les esbroufeurs qui produisent, laborieusement, une minuscule pensée, en l’attribuant d’abord à un grand auteur connu. Puis, si elle attire un membre d’une assemblée molle, sourit, et, fièrement, “avoue” qu’elle est de lui…

On connaît aussi les “wikipediens”, maîtres “es citations” et dotés d’une culture quantitative…

On connaît aussi les pseudonymes, utilisés soit par snobisme du genre, pour donner à lire, dans un écart, ou les sincères, comme Romain Gary qui avec Emile Ajar est allé plus loin que lui-même.

Les homonymes, en littérature, n’existent pas. Impossible. Question de droits d’auteur et de confusion vite abrogée par le plus rentable.

Alors les hétéronymes, comme les fictifs, de vrais auteurs inventés par Pessoa ?

Wiki en donne une mauvaise défintion en les asimilant presque à des pseudos :

“Pour Fernando Pessoa ce concept correspond à une personnalité différente de celle de l’écrivain orthonyme (c’est-à-dire Pessoa lui-même) à laquelle il crée une vie en soi en plus d’une œuvre. On recense plus de 70 hétéronymes possibles (recensés par Teresa Rita Lopes) dans l’œuvre de Pessoa, même si les trois principaux sont Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Álvaro de Campos ainsi qu’un « semi-hétéronyme », Bernardo Soares, l’auteur du Livre de l’intranquillité. Pessoa précise à propos des métamorphoses hétéronymiques : « Je ne change pas, je voyage » (seconde lettre à Casais Montero). WIKIPEDIA

C’est, pourtant exactement ici que la littérature naît, par cet éclatement de soi en un autre qui n’est pas une facette, mais un Autre. Lequel vient à faire douter de ce que nous sommes. Jusque dans le nom. (“Bien entendu, je ne sais si réellement ils n’ont pas existé ou si c’est moi qui n’existe pas”)

Non, non, pas une schizophrénie à l’œuvre, mais un dédoublement prolifique jusqu’à l’affrontement, non entre les personnages, mais entre des auteurs.

Âme errante », selon ses propres termes, c’est par l’écriture des autres lui-mêmes que Pessoa a voyagé de personne en personne, vivant de multiples vies par le biais de la construction de ce spectacle en lui et « hors de lui » : « Je dépose mon âme à l’extérieur de moi », dit le poète, qui s’était imposé comme devise de « tout sentir,
de toutes les manières ». Toutefois, il savait également qu’« il manque toujours une chose, un verre, une brise, une phrase, et plus on jouit de la vie et plus on l’invente, plus elle fait mal». (Passage des heures », traduction de « Passagem das Horas », dans Œuvres poétiques d’Álvaro de Campos, dans Œuvres complètes de Fernando Pessoa, t. IV, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1988.)

Pas inutile de repérer les principaux hétéronymes de F.P, avant de dire l’idée nodale.

Alberto Caeiro. « Maître » de Fernando Pessoa et d’Álvaro de Campos, il est mort tuberculeux comme le père de Pessoa. Il est né à Lisbonne mais a vécu toute sa brève existence dans un village de campagne dans la région du Ribatejo (au centre du Portugal), chez une grand-tante auprès de laquelle sa santé fragile l’avait contraint de se retirer. C’est à la campagne qu’il a écrit presque toute son œuvre, du Gardeur de troupeaux (O Guardador de rebanhos) au bref journal du Berger.
Homme solitaire et discret, farouche et contemplatif a passé ses jours loin de tout tapage, sans liens affectifs ni sentimentaux.

Álvaro de Campos. Il est né en Algarve, province du sud du Portugal, le 15 octobre 1890, et a reçu à Glasgow le diplôme d’ingénieur naval. Il a vécu à Lisbonne sans y exercer sa profession. Grand, les cheveux noirs et lisses, séparés par une raie sur le côté, toujours impeccable et un peu snob, portant monocle, Campos aura incarné la figure typique de l’avant-gardiste, à la fois bourgeois et anti-bourgeois, provocateur et raffiné, impulsif,névrotique et rongé par l’inquiétude.

F.P : « J’ai mis […] dans Álvaro de Campos toute l’émotion que je ne donne ni à moi-même, ni à la vie. » Campos fait siennes les douleurs que Pessoa éprouve réellement mais aussi les joies dont il rêvait.

Une vie qui flirte avec l’élégance, mais aussi sa vie, moderniste, dépressif par la suite. Il collabore avec discrétion et réserve à la revue Presença, représentative de la deuxième avant-garde portugaise (alimentée par l’introspection proustienne  en publiant ses grands poèmes de l’absence et du nihilisme : « Annotation » (1929), « Anniversaire »
Campos incarne, fondamentalement, la conscience de l’échec, le refus de l’illusion,

Álvaro de Campos est décédé à Lisbonne le 30 novembre 1935, le même jour et la même année que Pessoa. C’est le seul qui l’a accompagné jusqu’au bout.

Ricardo Reis Il est né à Porto le 19 septembre 1887 et a reçu une formation grecque et latine dans un collège de jésuites. Il est médecin, s’est volontairement exilé au Brésil, d’où il ne reviendra pas. Ricardo Reis est un poète matérialiste et néoclassique, ses choix étant marqués par le renoncement sentimental.

L’idéal de Reis est un temps immobile, un monde immobile, qui ne se détériore pas. Reis choisit de ne pas choisir, en se soumettant à la volonté des forces inconnues.

Bernardo Soares .Nous ne connaissons ni sa date de naissance ni celle de sa mort. Il a mené une vie très modeste, qui peut sembler le pâle reflet de celle de son créateur. Il est « aide-comptable » dans la ville de Lisbonne, dans une maison d’import-export de tissus. Il y a tout lieu de penser qu’un Pessoa sans raisonnement et sans affectivité, comme le caractérise son auteur, va se définir avant tout dans l’activité d’observation. Pessoa installe Bernardo Soares près d’une fenêtre afin qu’il regarde.
Son “Livre de l’intranquillité ou Livre de l’inquiétude, écrit entre 1913 et 1935, sous forme de pensées, de maximes, d’aphorismes, est un journal de ce qu’il a appelé « la maladie du mystère de la vie ».  Perception du regard et altération des données de l’expérience : et ce qui réside en dehors du moi et que le moi fait sien n’est autre que le monde extérieur qui se métamorphose en moi. Incapable de vivre la quotidienneté, le livre de Soares emprunte le ton humble et le chuchotement.

On conclut : les hétéronymes de Pessoa ont été fabriqués par un génie que Pessoa aurait pu d’ailleurs générer, nommer, faire jaillir par le Nom.

Encore une fois, il ne s’agit ni de pseudos, ni de personnages. Mais des Autres qui sont “soi et un autre” (loin de Lévinas et sa conceptualisation souvent inféconde et fumeuse) en étant intrinsèque et extrinséque au propre corps qui les “modèlent”.

C’est plus que le génie de la littérature.

C’est le génie tout court : celui qui va chercher là où il n’est censé n’y avoir rien.

Ménile

Une amie arménienne s’appelle Méline.

Elle m’a raconté le “phantasme sémantique” de sa prime enfance.

Tous en ont un.

Elle, c’était Ménilmontant.

Quand elle “remontait” , assez péniblement, cette rue parisienne en hauteur et en pente, pour rentrer chez elle après l’école (primaire), elle trouvait très gentil que le maire de Paris ait donné à la dite rue son prénom et son action.

Elle lisait “Mélinemontant“…

On en rit encore. Ce genre d’histoire est vital.

Dostoïevskien

Une amie (si l’on veut) férue d’auteures anglaises et tenant Jane Austen pour plus grande que Virginia Woolf m’a entrepris aujourd’hui sur la souffrance et la douleur. Thème assez récurrent chez ces écrivaines.

Souffrance et douleur. Celles que tous les humains subissent inexorablement, injuste, immorale, cruelle (ce sont ses mots) et qui ne devraient pas exister (toujours son affirmation), qui détruisent le sens de la vie. Injuste a- t-elle répété.

Elle a ajouté que personne n’y échappait, ne pouvait s’y soustraire, notamment dans la perte d’un être cher, dans un chagrin, dans un bouleversement sentimental.

Elle attendait mon acquiescement, persuadée de ma complicité dans ce credo presque christique, en tous cas exacerbé, proche de l’exagération à l’oeuvre dans l’affirmation. 

Elle a ajouté que, par ailleurs, dans mon ouvrage, désormais terminé, sur le « romantica », je devais sûrement avoir consacré un chapitre sur la souffrance romantique, confondant, comme tous ou beaucoup, mon romantica avec le romantisme…

Je lui ai répondu qu‘elle se trompait : d’abord la joie l’emportait sur la souffrance ou la douleur lorsqu’on dansait à une bonne place, avec les sentiments. Comme dans nos boums d’adolescent où on dansait avec une fille qui « serrait » (c’était le terme employé lorsque la fille, dans un slow ne s’éloignait pas trop de notre ventre. On souriait, joue presque collée à la « serreuse ». Le sentiment de la plénitude, corps contre corps gagnait contre toutes les souffrances d’adolescent (les premières, les primordiales pour la suite). Et qu’il n’y avait donc dans mon bouquin que ça. Et aucune description d’une souffrance, le sentiment, à l’inverse de ce qui se dit, étant trop intime pour se montrer sans ambages et la souffrance engendrée par l’on ne sait quoi étant balayée par la décence. On ne pouvait qu’être furieux, soit contre soi soit l’injustice. 

Mais il y avait plus, mieux à dire que ça

Il y avait à dire que la souffrance n’était pas “offerte” à tous…

C’est donc sidérée qu’elle m’a entendu dire que tous les humains n’étaient pas capables de souffrance ou de douleur. Qu’il fallait lire, sur le sujet, Dostoïevski. J’ai balbutié des mots de l’auteur dont je me souvenais vaguement la teneur, en lui promettant de lui donner la citation exacte tirée de l’immense « Crime et Châtiment ».

J’ai retrouvé et la donne à tous ici :

« la souffrance et la douleur sont toujours le corollaire d’une conscience large et d’un cœur profond »

Tous n’ont pas cette conscience. Tous n’ont pas ce cœur. Tout Dostoïevski dans cette phrase.

Je l’ai donc rappelée pour lui livrer la citation.

Elle m’a répondu qu’elle rêvait d’écraser sa conscience et de détruire son cœur.

Faudra que je boive un verre avec elle pour lui dire ce qu’était l’humanité : conscience et coeur. Justement. Juste du coeur et de la conscience.

Je l’appelle demain.

 

Debray, Valéry

Rien n’est plus facile, autour d’une table envahie par les commentateurs de service, teneurs inutiles de discours médiocres sur ce qu’ils n’ont pas lu, assez incultes, qui agitent leur verre de vin qui vient tâcher une chemise en lin, savamment froissée, que de critiquer Régis Debray.

Il me faut chaque fois le défendre et me retenir dans l’insulte directe et franche à l’endroit de ces esbroufeurs qui ne peuvent, dans leur inculture déjà dénoncée, que manier le propos de l’invective, organisée autour du creux d’une parole prévisible, tirée d’un automatisme du vide.

Je dois donc encore défendre Debray contre ces jaloux de l’écriture, ces clients de l’onomatopée, ces crieurs du néant.

Je dois le défendre Debray après avoir lu son dernier petit bouquin sur Paul Valéry, dans la belle petite collection « un Eté avec… ».

L’on y découvre ou redécouvre ce grand auteur et Debray, dans son écriture que les jaloux (je me répète) exècrent, faute de savoir écrire autre chose que des réclamations fiscales, est, ici, en très grande forme.

J’ai, comme le savent les lecteurs de mes billets, l’habitude de « copier/coller” des extraits.

Je l’aurais fait si j’avais sur ma tablette, le format numérique de l’ouvrage. Il n’existe pas encore. Et je ne vais pas passer ma soirée à taper des pages.

Je reviendrai, après une seconde lecture, sur Valéry après avoir relu (on prétend toujours “relire”) son « Cimetière marin ».

En l’état, je rappelle qu’il est né à Sète comme Brassens, lequel, justement dans son immense chanson que j’ai pu chanter, guitare sur une cuisse (« Supplique pour être enterré à la place de Sète), s’agenouille devant le maitre :

« Déférence gardée envers Paul Valéry
Moi l’humble troubadour sur lui je renchéris
Le bon maître me le pardonne
Et qu’au moins si ses vers valent mieux que les miens
Mon cimetière soit plus marin que le sien
Et n’en déplaise aux autochtones »

PS1. Je reviendrai donc, bientôt, sur Valéry. Je n’ai pas osé dire « non, ce n’est pas moi », en disant « sétois », la blague étant éculée, même si les bancs des écoliers n’abiment jamais les mots qui sortent des  cartables très usés.

PS2. Un “retour” ici, après une période de vide. Mais j’étais ailleurs, dans la terminaison du gros bouquin annoncé de manière récurrente dans ces billets (sur le romantica). Je l’ai terminé. Enfin…

 

 

impudeur et désolation de l’intimité

L’autre soir, devant une eau-de- vie de figues de premier choix (carte noire) une amie, écrivaine, ce qui est donc plus qu’un écrivant, a conseillé à un attablé d’écrire son moment présent assez inédit, presque époustouflant, improbable. Vantant sa plume qu’elle qualifiait de “force sidérale”; elle affirmait que “son temps” actuel, relaté dans son talent,  ferait un roman presque du siècle.

Je suis intervenu, un peu fâché par une telle proposition tant son ineptie était patente. En m’énervant un peu, juste pour éviter l’ennui de la plate conversation inutile et sans saveur.

On m’a demandé d’expliquer. Et certains ont même, wikipédiens de service, convoqué les grands écrivains, grandioses et ultimes dans leur journal intime ou leur correspondance dramatique à l’endroit d’eux-mêmes, prétendument donnée à lire à d’autres.

Je n’ai fait que sourire, sincèrement.

On s’est servi un deuxième verre, en s’interrogeant sue le marketing de l’étiquette noire.

Comment peut-on imaginer que la mise en scène dramatique de soi dans l’écriture puisse être une écriture ?

Lorsqu’elle s’installe dans son intimité, en se nichant dans soi-même, en instituant celui qui écrit comme sujet d’elle-même, l’écriture  devient rédactionnelle, primaire, inintéressante. Inutile, ennuyeuse. Désolante.

Elle ne peut trouver son existence qu’hors du soi intimiste que la pudeur interdit de donner à voir.

Le journal intime n’est pas publiable. L’on devrait, au surplus se l’interdire, tant la désuétude l’emporte sur le réel.

C’est hors du sujet prétendument libre, conscient et volontaire, dans la matière vraie ou surabondante, que l’écriture trouve sa place.

L’écrivant se raconte, l’écrivain raconte.

Comment ne peut-on pas comprendre, d’emblée, immédiatement,  une telle vérité ?

Faut-il en arriver au 4ème verre de boukha pour la comprendre ?

 

 

 

Carrément

Une amie, pas vraiment proche, qui a obtenu, je ne sais comment, l’adresse de mon site, m’a envoyé un email, avec l’ objet suivant : “CARRÉMENT ‘!

Puis son mot :

Ai lu ton carnet “traces” du billet précédent. Tu mens, c’est toi qui a écrit’. Pas carrément mėchant, toujours content. Le contraire de la chanson de Souchon. Tu devrais ajouter des personnages méchants. Le méchant est celui qui fait du mal en ayant conscience qu’il fait le mal, en le voulant. Toi, carrément pas méchant. Donc trop bleu, comme les photos qui entourent le texte. Lis les carnets souterrains de Dostoïevski et ajoute des “traces grises “.

Je n’ai rien compris. Et pourtant je connais la chanson de Souchon et Dostoïevski.

J’affirme que c’est vrai.

Je réfléchis et reviens demain.

Traces

Un ami très proche m’envoie un petit carnet. Une mémoire de faits insignifiants, prėtend-il. Il est question de jeunesse, de pères, de religion, d’aventures…

Il me donne l’autorisation de le publier ici. Il n’a pas d’espace en ligne. Je lu prête le mien. Il exige l’anonymat. Je lui prête aussi mon nom.

Un clic sur le lien-titre ci-dessous, format pdf.

Traces

Bonne lecture.

idiotie

Dans la série des expressions qui reviennent en boucle sur les ondes ou dans les petits textes, on avait déjà repéré le “vivre ensemble” et le très vieux “dans ce pays”…

Il en existe une autre qui apparait, de manière récurrente, un peu plus “intellectuelle”, puisqu’aussi bien à l’entendre, on s’y arrête et on tente de comprendre. Ce qui, dans le marketing du langage est une clef de la réussite idéologique.

“IDIOT UTILE”

Tous s’accordent, du moins dans le milieu adéquat, pour affirmer que l’expression viendrait de  Lénine. Mais il n’a jamais employé la locution, même si elle aurait pu tomber sur ses lèvres lorsqu’il évoque des imbéciles qui peuvent le servir ou servir la cause..

 Il écrit dans une lettre datée de 1922 adressée au commissaire soviétique des affaires étrangères, en mission,  à une Conférence internationale  à Gênes

« Henderson est aussi stupide que Kerensky, et pour cette raison il nous aide. […] 
En outre. C’est ultrasecret. Il nous convient que la Conférence de Gênes soit un fiasco, […] mais pas par notre faute, bien sûr. Réfléchissez-y bien avec Litvinov et Joffe et faites-moi une note. Bien sûr, cela ne doit pas être mentionné, même dans des documents secrets. Rendez-moi cette lettre et je la brûlerai. Nous obtiendrons un meilleur prêt en dehors des accords de Gênes, si nous ne sommes pas de ceux qui coulent Gênes. Nous devons mettre au point des manœuvres plus intelligentes pour que nous ne soyons pas de ceux-là. Par exemple, l’imbécile Henderson et Co. nous aidera beaucoup si nous les poussons intelligemment […]

Donc un imbécile (on ne dit pas encore “idiot”) qui peut aider…

Les soviétiques sont, décidément, les maitres de la propagande, pensée, structurée, sans cris ni salut léniniste.

En effet, on retrouve, dans l’histoire de ces “imbéciles qui servent”, de grands philosophes,  lorsqu’il s’agit de vanter le régime par des intellectuels reconnus, comme par exemple notre inégalé Jean-Paul Sartre, allié des communistes et du régime soviétique, là où l’on mangeait plus qu’à sa fin et ou la liberté était totale (“dans ce pays”).

Il est acquis que Sartre déclara à ses proches qu’il ne fallait pas dire la vérité sur l’URSS pour « ne pas désespérer Billancourt », les ouvriers français et communistes de la CGT.

Sartre était ainsi un “idiot utile” de l’URSS (sans jeu de mots avec son ouvrage pas si majeur sur Flaubert intitulé “l’idiot de la famille”), un imbécile utilisé par le régime, un “idiot utile donc, lorsqu’il clame ainsi  :

« La liberté de critique est totale en URSS […] Et le citoyen soviétique améliore sans cesse sa condition au sein d’une société en progression continuelle. ». Sartre, de retour d’URSS, Libération, 15 juillet 1954.

Gide, lui, de retour d’URSS, n’a pas pu être l’imbécile de service.

Aujourd’hui, l’expression découverte par les petits chroniqueurs de Marianne, de Libé, dans les sous-directions des partis ou mouvements politiques fait florès.

Elle est mystérieuse et assassine l’individu, sans le traiter directement d’imbécile, même s’il est idiot, mais pas tout court, ce qui “amortit” l’invective, l’insulte en vérité.

Lisez, vous trouverez.

On donne ci-dessous quelques exemples :

  • “Loiseau accuse Mediapart d’être «l’idiot utile» du RN”

  • Michel Onfray : “Eric Drouet est l’idiot utile de Mélenchon, idiot utile de l’islamo-gauchisme…”

  • Jérôme Gleizes (EELV) : « Macron est l’idiot utile du fascisme »

  • Le Pape, idiot utile de l’islam ! (riposte laïque)

  • “Trump idiot utile de Daech” (BHL)
  • “Zemmour est un petit peu l’idiot utile de Marine Le Pen”, selon Mamère

Bon, on aura compris l’utilité de la formule. A vrai dire, son inutilité, ne s’agissant que d’une formule.

Jankėlėvitch et Raveling, suite

Dans un billet relativement ancien (voir note plus bas, je le redonne ici), dénommé “Jankelevitch et l’allemand “, j’avais relaté la correspondance et la rencontre entre Jankélėvitch qui avait “effacé ” l’Allemagne dans son cerveau et ce professeur allemand de français, Wiard Raveling.

Une amie m’a demandé de lui envoyer cette correspondance que je n’avais pas reproduite intégralement, alors que je l’avais promis…

Ce que j’ai fait, tout en les insérant ici :

 LETTRE DE Wiard Raveling ECRITE EN FRANCAIS- 1980

“Cher Monsieur Jankélévitch,

« Ils ont tué six millions de Juifs
Mais ils dorment bien
Ils mangent bien
Et le mark se porte bien. »

Moi, je n’ai pas tué de Juifs. Que je sois né allemand, ce n’est pas ma faute ni mon mérite. On ne m’en a pas donné permission. Je suis tout à fait innocent des crimes nazis ; mais cela ne me console guère. Je n’ai pas la conscience tranquille. J’ai une mauvaise conscience et j’éprouve un mélange de honte, de pitié, de résignation, de tristesse, d’incrédulité, de révolte.
Je ne dors pas toujours bien.
Souvent je reste éveillé pendant la nuit, et je réfléchis et j’imagine. J’ai des cauchemars dont je ne peux pas me débarrasser. Je pense à ANNE FRANK, et à AUSCHWITZ et à la TODESFUGE et à NUIT ET BROUILLARD :

DER TOD IST EIN MEISTER AUS DEUTSCHLAND
« La mort est un maître venu d’Allemagne »

Je me rappelle exactement la nuit où j’ai vu NUIT ET BROUILLARD. Quelqu’un m’avait signalé qu’on donnerait le film à la télévision. J’ai voulu le voir. Mais il ne fallait rien dire à mes parents, parce que c’était trop tard pour un lycéen qui devait se lever de bonne heure dans toute la fraîcheur du corps et de l’esprit. Quand mes parents s’étaient couchés, je me suis relevé clandestinement, le cœur battant. Quand je suis passé devant leur porte, mon père ronflait comme d’habitude, et ma mère dormait paisiblement sans doute. Et moi, j’ai allumé la télévision et j’ai mis le son tout bas pour ne déranger personne, et je fus le témoin de cette nuit de l’humanité. Je vis ces montagnes de cadavres, ce mélange absurde et obscène de chair, de boue, d’os, d’excréments, de cheveux. Je vis ces cadavres entrelacés dans un commun destin, poussé dans le fossé par un bulldozer impassible, dans l’étreinte secouée par la mort. Et tout se passait sous les yeux impassibles de mes compatriotes en uniforme, qui selon toute apparence, ne furent pas attendris même par le plus petit des corps. Ces choses inanimées avaient été des êtres humains mis au monde par des mères, des êtres humains pleins d’espoir et de crainte, de joie et de tristesse. Et pleins de talents. Combien de talents.
Et après je me suis recouché dans un état peu préparé au sommeil. Quand je suis passé par la porte de mes parents, mon père ronflait toujours et ma mère dormait toujours paisiblement, sans doute. Et je fus seul toute la nuit, seul avec les impressions que je ne pouvais pas digérer. J’étais dans un âge impressionnable, qui n’a pas encore beaucoup de défenses intellectuelles, qui n’a pas encore les callosités du cœur indispensables pour l’âge adulte. Et Dieu était mort définitivement.

Je n’ai jamais parlé de cette nuit à mes parents ni à personne. C’est sans doute pourquoi elle ne m’a plus jamais relâché.

DER TOD IST EIN MEISTER AUS DEUTSCHLAND

Est-ce que j’ai le droit de me plaindre ? Tout le monde comprend que la victime se plaigne, et le fils de la victime. Mais le fils du bourreau ?
Comment jamais venir à bout d’AUSCHWITZ ? Comment surmonter ces montagnes, comment combler ces fossés, comment éteindre ces fours, comment disperser cette puanteur, comment calmer ces gémissements, comment calmer ces cris de désespoir ?

GRAB MIR EIN GRAB IN DEN LÜFTEN DA LIEGT MAN NICHT ENG
« Creuse-moi une tombe dans les airs on n’y est pas à l’étroit »

Il y en a chez nous qui ont trop vite oublié. Il y a parmi nous beaucoup de coupables qui vont bien.
Je mange bien, merci, quand ma femme est en forme, et surtout quand je suis en France.
Je n’ai pas de difficultés financières. Je gagne plus que mes collègues français, polonais, russes et israéliens.
Mais je souffre de mon pays, redevenu en apparence si fort et si plein d’assurance. Je souffre de mon pays qui est en réalité plein de complexes et d’incertitude, qui cherche sa place et son identité, qui est plein de coupables et d’innocents, d’arrogants et d’humbles, d’opportunistes et de gens engagés et de jeunes ingénus qui portent la lourde charge que l’histoire leur a mise sur le dos. Ils ont besoin de la sympathie et de l’aide des autres peuples.
Un Français peut souffrir de la Majorité ou de l’Opposition, ou des patrons ou des syndicats ; mais est-ce qu’il peut souffrir de la France ? Moi, je souffre de l’Allemagne. C’est une plaie dans mon cœur qui ne se ferme pas. Quelqu’un a dit que, sans les nazis, ce siècle aurait pu être le siècle de l’Allemagne au sens positif.

Mes parents n’ont pas tué de Juifs. Ils ne dorment pas toujours bien. Ma mère est souffrante. Mon père s’endort vite et profondément. Mais il ne peut pas dormir longtemps. Il se lève toujours très tôt. Il est revenu mutilé de Russie, et son corps lui fait toujours mal. Depuis bientôt quarante ans. Cela remonte déjà à 1941 lorsqu’un soldat anonyme de Russie lui a fracassé la hanche. Donc je peux être certain qu’il n’a pas participé à AUSCHWITZ, à Babi Yar [village d’Ukraine où 40 000 personnes furent tuées par balle, NDLR], à Varsovie. Peut-être ou même probablement, il a tué quelques soldats russes. C’était normal pour le dire cyniquement. Mon père porte son souvenir douloureux toujours avec lui. Il ne se plaint jamais. Est-ce que son cœur est aussi atteint ? Est-ce que son âme est aussi mutilée ? Je n’ose pas y regarder de trop près. Lui, il n’aime pas parler de ce temps-là.
Mes parents n’ont pas voté pour Hitler avant 1933. Mais après ses « grands succès », ils se sont convertis. Convertis à cet homme qui pourtant avait des cornes pleines le visage et sentait le soufre de loin et n’était guère parfumé ni plein de distinction. Même dans leur région rurale, ils ont dû remarquer que les Juifs disparaissaient un peu partout. Beaucoup partout. Cela n’a pas dû les troubler outre mesure.
Je ne les méprise pas. Est-ce que moi, à leur place, je n’aurais pas agi comme eux ? Cette question m’inquiète et je n’ose pas y donner une réponse rapide et négative.
Responsables ou innocents résultats ?
Est-ce que je les aime ? Est-ce que j’ai le droit de les aimer ? Peut-être que moi aussi, dans un certain sens, j’ai perdu mes parents. Mes parents et mon pays.
Pendant toute mon enfance, pendant toute ma jeunesse, mon père claudiquant m’a rappelé chaque jour que nous avions été du mauvais côté. Nous ?
Mes parents mangent assez, merci. Même trop. Mais pas très bien, à mon goût. C’est à cause d’un manque de culture culinaire. Leur pension est assurée et assez élevée. Ils ont plus de moyens que de besoins.
L’autre jour, un ancien camarade de classe de mon père, un Juif qui avait émigré aux États-Unis, lui a rendu visite. Aux dires de mon père, ils se sont très bien entendus. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est un miracle ? Est-ce que c’est normal ?
Mes grands-parents n’ont pas tué de Juifs, eux non plus. Ils ont toujours été contre les nazis, même pendant leur époque « glorieuse ». Mais ils ne sont pas distingués comme résistants. À vrai dire, ils n’ont pas résisté. « L’individu ne peut pas faire grand-chose en politique. » Ils n’ont pas assassiné Hitler. Ils ont passé leur temps à travailler et à espérer pour le mieux. Mais qui s’intéressera à mes grands-parents ? Ils n’ont rien fait d’important, ni de bien ni de mal. Avec eux, on ne peut rien prouver.
Mes enfants ne connaissent pas de Juifs. Dans notre région, il n’y en a presque plus. Mes enfants dorment bien, merci. À moins qu’ils n’aient la grippe ou qu’une dent ne leur fasse mal. C’est tout comme chez les petits Français ou Polonais ou Russes ou Israéliens. Qu’ils soient nés allemands, cela ne leur pose pas encore de problèmes. Pas encore. Ce n’est pas de leur faute, mais la mienne et celle de ma femme.
Mes enfants peuvent manger bien et beaucoup, s’ils le veulent. Mais ils ne le veulent pas toujours. Mon garçon mange comme un moineau. Les autres, ça va mieux. J’espère qu’ils auront toujours assez à manger. Et j’espère que le mark, leur mark, se portera toujours bien, tout comme le franc et le zloty. Mais, bien sûr, mes vœux ne changeront guère le cours de l’histoire.
Mes trois enfants sont blonds, Blond germanique. Blond Brigitte Bardot.

DEIN BLONDES HAAR MARGARETHE
DEIN ASCHENES HAAR SULAMITH
« Tes cheveux blonds Margarethe
Tes cheveux de cendre Sulamith »

Je leur parle d’ANNE FRANK. Je leur parlerai de NUIT ET BROUILLARD. Je leur parlerai de notre histoire pas très réussie. Je leur parlerai du mal que des Allemands ont infligé à tant de gens et de peuples. Je leur parlerai de notre lourd héritage, qui est aussi le leur. J’essaierai de les informer, de les intéresser, d’éveiller leur sympathie pour ceux qui ont souffert et pour ceux qui souffrent encore. Je chercherai à éviter de leur léguer mes cauchemars et ma mauvaise conscience, ce qui ne sera pas très facile. Ils apprendront des langues étrangères. Ma fille aînée apprend déjà le français et l’anglais. Ils voyageront dans des pays étrangers et rencontreront des gens de tous les pays. Je suis sûr qu’ils n’auront pas beaucoup de préjugés. J’espère qu’ils n’auront pas trop de complexes.
Si jamais, cher Monsieur Jankélévitch, vous passez par ici, sonnez à notre porte et entrez. Vous serez le bienvenu. Et soyez rassuré. Mes parents ne seront pas là. On ne vous parlera ni de Hegel, ni de Nietzsche, ni de Jaspers, ni de Heidegger, ni de tous les autres maîtres penseurs teutoniques. Je vous interrogerai sur Descartes et sur Sartre. J’aime la musique de Schubert et de Schumann. Mais, je mettrai un disque de Chopin, si vous le préférez, de Fauré et de Debussy. Je suis sûr que vous ne serez pas fâché si ma fille aînée joue du Schumann au piano et si les petits chantent des chansons allemandes. Soit dit en passant : j’admire et je respecte Rubinstein ; j’aime Menuhin.
On vous fera grâce de notre choucroute et de notre bière. On vous préparera une quiche lorraine ou une soupe russe. On vous donnera du vin français. Si vous ne pouvez pas dormir sur nos édredons, on vous donnera une couverture aussi française que possible. Si, un matin, vous êtes réveillé par une voix allemande, ce ne sera que mon fils qui jouera avec son train électrique.
Peut-être, s’il fait beau, vous irez faire une petite promenade avec nos enfants. Et, si la plus petite trébuche ou tombe, vous la relèverez. Et elle vous sourira avec ses jolis yeux bleus. Et peut-être caresserez-vous ses jolis cheveux blonds.

Je vous prie de croire, cher Monsieur Jankélévitch, à l’assurance de mes sentiments respectueux.
W.R.

LETTRE-REPONSE DE Vladimir JANKELEVTICH, 5 juillet 1980

“Cher Monsieur,

Je suis ému par votre lettre. J’ai attendu cette lettre pendant trente-cinq ans. Je veux dire une lettre dans laquelle l’abomination est complètement assumée et par quelqu’un qui n’y est pour rien. C’est la première fois que je reçois une lettre d’Allemand, une lettre qui ne soit pas une lettre d’autojustification plus ou moins déguisée. Apparemment, les philosophes allemands, « mes collègues » (si j’ose employer ce terme), n’avaient rien à me dire, rien à expliquer. Leur bonne conscience était imperturbable. Et de fait il n’y a plus rien à dire dans cette horrible chose. Je n’ai donc pas eu de grands efforts à faire pour m’abstenir de tous rapports avec ces éminents métaphysiciens. Vous seul, vous le premier et sans doute le dernier, avez trouvé les mots nécessaires en dehors de rabotages politiques et de pieuses formules toutes faites. Il est rare que la générosité, que la spontanéité, qu’une vive sensibilité ne trouvent pas leur langage dans les mots dont on se sert. Et c’est votre cas. Cela ne trompe pas. Merci.

Non, je n’irai pas vous voir en Allemagne. Je n’irai pas jusque-là. Je suis trop vieux pour inaugurer cette ère nouvelle. Car c’est tout de même pour moi une ère nouvelle. Trop longtemps attendue. Mais vous qui êtes jeune, vous n’avez pas les mêmes raisons que moi. Vous n’avez pas cette barrière infranchissable à franchir. À mon tour de vous dire : quand vous viendrez à Paris, comme tout le monde, sonnez chez moi, 1, quai aux Fleurs, près de Notre-Dame. Vous serez reçu avec émotion et gratitude comme le messager du printemps. J’espère que ma fille (26 ans) sera là. Elle sait tout ce qu’il y a à savoir sur l’horreur sans nom ; mais elle est de son temps, et elle n’a pas connu l’accablement. Son mari est comme elle. Nous faisons tous le même métier (tous trois professeurs de philosophie). Nous ne parlerons pas de l’horreur. Nous nous mettrons au piano : il y en a trois (deux grands pour moi, un pour ma Sophie).

À vous en toute sympathie.

Vladimir Jankélévitch, 1, quai aux Fleurs, 75004 Paris

Temps balzacien

A une amie qui se lamentait sur son besoin de sommeil trop tôt, pas dans la nuit, à l’heure où elle était invitée à une joyeuse soirée, refusant l’invitation de crainte de dormir à table, j’ai envoyé l’extrait d’une correspondance de Balzac que je reproduis ci-dessous :

« je me couche à six heures du soir ou à sept heures comme les poules ; on me réveille à une heure du matin et je travaille jusqu’à huit heures ; à huit heures, je dors encore une heure et demie ; puis je prends quelque chose de peu substantiel, une tasse de café pur et je m’attelle à mon fiacre jusqu’à quatre heures ; je reçois, je prends un bain < ne pas se laver avant d’aller travailler >, ou je sors, et après dîner, je me couche »

Elle m’a répondu qu’elle ne comprenait pas comment “après diner”, il se couchait “comme les poules ” à 6h du soir…

Il dînait à quatre heures ? Non, il reçoit et prend son bain, ou il sort…

Je n’ai pas su répondre.

En tous cas, ça ne l’a pas aidée, mon amie…

Faudra que je cherche.

P.S. Ce billet n’est pas si anodin qu’on pourrait le croire. Notamment pour l’histoire des comportements et de l’inclusion dans le temps. Flaubert ou De Maupassant, je ne sais plus, relatent des diners à 9 plats, durant 5 h. Sûr que Balzac, une poule, n’y aurait pas été convié…

idiorythmie

Vivre ensemble ». On entend cette expression un peu énervante toutes les minutes dans nos postes. Elle est aussi énervante que la formule récurrente dans la bouche des membres du Parti communiste et du syndicat affilié le fameux “…dans ce pays…”

La locution préférée des multiculturalistes ou des politiciens de préau, en formation accélérée du discours radiophonique, trouve peut-être son origine dans la leçon inaugurale de Roland Barthes au College de France en 1977, ” “Comment vivre ensemble “, sous-titrée “Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens”.

Même si le propos n’était pas le même.

c’est le concept d’idiorythmie, terme emprunté au langage monastique qui intéresse Barthes. Très chic à énoncer…

Dans sa définition originelle, c’est “le rythme propre” à une personne (« Appartenant au vocabulaire religieux, ce mot désigne précisément une autre organisation monacale, largement minorisée et radicalement critiquée en Occident. Il renvoie au mode de vie de moines orientaux vivant au mont Athos, chacun selon son rythme propre. Wiktionnaire)

Chez Barthes, il s’agit de littérature et des formes relatées des réunions entre individus, la quête d’une « solitude interrompue de façon réglée », dans une réunion qui n’est pas un groupe.

La collectivité est un fantasme selon Barthes, lequel, souvent, selon l’expression de Schopenhauer à l’endroit de Hegel, mettait les mots et le lecteur y mettait le sens…

Il faut quand même avouer que la posture ou l’énonciation de l’interruption de la solitude, programmée dans sa vie, sonne assez bien dans un dîner mondain.

Il faudra dans ce type de réunion autour d’une table, réglée par des hôtes empressés, éviter de lâcher l’expression d’idiorythmie.

Là, ce serait pédant. L’interruption de sa solitude n’autorise pas cet excès.

P.S Celui ou celle qui considérerait que l’idiorythmie serait un concept idiot ferait un jeu de mots assez ” téléphoné”. L’on rappelle la signification du préfixe selon le Littrė : idio(s). Préfixe qui signifie propre, spécial, et qui vient du grec ἴδιος.

Barthes, dans ses tentatives de se distinguer des autres, fait, ici, preuve d’une idiosyncrasie patente.

Photographies, cinématographe

La réflexion m’est venue à la lecture des menus des sites en ligne. Dont le mien.

On aura remarqué que c’est le terme “photographie” qui est employé et non pas celui de “photo”.

On s’interroge alors sur la différence, même si on l’appréhende intuitivement.

A l’évidence, il s’agit de se différencier. La photographie, par la complétude du mot, n’est pas la photo. Inutile ici de gloser, tant la chose est evidente, qu’elle passe nécessairement par la distinction, au sens bourdieusien ou plutôt par le maintien dans le mot du “graphe” qui est une écriture, la photo sans la graphie ne pouvant l’etre ou, du moins, donner à l’entendre (un paradoxe s’agissant d’un autre “sens” parmi les cinq).

Je me suis alors souvenu de la lecture d’un des premiers textes théoriques que j’ai lu sur l’image.

Le fameux texte de Robert Bresson écrit en 1975, grande époque par ailleurs des Cahiers du Cinema, avant qu’ils ne sombrent un temps dans la maoïsme de Sollers.

Donc les “Notes sur le cinématographe” de Bresson. Une réflexion sur l’art de filmer, par aphorismes et formules.

Le “graphe” dėmarquerait donc.

Bresson fait une différence entre le cinéma et le cinématographe . Il englobe, sous l’appellation de cinéma ce qui de près ou de loin se rapproche du théâtre filmé. Ce qui le différencie, le démarque du cinématographe, art à part dans la création.

Alors on est allé revoir le texte et on cite :

(…) La substance d’un film peut être ces choses que provoquent les gestes et les paroles et qui se produisent d’une façon obscure chez tes modèles. Ta caméra les voit et les enregistre. On échappe ainsi à la reproduction photographique d’acteurs jouant la comédie et le cinématographe, écriture neuve, devient conjointement méthode et découverte.?

On relit et on se dit qu’on se trompe puisqu’en effet, Bresson considère que la “photographie” est une reproduction de la réalité et donc, à bien le comprendre, même pas une possibilité d’ėcriture.

Pourtant le langage bressonien, dans l’emploi du mot de “cinematographe” est toujours considéré comme une démarcation du “cinema”. Ce que nous-mêmes écrivions plus haut. Le graphe dans son maintien ne veut signifier qu’écrire dans le cinoche, la photographie n’ayant pas accès à ce statut créatif, n’étant qu’une reproduction…

Conclusion: il faut toujours se méfier des certitudes, notamment théoriques puisées dans d’anciennes lectures mal digérées et certainement convoquées trop rapidement et peut-être un peu forcées par l’exigence de la référence.

Reste qu’il existe une démarcation entre photo et photographie.

L’on n’ose citer Bergson ou Wittgenstein sur l’intuition.

Puisqu’en réalité la différence est entendue intuitivement, sans qu’il ne soit besoin de gloser. Et il s’agit bien d’une impression qui frôle l’écriture, la graphie. Tous,ici, comprennent.

Retour urgent à la rationalité

Je colle ci-dessous un entretien paru dans la dernière livraison de l’Express. Et qui mérite d’être lu et commenté (plus tard).

Vaste sujet. Surtout celui de la compatibilité, l’enlacement entre le discours de la raison et celui du grand récits échevelés, nécessaires l’un autant que l’autre, pour ne pas transformer les humains en robots raisonnables ou en petits docteurs Folamour du Dimanche.

Entre raison et rêve, Il y a mille chemins lumineux. Et l’irrationalité est un besoin. Elle est donc rationnelle….

EXTRAIT DE L’EXPRESS

Et si l’on retrouvait le chemin de la rationalité ? Le sociologue Gérald Bronner prône un nouveau discours de la méthode afin de contrer les obscurantismes contemporains.

Plus de deux siècles après les Lumières, l’obscurantisme regagne du terrain, jusqu’à ébranler nos démocraties. A l’heure des vérités frelatées, des manipulations de l’information et de la tyrannie des opinions personnelles, Gérald Bronner sonne l’heure de la contre-attaque. Le sociologue, connu pour ses travaux sur les mécanismes de la croyance, prône un nouveau discours de la méthode.

L’EXPRESS. Le philosophe des sciences Karl Popper s’étonnait déjà, au début du siècle dernier, de la profusion de “théories nouvelles souvent échevelées”. Sommes-nous vraiment plus irrationnels aujourd’hui ?

Gérald Bronner. Les flambées d’irrationalité ne sont évidemment pas nouvelles. Le combat rationaliste pouvait même sembler d’arrière-garde avec la sécularisation, l’augmentation du niveau d’études… Mais la dérégulation du marché de l’information est arrivée. Ce phénomène historique majeur a donné un avantage systématique à la crédulité sur la rationalité. Dans notre temps d’occupation de cerveau, cette dernière a perdu beaucoup de ses parts de marché. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que toutes les propositions intellectuelles sur le réel, toutes les représentations du monde, se trouvent en concurrence frontale. Aujourd’hui, le détenteur d’un compte Facebook peut contredire un membre de l’Académie de médecine. Certes, on fait encore la différence entre un expert et un internaute lambda, mais cette concurrence engendre une baisse de notre vigilance intellectuelle.

Qu’entendez-vous par là ?

L’être humain peut croire une information parce qu’il a envie qu’elle soit vraie. S’il a à portée de main des arguments qui vont dans son sens, ce que lui offre Internet, il ne va pas chercher plus loin. Je pense que les vaccins sont dangereux ? Je vais aller lire des textes techniques sur les adjuvants à l’aluminium qui resteraient stockés dans le cerveau – thèse totalement réfutée par les études scientifiques. Les intuitions fautives de notre cerveau peuvent ainsi butiner sans hiérarchie dans toutes les propositions mises en concurrence.

En somme, nous avons été trop rationnels en pensant que la masse d’informations fournie par le Web permettrait de nous rapprocher de la vérité des faits ?

Ce ne sont pas les propositions les mieux argumentées qui l’emportent, en effet, mais celles qui sont les plus subjectivement satisfaisantes.

L’internaute va vers les informations qui confortent ses croyances, comme les consommateurs vont vers les produits sucrés et gras du fait de la mondialisation de l’offre.

Le vrai, on l’avait oublié, suppose un effort psychologique. Penser que la Terre est ronde ou qu’elle tourne autour du soleil à une vitesse moyenne de 106 000 kilomètres/heure est parfaitement contre-intuitif. De même, l’idée du grand remplacement de la population européenne par les immigrés a beau être contredite par les données démographiques, certains Français se fondent sur des segments d’observation – leur quartier, la place du marché – ou sur leur peur pour soutenir le contraire. Des milliers de gens font désormais sécession avec la raison et produisent leurs propres données en vue de créer une autre réalité. Ce phénomène est un défi qui traverse les démocraties.

Est-ce la raison pour laquelle le “ressenti” des populations occupe une telle place dans le débat public, au détriment d’arguments objectifs ?

Pour ne pas trahir ce qu’elles croient être le peuple, les élites en viennent à nier ce qui constitue le fondement même de la démocratie, la poursuite de la vérité, sans laquelle la délibération est impossible. Or la connaissance a des droits que la croyance ne peut pas revendiquer. Et chacun a droit à la rationalité. Il y a une forme de mépris social à enfermer les gens dans leurs erreurs en considérant qu’ils ont un “ressenti” à prendre en compte tel quel. La dérégulation du marché de l’information place nos démocraties à un moment carrefour de leur histoire : elles doivent faire des choix intellectuels, qui conditionneront leur nature. Ce n’est pas une coïncidence si les discours anti-vaccin ou climatosceptiques trouvent un écho particulier dans les pays populistes comme les Etats-Unis, le Brésil, l’Italie…

Quelle forme peut prendre la contre-attaque rationaliste?

Le monde rationaliste est en plein renouveau, mais il doit se coordonner et ne pas verser dans l’idéologie. A côté des associations historiques, on trouve aujourd’hui une foule de chaînes YouTube, de qualité inégale. Nous organiserons en novembre prochain avec l’Académie des sciences morales et politiques un colloque de trois jours. Je crois aussi qu’il faut aider les journalistes à s’adresser aux vrais experts. Contraints par l’urgence, les médias contactent des interlocuteurs pas toujours compétents. Certains “bons clients” – tel président d’association, tel représentant d’ONG – racontent n’importe quoi sur toute une série de sujets, comme la santé ou l’environnement. Quand on parle du boson de Higgs, on va chercher un vrai physicien !

La pensée méthodique est-elle si simple à pratiquer?

La première chose à faire est de s’interroger soi-même : pourquoi a-t-on envie que telle information soit vraie ? A-t-on utilisé les bonnes sources, a-t-on conservé sa vigilance intellectuelle ? Quels sont les arguments contradictoires ? Et, face à autrui, on doit partir du principe de la “charité interprétative” – la formule est du philosophe américain Donald Davidson : considérer que l’autre croit ce qu’il croit non parce qu’il est bête, mais parce qu’il a des raisons de le faire. On demande à son interlocuteur d’exposer ses arguments pour y déceler d’éventuelles erreurs. On ne discute pas sur le fond, mais du processus de raisonnement. C’est la démarche que j’ai appliquée avec les jeunes radicalisés du centre de Pontourny, en Indre-et-Loire, racontée dans mon dernier livre*.

Pratiquer le doute systématique, n’est-ce pas ce à quoi s’adonnent avec zèle les complotistes ?

Il ne s’agit là que de “pseudo-scepticisme”. Une approche vraiment rationnelle du réel aboutit à des explications multifactorielles, alors que les conclusions des complotistes sont toujours monocausales et refusent le hasard. C’est tout l’héroïsme de la rationalité que d’affronter ce qui paraît non intentionnel.

Le jugement rationnel n’est pas seulement ardu à appliquer. Il évoque aussi un monde froid, sans poésie, dont on n’a pas forcément envie dans notre époque cafardeuse…

Le rationalisme n’interdit nullement de porter un regard poétique sur le monde. Il propose de libérer l’individu de toute aliénation mentale. Mais vous avez raison, il manque à la rationalité une narration qui lui donne un souffle. Je prépare justement un spectacle, avec mon ami comédien Samir Bouadi, qui mettra en scène une histoire postapocalyptique où les rationalistes apparaîtront comme les derniers résistants. Pour moi, la défense de la rationalité est la grande aventure intellectuelle de notre temps.

Voyance des artistes ?

Peut-on, ici, encore, à nouveau, passer à un aveu ?

Je m’y autorise : j’avoue ne pas supporter le discours des artistes qui se croient “uniques“, en réalité qui se croient “artistes“…

Je ne provoque pas.

Surtout dans l’art contemporain, champ privilégié du discours de jeunes talentueux ou exécrables créateurs qui croient nous aider à comprendre le monde par la “voyance” extraordinaire, venue d’ailleurs, de leur geste, toujours enveloppé d’un charabia prétendument théorico-artististique assez risible, marmonné dans des micros tendus par des galeristes new-yorkais et endettés ou des critiques d’art en mal de notoriété.

Ils se voient voyants les artistes. Comme dirait Bergson qui affirmait que :

Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes”

Le propos (comme beaucoup d’ailleurs dans ceux de Bergson) me semble assez idiot. Mais il est assez présent dans la doxa. Surtout lorsqu’il s’agit de musique, champ dans lequel l’assertion passe beaucoup mieux. En effet, lorsqu’il s’agit non pas de donner à voir mais de composer, dans la musique donc, elle semble moins énervante.

En effet, l’extraordinaire beauté d’une musique de Bach ou de Mozart fait sortir le mortel de ses gonds de la raison, jusqu’a le faire clamer que ces musiciens là n’ont pu que recueillir que ce qui est existe au-delà de la terre, la musique leur ayant été donnée pour être offerte aux humains, d’une sphère nécessairement déiste, sans d’ailleurs assimiler cet espace au cosmos ou à la nature, comme le ferait un vil matérialiste un peu panthéiste, lecteur rapide de Spinoza.

Et même si le moniste bon teint sourit un peu, il baisse les yeux, sans s’esclaffer.

Combien de fois ai-je entendu dans la bouche d’un athée qui se dit vrai, que s’il s’avérait qu’un jour (sûrement à la fin de sa vie) il pouvait imaginer que Dieu peut exister, c’est après l’écoute de sa “voix” dans celle de Bach ?

On croit avoir la réponse dans cette distinction et l’adhésion conséquente à la voyance nécessairement dans le champ du dualisme, entre l’artiste qui voit et celui qui compose. Elle est simple : tout le monde (sauf l’aveugle) voit et tout le monde n’est pas “solfègien ” ou compositeur.

Ainsi, sans paradoxe, le voyeur n’est pas un voyant…

Ici, on peut insérer la distinction entre “regardeur ” et “voyeur “. Au sens de Marcel Duchamp s’entend quand il affirmait du haut d’une intellectualité parfaitement maîtrisée que “ce sont les regardeurs qui font les tableaux “.

Mais je reviens vite à mon propos sur les artistes et leur “voyance”.

De l’escroquerie. Certes, on peut avoir ce qu’on appelle un “bon oeil” absolument pas surréaliste ou mystérieux dans sa survenance (juste un bon oeil, comme d’autres ont une bonne plume ou un don du bricolage). Certes, on peut avoir du talent dans le coup de pinceau ou l’imagination créatrice. Mais il ne faut pas confondre le don (qui n’est pas surnaturel mais résultant d’une histoire et d’un processus ancré dans une vie) ou encore le talent (qui au demeurent s’apprend souvent) avec la “voyance” de ces extra-terrestres que seraient les artistes.

Le sens de la beauté est chose assez partagée, sauf que certains ont pu le donner à voir ou à écouter.

Ce sont les artistes. Ils ne sont pas “voyants”.

Juste bourrés de talent qui ne vient ni d’ici, ni d’ailleurs.

On arrête ici, sauf à théoriser avec Burke par exemple, sur l’esthétique et transformer un billet d’humeur en théorie de l’Art.

P.S. A la relecture du lendemain, je considère qu’il fallait quand même ajouter que la beauté de l’œuvre d’art transporte dans une couche du monde qui se situe hors de la quotidienneté. Certains nomment cette sorte de nuage éthéré le sacré et les artistes seraient ses convoyeurs…On peut le dire comme ça. Ça ne mange aucun pain et ça peut faire du bien, l’extraction du lourd réel étant toujours bénéfique. C’est ici que les hommes se sont inventés de belles histoires. De celles qu’on raconte aux enfants pour les endormir.

Ça ne pose problème que si la violence (religieuse ou idéologique) s’en mêle. Le nazi qui écoute du Mozart ou Torquemada du Rodrigo…

Aveu

Je tombe en visitant le site du Métropolitan Museum of Art de New-York sur ce tableau de Paul Gauguin (“Deux femmes”).

Ce qui me permet de dire,encore, au risque d’une sévère réprimande quand je l’affirme (souvent) que je n’aime pas Gauguin. Ce qui, d’ailleurs, devrait vous indiffèrer. ..

PS. Avouez tout de même en regardant le tableau. Ce peintre est un enlaidisseur. Il est vrai que le laid peut atteindre le sublime et donc la beauté (Goya). Mais ici le laid côtoie le laid. J’espère que les deux femmes peintes (belles, j’en suis certain) lui ont envoyé son tableau à la figure.

Ce peintre est un imposteur de la modernité s’emparant de l’intellectualité du travestissement naïf.

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Il est un genre littéraire qui se perd ou, peut-être, ne s’avoue plus : le journal intime. Une perdition concomitante de celle de l’intimité désormais donnée à lire sur les réseaux sociaux. Dommage. Même si le modèle se fondait,souvent, dans la fleur bleue des cahiers roses…

Le titre de ce mini billet fait référence au nombre de pages du journal de Henri-Fredėric Amiel (1821-1881), écrivain suisse. Photo en tête de billet.

1647 pages. Du volume donc mais, surtout, comme il le revendiquait lui-même, 1647 pages de relation du vide, de “monument de vide absolu, recopiage effréné du néant puisque chaque jour s’y caractérise par le fait qu’il ne s’y passe rien” (Pascal Bruckner. Sur Kierkegaard).

Si je rappelle ce chiffre, c’est qu’à l’instant même, une relation, à qui je rends un petit service d’écriture et de mise en ligne d’un de ses projets, m’a curieusement demandé de “ne pas faire court”. Rare injonction, s’il en est….

Je lui ai répondu, la mémoire aidant, que ce sera donc du Amiel.

Il m’a rappelé après avoir cherché sur Wikipedia. Pour me supplier d’être sérieux…

Il faudrait réhabiliter le journal intime. Ça réduirait les connexions en ligne, en permettant le petit arrêt sur soi qui repose.

L’intime, qui peut même se concevoir à deux, diraient les romanticas, est fécond s’il ne tombe pas dans l’exacerbation de soi et dans le vide sidéral qu’il peut générer si l’on s’imagine unique.

En réalité, l’unique et son intime est exécrable. C’est Pascal qui a raison…

Mais quand même, l’intimité peut être belle.

Je viens de faire court…

L’essentiel écrasé

Qui n’a pas rêvé de résumer le monde et les humains en une seule phrase décisive ?

Qui n’a pas considéré, un jour de petit blues secondaire, que l’acharnement des hommes à s’attacher à du rien, des riens, de l’insignigiant, était à la mesure de la petitesse des pensées qui errent dans des cerveaux rapiéciés et inféconds ? Que seule la synthèse pouvait, comme une fleur unique, au milieu d’un bouquet, provoquer une jouissance intellectuelle concomitante de la jouissance tout court. Du plaisir, pour faire bref. La synthèse.

Alors, je ne sais pas ce qui m’attire dans les écrits de Marcel Cohen dont j’ai vanté, ici et ailleurs, la luminosité des mots.

C’est curieux comme un “aficionado du holisme”, dont je suis, selon de vieux amis rapides, revient sur les textes des amoureux des “détails”, titre du bouquin de M. Cohen que je revisite sans cesse.

Comme si la vérité simple de l’essentiel, du monde synthétisé par une unique locution avait besoin de la prétendue complexité de l’empirisme, du détail détaillant. Comme si E=MC2 avait besoin d’un roman-fleuve d’un Balzac, pour pouvoir émerger.

Mais, là, je sais que j’exagère un peu.

Ci-dessous un extrait de “Détails” de M. Cohen.

“En fin de compte, l’homme se demandait si son intérêt pour d’aussi minces détails ne relevait pas d’une incapacité à aller à l’essentiel. Mais, en quête de l’essentiel, bien des hommes sérieux semblent s’acharner à vider des malles entières à la recherche de quelque chose que personne n’y a jamais mis. Et l’homme trouvait toujours de grands esprits pour abonder dans son sens : ils sont beaucoup trop heureux d’avoir agrippé un petit pan de réalité pour le lâcher au profit d’une totalité insaisissable.
Georg Christoph Lichtenberg avait remarqué que Mississipi, un mot de dix lettres, ne comporte en réalité que quatre lettres différentes : quatre s, quatre i, un p, un m. Encore l’illustre professeur de physique de l’université de Göttingen faisait-il une faute puisque Mississippi s’écrit en réalité avec deux p. On ne peut pas sérieusement penser que l’un des esprits les plus brillants de son temps n’ait vu là qu’une bizarrerie orthographique. Lichtenberg était visiblement très heureux de s’accrocher à cette évidence. Aurait-il noté, par exemple, qu’il ait fallu attendre l’année 2008 pour remettre à sa place, à Leipzig, la statue de Felix Mendelssohn abattue par les nazis en 1936 ? Ou que le magazine américain Life n’ait montré pour la première fois à ses lecteurs des cadavres de GI qu’en 1943, alors que les États-Unis étaient en guerre depuis plus d’un an déjà ? Trois fantassins, en l’occurrence, tués sur une plage du Pacifique. Peut-être Lichtenberg aurait-il préféré ironiser sur le cerveau humain, d’une telle complexité que les évidences les mieux établies peuvent s’y perdre comme dans un labyrinthe. Et Blaise Cendrars est-il un imbécile pour avoir noté que les roues des trains martèlent un rythme à quatre temps en Europe, mais à cinq ou sept temps en Asie ?
L’homme avait arrêté un jour sa voiture en rase campagne pour observer le compteur kilométrique indiquer 77 777,77. Voilà le type d’événement qui n’avait aucune chance de passer inaperçu à ses yeux. Il s’était félicité d’avoir pu se garer sur le bas-côté juste avant l’apparition du 8 intempestif. Le contact coupé, l’homme s’était demandé ce qu’il pouvait bien célébrer ainsi, seul derrière son volant. Les sept 7, en dépit des apparences, n’avaient aucune consistance et ne disaient que son étonnement. Cependant, il n’en restait pas moins qu’une limite venait d’être atteinte, qu’un nouvel espace s’ouvrait. L’homme ne se souvenait pas d’avoir eu, par le passé, une conscience aussi vive des minutes qui s’écoulaient. Il aurait été bien en peine de dire où il allait ce jour-là. Des années plus tard, il revoyait pourtant le gros chêne au pied duquel il avait coupé le contact, l’angle du champ de blé, le vert fragile des jeunes pousses qui levaient, droites sur la terre noire. Dans le silence, il entendait le vent et les craquements du métal qui refroidissait sous le capot. L’homme s’était demandé si une attention et une conscience à ce point dénuées de tout objet n’étaient pas l’expression d’une petite détresse congénitale que nous traînerions depuis l’enfance sans jamais l’avouer, pas même aux êtres chers, parce qu’elle glisse toujours entre les mots.”

“Ex nihilo nihil”

“Rien ne vient de rien”.

C’est la traduction du titre (“ex nihilo nihil”).

Un ami m’a raconté, en riant très fortement dans le combiné du téléphone, sa soirée très parisienne à l’occasion de laquelle il vantait l’extraordinaire pensée du poète latin Lucrèce, matérialiste, atomiste, né une centaine d’années avant notre ère, rédacteur du fameux “De natura rerum, un hommage fabuleux à son maître grec Épicure.

L’un des invités, pourtant énarque ou conseiller d’Etat, a-t-il précisé, lui a sorti “Ah oui, Lucrèce Borgia, quel grand philosophe !”.

Magnanime, il n’a fait que sourire et n’a pu me dire si autour de la table, les invités avaient relevé l’ânerie qui est plus qu’une bévue lorsqu’elle se plante dans les milieux censés être des lettrés…

Lucrèce Borgia. Quand j’entends le nom de cette femme du 15ème siècle, amoureuse d’art et de poésie, membre d’une famille honnie par l’Eglise, je pense immédiatement au tableau de Bartoloméo Veneto censé la représenter. Son sein nu est inouï de beauté.

Victor Hugo lui a rendu hommage par la pièce portant son nom. Je suis certain qu’en l’écrivant, il avait sur son bureau une reproduction du tableau que j’ai collé en tête de billet.

Je dis à mon ami au téléphone qu’il devrait envoyer à tous les invités de la soirée une carte reproduisant le tableau en inscrivant au dos “rien ne vient de rien, même un sein”.

Rien ne naît de rien, rien n’a jamais été créé, tout ce qui existe existait déjà et existera toujours. C’est la locution sur laquelle on peut s’appesantir toute une vie et même plus.

C’est le grand credo, le principe fondateur de la philosophie matérialiste un peu inventé par l’atomiste Epicure.

Mon ami a encore hurlé, cette fois-ci de joie. Il tenait sa revanche. Tout ça, évidemment pour “rien”

PS. La peinture donc : Portrait de femme par Bartolemeo Veneto (1502)

La course

Tant qu’il restera un Espagnol vraiment vivant, c’est-à-dire animé de la passion la plus sauvage, de la fureur de dépasser la réalité médiocre, un Espagnol habité d’une folie superbe – tant que cet homme existera, l’Espagne vivra

Ce sont des mots de Miguel del Castillo dans son “Dictionnaire amoureux de l’Espagne”.

Lorsqu’en Espagne, entrant dans un bar, un restaurant, un palais, une maison modeste, ébahi par la luxuriance qui rivalise avec l’exacerbation, laquelle curieusement, enlace la quiétude qui se terre dans une beauté ordonnée, lumineuse et obscure, on cherche le verbe adéquat, ces mots précités s’imposent.

L’Espagne est une fausse modeste. Sa fierté est folle. Elle habite tout l’espace, sans répit, dans une course folle contre la mort toujours présente et que, seule, elle donne à voir dans la corrida.

Là sobriété, la normalité, l’exagération se retrouvent absolument dans tout, y compris dans la nourriture entendue et conçue comme une lutte contre l’ennui et la mort du plaisir. Tapas, media-racion, racion. Crescendo en musique…

Richesse de la pauvre photographie

Travaillant sur un texte, difficile à ecrire, sur la photographie, à insérer sur mon site photos, sur “photographie, peinture et contemporanéité” je suis allé puiser pour mes “bas-de-pages” (on apprend à l’université que sans bas de pages ordonnés et savants, le texte an’est pas sérieux) dans mes vieux disques durs, un peu encombrés par la manie de l’archivage et celle de la procrastination.

J’y ai retrouvé un texte de Comte-Sponville, le philosophe que j’apprécie dans son matérialisme et son spinozisme, un peu de façade, tant l’on sent la belle inquiétude cosmique sous sa plume (il faudra bien qu’un jour, quelqu’un écrive la fonction du matérialisme, au sens philosophique s’entend, en opposition avec l’idéalisme, bref Spinoza versus Kant, une fonction certes ponctuelle et partielle du camouflage du sujet dans les arcanes de son rejet, manifestement thérapeutiquement efficient dans la lutte contre les petites angoisses des insomniaques.)

Je me suis donc encore éloigné du sujet (mais les détours comme cette parenthèse sont des respirations, la ligne droite étant exténuante) et j’y reviens. Donc la photographie. Et le texte de C-S dans on bouquin “Le goût de vivre et cent autres propos” Éd Denoel. 2010). Je le colle ci-dessous et commente brièvement ensuite, après le texte en italique que je souligne, au gré de l’importance, en gras.

LA PHOTOGRAPHIE. Si tout le monde écrivait, demandait Paul Valéry, qu’en serait-il des valeurs littéraires ? Son idée était qu’il n’en resterait à peu près rien : plus personne ne pouvant se retrouver dans ces milliards de livres publiés chaque année, les grands écrivains disparaîtraient dans la masse, les vedettes dans l’anonymat, il n’y aurait plus ni best-sellers ni gloires, et la littérature elle-même s’effondrerait sous son propre poids, comme dévorée de l’intérieur par ce cancer d’écrire et de publier… Point de valeur sans rareté : l’art n’est possible, peut-être, qu’autant que tout le monde n’est pas artiste. Cela n’est guère démocratique ? En effet. Mais la démocratie n’est pas non plus une œuvre d’art.
On devine où je veux en venir. Tout le monde fait des photos, bien ou mal. Qu’en est-il des valeurs photographiques ?
L’intéressant, qui donne peut-être tort à Valéry, ou qui relativise son propos, c’est qu’il n’en reste pas rien. La photographie a ses hiérarchies, ses célébrités, ses écoles – ses valeurs. Dans certaines limites pourtant, qui me paraissent strictes. Nul n’est porté à admirer beaucoup ce qu’il sait faire à peu près, et qu’il ferait encore mieux avec un peu plus d’études, de technique, d’outillage, de métier. Il m’est arrivé de voir travailler des photographes professionnels. Sur ces centaines de clichés qu’ils prennent chaque jour, comment n’en réussiraient-ils pas quelques-uns de forts, de rares, de précieux ? Il arrive à n’importe qui, sur trente-six vues, d’en réussir à peu près deux ou trois, parfois par hasard, parfois par sensibilité ou calcul. Qui s’est cru artiste pour autant ?Les beaux-arts sont les arts du génie, disait Kant. Or, du génie, je n’ai jamais imaginé qu’un photographe pût en avoir. Du talent, du métier, du goût, de la sensibilité, oui, bien sûr, comme n’importe quel créateur. Mais quel photographe oserait se comparer à Rembrandt ou à Beethoven, à Shakespeare ou à Michel-Ange ? Les quelques photographes que j’ai écoutés ou lus, parmi les plus célèbres, m’ont toujours paru, au contraire, d’une grande humilité, qui d’ailleurs disait quelque chose d’essentiel sur leur art, et sur leur talent. C’est le cas en particulier d’Henri Cartier-Bresson. Je me souviens d’une longue conversation avec lui : la peinture seule, m’expliquait-il, l’intéressait vraiment ; et nous étions d’accord, lui et moi, pour mettre Degas à une hauteur qu’aucun photographe jamais ne pourrait atteindre.
La photographie est-elle une image pauvre ? Oui, bien sûr, comparée à la peinture, du moins quand le peintre a du génie. Quelle nature morte, en photo, peut se comparer à Chardin ? Quel portrait, à Champaigne ou Titien ? Quel paysage, à Ruysdael ou Corot ? Ce n’est pas la faute des photographes, ni donc d’abord une question de génie. C’est la faute de la photo. C’est d’abord une question de technique. Comment une machine, entre l’œil et le monde, pourrait-elle remplacer la main, le geste, le travail ? Ses performances même la desservent. Comment pourrait-on créer la même richesse en un centième de seconde qu’en dix jours, vingt jours, cent jours d’un labeur acharné ou paisible ? En un clic, qu’en des milliers de coups de pinceau ? Le temps ne fait rien à l’affaire ? Disons qu’il ne suffit pas, puisque rien ne suffit, puisque l’art n’existe que par cette insuffisance même. Mais que le temps ne suffise pas, cela ne veut pas dire qu’il ne joue aucun rôle. S’agissant de la peinture, puisque c’est évidemment à elle que l’on songe lorsqu’on pense à la photographie et à son éventuelle pauvreté, s’agissant de la peinture, donc, j’ai toujours pensé que quelque chose d’essentiel se jouait dans la confrontation entre le long temps laborieux de la création et l’instant fasciné du regard. Une éternité naît, dans ce contraste, comme saisie entre deux durées, comme un présent distendu, qui n’en finirait pas. L’éternité de la photographie, car elle a aussi la sienne, est plutôt dans la rencontre de deux instants : c’est le plus petit présent possible, comme attrapé au vol, comme fixé sur place, comme le minimum d’éternité disponible. Un instantané, dit-on, et toute photographie, même posée, en est un. La pauvreté est son lot, comme il est le nôtre. La grandeur de la photographie est là, qui peut-être a tué la peinture. Le réel est plus important que l’art. Le vrai, plus précieux que le beau. Tant pis pour les peintres qui l’ont oublié. Tant mieux pour les photographes, s’ils s’en souviennent. La photo donne tort aux esthètes ; c’est par quoi elle touche à l’art.
La pauvreté de la photo est sa grandeur, son humilité, sa vertu propre. C’est parce qu’elle est un art mineur qu’elle est un art. Pauvre comme la vérité. Pauvre comme notre vie. Pauvre comme les pauvres, qui n’ont qu’elle souvent pour se voir ou être vus. Et dans cette pauvreté pourtant, l’infinie richesse du réel, l’infinie solitude d’exister, l’infinie douleur ou douceur du monde…
La beauté vient par surcroît, quand elle vient. Les grands photographes sont ceux qui la font venir, qui la font voir, au creux du quotidien ou de l’horreur, parmi l’encombrement des images et des discours, et cela fait comme un silence soudain, comme une pauvreté soudain, comme une vérité soudain, dans le brouhaha mensonger du monde, cela nous réconcilie un peu avec le réel, cela nous rend l’éternité de l’éphémère à nouveau sensible et bouleversante…
Par les temps qui courent, c’est précieux. La plus pauvre des photographies le sera toujours moins que la plupart des toiles qu’on voyait à Beaubourg, lors de la dernière exposition d’art contemporain… Mieux vaut une pauvreté vraie qu’un pauvre mensonge.

Suis dans un avion. On atterrit. La 4g s’est enclenché sur ma tablette, dans le ciel. Je peux donc “publier” ce post. A la réflexion, je ne commente pas et publie. Le data qui apparaît entre les nuages ne peut être fortuit…

rapides de l’amour

Ceux qui s’aventurent ici savent que je considère Francis Wolf, philosophe qui n’erre pas trop sur les plateaux comme un excellent homme, un bon penseur et un vrai amoureux de l’amour et de la musique.

Ses bouquins, qu’il s’agisse de l’histoire de la philo, celui sur la musique, sont remarquables. J’aime donc beaucoup ce bonhomme, au-delà même de notre intérêt commun pour la corrida et l’anti-animalisme béat (on aime énormément les animaux, pas tous, pas les méchants et on n’en fait pas des sujets de droit comme les humains. Et oui, on est spéciste. Déjà dit ici.

Son dernier bouquin traite de l’amour (il n’y pas d’amour parfait. Éd Fayard) . Je le lisais au gré de ma propre écriture, par soubresauts, sur le romantica.

Je viens de le terminer.

Je me demande ce qu’il lui a pris d’écrire ce bouquin. Sûrement un besoin de dire son désarroi devant ce qu’il n’imaginait pas. C’est dans cet état qu’on peut écrire rapidement.

Car, à l’évidence, ce bouquin a été écrit très vite. Curieux car il est aussi intéressant que quelconque. Quelques pages émergent. L’idée est de faire tourner ensemble désir, passion, amitié, trois états qui dans une bonne soupe chaude, définiraient l’amour.

Mais je ne regrette pas de l’avoir lu et le conseille entre deux bouquins plus consistants, par exemple de Calderon et de Philip Roth.

Il dit, parfois, ce que nous n’avions pas encore pensé. Ce qui fait un bouquin. Il dit aussi que la philosophie n’a rien à dire sur le sujet. C’est même sa conclusion que je livre ci-dessous.

Mon professeur de gymnastique disait entre deux engueulades sur les dribbles inefficaces au hand-ball que comme on dit que la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires, l’amour est un sentiment trop sérieux pour être dit par un amoureux.

C’était la seule phrase qu’il sortait entre ses hurlements. Il faudra qu’un jour je réfléchisse vraiment pour trouver le lien entre le dribble et l’amour. Ça doit exister.

Voici donc la fin du bouquin de mon ami Wolf. Vous pouvez acheter le bouquin. Il se lit vite, comme il a été écrit…

Les rapides du titre sont ceux de la turbulence des flots…

Le désir ressortit à l’homme comme vivant. La passion à l’homme comme agent. L’amitié à l’homme comme être social.
L’amour proprement humain est autre chose. Il est un peu moins que le désir, la passion ou l’amitié, et plus que leur simple mélange, toujours imparfait. L’amour « pur », celui qui n’est ni sexe, ni passion, ni amitié parce qu’il est au-delà d’eux, est donc « impur » parce qu’il est fait de ces trois ingrédients, dont chacun renvoie à une certaine idée de l’humanité. Même « complet », il est imparfait. L’amour se nourrit de ces trois substances, différemment à chaque rencontre et à chaque moment, et différemment pour chacun ou pour chacune.
Il n’empêche. Les trois composantes immiscibles de l’amour sont aussi les sources des plus grands plaisirs. L’amitié apporte la joie ; la passion l’allégresse ; et le désir ses jouissances. L’amour peut donner tout cela, selon les cas, selon les jours. Il est parfois porteur de joies plus grandes encore que celles de l’amitié parce qu’elles sont magnifiées par le désir ou exaltées par la passion. Et la solidité de l’amitié ou la légèreté du désir le délestent souvent du poids de la passion.
C’est parce qu’il est de nature hétérogène, donc instable, qu’il est le moteur tout-puissant de tant de vies ordinaires et le motif de tant d’histoires, grandioses ou banales, dans les littératures universelles : chants déchirants, comédies irrésistibles, tragédies bouleversantes.
Et de toutes ces histoires réelles ou imaginaires, la philosophie n’a rien à dire.”

one page

Les dernières études comportementales, très sérieuses, prétendent que les connectés ne veulent plus faire l’effort, lorsqu’ils sont sur un site, de la recherche du contenu par le traditionnel”menu”.

Il devient donc très “hype” de fabriquer des sites d’une seule page, sans menu, en naviguant par le jeu de la molette de la souris, du trackpad, ou des flèches vers le bas. Ce type de site sert également de support à la présentation dynamique d’évènements.

On a essayé avec quelques photos.

L’immédiateté devient encore plus immédiate. Et bientôt le temps va s’évanouir dans sa vitesse…

Ci-dessous, un clic pour l’exemple, aussi très rapidement construit.

https://michelbeja.pagexl.com/

Spinoza à toutes les sauces

Dans le dernier numéro de Philosophie Magazine, Miguel Benassayag, s’instituant spécialiste de Spinoza, nous livre ses interprétations. En relation avec ses expériences…

Je viens de finir.

Il se trompe beaucoup et confond l’état d’esprit avec l’affirmation péremptoire et ramène Spinoza à un charlatan du développement personnel.

Je colle ci-dessous l’article (en vous conseillant de vous abonner à la revue)

Je reviendrai très bientôt pour écrire pourquoi il se trompe lourdement sur le maître.

Il s’agit, en vérité, de la question de l’approche philosophique et ses succédanés. Miguel, tout en critiquant les grecs, se place dans la “philosophie-sagesse” qui est au fondement de cette déviation thérapeutique.

Spinoza n’est ni un marchand de bonheur, ni un précurseur de la psychanalyse et, encore moins, un sage. C’est juste un philosophe….

Et l’expérience est antinomique d’une théorie philosophique, sauf à redevenir le collégien qui clame “carpe diem” entre deux parties de baby-foot.

Miguel fait état de “supermarché”. Il se peut qu’il y trouve une bonne place dans celui de la pensée.

En l’état je laisse lire et, éventuellement, apprécier…

Je perturbe un peu la lecture en soulignant ce que dois commenter….

Spinoza vu par Miguel Benasayag
Miguel Benasayag : “Spinoza m’a fait comprendre que le corps est indissociable de la pensée”

Spinoza est le compagnon de route de Miguel Benasayag. Aussi bien dans son engagement contre la dictature militaire en Argentine que dans sa pratique de psychanalyste ou dans sa position contre la conception du vivant du transhumanisme et des neurosciences, il s’inspire de l’auteur de l’“Éthique” et dénonce le retour du dualisme qui isole l’esprit.
Miguel Benasayag

Philosophe et psychanalyste, il est l’auteur, entre autres, de Passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale (avec Gérard Schmit, La Découverte, 2003), d’un Abécédaire de l’engagement (Bayard, 2004), d’un Éloge du conflit (avec Angélique Del Rey, La Découverte, 2007) et de plusieurs ouvrages consacrés à la bioéthique : Cerveau augmenté, homme diminué (La Découverte, 2016), La Singularité du vivant (Le Pommier, 2017), Fonctionner ou Exister ? (Le Pommier, 2018).

« Il me paraît essentiel de revenir à Spinoza et à sa pensée du corps, car nous glissons aujourd’hui sur une pente dangereuse. Contrairement à toute une tradition philosophique qui va de Platon à Descartes, Spinoza ne sépare pas l’âme du corps mais en fait une seule et même chose, il s’agit pour lui des deux attributs d’une même substance. “L’Âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue”, écrit-il dans l’Éthique. Or, depuis une trentaine d’années, on a tendance, en biologie et en robotique, à revenir au dualisme platonicien. Dans la recherche scientifique, tout s’oriente désormais vers le dépassement du corps comme s’il n’était qu’un simple support matériel. Le transhumanisme n’est qu’une version du platonisme, sans le génie de Platon, avec cette idée que le corps est un simulacre, que la vraie vie est celle des idées, des archétypes, et que le monde physique est une prison, la caverne, dont on doit s’échapper. Dans le langage scientifique, cela se traduit par l’idée que la vérité se trouve dans l’algorithme, que tout n’est qu’information. Le transhumanisme promet une augmentation du corps, mais il s’appuie surtout sur l’idée de la singularité, du pivot à partir duquel la vie n’aura plus besoin d’un corps biologique. On en vient à ignorer certains invariants corporels, biologiques, ce qui risque de mettre en danger la vie, le vivant. L’un de ces invariants tient aux limites que les transhumanistes considèrent comme des bornes à dépasser. Or les corps existent uniquement parce qu’ils sont limités. La singularité du vivant repose sur la contingence, le non-savoir, le non-prédictible, et sur une dimension de négativité irréductible à l’utilité, au fonctionnement et à la calculabilité.

Le modèle du vivant, de la vie artificielle aujourd’hui dominant, considère que la modélisation numérique peut épuiser l’ensemble du réel. La numérisation suppose que le réel puisse être modélisé comme un ensemble de points. C’est ce qu’on appelle l’arrondi digital : je considère comme un point ce qui existe en réalité comme intervalle. La modélisation numérique est intéressante si on la conçoit seulement comme une autre dimension de la vie, qui peut s’articuler, sans les écraser, avec les processus organiques. Depuis l’affirmation du biologiste Jean-Pierre Changeux selon laquelle “on peut abolir la frontière entre le mental et le neural”, on considère en France que le cerveau fonctionne comme une machine. Changeux ajoute à cela que le neural fonctionne comme une chaîne algorithmique, qu’on peut tout réduire à des algorithmes. Spinoza constate, lui, qu’“on ne peut pas savoir ce que peut un corps”. Ce non-savoir marque la non-réduction d’un attribut à l’autre, de l’étendue à la pensée, il implique qu’il n’est pas possible de réduire l’un à l’autre. Pour parler en termes spinozistes, nous dirons ainsi qu’il ne peut y avoir de distinction numérique dans la substance.

En quoi ce réductionnisme est-il dangereux ? Parce qu’il conduit, par exemple, à traiter le corps, le cerveau des enfants, comme s’ils étaient des machines dans lesquelles on peut implanter ou enlever un certain nombre de logiciels. Un exemple très clair de ce raisonnement a été mis en évidence par Angélique Del Rey dans son travail sur la pédagogie des compétences qui se concentre sur les formes de l’apprentissage, et non sur les contenus – il s’agit en quelque sorte d’apprendre à apprendre. Les neuroscientifiques présents dans le Conseil scientifique mis en place par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer vont à mon avis dans ce sens. Ils visent d’abord le “disque dur”, le cerveau de l’enfant, et, pour les “logiciels”, on verra après. Comme pour une machine numérique, on veille à son bon fonctionnement. Mais les apprentissages en deviennent secondaires. Cela implique une dichotomie cartésienne entre corps et esprit. Mais si nous pensons en termes monistes spinozistes, nous voyons bien que le contenu ne peut pas être séparé du fonctionnement du cerveau.

Cette idée de traiter le vivant comme une table rase que l’on module à l’envi est très dangereuse. D’ailleurs, elle est constamment mise en échec. Si le vivant n’était qu’information modélisable numériquement, cela fait longtemps que nous serions parvenus à fabriquer une véritable intelligence artificielle. On peut envoyer un homme sur la Lune, mais on n’arrive pas à éliminer la grippe ! Le vivant et la culture ont une complexité non réductible au symbolique. Le problème vient surtout de l’idéologie qui sous-tend la possibilité de numériser tout le vivant. N’importe quel scientifique sait que c’est un échec, mais cette idéologie a des conséquences concrètes, pratiques. On traite l’éducation, la société, l’économie, comme si le réel pouvait se réduire à des unités discontinues modélisables. Cet objectif est non seulement inatteignable, mais aussi dangereux pour le vivant. »

« Ma sensibilité au rapport entre le corps et l’esprit tient à mon parcours et à mon expérience des chambres de tortures pendant la dictature militaire en Argentine dans les années 1970. J’ai eu la chance – je dis bien la chance – de ne pas parler sous la torture. C’est de la chance, parce que si mes tortionnaires avaient continué un jour de plus, j’aurais peut-être craqué. Tenir n’est pas du tout une question de courage ou de morale. Une fois en prison, j’ai décidé de m’occuper des camarades qui, eux, avaient tout balancé, leurs amis, leur copine, et qui, de ce fait, étaient démolis, rendus presque fous. Ceux-là arrivaient comme mentalement démembrés, c’était horrible à voir. Ils ne pouvaient plus parler, plus penser. Avant de passer par la torture et les aveux, ils avaient leur opinion sur les choses. Mais une fois leur corps brisé par la douleur, ils ne pouvaient plus rien affirmer, ils étaient incapables d’être clairs politiquement et philosophiquement. Ils ne pouvaient même plus dire : “Je suis contre la dictature.” S’occuper de ces camarades pouvait s’avérer très dangereux : après tout, ils pouvaient très bien balancer ce que nous faisions en prison, nos plans d’évasion ou ma véritable identité que j’étais parvenu à cacher. Mais je refusais la moralisation de tout cela. Le bien et le mal ne sont pas des catégories absolues chez Spinoza : cela m’a permis de voir que ces camarades méritaient de l’attention, bien qu’ils aient flanché. Parmi eux, je me souviens de deux médecins à qui je demandais parfois conseil : même sur un plan strictement médical, ils étaient incapables de mobiliser leurs connaissances. Tout était anéanti, y compris leur savoir technique. C’est là, en prison, que j’ai vraiment interrogé ce rapport entre le corps en situation et la pensée, qui fait qu’on ne pense pas de la même manière selon que notre corps va bien ou est détruit. Spinoza m’a beaucoup aidé à comprendre pourquoi ces corps détruits ne pouvaient plus produire certaines idées, ne pouvaient plus s’exprimer : tout simplement parce qu’il existe une correspondance entre le corps et la pensée.

Dans ma pratique actuelle de clinicien et de psychanalyste, j’essaie de prendre en compte cela en orientant la thérapie vers l’exploration des possibles du corps du patient. “Quels sont mes possibles ?”, doit se demander le patient, et non pas “Quels sont tous les possibles ?”, comme s’il s’agissait de choisir une vie parmi d’autres dans les rayons d’un supermarché. Certains patients vivent dans l’idée qu’ils pourraient être autres : c’est le cas de celui ou celle qui continue de dire, même à 40 ou à 50 ans passés, “ma mère est comme ci, mon père comme ça, je ne peux donc pas faire autrement”, supposant ainsi qu’une cause extérieure l’empêche soi-disant d’être lui ou elle-même. Avec cette idée de cause extérieure, ce patient garde l’illusion d’une liberté qui pourrait mener à une vie autre. Là encore Spinoza est pertinent lorsqu’il nous invite à agir sur nos passions, à connaître ce qui nous détermine. Il ne s’agit pas toutefois pour lui de nous rendre libres, mais seulement d’augmenter notre puissance d’agir par la connaissance des causes qui nous déterminent et ainsi de développer la joie plutôt que la tristesse.

Je me souviens d’une patiente issue d’une prestigieuse école de commerce, major de promotion, devenue cadre supérieure dans une grande entreprise pharmaceutique. Cela ne l’empêchait pas d’aller très mal. Dans un premier temps, elle me demandait comment faire pour être ce cadre sup parfait, sans souffrir. À ce moment de la thérapie, elle se plaignait beaucoup de ce qui la constituait, de sa famille, de sa mère, de son père. Elle vivait dans l’illusion qu’être libre revenait à devenir autre. Par un long travail, elle est finalement parvenue à se demander quel désir se cachait sous ce désir d’être autre, quels étaient ses possibles à elle. Il y a eu comme un atterrissage en elle. Certes, l’insatisfaction était toujours présente, mais ce n’était plus une insatisfaction qui conduit à dire : “Je pourrais être un Martien si je le voulais.” Étant donné ce que je suis, quels sont mes possibles ? Voilà la vraie question. Nous vivons dans un exosquelette constitué par les attentes de notre milieu social, de notre famille, mais il faut développer son endosquelette et, avant cela, apprendre à le connaître. Un jour de bascule de sa thérapie dont je me souviens encore, la jeune femme m’a dit : “Miguel, et si mon endosquelette n’en vaut pas la peine, ne vaut rien ?” Je lui ai répondu que c’était possible, mais qu’il y avait seulement deux solutions : “Soit on cherche cet endosquelette pour que vous puissiez vivre votre vie, soit vous restez à souffrir dans une vie qui n’est pas la vôtre.” Elle a eu le courage de partir à la découverte de cet endosquelette, ce qui l’a menée à s’inscrire en fac de lettres, puis en médecine et en psychiatrie, et elle est en train de terminer ses études. Elle, située d’une certaine façon, dans un certain milieu, la fille de ses parents, s’est mise à explorer, avec son corps à elle, ce qui faisait partie de ses possibles.

Cette exploration demande d’autant plus de courage que nous vivons dans un monde globalement dominé par ce que Spinoza nomme les “passions tristes”, soit la haine, l’envie, la colère, la peur, la honte. “Avoir quelqu’un en haine, c’est imaginer quelqu’un comme cause de Tristesse ; et par suite qui a quelqu’un en haine s’efforcera de l’éloigner ou de le détruire”, écrit-il. Difficile de ne pas penser au sort que nous réservons aux étrangers et aux migrants. Pour Spinoza, la Tristesse diminue notre puissance d’agir, elle est le signe d’une moins grande perfection. Elle alimente pourtant la plupart des programmes politiques qui l’emportent actuellement à travers le monde. Résultat : nous sommes de plus en plus disloqués, entre nous et à l’intérieur de nous-mêmes. Les candidats aux élections ne parlent plus du commun mais s’adressent à des individus sérialisés : “Tu paieras moins d’impôts, tu auras ceci, et toi cela.” Nous vivons dans une société dans laquelle, le lien se délitant, on ne peut que pâtir. Partout dans le monde, la droite dure l’emporte, y compris dernièrement au Brésil, ce qui est un événement historique fondamental. De même, en Argentine, depuis l’instauration des élections libres, jamais la droite n’avait gagné. La peur du futur, la fin du mythe du progrès, de l’idée que nous poursuivons un but qui nous rendra forcément meilleurs, ont opéré un changement énorme : nous sommes passés d’un futur-promesse à un futur-menace. Il y a cinquante ans, on croyait encore que futur rimait avec promesse, que tout irait mieux demain. Mais aujourd’hui, le futur apparaît comme une menace, il n’y a plus cette idée téléologique du progrès. Au lieu de l’idéal d’un progrès commun, désormais prime plutôt le désir de jouir de sa propre identité. Tout se recentre sur la notion d’identité fermée, saturée, qui nous dissout – “moi je suis blanc, toi tu es noir”. Tant que n’émerge pas un autre imaginaire, on peut toujours résister, il le faut, mais nous sommes dans une période obscure qui n’a pas encore touché le fond. Pour le moment, nous n’avons pas d’imaginaire alternatif qui nous dise comment envisager l’avenir autrement que saturé de menaces et d’angoisses. »

Découvrir la joie de l’agir

« Je ne crois pas toutefois qu’il faille se laisser contaminer par cette négativité. Permettez-moi de revenir à mes histoires d’ancien combattant : quand je suis entré dans la résistance, si j’avais pensé à la torture, à la disparition, à la mort, je n’aurais rien fait ! Il faut donc pouvoir mettre de côté la question : “Vers où tout cela nous mène-t-il ?” Avec Spinoza, il faut être plus immanentiste et se demander ce qu’il faut faire ici et maintenant. Spinoza nous invite à nous méfier d’un certain type de raisonnement, celui qui consiste à dire “cela s’est produit en vue de telle chose”. Pour lui, les causes finales sont des “fictions humaines” qui “renversent la nature” : si nous disons par exemple d’une tuile qui tombe d’un toit qu’elle le fait en vue de blesser la personne qui passe en dessous, nous négligeons les facteurs de gravité et de hasard. S’en remettre aux causes finales revient à se réfugier dans “l’asile de l’ignorance”, quand les idées adéquates peuvent guider notre action de façon non certaine, mais plus juste. Dans mon cas, j’ai donc refusé de penser à la menace pour déployer la joie de l’agir.

Spinoza ne nous facilite cependant pas la tâche en refusant d’essentialiser les catégories de bien et de mal : il définit le bien comme ce que nous considérons comme bon et le mal comme ce que nous considérons comme mauvais non pas de façon subjective mais pour et par des situations concrètes. “Bon et mauvais se disent en un sens purement relatif, une seule et même chose pouvant être appelée bonne et mauvaise suivant l’aspect sous lequel on la considère”, écrit-il dans le Traité de la réforme de l’entendement. Cela ne signifie pas que le bien et le mal sont inopérants, seulement qu’ils ne sont pas absolus. Cela marque le besoin d’une certaine prudence dans l’agir : il faut agir, mais en conformité avec l’idée adéquate, qui contient une prudence liée à un non-savoir. Pour mon groupe de résistance, j’ai écrit un document qui m’a valu sanction : je défendais l’idée qu’il fallait résister, nous révolter, prendre les armes, mais sans y croire. J’étais un peu anarchiste, un peu hippie, je n’aimais pas particulièrement les armes, et je me retrouvais avec tout un tas de personnes assez enclines à la violence. C’est par ailleurs le propre de tous les partis marxistes-léninistes de croire qu’ils possèdent une vérité qui éliminerait l’aléatoire. Je voulais seulement rappeler qu’il faut agir, mais sans la croyance absolue et certaine de faire le bien. Car on n’a jamais une certitude finie des conséquences de nos actes.

Longtemps après avoir écrit ce texte j’ai finalement trouvé chez Spinoza l’explication théorique de ce qui restait alors pour moi une intuition. Spinoza établit une différence entre l’expression et la révélation. La substance s’exprime à travers les modes. Ainsi Dieu n’interdit pas à Adam de manger la pomme mais lui donne la possibilité de comprendre que celle-ci composera mal avec son corps. Au cœur de l’expression se trouve un principe d’immanence. En revanche, dans la révélation, un leader, un chef charismatique, une avant-garde, relèveront le bien et le mal, le juste et l’injuste, les bonnes causes et les ennemis à abattre. À nous d’obéir ou non en cédant alors à une pure dynamique de transcendance, au-delà de toute situation concrète. Nous n’avons nul besoin pour agir d’attendre le maître libérateur ou l’homme providentiel qui prétendraient nous révéler le chemin téléologique de la vérité et de la justice avec un programme et un monde à la clé. Dans une époque obscure, l’engagement immanent apparaît plus que jamais comme une proposition d’émancipation. »
Propos recueillis par Victorine de Oliveira

Téléphoné…

‘Téléphoné” est un mot que j’emploie souvent dans son sens que tous ne connaissent pas. A vrai dire, une action, un comportement, un mot prévisible.

Le grand Larousse donne cette définition

  • En parlant d’un tir, d’une passe, d’un coup, être trop prévisibles ou exécutés trop lentement pour surprendre l’adversaire ; en parlant d’une action, d’un mot d’esprit, ne pas créer l’effet de surprise attendu.

Mon précédent billet sur Calderon que j’ai pu, sans hésiter, comparer à Shakespeare, m’a valu, un coup de téléphone (sic) d’un ami de longue date. Il me dit qu’il est, justement, dans Shakespeare. Qu’il le “relit” (on sait que beaucoup de relecteurs n’ont pas déjà lu, mais ce n’est pas mon sujet du billet).

Soit.

Je crains le pire. (Sans jeu de mots de son).

J’espère qu’il ne va pas me sortir le “bruit et la fureur” et la phrase pour collégiens du grand auteur sur la non-signification de la vie…

Phrase un peu facile, tout ayant le sens ou la signification qu’on construit dans l’instant qui, lui a un sens. Mais j’abrège, ne voulant ennuyer.

Et bien oui, il me l’a sortie la fadaise shakespearienne…

Je la donne ici dans son intégralité.

‘La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.”

J’ai dit à mon ami : ” téléphoné… ”

Il a compris que qu’on se téléphonait demain pour continuer la conversation.

Soit.

PS. Sur la partie droite de la photo en tête du billet, c’est un miroir qui reflète un dehors et non une fenêtre qui le donne à voir directement. Ce n’est pas sans lien avec la fadaise précitée…

Immense Calderon, beauté pure des mots

Il faut, si vous êtes sur une terrasse, un lit, un fauteuil lire Pedro Calderón de la Barca, poète et dramartuge espagnol (1600-1681).

Et commencer par “La vida es sueño” (1636). La vie est un songe.

Cherchez en ligne ce qu’il a pu être et faire cet auteur prolixe et géant, à côté de Shakespeare… .

Je colle un extrait de sa pièce précitée

CLOTALDE .

Et la vie est un songe trompeur.

La Vertu seule est constante et réelle.

Le vrai bonheur est dans le bien ;

Tout le reste est compté pour rien.

SIGISMOND

Ce discours me remplit d’une clarté nouvelle.

J’en sens toute la force et la sublimité ;

Mon esprit qui n’est plus séduit par l’apparence,

Des humaines grandeurs connaît la vanité.

Pour elles il n’a plus que de l’indifférence,

L’amour, le seul amour dont il est agité,

Lui fait sentir sa véhémence,

Il entraîne ma volonté.

Et quoique d’un vain songe il tienne la naissance,

J’éprouve que sa flamme est une vérité.

CLOTALDE .

Sortez d’erreur, ces feux remplis de violence,

À vos sens abusés doivent tout leur pouvoir ;

Ils n’offrent à vos yeux qu’un objet chimérique ;

Comme tous ces honneurs, cette Cour magnifique

Et tous ces vains trésors que vous avez cru voir ;

À la traîne

D’abord une info :

Grâce à une expérience fondée sur l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, des chercheurs ont pu déterminer que le cerveau humain prenait sa décision en moyenne onze secondes avant que l’individu luimême s’en rende compte. De quoi s’interroger sur la possibilité de lire dans les pensées ou encore sur la façon dont le cerveau fait ses propres choix. Ce que l’étude suggère également, c’est que le cerveau aurait une forte tendance à choisir ce qu’il a déjà choisi auparavant (Scientific Reports).”

Puis une conclusion même pas hâtive :

Nous sommes donc à la traîne de nous-même. Comme l’enfant qui croit croquer une pomme qu’il a déjà avalé.

Tous les inventeurs du” moi “, un peu sartriens, se retournent dans leur tombe. L’essence, hors du sujet précéderait l’acte qui existe.

Qui est donc celui qui” se rend compte ” de la décision du cerveau. Et qui est ce cerveau qui décide avant ?

Il paraît que la volonté existe…

Ça doit faire rire les machines IRM…

On reviendra, plus sérieusement sur le” sujet “

billet fainéant, Gini, Dubet.

Je viens de finir à l’instant même l’excellent bouquin de François Dubet (Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme » Seuil/La République des idées), et comptais donc ici, en faire une critique plus qu’elogieuse.

J’ouvre Le Point (numérique, n’en déplaise aux prétendus sensuels du papier) et, comme d’habitude après les saines colères de FOG, vais directement à l’edito économique de Delhommais, toujours un bonheur de lecture.

Il me permet de dormir plus tôt tant il dit tout à ma place.

Je ne fais donc que coller. Bonne lecture.

Si les Français connaissaient l’indice Gini…
PIERRE-ANTOINE DELHOMMAIS
En plaçant au tout premier rang de ses revendications la lutte contre les inégalités, le mouvement des gilets jaunes a au moins comme vertu d’inciter à relire Tocqueville, pionnier, bien avant Eric Drouet et Maxime Nicolle, de la réflexion sur ce thème. Dans « De la démocratie en Amérique », il écrivait : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’oeil ; quand tout est à peu près de ce niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir d’égalité devient toujours insatiable à mesure que l’égalité est plus grande. » Autrement dit : moins il y a d’inégalités dans une société, plus celles-ci sont jugées insupportables. Cette remarque de Tocqueville trouve de nos jours de nouvelles preuves de sa pertinence. Des comparaisons internationales montrent ainsi que la proportion de citoyens qui estiment que « les inégalités sont trop grandes » dans leur pays est beaucoup plus élevée en Suède et en Norvège, où elles sont pourtant très faibles, qu’aux Etats-Unis, où elles sont très fortes.

Ceci vaut aussi pour la France. Quitte à se répéter, il convient de rappeler que, contrairement à ce que l’on entend à longueur de journée, non seulement la France est l’un des pays les moins inégalitaires du monde, mais il est aussi « factuellement » faux de dire que les inégalités ne cessent de s’y creuser. L’indice de Gini, qui sert à les mesurer avec précision et varie de zéro à un (plus il est proche de zéro, plus une société est égalitaire, plus il tend vers un, plus un pays est inégalitaire), s’est établi à 0,289 en 2017, quasiment au même niveau qu’en 1990 (0,283), soit nettement au-dessous des 0,337 observés en 1970, au sortir des Trente Glorieuses. Cela n’empêche pas que la dénonciation des inégalités est bien plus virulente aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Cela n’empêche pas une écrasante majorité de Français de penser que la mondialisation a fait exploser les inégalités à des niveaux intolérables.

Dans son essai « Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme » (Seuil/La République des idées), le sociologue François Dubet avance des explications originales et passionnantes à ce « ressenti » particulier des Français à l’égard des inégalités. A ses yeux, « c’est moins l’ampleur des inégalités que la transformation du régime des inégalités qui explique les colères, les ressentiments et les indignations d’aujourd’hui ». Depuis la révolution industrielle et pendant près de deux siècles, explique-t-il, les inégalités avaient été structurées, de façon simple et stable, par les classes sociales, opposant possédants et exploités, bourgeois et ouvriers. Le combat contre les inégalités s’y inscrivait dans des luttes collectives portées par les syndicats, tout en régissant la vie politique entre droite et gauche. Les mutations récentes du capitalisme et de la mondialisation ont fait éclater ce régime de classes. « A la dualité des prolétaires et des capitalistes, à la tripartition des classes supérieures, moyennes et inférieures, se sont ajoutés de nouveaux groupes : les cadres et les créatifs, les cosmopolites mobiles et les locaux immobiles, les inclus et les exclus, les stables et les précaires, les urbains et les ruraux, les classes populaires et l’underclass. »

Dès lors, ce n’est plus comme membre d’une classe sociale qu’un citoyen fait l’expérience des inégalités mais en tant qu’individu, avec pour résultat d’augmenter les types d’inégalités, qui ne sont plus seulement de revenus, mais aussi fonction du sexe, du lieu de résidence, de l’âge, etc. Avec pour autre résultat de multiplier les raisons d’éprouver ces « passions tristes » dont parle Spinoza, telles la colère et la haine. François Dubet relève d’ailleurs que celles-ci sont au moins autant provoquées par la comparaison de sa situation personnelle avec des proches que par la comparaison avec les hyper-riches : la fortune d’un milliardaire, parce qu’elle est tellement immense qu’elle en devient abstraite, est moins à même de déclencher un sentiment d’inégalité que la belle voiture achetée par le voisin du dessous qui travaille pourtant beaucoup moins dur que vous.

Une autre conséquence de cette individualisation des inégalités est qu’elles sont plus difficiles à vivre dans la … mesure où elles mettent directement en cause la personne elle-même, sa propre valeur. Quant aux colères qui en découlent, elles se donnent libre cours sur Internet, sans plus avoir besoin d’être portées, comme auparavant, par un syndicat ou un parti politique. « La capacité de dire publiquement ses émotions et ses opinions, écrit François Dubet, fait de chacun de nous un militant de sa propre cause, un quasi-mouvement social à soi tout seul. » Devant son ordinateur, « l’on ne dénonce pas seulement l’évolution du monde, les patrons, les hommes politiques, les élites, mais aussi son chef, son voisin, son fasciste, son gauchiste, son immigré, son maire, son prof, son médecin – et l’autre internaute qui n’a pas dénoncé les mêmes ». Le mouvement des gilets jaunes apporte une preuve supplémentaire, voire définitive, que nous sommes bien entrés dans le temps de passions tristes …

Les passions tristes sont souvent provoquées par la comparaison de sa situation personnelle avec des proches.

Séville, en suspens

Arènes de Séville, il y a fort longtemps.

La fille était juste à côté de moi. Trop proche pour la photo. Me suis levé, me suis éloigné, ai déclenché.

Quand je pense aux villages blancs, à 60 kms de Séville, à Huelva, à Jerez de la Frontera, aux ruelles juives de Seville, aux paradores enfouis sous les ravins ou dominant de vieilles places, là ou le paysage est d’une beauté douce et brute à la fois, là où le vin de Jerez (Tio Pepe, muy seco) coule à flots et requiert, vite et finement coupé, les tranches de Manchego et de Serrano, posés sur le bois vieilli d’un bar-taverne aux murs encombrés d’affiches multicolores et délavées, de lampions inutiles aux plafonds, je pense à cette fille. 

J’aurais du prendre son adresse. Elle doit, désormais, avoir beaucoup d’enfants. Je suis certain qu’elle se souvient de moi. Je lui ai montré la photo, elle m’a caressé la main. Comme si elle voulait connaitre la peau de celui qui avait déclenché. Mon épouse a cru qu’il s’agissait d’une tentative de chercher le franc par l’exposé du futur par une diseuse de bonne aventure. J’ai laissé pensé. Non, elle voulait toucher la peau du déclencheur. J’aurais du prendre son adresse. Elle m’aurait présenté mari et enfants. 

Là, elle était en suspens de sa vie, regardant le matador porter l’estocade, entre gravité et indifférence, le meilleur de la posture du regardeur.

 

l’indignation en dessert

L’heure est à la compassion, à l’empathie, et donc, à l’indignation. Les conflits entre clans politiques ont été relégués aux oubliettes car tous s’indignent et se retrouvent dans l’indignation.

C’est ce que j’ai pu constater hier, lors d’un diner, en souriant devant l’unanimité désormais acquise, sans que ne surgissent, comme toujours, du fond des histoires politiques de chacun et des combats souvent inutiles de jeunesse, les hargnes et autres luttes sociales configurées par  les classes (dominants/dominés) martelées, pour la forme, entre la poire et le fromage.

Les postures de droite et de gauche n’existent plus. Mon voisin de gauche, fervent lecteur de Libé et celui de droite abonné au Figaro, presque ennemis il y a quelques semaines, et sauvés par une amitié ancienne, s’accordaient gentiment pour compatir à ce qui a pu être “révélé” lors du Grand débat National : de la misère, des inégalités frappantes et une disponibilité disparate en fonction du lieu géographique aux services publics, notamment de santé.

Dorénavant, plaindre la personne qui, faute de loger près d’un grand CHU meurt plus facilement d’un AVC devient le ciment des “gens” (terme qui ne veut, évidemment, rien dire), bannissant toute réflexion divergente ou du moins argumentée sur le sujet qui se suffirait à lui-même. 

Mieux encore, celui qui ( par exemple moi)  ose considérer comme douteuse cette nouvelle appropriation unanime du réel misérable, en ajoutant qu’il peut aussi s’agir du côté du politique de démagogie surannée et qu’en réalité, c’est plus la plainte personnelle qu’il faut entrevoir dans sa nouvelle mise en scène (le moi écrasé plutôt que la lutte collective contre les inégalités sociales) se fait vite traiter de réactionnaire, peut-être même de riche-qui- ne- sait- pas, puisqu’aussi bien à entendre les nouveaux indignados, le Grand Débat a pu révéler l’ultime, la honte, la vilénie.

Je crois que je ne vais plus inviter chez moi puisqu’en effet, la bienséance et l’hospitalité m’empêchent de m’énerver, de quitter la table ou de faire semblant de la quitter…

J’attends donc un prochain diner ailleurs, pour m’exprimer vigoureusement, notamment sur le champ désormais séparé de la redistribution fiscale et la parole individuelle du lésé.

En attendant, je livre à la lecture attentive un mail que j’ai envoyé à un couple invité hier chez moi, comportant des extraits du dernier bouquin d’un sociologue assez intéressant même s’il est derrière Rosanvallon, ce dernier ne faisant que ramer dans sa réputation.

Je reviendrai, plus tard, dans la semaine pour proposer une analyse du Grand débat, documentée et truffée de références universitaires qui ont, souvent, pour objet de faire taire les diseurs de bonne aventure pendant les desserts autour de tables parisiennes.

VOICI MON MAIL 

“Chers A & P

Le temps nous a manqué hier pour, véritablement, aborder une discussion qui ne s’en tenait pas au constat et ne se cambrait pas exclusivement dans l’indignation, la morale, la souffrance individuelle dont nul ne méconnait l’existence.

Ici, dans ce champ que par provocation sémantique, j’ai assimilé à celui de Zola, l’accord autour d’une table ou même sous un préau d’école est d’une facilité justement douteuse. nos convives d’hier lisent Le Figaro et Libé, votent Fillon, Macron ou Mélenchon et l’unanimité sur le thème abordée est justement problématique;

C’est au prisme non de l’indignation presque « Hesselienne” ou primaire (Mélenchon et les casseurs “e pouvoir), mais de l’analyse sociologique que le débat doit trouver son centre.

A défaut, encore une fois, on s’en tient au constat de la misère ponctuelle, dans l’espace (la proximité difficile au service public) ou dans l’espace (celui des classes sociales et des inégalités de fait). Et à s’en tenir là, sauf à adopter un posture quasi-christique de la compassion, le débat ne peut avancer.

Il faut donc tenter de comprendre quelles sont les forces en jeu et, peut-être d’entrevoir les remèdes qui s’imposent.

Je n’ai pas voulu hier, de peur d’être accusé de pédantisme ou de faiseur, d’esbroufeur, entrer dans ladite analyse que je tente, en ce moment de mener, en solitaire s’entend.

A cet égard la critique d’Habermas et l’appel aux penseurs grecs peut constituer une bonne introduction dans le spectre redoutable de la démagogie bien ordonnée, en bras de chemises dans les salles des fêtes dont les occupants ne sont pas, certainement, toujours initeressants.

Mais je préfère, depuis toujours l’analyse au conte empirique de l’existant (ici la plainte des déshérités, encore une fois entendue par tous et que seul ne renie)

A cet égard, ma lecture actuelle du sociologue Francois Dubet et de son dernier bouquin, écrit avant l’épisode des « giles jaunes” (“Le temps des passions tristes”. Coédition Seuil-La République des idées), entendu par ailleurs ce matin même sur France Culture chez Erner est assez fructueuse dans la recherche de ce qui advient dans le temps du débat national.

Je le cite :

“Cet essai vise à comprendre le rôle des inégalités sociales dans le déploiement de ces passions tristes. Mon hypothèse est la suivante : c’est moins l’ampleur des inégalités que la transformation du régime des inégalités qui explique les colères, les ressentiments et les indignations d’aujourd’hui. Alors que les inégalités paraissaient enchâssées dans la structure sociale, dans un système perçu comme injuste mais relativement stable et lisible, elles se diversifient et s’individualisent aujourd’hui. Avec le déclin des sociétés industrielles, elles se multiplient, changent de nature, transformant profondément l’expérience que nous en avons. La structure des inégalités de classe se diffracte en une somme d’épreuves individuelles et de souffrances intimes qui nous remplissent de colère et nous indignent, sans avoir – pour le moment – d’autre expression politique que le populisme ».

Pas trop loin de ce que j’ai tenté d’exprimer hier soir, sans vouloir avoir l’air d’en remontrer, ce qui m’arrive malencontreusement assez souvent, eu égard à la place d’où je peux parler, qui n’est plus celle d’un analyste ou d’un sociologue.

Je veux encore citer, avant, dans quelques jours contribuer pleinement à ce débat sur le débat et son émergence assez nouvelle, d’une manière plus structurée et lisible (dans tous ls sens du terme)

“Depuis près de trente ans, environ 80 % des Français pensent que les inégalités s’accroissent, même dans les périodes où ce n’est pas le cas. Elles sont perçues comme se renforçant parce que nous sortons de la longue période où il semblait aller de soi que les inégalités sociales se réduiraient continûment, ne serait-ce que par l’élévation du niveau de vie. En définitive, beaucoup d’inégalités s’accroissent, tandis que quelques autres diminuent. Dès lors, il serait erroné d’établir une corrélation mécanique entre l’amplitude des inégalités et la façon dont les individus les perçoivent, les justifient ou s’en indignent.

Ou encore, je cite toujours Dubet, décidément assez pertinent :

“la multiplication des critères d’inégalité est relativement peu congruente ou « intégrée », dès que l’on s’éloigne des groupes qui accumulent tous les avantages ou tous les handicaps. Il y a beaucoup de monde entre les familles Groseille et les familles Le Quesnoy. D’ailleurs, notre vocabulaire social a de plus en plus de mal à nommer les ensembles sociaux pertinents. Aux classes sociales et aux strates qui dominaient le vocabulaire des sociologues s’ajoutent sans arrêt des notions mettant au jour de nouveaux critères d’inégalité et de nouveaux groupes : les classes créatives et les immobiles, les inclus et les exclus, les stables et les précaires, les gagnants et les perdants, les minoritaires stigmatisés et les majoritaires stigmatisants, etc. Par surcroît, chacun de ces ensembles est lui-même traversé par une multitude de critères et de clivages, en fonction desquels on est plus ou moins égal (ou inégal) aux autres. Cette représentation et cette expérience des inégalités s’éloignent progressivement de celles qui dominaient la société industrielle, à une époque où la position de classe paraissait associée à un mode de vie, à un destin et à une conscience.”

Le bouquin de Dubet est assez remarquable pour l’analyse qui dépasse le politique, lequel inclut nécessairement l’indignation et ouvre grande la porte du populisme.

C’est dans cet esprit, au-delà de l’écoute d’une parole qui ne peut laisser, évidemment, indifférent (la reflexion du coeur), les analystes que vous êtes ne peuvent s’en tenir au constat et à l’empathie, sans aller chercher la rupture dans la mise en place de ces discours, rupture de nature à entrevoir les solutions qui peuvent ne plus être collectives, en s’éloignant de la pensée primaire de l’appel à l’Etat-Providence général et abstrait qui pourrait, par déblocage de fonds et prise en compte d’une demande qui est perçue comme collective alors qu’elle ne l’est plus, résoudre les maux ou le mal.

C’est justement, me semble-t-il (et personne, sauf erreur ne l’a relevé) l’échec des 10 milliards « pour rien » de Macron.

Bon, j’arrête; je voulais simplement ponctuer le débat d’hier et continue à lire et à écouter, sans uniquement entendre. Comme vous, je le suppose.

Je vous embrasse.

FIN DU MAIL

Puis ne pouvant m’empêcher d’enfoncer le clou, presque pour une estocade, je leur ai adressé un autre extrait du bouquin précité sur l’indignation :

“La routinisation de l’indignation

Il serait absurde d’expliquer toute la vie politique par les inégalités sociales et l’expérience des inégalités. Mais on doit s’interroger sur l’offre politique et sur la vie intellectuelle qui peuvent relayer cette expérience ; on doit construire des récits s’efforçant de mobiliser les individus, afin de leur expliquer ce qui leur arrive et d’ouvrir l’horizon d’un monde plus juste. Quelles sont les formes collectives de la colère et du ressentiment ? « Indignez-vous ! » écrivait Stéphane Hessel en 2010. Un million d’exemplaires vendus, des traductions dans toutes les langues. Des mouvements d’indignation contre les inégalités sociales et les politiques d’austérité aux États-Unis, en Espagne, en France. Nous vivons le temps des indignations. L’indignation est une émotion positive. Elle est l’un des ressorts essentiels des mobilisations ; chacun de nous est indigné, le sera ou l’a été, par des injustices insupportables, par les inégalités obscènes, par la manière dont sont traités les réfugiés, par la violence des États, par la destruction de la nature. À présent comme hier, l’indignation est l’ingrédient de base des protestations, des mouvements sociaux et des soulèvements moraux. Nous sommes indignés parce que nous sommes solidaires, touchés par des souffrances qui nous concernent sans nous affecter personnellement. Il ne convient donc pas de condamner l’indignation comme telle, mais de s’interroger sur les relations entre l’indignation et l’action. Toute la question est de savoir si les indignations se transforment en programmes d’action, en programmes politiques, en stratégies susceptibles d’agir sur les problèmes qui ont suscité l’indignation. Dans le cas contraire, l’indignation tourne à vide ; elle devient une colère sans objet, une posture parfois, une énergie qui s’épuise sans influer sur les causes de l’indignation. La question n’est pas nouvelle. Max Weber l’avait formulée dans l’opposition entre l’« éthique de conviction » et l’« éthique de responsabilité ». Avec la première, on ne rend de comptes qu’à ses principes et à ses convictions. Avec la seconde, on entre dans l’action et on se sent responsable des conséquences de cette action ; l’action juste n’est pas la plus pure, mais la plus efficace et celle qui provoque le moins de dégâts collatéraux. Avec l’éthique de responsabilité, on accepte d’agir dans des conditions imposées, dans le monde tel qu’il est. C’est ce qu’on appelle la politique : il faut que l’indignation engendre un programme politique, un mouvement syndical, une organisation, un ensemble de pratiques individuelles et collectives capables de transformer, même timidement, la vie sociale. Sans insinuer le moindre soupçon à l’égard de la sincérité des indignations soulevées par les inégalités sociales, on peut avoir le sentiment que, sans relais politiques, associatifs et syndicaux, l’indignation fonctionne comme un exutoire, un lynchage : « Tous nuls, tous pourris ! »28 Alors que l’action politique exige la prudence, la compétence et une conscience des aspects « tragiques » de la politique (puisqu’on ne peut pas gagner sur tous les tableaux, vendre à l’étranger et ne pas acheter, baisser le prix des matières premières et lutter contre le réchauffement climatique), l’indignation postule que le peuple est toujours meilleur que ses représentants. Sans offre politique rationnelle, on peut s’indigner de tout et de son contraire : de la hausse des impôts et de l’affaiblissement des services publics et de l’État-providence, des inégalités scolaires et de la mise en cause des filières sélectives et des classes européennes pour ses propres enfants, de l’absence de mixité sociale et de la promiscuité dans les transports en commun, des embouteillages urbains et des restrictions à la circulation, de la présence policière et de l’insécurité. À terme, on s’indignera des inégalités sociales et de l’affaiblissement des hiérarchies traditionnelles. La tendance à l’indignation tous azimuts procède sans doute de la distance croissante entre les passions et les intérêts, entre les valeurs sociales et les marchés, mais elle est surtout alimentée par la faiblesse de l’offre politique. La démocratie des publics nous éloigne des « partis programmes », c’est-à-dire des partis tenus de construire des programmes cohérents et réalistes. « Nos rêves ne peuvent entrer dans vos urnes », disaient les Indignados espagnols. On aboutit à une radicalité révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, sans révolution, sans partis révolutionnaires ni forces révolutionnaires. On est d’autant plus indigné que l’action semble impossible et, dans ce cas, l’indignation exonère de toute responsabilité. Sans programme politique, l’indignation risque de souder l’alliance du néolibéralisme et de la démocratie radicale sur les ruines des partis politiques et des syndicats. Il ne reste qu’un face-à-face entre une technocratie libérale, arc-boutée sur la gestion des contraintes et l’éthique de responsabilité (« nous sommes sérieux, raisonnables et compétents, car le monde s’impose à nous »), et les colères indignées qui refusent de se compromettre et de se refroidir dans la construction d’alternatives politiques. Comment passer des Indignados, nés de la crise de 2008, au parti Podemos ? De l’indignation à la force politique ? Aujourd’hui, Podemos s’y essaie, au risque de devenir un parti comme les autres, avec ses tendances, ses querelles de chefs, ses désaccords sur la Catalogne et sur l’Europe, ses alliances avec les partis traditionnels. De la même façon que l’on parlait de la routinisation du charisme, passage du prophétisme à la religion instituée, on assiste à la routinisation de l’indignation. La politique est pourtant la seule manière de transformer l’indignation en force sociale. Sans cela, le populisme s’installe.”

 Dubet, François. Le temps des passions tristes (Coédition Seuil-La République des idées) (French Edition) (pp.

FIN DU DEUXIEME MAIL

l’amour capital

Je suis assez satisfait du titre que j’ai pu trouver, s’agissant ici de commenter avant de le livrer in extenso un entretien, des propos d’Eva Illouz, femme d’une extrême intelligence, dont j’ai, par ailleurs, pu à apprécier la voix ferme, en même temps que douce et convaincante dans un des matins de France Culture, animés par Guillaume Erner, celui dont l’on se demande s’il ne prend pas de la cocaine dans le métro avant de rejoindre son studio, tant l’excitation contre lui-même est assez dérangeante le matin qui devrait être caressé par le calme.  Je lui conseille le décaféiné et la concentration sur des observations intéressantes.
Mais, je me laisse emporter et reviens à Eva Illouz.
 
Eva Illouz, Professeure de sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem et directrice d’études à l’EHESS de Paris, s’attache  à démontrer “comment le capitalisme et la société de consommation ont fait main basse sur nos vies psychiques et affectives”.
Elle publie Happycratie. (Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies) avec E. Cabanas, Premier Parallèle.
 
Mon titre (un amour capital) est donc à la mesure de l’approche (anticapitaliste, au sens méthodologique du terme).
Eva Illouz est dans une posture marxiste, (même si elle ne s’en vante pas) et met sur le dos du capitalisme, vous savez, cette main invisible qui vous mène là où vous ne voulez pas aller, ici dans les travers de l’amour, de sa mise en scène, de l’exacerbation de la subjectivité construite dans un intérêt mercantile (“Mon travail essaie de redonner la dimension collective de nos vies psychiques : par exemple, la souffrance amoureuse tient autant à un ordre social qu’à une psyché défaillante.”….En l’occurrence, ce qui m’a frappée, c’est que la marchandisation de la rencontre allait de pair avec une forme de ritualisation du sentiment amoureux. Par exemple, le dîner romantique est une pratique de consommation, dont les objets et lieux marchands (bougies, nappes blanches, violons, nourritures luxueuses…) sont resacralisés.).
 
Mon problème avec Eva Illouz, c’est que je suis assez d’accord avec elle, même si j’ai du mal à asséner ce type de phrases (d’accord, pas d’accord), s’agissant d’une opinion, laquelle même si elle est mienne, se trouve autant détestable que toutes celles qui courent sur terre. Les opinions n’existent pas, il n’y a que des faits interprétables et toutes les opinions, à fortiori ne se valent pas).
Ce qui me sépare un peu d’elle tient à l’objet même de sa recherche (l’amour) que je n’ai jamais voulu (hypocritement et comme une autruche)  faire entrer dans une théorisation à outrance. Un chien n’est pas qu’un vertébré (son statut objectif), il peut mordre et faire mal (sa réalité quotidienne). Comme l’amour qui peut ne pas être simplement un objet d’étude et auquel il faut accorder, même si l’on plonge dans une fantasmagorie de circonstance, au gré d’un besoin sentimental ou d’une histoire ponctuelle, sa part de mystère qui ouvre les portes de l’enlacement magnifié.
 
En réalité, la constitution même bancale dudit mystère (ici, celui de l’amour) dans l’Esprit quotidien qui n’est pas l’analyse sociologique est absolument indispensable pour ne pas sombrer dans la grise réalité des origines de l’action qui efface la pulsion imaginaire, même si l’on perçoit la cambrure de son illusion.
 
Oui, le sujet n’existe pas, il est porté par une société et une économie, oui l’amour peut être entrevu “sociologiquement”, dans sa fonctionnalité en dehors des errances du discours des sujets dont l’on sait qu’ils ne font que dévoiler, dans une approche matérialiste, les forces à l’oeuvre sur les les territoires.
 
Cependant les visions quasi-marxistes sur l’amour, autre opium des individus, devraient rester dans la sphère du savoir, dont l’on sait qu’il peut être antinomique du sentiment.
En bref, idiotement alors que je devrais faire mien cet objectivation du comportement amoureux, j’ai toujours mis un cerbère devant la porte du romantica, pour le laisser aller et errer dans sa bienfaisante illusion. 
 
J’ai tort, je le sais, mais c’est comme ça. Et c’est ici que l’on perçoit les limites de la sociologie qui peut faire frôler des murailles grises en les substituant aux paniers dorés, éventuellement illusoires mais beaux et bons, qui recueillent tous les amours du monde.
La poésie est une anti-sociologie, dit-on. Mais l’on sait que l’étude objective du discours poétique nous amènerait, là encore dans le sujet illusoire qui ne fait que répéter ce qu’on veut bien qu’il répète. Comme l’amour.
Voilà, une tare de la pensée vient d’être édictée : il existe des discours qu’on ne veut entendre, même s’ils ont vrais, à vrai dire trop exacts.
 
Ce qui précède n’est qu’une manière de différencier les genres, non pas ceux du masculin ou du féminin, ensemble dans le sentiment, mais ceux du récit : romanesque, poétique, philosophique, sociologique. En tentant l’oubli des forces qui nous gouvernent, sauf celles sentimentales et amoureuses. Ouf…
 
 
ON LIVRE DONC CI-DESSOUS POUR CEUX QUI NE SONT PAS ABONNES A PHILOSOPHIE MAGAZINE (pourtant excellente revue et abonnement peu onéreux que je conseille fortement) d’abord la présentation d’Eva Illouz puis l’Entretien que l’on peut lire ou non au prisme de l’idiotie ce que je viens, maladroitement, de proférer.
 
“L’amour, la sexualité, les relations hommes/femmes, le bonheur, la connaissance de soi, les émotions… Sur ces sujets, habituellement pris en charge par la philosophie ou la psychologie, Eva Illouz fait entendre, de livre en livre, une voix singulière. L’amour ? Peut-être que c’est fini. Le bonheur ? Une industrie juteuse pour les psys, aux effets délétères. La libération sexuelle ? Pas sûr qu’elle ait été profitable aux femmes. L’émotion ? Un grand marché de l’authenticité. C’est toujours un peu désenchanteur, la sociologie, mais ça remet aussi nos ego flageolants dans l’histoire commune. On se sent moins seuls ! Eva Illouz, donc, est sociologue des émotions, une spécialité encore peu développée en France. L’on commence seulement à prendre ici la mesure d’une œuvre déjà reconnue aux États-Unis et surtout en Allemagne, où le journal Die Zeit a classée dès 2009 cette inclassable parmi les « douze penseurs de demain ». Ce mois-ci, elle livre les résultats de son groupe de recherche sur les « marchandises émotionnelles », qui font marché de nos affects en même temps qu’ils les font marcher. Et, en avant-première (dans un livre qui paraîtra au Seuil fin 2019), elle nous explique « pourquoi l’amour finit », pourquoi ce moteur de nos vies, qu’a promu le capitalisme, soutenu la société de consommation, accompagné la libération sexuelle, eh bien nous n’y croyons plus vraiment.Eva Illouz est sociologue avec la rigueur scientifique qui lui importe ; elle est aussi sociologue à la manière de la romancière qu’elle n’est pas : intuitive, lucide et un peu cruelle, mais empathique pour les contradictions de ses contemporains. Les hasards de la vie l’ont faite étrangère, dit-elle. Née au Maroc dans une famille juive, elle arrive à Sarcelles à l’âge de 10 ans, grandit dans les lycées de la République, soutient sa thèse de sociologie en Pennsylvanie, s’installe à Jérusalem en 1991, devient l’une des intellectuelles de gauche les plus critiques du gouvernement israélien, enseigne en Allemagne, en France ou aux États-Unis. Si le français est sa langue maternelle, elle pense en anglais et engueule ses enfants en hébreu. Académiquement inclassable, elle navigue hors des écoles et coteries, et des obligations qu’elles créent. Politiquement, elle a choisi le camp des droits de l’homme et de la critique du capitalisme. Difficile d’attraper Eva Illouz, de la fixer et d’imaginer qu’elle ne biffera pas le point final au bout de la phrase qu’elle vient de dire. On l’a attrapée au vol, un dimanche matin parisien, au bord du canal…

L’entretien 

On commentera ensuite, vous le voulez bien.

“Les choix de recherche résultent d’une suite de hasards auxquels on trouve une justification théorique a posteriori. Mais, au fil de la vie, on comprend souvent que ces hasards sont déterminés par ce qui fait problème pour soi. J’ai eu très tôt l’intuition, sans vraiment la théoriser, d’abord que l’amour et la société de consommation étaient liées, ensuite que la position des femmes dans la relation amoureuse ne « fonctionnait » pas. J’avais été marquée par la lecture de Madame Bovary, et surtout par celle de Belle du Seigneur, deux romans qui proposent déjà une sociologie de l’amour. Les sentiments d’Emma sont déterminés par la culture de masse (son indigestion de romans « à l’eau de rose » et sa consommation des belles robes et colifichets) et par sa dépendance économique, qui est celle des femmes au XIXe siècle. L’amour chez Emma, c’est l’espoir d’échapper à la soumission abjecte de sa condition. Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, est un roman sur le rôle fondamental du pouvoir dans l’attirance amoureuse que les femmes ont pour les hommes. Ces romans m’ont rendue sociologue. Ils ont changé mon imaginaire.

Comment la littérature demeure-t-elle pour vous une source ?

Les émotions contiennent toujours des amorces d’histoires. Les romans et le cinéma contribuent à les codifier. Mais surtout, la littérature s’est voulue psychologue en nous donnant à voir les motivations des personnages. C’est une mine d’or pour une sociologue des émotions, puisque, à travers ces motivations, Jane Austen, Balzac ou Houellebecq, par exemple, dévoilent les univers moraux de la société dont ils parlent. Ils les mettent en scène par l’imagination de façon plus dense que ne peut le faire la sociologie. J’ajoute qu’il faut lire la littérature avec les historiens, c’est-à-dire ne jamais penser que les romans reflètent la réalité. En croisant littérature et histoire, je tente d’extraire une sorte de cartographie de la vie émotionnelle.

Lorsque vous étudiez aux États-Unis dans les années 1980, les travaux féministes sont flamboyants sur les campus. Et pourtant, ils vous inspirent peu à cette époque. Pourquoi ?

C’est la vie qui m’a rendue féministe, pas la théorie. Quand je suis arrivée aux États-Unis, j’étais politiquement trop profondément universaliste pour comprendre pourquoi les femmes avaient besoin d’un projet d’émancipation à elles. J’en étais encore au caractère révolutionnaire de l’universalisme. Mais j’ai rencontré la domination masculine si souvent et de façons si multiples que le féminisme m’est devenu nécessaire pour comprendre mon expérience. Aujourd’hui, ces travaux font partie de ma boîte à outils. Lorsque j’ai commencé l’étude des émotions, c’était un terrain neuf exploré surtout par l’anthropologie et l’histoire. J’ai été très influencée par l’anthropologie de Clifford Geertz [1926-2006], pour qui dans le « moi » ou la psyché se superposent des couches de textes culturels, d’interprétations et de significations collectives. C’est un changement radical dans la pensée de ce qui constitue un moi. Le « moi » n’est plus une entité psychologique, mais une performance publique. Michel Foucault, en venant d’un horizon intellectuel très différent, a travaillé dans le même sens. Geertz et lui ont en commun une approche antipsychologique du sujet.

Que reprochez-vous à la psychologie ?

Soyons clairs : je ne nie pas l’efficacité de la psychologie en tant que pratique individuelle. Mais elle est devenue un vaste système culturel, qui a des effets collectifs, en particulier celui de privatiser la souffrance sociale, de la réduire en pathologies personnelles : si vous avez des difficultés au travail, par exemple, c’est que vous ne savez pas gérer vos affects. Les psychologues travaillent ainsi à nous rendre adaptés et performants pour bien fonctionner dans des institutions parfois folles, comme certaines grandes entreprises ou certaines familles. Je n’écris pas du tout contre la psychologie en tant que connaissance – j’admire Freud –, mais contre son intégration si parfaite dans le marché. Mon travail essaie de redonner la dimension collective de nos vies psychiques : par exemple, la souffrance amoureuse tient autant à un ordre social qu’à une psyché défaillante.

 

Entre votre premier ouvrage en 1997, Consuming the Romantic Utopia, et Pourquoi l’amour finit, qui vient de paraître en Allemagne, quelle est votre évolution à propos de l’amour ?

Mon premier travail montrait comment le sentiment amoureux avait été un axe essentiel de l’avènement de la modernité, en affinité avec le développement du capitalisme. Dès le XIXe siècle, la valorisation du sentiment a permis de diminuer l’emprise des familles et des communautés sur les individus. À partir du début du XXe siècle, l’amour joue un rôle fondamental dans les modèles de la vie bonne promus par la culture de la consommation de masse. Les jeunes gens se rencontrent désormais en dehors des foyers, pour aller danser, voir un film, dîner. La possibilité de partager un bien de loisir devient essentielle à l’imaginaire amoureux. J’ajoute que la consommation et l’amour ont tout deux une vocation universelle : ils intègrent et unifient toutes les classes sociales et donnent le sentiment que démocratie, bonheur, émotions et consommation sont tous un même projet. Mais contre une critique trop normative de la culture de masse, qui était celle de l’École de Francfort, et notamment d’Adorno, j’ai voulu observer les pratiques concrètes de rencontre amoureuse, y compris dans leurs contradictions. En l’occurrence, ce qui m’a frappée, c’est que la marchandisation de la rencontre allait de pair avec une forme de ritualisation du sentiment amoureux. Par exemple, le dîner romantique est une pratique de consommation, dont les objets et lieux marchands (bougies, nappes blanches, violons, nourritures luxueuses…) sont resacralisés.

Votre livre à paraître Pourquoi l’amour finit donne une vision beaucoup moins enchantée de l’amour…

Trente ans plus tard, je n’ai plus la même évaluation historique des effets du capitalisme sur les formes de vie. Nous pouvions voir encore dans les années 1980 les effets libérateurs de la destruction des modèles anciens. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pour ce dernier livre, j’ai plutôt relu le Durkheim qui a étudié le suicide, qu’il attribue notamment à l’anomie (le manque de règles et de normes). Il le définit comme un « mal de l’infini ». J’ai trouvé chez lui des pages étonnantes sur l’homme célibataire – notez qu’il ne parle pas de la célibataire – où il décrit ce qui va devenir à partir des années 1960-1970 le modèle d’une masculinité définie essentiellement par le désir sexuel, l’accumulation des partenaires, ce que les sociologues vont appeler le « capital érotique ». Durkheim voit déjà dans ce comportement un exemple d’anomie. On vise à l’infini, mais on ne trouve que la monotonie de son désir. C’est l’un des grands thèmes de Michel Houellebecq. Il s’intéresse aux hommes, qu’il voit comme les grands perdants de ce néolibéralisme sexuel. C’est faux : ce sont les femmes qui sont les perdantes, car la liberté sexuelle donne en réalité le pouvoir affectif aux hommes.


Eva Illouz en 2019 © Matthieu Zazzo

Pourquoi ?

Après Mai-68, trois régimes d’action en matière amoureuse émergent – matrimonial, sentimental, sexuel – et ils deviennent légitimement dissociés. Mais, chez les femmes, l’autonomie du régime sexuel est plus confuse, elles louvoient en permanence entre les trois plans. Même sur Tinder, un site destiné prioritairement à des rencontres sexuelles, elles n’excluent pas de trouver l’homme de leur vie, alors que les hommes utilisent la sexualité dans une compétition généralisée avec les autres hommes.

Vous avez vu dans l’affaire Weinstein et le mouvement #metoo un tournant historique dans les relations hommes/femmes. Dix-huit mois plus tard, sur quoi a débouché ce tournant ?

Remettons les chose à leur place : la publication du Deuxième Sexe de Beauvoir demeure un tournant plus décisif ! Si cette affaire a fait bouger les consciences et révélé l’existence d’un sort commun des femmes internationalement, son impact profond demeure encore limité. Je ne crois pas que le problème de l’inégalité se règlera par des politiques de la sexualité qui consistent à codifier le consentement, la rencontre, les paroles et les actes. Tant que l’essentiel du pouvoir politique, économique, militaire et social mondial reste concentré entre les mains des hommes, on va changer la cosmétique mais pas la profondeur de l’inégalité. Obtenons la parité en politique, l’égalité devant le travail, la santé, la richesse… La sexualité suivra. Par ailleurs, il faut prendre garde à ce que le féminisme ne devienne pas un mouvement de vendetta. Il est le mouvement social le plus important du XXe siècle qui a entraîné des changements massifs. Il faut en conserver tout l’aspect révolutionnaire.

La « fin de l’amour » que vous étudiez, est-ce la fin de l’amour qui dure, ou bien la fin de l’amour comme socle social ?

Pour que quelque chose perdure, il faut y croire. Je pense que nous croyons à l’amour sans vraiment y croire. Le mythe romantique – qui faisait de l’amour le sentiment organisateur de toute une vie – est en train de se défaire comme les croyances en Dieu ou dans le communisme se sont défaites. Nos histoires d’amour sont plus brèves, mais, au-delà de ce fait statistique, c’est l’idée même de l’amour qui décline. J’y vois l’épuisement de l’individualisme sexualisé tel qu’il a été promu dans nos sociétés. Ce modèle a eu un immense pouvoir émancipateur (qu’il a encore dans les sociétés traditionnelles). C’est dans le domaine amoureux et sexuel que la liberté s’est le plus affirmée, mais il semblerait que cette liberté n’ait pas favorisé la relation.

À quoi le mesurez-vous ?

Philosophiquement et politiquement, il y a toujours eu une tension entre liberté et égalité. La liberté sexuelle revendiquée par le féminisme et le mouvement gay est devenue une façon de resexualiser les corps féminins à travers ce que j’appelle le « capitalisme scopique », celui qui exploite les corps par le regard. L’apparence physique (surtout celle de femmes) est devenue obsessionnellement codifiée, avec des vignettes mentales strictes sur les critères de la séduction (jeune, mince, lisse, sexy…). Or le paradoxe de cinquante ans de liberté sexuelle, c’est qu’aujourd’hui en Occident, on a moins de rapports sexuels que deux générations auparavant, bien que les normes sexuelles soient beaucoup plus permissives et variées. Le mariage ou la vie en couple commencent plus tard et n’occupent plus la totalité de la vie adulte. Le nombre de personnes vivant seules ne cesse d’augmenter…

Vous développez la notion de « relations négatives ». Pouvez-vous l’expliquer ?

Le désir contemporain, s’exerçant dans un univers technologique de consommation, est devenu indéterminé, sans attribut fixe (en quoi il est « négatif »). Une relation négative, dans l’intimité comme dans le travail, on y entre et on en sort très vite. Il faut que quelque chose circule, mais c’est une relation où l’on pratique le non-choix, c’est-à-dire le désengagement potentiel, parce que, au fond, on ne sait pas ce que qu’on veut. La passion et le désir au XIXe siècle avaient un objet beaucoup plus clair. Mais négatif, c’est aussi ce qui se produit quand les relations ne marchent pas. Je reprends là la métaphore du marteau chez Heidegger. Enfoncer un clou dans un mur est une action non problématique jusqu’à ce que quelque chose bloque : le clou se tord, le mur s’effrite… Alors, on va commencer à faire attention au marteau, à notre geste, etc. On pense négativement, à partir de ce qui ne marche pas. Aujourd’hui, parce que les relations ne fonctionnent pas, on est obligé d’y faire attention. J’ajoute que les relations négatives sont très productives, de liens, de travail, d’activités : les cabinets de psychologues, l’industrie du développement personnel, les lieux de consommation, de culture, de tourisme, de loisirs.

Est-ce cela que vous appelez « marchandises émotionnelles » ?

Avec ce concept, je ne désigne pas seulement les connotations affectives associées à certains produits, ainsi que Jean Baudrillard l’a théorisé. Cette vision ne permet pas de voir comment nos émotions elles-mêmes créent le marché. La valeur de la « marchandise émotionnelle » ne dépend ni de ses conditions de production, ni de sa rareté, ni de son utilité, mais de l’expérience émotionnelle qu’elle procure effectivement : le camp de vacances, la compilation musicale qui accompagne nos humeurs du jour, l’industrie du petit cadeau, le stage de méditation… Je propose une typologie de ces marchandises selon qu’elles ont trait aux atmosphères, aux relations, ou à la connaissance de soi. Par exemple, depuis les années 1980 ont émergé ces boutiques qui vendent des tasses, des photos, des peluches, sur lesquelles sont inscrits des messages adaptés à tous les affects (joie, chagrin, amour, déprime, bonheur évidemment…). Ces bazars d’objets vont de pair avec l’accentuation des célébrations familiales, amoureuses et amicales : les anniversaires, la fête des mères, la Saint-Valentin, les mariages… Loin de les menacer, la consommation les intensifie.

Quel est le rôle des technologies numériques dans ce marché ?

Ce chapitre manque en effet dans ma typologie parce qu’il mériterait sans doute un ouvrage à lui seul. L’Internet est bien sûr l’outil essentiel de production et de circulation des marchandises émotionnelles. Mais il n’est pas qu’un outil. Avec des moyens propres, il façonne fortement ce qu’on pourrait appeler la « subjectivité capitaliste ». Ce qui m’intéresse est de voir comment il fait de l’argent en attelant nos émotions. Nous les exprimons d’abord comme des objets étiquetés par des emojis, des Like, des # sur Twitter, lesquels sont vendus ensuite comme des données virales.

L’ambivalence, l’ambiguïté, le paradoxe sont des termes que vous utilisez fréquemment. Est-ce chez vous un goût pour la contradiction ou bien ce qui caractérise l’univers moral contemporain ?

C’est l’essence même de ma réflexion : la réalité sociale est intrinsèquement ambivalente et ma propre approche du réel l’est tout autant. Car nos sociétés néolibérales produisent des champs magnétiques d’idéaux qui agissent simultanément vers des pôles opposés : autonomie et protection, authenticité et conformité, contrôle de soi-même et expression de soi-même, etc. Mais l’intéressant est que l’individu moderne ne le vit pas du tout comme une contradiction. En effet, aujourd’hui, la définition de soi passe par une fusion du sujet et de l’objet. Le sujet ne peut plus se concevoir sans objets… au point de se prendre lui-même comme objet de consommation : le développement personnel repose sur une culture du moi « amélioré », dans laquelle le moi se produit et se consomme.

Risque-t-on de découvrir que, finalement, le moi n’existe pas ou que nos quêtes d’authenticité sont vouées à l’échec ?

En tout cas, les algorithmes sont un bon exemple de ce que serait une subjectivité vide ! Ils parviennent par le calcul à anticiper nos comportements sans avoir aucun élément sur ce que nous sommes psychologiquement. Nous assistons à une nouvelle façon d’imaginer le consommateur qui ne passe plus par la psychologie. Quant à l’authenticité, elle est effectivement au cœur de la crise actuelle du sujet, souvent traduite par la crise des identités. Mais elle est un vecteur très important de l’univers moral des modernes. L’idée de l’individu authentique naît avec Rousseau au XVIIIe siècle : il existe un soi authentique « à l’état naturel », subverti par la société et enfoui en-dessous d’elle. Plus tard, l’authenticité va devenir non plus la voix de la conscience morale mais l’expression de la vérité du moi – c’est le « moi véritable » théorisé par le psychanalyste Donald Winnicott. Le reconquérir est un signe de santé mentale. D’où l’énorme marché thérapeutique des marchandises émotionnelles dont nous venons de parler, qui est structuré autour de cette idée motrice. L’authenticité est devenue aussi une expérience performative. Par exemple, une rave techno où l’on se déchaîne sera vécue comme plus authentique qu’un concert classique écouté dans la concentration. L’idéal d’authenticité est un code qui organise nos décisions de vie et nos pratiques de consommation. C’est bien pourquoi le capitalisme donne le sentiment d’être indépassable, car il a su redéfinir la subjectivité elle-même, non pas en en dessinant autoritairement les normes, mais en s’insérant dans ce qui lui est le plus essentiel.

Faut-il alors dénoncer le discours sur l’authenticité comme… inauthentique ?

Je suis partagée là-dessus. L’authenticité est à la fois une valeur économique (les légumes bio, le diamant brut, le sac Prada, le Picasso authentiques sont plus chers) et une valeur morale (pouvoir nous définir nous-mêmes au-delà des définitions institutionnelles). C’est pour cela qu’elle est difficile à discuter. Lorsqu’il s’agit d’expériences émotionnelles, je crois que toute critique normative est inefficace : qui es-tu toi, le critique, pour me dire que mon projet de réa­lisation de moi-même est inauthentique s’il passe par des objets de consommation ? Car l’authenticité elle-même n’est pas une illusion. C’est une fiction sociale très puissante. C’est elle qui nous fait quitter un mariage pour une vie où on est plus soi-même, ou un travail dans lequel on joue un rôle – récemment, des salariés ont dénoncé dans leur entreprise le mensonge de la culture positive qui consiste à se montrer toujours motivé, heureux, souriant !

Que doivent vos travaux à votre navigation entre des identités multiples : française, juive, écrivant en anglais, vivant entre Israël, les États-Unis et la France… ?

Quoi qu’il en soit de leur biographie, les sociologues doivent assumer une position d’étrangeté à leur société. Mais si elle devient une pose, elle fait aussi dire des bêtises ! Les hasards de ma vie ont fait que j’ai toujours été étrangère, partout. Ma mobilité m’oblige à rendre explicites les « savoirs tacites » des sociétés que je traverse avec plus ou moins de familiarité. Ayant vécu et vivant dans plusieurs pays, je me suis souvent demandé où j’habitais. J’ai renoncé à choisir. Je fais travailler une culture contre l’autre, une identité contre l’autre. J’adore les kaléidoscopes parce qu’il suffit d’un tout petit mouvement pour qu’apparaisse une image différente. Penser, pour moi, consiste à donner ces petits mouvements pour déplacer les certitudes, pour voir de nouvelles images. À chaque fois que je change de pays, je modifie mon kaléidoscope intérieur.

Propos recueillis par CATHERINE PORTEVIN

Mon petit commentaire :

 

 

Miss Blandish

Le temps est donc, comme souvent lorsque le dernier bouquin vous tombe des mains,  à la relecture. Il faut toujours relire. Ca nous fait voyager dans une vie. La sienne évidemment. La bibliothèque dans sa liseuse ou sa tablette est, pour ce faire, prodigieusement au point.

Mais ce soir, on m’a posé une question très curieuse, absolument lumineuse.

Celle de savoir quel était le premier bouquin “que j’avais prêté”.

C’est vrai, la joie de prêter un livre qui vous a enchanté est déjà dans la lecture qui vous prend.

J’ai su répondre. J’étais très jeune et ce genre de bouquin avec quelques scènes presque osées pour l’époque, nous en raffolions. Avant même l’adolescence.

C’est un polar, le premier bouquin écrit par James Hadley Chase “Pas d’orchidées pour Miss Blandish”.

J’ai vérifié. Je l’ai dans ma bibliothèque numérique. Je relirai des passages demain et en donnerai, éventuellement,  des extraits. 

Magnifique question que celle du premier prêt. Je la poserai souvent

 

Chochana

Je me demande pourquoi je n’ai jamais vanté ici l’écriture de mon amie Chochana Boukhobza, romancière et cinéaste, auteure de magnifiques romans.

Ce soir, j’ai parcouru son premier (Un été à Jérusalem. Éd Balland), que j’avais lu, il y assez longtemps. Elle avait obtenu pour ce bouquin le prix “Méditerranée”.

J’ai voulu relire son premier texte, pour mille raisons. Je lui dirai demain comment ma lecture de son texte a pu varier. La variation des impressions et des sentiments au fil des temps constitue un trésor de la pensée joyeuse.

J’offre un extrait. Lisez Chochana. Achetez ses bouquins.

“J’ai vidé le fond de ma tasse et je suis sortie retrouver Jérusalem.
L’air est étouffant. Le goudron de la chaussée fond sous le soleil et mes spartiates de cuir collent au bitume. Des essaims noirs de grosses mouches vrombissantes tournoient au-dessus des poubelles renversées dont le contenu se décompose dans une chaleur terrible. Parmi les détritus, des chats gras jouent à se poursuivre. Sous l’auvent de l’autobus, une vieille, osseuse, la bouche barrée de deux plis profonds, un sac de plastique marron posé sur les genoux, lorgne avec inquiétude vers le haut de la rue où doit apparaître la silhouette massive de l’autobus.
Les jeunes préfèrent en général descendre en ville en arrêtant un stop. J’avance sur un kilomètre de route poussiéreuse cernée de chaque côté par des immeubles de pierre dont l’architecture imite le style des forteresses avec des tours et des arcades, jusqu’au carrefour de Bethléem. Là, brusquement, le terrain se dénude. Une terre rouge, craquelée, se déploie jusqu’aux montagnes de Jordanie. On aperçoit, à perte de vue, des champs d’oliviers ou des vignes, et dans le creux des collines, des villages arabes.
Villas blanches aux toits plats surmontés par des bidons en zinc qui rouillent. Pointe légère, gracile, d’un minaret d’où vibre à la nuit l’appel rauque d’un muezzin.
Je reste longtemps sur le bord de la route à regarder le flot des voitures qui abordent le tournant dans un crissement des pneus pour n’avoir pas à ralentir. Ainsi avais-je attendu, trois années durant, chaque matin, un véhicule, avec des sourires encourageants à l’adresse des conducteurs, gaspillant un peu de ma gaieté pour des inconnus qui m’escortaient, bavards, vers mes destinations et que j’interrogeais sans répit de peur d’avoir à leur répondre. Souvent ici, le sentiment d’une fugitive innocence dans cet air embrasé, m’avait permis de reculer l’échéance d’un départ vers la France. Car ce ciel, certains matins, devient mer. On y entend, porté par un écho lointain, le bruit des marteaux, des tracteurs, des pelleteuses, tout ce qui fait une vie d’homme paisible, tout ce qui vous donne l’illusion d’une harmonie, et la force d’avancer vers demain.”

Louis Beauregard

J’ai hésité avant de la coller ici, l’histoire de Louis. C’est une histoire vraie.

J’ai rencontré Louis Beauregard (je change le nom) à la faculté. Il travaillait sur un sujet assez curieux, pour l’époque du moins : la relation entre les comportements alimentaires et les modes de pensées. En bref, si je me souviens bien, Louis considérait que le fait d’ingurgiter depuis la prime enfance des hamburgers ou du riz biriani déterminait le mode de perception du monde, et partant, le type d’action culturelle sur son environnement.

Quand certains lui rétorquaient que la proposition inverse était peut-être plus pertinente, que le comportement alimentaire n’était qu’un succédané de la culture d’un peuple, un fait sans vecteur causal, il prenait un air très sérieux, regardaient les contradicteurs fixement avant de lâcher d’un air faussement contrit :

– Vous êtes un petit con.

Là, ça dépendait des interlocuteurs. La majorité, ne pouvant imaginer la vérité de l’insulte, le prenait pour un fou et tournait le dos pour s’enfuir.

D’autres, plus rares, riaient et discutaient. Enfin, les derniers s’emportaient et devenaient même violents.

Je l’ai justement connu lors de l’emportement, peut-être légitime, d’un malheureux questionneur.

Nous étions, tous, dans le couloir à attendre la venue du Professeur Didier, titulaire de la Chaire d’épistémologie, lorsque j’ai entendu des éclats de voix assez violents. C’était Louis qui se faisait empoigner le collet par un étudiant, assez grand, certainement basketteur, et qui exigeait des excuses après avoir entendu la petite phrase assassine, en réponse à sa question, pourtant posée calmement.

Louis le regardait sans broncher, ce qui provoquait un redoublement des cris.

Je m’approchai, et malgré mon ignorance de l’origine de la dispute, je fis remarquer au géant que le lieu ne pouvait se prêter à un tel comportement, indigne de la sérénité qui devait régner dans cet espace où les plus grands esprits, depuis des siècles, opéraient.

Le violent me traita d’imbécile et me demanda de m’occuper de mes affaires, en ajoutant je ne sais quelle insulte intolérable. Et alors que je ne connaissais pas encore l’ignoble répartie régulière de Louis, je répondis au malotru :

– Vous êtes un petit con.

Il en a été stupéfait puisqu’aussi bien il lâché Louis qui se tordait de rire, m’a regardé, a hésité pour l’uppercut, avant, je ne sais pourquoi, de partir en courant vers les toilettes.

Louis est, évidemment, devenu un ami, du moins un proche de Faculté.

Il a, très vite, abandonné son sujet pour s’intéresser au fait religieux et plus précisément à ce qu’il nommait lui-même “l’ultime preuve négative”.

Il s’agissait de démontrer qu’eu égard à la conservation des documents historiques et des récits de l’époque, à la connaissance parfaite des évènements majeurs dans les siècles, à leur restitution par les chroniqueurs, il était impossible de démontrer l’existence de Jésus qui, en réalité constituait une invention magistrale, l’homme ou le Dieu, comme l’on voudra n’ayant jamais mis les pieds sur terre. Nul document sérieux
n’en faisait état.

Son travail intéressait nos professeurs puisqu’en effet il permettait de répertorier le matériau historique de l’ère préchrétienne, d’en disséquer le contenu. Et même si le but de telles investigations était curieux, la démarche pouvait faire “avancer la recherche”. C’est ce que nous disait le Professeur Chesneau, celui dont l’on sait qu’il n’a pas supporté l’apologie par Michel Foucault du régime islamiste iranien et qui s’est suicidé en plein cours, en avalant du cyanure.

Les travaux de Louis ne m’intéressaient guère, mais j’avais toujours plaisir à le rencontrer, pour discuter de tout et de rien.

Puis, un jour d’été, Louis m’appela et demanda à me voir sur le champ.
Je m’en souviens parfaitement. Il me dit :

– Tu te souviens que tu es juif ?

Et avant que je ne m’emporte il m’annonça la nouvelle :
– Je me convertis au judaïsme.

J’aurais dû immédiatement, lui poser la question du pourquoi. Mais, curieusement, je n’ai pu dire qu’une seule phrase :
– Vas-tu porter la kippa et le petit talith ?

Il m’a souvent dit par la suite combien cette réaction l’avait étonné. Il. s’attendait à mille questions, à la stupeur, à la joie, bref à un sentiment.

Je crois que ma réaction l’a un peu peiné, mais je n’y pouvais rien.
Il n’a pas porté la kippa et le petit talith et n’a pas laissé pousser sa barbe. mais il est devenu, je l’assure, l’un des plus éminents spécialistes du judaïsme que certains n’ont pas hésité à comparer au mystérieux Monsieur Chouchani, maître de tous les grands, y compris de Lévinas ou de Wiesel.

On affirmait de Louis qu’il n’existait pas un texte biblique, de la kabbale,
du Zohar, de la Michna qu’il ne pouvait citer de mémoire et pas un seul des milliers de commentaires talmudiques qu’il ne pouvait, lui-même critiquer. Je pense que c’était, peut-être un peu exagéré.

Il avait, par ailleurs refusé de devenir rabbin, malgré les offres mirobolantes des plus grandes métropoles. Il n’avait qu’un seul but, répondait-il aux nombreux journalistes qui venaient l’interroger sur ses travaux : démontrer la concordance parfaite entre modernité et judaïsme qui n’existait que nous donner à voir la « contemporanéité ».

Louis n’écrivait que très rarement, prétendant que le caractère sacré des
mots était exclusif du petit exposé d’une pensée ou d’un commentaire. Si l’on écrivait, c’était pour dire une vérité, laquelle ne pouvait s’encombrer
d’à-peu-près et d’imperfections sémantiques.

Un texte devait donc être court et essentiel, rare ou, mieux encore, brûlé comme le soutenait le rabbin Nahman de Braslav, pour laisser les mots s’envoler dans le vent du ciel et trouver leur destination authentique.

Seul le roman, la littérature, si l’on veut, pouvait se laisser aller, ne pas rechercher la perfection puisque par essence même, elle la fuyait “trouvant dans les mensonges la vérité de son existence”.

Je me souviens l’avoir appelé lorsque j’ai lu ces mots dans une revue hebdomadaire, dans un entretien qu’il accordait au rédacteur en chef, en réponse à une question sur la relation entre littérature et religion.

Je connaissais bien Louis et sans mettre en doute ses nouvelles convictions religieuses, je savais trop qu’il s’agissait de mots de faiseur, de charlatan de pure race, pour épater, dans le sillage de Kundera, les lecteurs du Dimanche.

On ne se refait pas, même dans l’érudition.

Lorsque je l’ai appelé, après la lecture de ces mots pompeux, il y a très longtemps, pour le traiter gentiment d’escroc, il m’a simplement répondu :

– je préfère faire le pitre plutôt que de m’assoupir, comme toi, dans un spinozisme inutile, primaire et résigné.

J’avoue avoir été un peu vexé, mais nous nous sommes rencontrés très souvent. Cependant, j’avais exigé l’exclusion radicale de toute discussion théorique entre nous, peut-être par crainte de ne pas suivre, sauf celles, futiles, sur la cuisine, et l’art contemporain qu’il vomissait.

Pas un seul mot de philosophie, de politique et encore moins de religion. Le pari a été tenu pendant de longues années.

Cinq, le tout et le relatif

 

Non, il ne s’agit pas (je crois l’avoir déjà fait ici) de raconter l’histoire du “5” en Afrique du Nord, synonyme de bon ou de mauvais oeil…

“Cinq noms propres et juifs”, c’est l’objet du mail que je viens de recevoir. S’agissant d’un ami, j’ai accepté l’envoi que je reproduis ici :

“Moïse, qui enseigne que la Loi est tout

`Jésus, qui enseigne que l’amour est tout

Marx, qui enseigne que l’argent est tout

Freud, qui enseigne que le sexe est tout

Einstein, qui enseigne… que tout est relatif.”

Assez risible. C’est le week-end

le chêne et le tilleul

Discussion mythologique. Dans notre salle à manger, sur le mur de gauche, une toile, assez ancienne, dont nous ne connaissons pas l’auteur.

Elle représente Philémon et Beaucis. Curieusement, rares sont ceux qui connaissent l’histoire. Juste quelques souvenirs. Et, certainement, si je n’avais pas possédé ce tableau, j’aurais été comme beaucoup, dans les limbes de la mémoire écolière. Mais, à l’évidence, je ne peux être muet lorsque mes invités, devant notre tableau, posent la question…

Je connais dons, assez bien, l’histoire et la raconte toujours, je l’assure assez simplement, sans enjoliver.

Mais, il y a quelques jours, une lettrée, assez imbue de ses connaissances et désirant les donner à entendre et en découdre avec moi, je ne sais pourquoi, m’a repris lorsque, comme à mon habitude, et en réponse à une question d’un invité, j’ai très rapidement raconté l’histoire.

Je l’écris ici, et profite , pour ceux qui voudraient toucher légèrement les débuts de la vraie littérature, de se procurer Les Métamorphoses d’Ovide, là où nous est contée la belle histoire de Philémon et Beaucis.

Donc, deux dieux ( Zeus et Hermès chez les grecs, Jupiter et Mercure chez les romains), se déguisent en simples mortels et, comme l’écrit Ovide  « frappent à mille portes, demandant partout l’hospitalité ; et partout l’hospitalité leur est refusée. Une seule maison leur offre un asile ; c’était une cabane, humble assemblage de chaume et de roseaux. Là, Philémon et la pieuse Baucis, unis par un chaste hymen, ont vu s’écouler leurs plus beaux jours ; là, ils ont vieilli ensemble, supportant la pauvreté, et par leurs tendres soins, la rendant plus douce et plus légère1. »

Le vieux couple accueille chaleureusement les deux voyageurs et leur offre même leurs dernières victuailles, (des oies).

Les dieux sont comblés et veulent les récompenser. Ils leur intiment l’ordre de se rendre sur une montagne de laquelle, seuls survivants d’un déluge provoqué par Zeus, ils voient périr, sous leurs yeux, les habitants inhospitaliers de la vallée.

Puis, les dieux transforment leur cabane en temple. Philémon et Baucis leur demande une ultime faveur : être les gardiens du temple et ne jamais être séparés, y compris dans leur mort.

Souhait exaucé: ils vivent ainsi dans le temple jusqu’à leur ultime vieillesse et, à leur mort, ils sont changés en arbres qui mêlent leur feuillage, Philémon en chêne et Baucis en tilleul. 

L’histoire est belle, comme leur amour.

Les gorges sont sincèrement serrées lorsqu’on la raconte. C’est notre désir d’adulte, en marche.

Mais je reviens à l’intruse lettrée. Je finissais de raconter en ponctuant sur l’entrelacement des feuillages dans leur transformation en arbres, en précisant, juste pour l’amusement, que décidément, les arbres avaient partie liés avec l’histoire des hommes, tant il est vrai que pullulent actuellement d’innombrables articles, bouquins, essais sur la preuve de la communication des arbres entres eux. Ils se parlent, s’avertissent réciproquement des dangers. Bref, de vrais grands hommes verts vénérés par les grands et petits écologistes. 

Mais, il ne faut jamais rire avec ceux qui ne comprennent pas la vitalité de cet écart de soi.

Car, en effet, voilà la jeune dame (assez jolie au demeurant, malgré son désir agressif à mon endroit) partir dans un discours sur l’inutilité de l’humour lorsque la chose est sérieuse, ici la pérennité de la nature et l’amour des arbres qui sont, a-t-elle dit, nos “dieux plantés”; que par ailleurs, je m’étais trompé, que Beaucis avait été transformée en pommier (ce qui, selon elle n’était pas étranger à Eve et la genèse de notre Bible).

Google étant à portée de smartphone, j’ai pu démontrer que je m’étais pas trompé. En ajoutant, très calmement (c’était mon invitée) que j’aimais les arbres, dont j’avais fait dans ma maison de vrais amis, et que j’aimais aussi tenter de rire ou, du moins, de sourire…

A partir de cet instant, elle s’est approchée de moi, ne m’a plus quitté des yeux pendant toute la soirée et m’a même envoyé, dans la nuit, un message assez très gentil. Pour se faire pardonner.

Je lui ai pardonné sa mauvaise humeur qui a failli gâcher notre soirée. On ne peut pas toujours être de bonne humeur, ça serait lassant. Et, tous connaissent ma faiblesse : je pardonne toujours.

Je lui pardonne d’autant plus qu’elle m’a donné l’occasion d’écrire ici la merveilleuse histoire. Ce qui aura un bel effet lors de mon prochain diner, où j’aurais invité des personnes jamais venus et qui, s’ils lisent mes billets, pourront, immédiatement me demander où se trouve donc mon tableau. Ce qui nous mettra, tous, de bonne humeur.

Le tableau sur mon mur, je le reproduis ci-dessous.

Celui, en tête du billet est d’un peintre allemand (1600), Adam Elsheimer (très cher). Le mien est nettement plus beau. Jugez :