suites, by F, corrigées,


Liminaires 1.
Le texte qui suit à été écrit d’une seule traite, une nuit, il y a quelques mois, dans l’appartement de M, sur son ordinateur, alors que pour des motifs qu’il est inutile de dire, il était tragiquement “absent “. Mes proches, informés, par un message du vol et de l’adresse du site, stupéfaits par mon toupet, l’ont lu, ont beaucoup ri, disent-ils. On m’a, curieusement, demandé de clarifier certains passages “obscurs par l’envolée amoureuse” ai-je lu dans un commentaire. Ce que je fais aujourd’hui. On peut donc relire et guetter les corrections. M, lui, ne relira pas.

Liminaires 2.
Je livre, avant tout, son dernier texte, extrait d’un roman inachevé, comme à l’habitude :
Lui qui a organisé sa vie pour écrire n’écrit plus. Une certaine sérénité, une forme de gaieté, sont nécessaires à cette activité. Il a abandonné le roman auquel il travaillait. Il ne voit pas dans le malheur une occasion d’élever son âme ou d’exercer la force de son esprit. Pour lui, le malheur ne fait qu’avilir, injuste et vil. C’est tout. Le malheur est encore pus ridicule quand la souffrance est mise en scène. Il a donc dépouillé la souffrance des oripeaux d’une grandeur. En réalité, Il a besoin de voir la mer. Faute de pouvoir atteindre le calme en lui-même, il a besoin des vagues puissantes, comme lorsqu’il pêchait en Bretagne, avec une femme à ses côtés, qui écouterait les rafales avec lui, qui lui demanderait de dire tout, même l’intime et l’improbable. Il rêve de mer avec une femme. Même agitée, la mer accorde toujours le repos à celui qui la regarde. Sa pulsation obstinée inspire à l’homme égaré dans son petit labyrinthe intérieur le sentiment des choses simples ; et à celui qui doute de la vie, le sentiment de la nécessité. Simple et nécessaire, la mer accueille toutes les douleurs. Elle n’offense pas les âmes fatiguées. Ni les âmes meurtries par les trahisons égoïstes de celles qui n’aident qu’ellesmêmes. En ne pleurant que sur elles-mêmes , prétendant malicieusement avoir le don de donner alors qu’elles ne font que prendre. Alors qu’elles trahissent sans cesse l’éclosion des vifs instants. Qu’elles restent loin des vagues
Je ne suis pas certaine qu’il s’agisse de son dernier texte. Il a tant d’ordinateurs, tablettes et autres objets dans lesquels il fourre ses textes. Bon, il avait besoin de mer, le narrateur.

Mon vol. F.

Je m’appelle F. Ceux qui viennent ici ont pu quelques jours, en décembre ou janvier, jours cruciaux, lire ce que j’avais pu écrire, sous des photographies, après avoir volé à M ses identifiants me permettant d’accaparer son lieu numérique, son michelbeja.com. Juste quelques jours pendant lesquels, persuadée qu’il l’avait abandonné, pour quelque temps, pour des motifs que je ne veux dire ici, je me suis laissée à jouer à lui, écrivant sur lui et moi. De fait, il n’est pas venu lire, il ne le pouvait pas.

Puis, une amie qui m’avait devinée, qui prétendait « adorer » mon “cambriolage” et la relation de faits presque intimes m’a alertée. Un lecteur, qu’elle connaissait, assez lourd et idiot, voulait questionner M, la où il était, sur cette histoire de vol de codes de son site, une potentielle imposture. Mais il ne répondait pas, évidemment. J’ai eu très peur d’une de ses réactions du style “je suis fatigué de toi”. J’ai donc copié et effacé.

Puis, encore, parmi ceux qui avaient imaginé et constaté l’effacement, m’ont téléphoné pour me demander le texte, « risible » parait-il. Je leur ai proposé un envoi par mail, au format PDF. Ils ont refusé, la risibilité résidant dans le vol et l’insertion dans “le blog”, le texte en soi étant moins savoureux s’il n’était pas collé dans un site dont s’était emparé une voleuse de codes. Hors de son site, le jeu devenait plat et l’écriture moins cocasse. J’ai donc recollé sur le site.

M a lu, quand il est revenu. Très fâché d’abord, évidemment, il s’est, ensuite, amusé du procédé. “Super”, qu’il avait dit, “je vais me reposer, loin de moi”. On connait. Mieux, il me permet d’accéder a son site et y caser des petits billets signés F. Je redonne donc, ci-dessous le texte qui étaient des « suites ». Avec son approbation. Il m’a juré qu’il ne les toucherait pas. Risible amour, (le roman de Kundera au singulier) a -t-il ajouté. J’ai failli l’étrangler.

Ce qui suit est donc de moi, F. On commence au début, avec les photos de Noël et on continue.

SUITE 0 (le vol)

Joyeux Noël. Images de commande.

La première (en noir et blanc) a été publiée Jeudi dernier aux USA dans la dernière livraison du “New Yorker”. Ses enfants (ses filles du moins) sont très fiers de leur père, leur Facebook en émoi. Père payé en bitcoins par l’acquéreur, producteur californien. Pas encore reçu le virement…

PS. Ce n’est pas M qui poste, tu l’auras compris lecteur, j’ai piqué ses codes WordPress, investi son site, dans une sorte de fusion. On dirait du Houellebecq, cette dernière phrase.

SUITE 1

Encore moi, la voleuse de ses codes, la nouvelle rédactrice de michelbeja.com

Je ne savais pas qu’il y avait des « commentaires » sur les billets dans WordPress (sous l’article, en bas ). M (moi, désormais) doit les “approuver” par mail. Je ne bouge pas. Certains proposent des jeux en ligne (son pare-feu n’est pas toujours efficace), d’autres affirment qu’ils « n’y croient pas une seconde », à ce vol de codes et cette intrusion par moi, du « pipeau » qu’ils disent. Les plus nombreux. Bon, écrivent-ils, M, il revient sur son site abandonné depuis son billet sur le bouquin de Jonathan Coe et son Billy Wilder, le 14 juillet, au demeurant une date qu’il a choisie pour la frime et, M, qu’il « ne nous emmerde pas avec ces conneries, du pipeau, qu’est-ce qu’il a ? ». Certains emploient même le mot « subterfuge », sûrement des universitaires qu’il connait, que j’ai pu rencontrer lorsque nous nous sommes connus. D’autres, plus perspicaces, qui n’ont pas reconnu son style (c’est donc le mien, presque du Houellebecq, avais-je écrit dans ce billet « joyeux » dans lequel j’avais collé ses images de commande, dont une publiée dans le New Yorker), se rendent à l’évidence et me demandent pourquoi ? Où est-il ? Je les imagine inquiets mais je sais que je me trompe (il n’a aucun ami ou une quelconque personne -sauf moi- qui s’inquiéterait, dans l’empathie). Des interrogations sèches. Des intellectuels, sûr. Mais ils ne donnent pas leur nom. Sur WordPress, on choisit un pseudo, facile. A vrai dire, je dois me tromper, on n’écrit pas des tonnes de mots dans des mails de “commentaire” de billet. Non, non, je ne me trompe pas, il n’a pas d’amis, c’est mon leitmotiv, mais il me l’a dit le premier jour de notre rencontre. Et puis l’empathie, c’est difficile, ajoutait-il, murmurant qu’il n’y a que les gens forts, les colosses du sentimentqui peuvent aimer, partager, combler, compatir, bref les amoureux solitaires. On connait son discours. Il n’ose pas le dire à ceux qui, jaloux ou incultes, qui ne savent pas écrire une ligne ou sortir un concept, se grattent le menton ou lèvent les yeux au ciel, mais moi je le dis : il les emmerde. Il est trop poli M. Moi, pour mille motifs me concernant intimement, je sais qu’il est sincère quand il le sort son “colosse du sentiment”. A ceux-là, à ceux qui ont bien compris que ce n’était pas une farce de collégien, que j’ai assurément volé dans son cahier mauve Moleskine ses codes WordPress, pour continuer son site, l’un des premiers blogs fabriqués en France, pour lui rendre hommage dans cette période, je répondrai. On sait tous qu’il hait ce mot de « blog ». Comment avait-il dit ? Ah oui, à peu-près, je tente de l’imiter, de me souvenir : « saloperie de mot le « blog », du texte quelquefois acceptable transformé en guimauve incolore par l’irruption de cette atrocité sémantique, connoté « larve » ou « morve », juste par le roulement de la langue sous le palais lorsqu’on le prononce, que d’ailleurs « smog » c’est aussi laid, mais on imagine Londres ou Turner et que ça le rend plus chic ce smog » Ça, c’est son style, presque. A peu près ce qu’il me disait lorsque nous nous sommes rencontrés. Tu connais bien, lecteur (là je l’imite comme il a imité Pierre Loti) son exagération, l’exacerbation dans la métaphore et le concept. Et si j’avais imité Houellebecq, comme je sais si bien le faire, j’aurais pu lui répondre que c’était vrai cette langue qui s’enroule sous le palais quand on prononce le mot blog, « que ça me donne envie de te rouler une pelle, M ».

Oui, j’ai piqué ses codes, suis allé sur son site et, sans qu’il ne le sache puisqu’il n’était plus là, qu’il était ailleurs, j’ai écrit quelques lignes. Ses photos que j’ai collées, elles sont sur son ordinateur et dans le cloud, dont j’ai également dérobé les “identifiants”, en réalité les mêmes identifiants et mots de passe. Pas prudent. Pourquoi, écrivent-ils ? Pourquoi quoi ? Qu’il n’écrit plus sur WordPress ? Qu’il n’écrit plus du tout ? Il est malade ? Qui es-tu toi ? Qui es-tu ? Là je ne répondrai pas. Personne ne saura ni pourquoi il n’écrit plus, ni qui je suis. A part ceux (3) qui ont découvert parce que je l’ai bien voulu, Il n’y qu’une seule personne qui sait ce que je fais : ma vieille mère, encore vivante, qui connait bien M, à qui elle faisait de bons plats lorsque je l’amenais dans ma chambre pour plusieurs jours et nuits sans sortir, draps sur le sol, tant ils étaient froissés. C’est le seul qui m’a dit un jour qu’il vénérait ces jours, ces nuits, enfermé avec une femme dans une chambre, qu’il aurait pu en faire une vie entière”, « qu’il détestait marcher et qu’allongé sur un lit, il aurait pu pendant des décennies embrasser la femme à ses côtés, en lui parlant, en lui parlant d’amour, en la caressant doucement et fort à la fois, en partageant tous les millièmes de secondes , juste du partage». Il déteste marcher M, c’est vrai, même s’il ne l’a dit qu’à moi, même “à deux”, surtout à deux, ajoute-t-il, quand on est « côte à côte » et qu’on ne voit pas les yeux de l’autre, pour y plonger, évidemment. Curieux cette théorie de la marche qui tue les regards amoureux. Des milliers d’écrivains ont écrit le contraire. Main dans la main, les yeux dans la nature, l’amour s’élèverait, clament-ils, majestueux jusqu’aux brumes allègres qui accompagne l’extase sensuelle. Avant d’aller baiser dirait Houellebecq. Bullshit. Et puis les milliers de randonneurs, dans la lignée de cet écrivain dont je ne me souviens plus du nom qui font de la marche une enjambée paradisiaque. Billevesées et balivernes (ses mots récurrents). Il exagère M. Peut-être une insuffisance respiratoire. Mais ce serait une vilénie de ma part que de transformer une conviction emplie de nuits d’amour “à partager”, en un méfait asthmatique. Donc, je le crois. Puisque je le sais.

J’ai donc tout volé, je suis chez lui, j’ai son ordinateur, ses portables Mac Pro 13, Mac Air 10, ses tablettes, Samsung, iPad, ses cartes SD et ses appareils photos, Canon, Fuji, Sony, Lumix. Tout. Pas vraiment du vol, me dis-je. S’il le savait, il me pardonnerait, en souriant. Il aime trop donner, on s’en fout du pourquoi. Peut-être pas l’intrusion dans l’ordi sur sa table en verre fumé dans la salle à manger transformée en bureau depuis qu’il vit seul, là où il a caché (vite repérés dans un dossier idiotement dénommé “sans titre) ses textes les plus intimes, jamais postés, publiés, ceux qui me font vraiment pleurer, de vraies larmes, surtout quand il écrit sur “le chagrin qui tombe sans prévenir“, M. Ou sur les mille manières caresser une femme, “ça dépend de l’heure de la nuit, mais les femmes dorment trop”, qu’il écrit, il ne me l’a jamais sortie celle-là. Je vais en coller des passages ici, ce soir ou demain. Rien de compromettant. Même dans sa « petite autobiographie » qu’il m’affirme avoir écrit en quelques jours ou semaines et dont il ne sait si elle est acceptable (on parle du texte, pas de sa vie), rien de compromettant. Il aurait pu écrire ses enfermements avec moi. Je ne les ai pas trouvés. Mais je n’ai pas encore tout fouillé, j’ai le temps, je suis ici pour assez longtemps. J’ai les clefs. Par l’accès à son ordi, j’ai son troisième tome de sa bio, non “imprimée”, la plus intéressante, celle dans laquelle il raconte le jour où il a jeté dans la Seine, d’un geste rapide, par sa main gauche, sans même s’arrêter, pour apprécier ou regretter cette folie, une bague de fiançailles, d’immense valeur, qu’il comptait offrir à une « presque-inconnue », d’une beauté magique. Il ne l’aimait plus, écrit-il, depuis le moment où, l’attendant à la terrasse d’un café, elle avait traversé la grande Avenue. Il avait « guetté » (ses mots) sa démarche, qui était vulgaire. Une « démarche vulgaire » et il jette une bague dans le fleuve. C’est vrai. Un de ses copains de fac (il n’a pas d’amis) me l’a aussi raconté. C’est fou. C’est fou aussi de s’amouracher aussi vite et d’acheter une bague de fiançailles pour l’offrir, à genoux, comme dans les films hollywoodiens, à une beauté diabolique, rencontrée un mois auparavant. Sans même lui demander sa main, juste pour ses yeux. romantica, vous connaissez son mot. Notez qu’il m’a dit récemment qu’il « oubliait » aussi les femmes qu’il avait pu aimer, celles qui ne méritaient pas qu’on se souvienne d’elles, en se remémorant de la fraction de seconde d’une démarche « inadéquate », « non idoine » aurait-il pu, dans son style, écrire. Oublier une femme, un amour de sa vie, par la mémoire fugace, subliminale, d’une jambe trop entrée vers l’intérieur ou d’une épaule qui s’affaisse en traversant une avenue. Faut le faire. Il exagère M. C’est ce qui m’a fait, me fait l’aimer. Dieu que je l’aime quand il exagère, c’est comme une comète bleue qui passe dans un ciel gris. Nul ne comprend le bienfait de l’écart des minutes prévisibles.

Je vous raconterai ce jour d’Aout, il y quelques mois donc, où nous nous sommes retrouvés. Vous ne me croirez pas. Nos retrouvailles mériteraient une mini-saison Netflix. Là, j’exagère. Comme lui. Mais, vraiment, de quoi imaginer mille dimensions, des milliards de sens, des anges qui s’ébrouent par milliers au-dessus de nos corps qui se caressent. C’est son don, celui de l’exagération, de sa proximité avec les anges, son seul dit-il, même s’il ajoute-vous savez- “qu’il plaisante”, alors qu’il en est convaincu. Ceux qui le connaissent se souviennent de ses mots sur les anges qu’ils prêtent, en hurlant “qu’il plaisante“. Moi, je les ai retrouvés dans son dossier “sans titre”  : “l’enlacement des anges invisibles, scintillements des forces supérieures”. Je ne colle pas les centaines de pages sur les tourbillons immatériels”, trop long, trop personnel, trop cabalistiques Je raconterai peut-être, plus tard. Je ne dirai pas le motif de mes incursions chez lui, dans son appartement, cahiers, livres, ordinateurs à portée de moi. Et la découverte des mots de passe de l’édition de son « blog » (je te taquine, M, avec ce mot, mais tu ne lis pas ces lignes, tu ne peux imaginer).

Je continue plus tard. Une course à faire. Comment il aurait dit M ? “je reviens”

SUITE 2

J’ai toujours été jalouse du premier amour de M.

M, qu’elle s’appelait. MB, comme lui. Dans son deuxième tome de sa « petite autobiographie », il écrit, je vole, mais rien de « compromettant », ce n’est pas dans son dossier « sans titre », donc prêt à la publication :

« M, mon premier amour, M, celle qui ressemblait à Ava Gardner, amoureuse de Rodin, qui passait des journées entières dans le musée de la rue de Varenne devant une de ses sculptures, un amour fou, que j’ai demandé, alors que je n’avais ni le sou, ni l’envie, je n’avais que 20 ans, en mariage. Juste pour le mot, ce que je me suis dit, plus tard, mais c’était un piètre virage de soi. Ses parents, grands bourgeois fortunés, l’ayant appris de sa bouche, pas de la mienne, étaient atterrés. La mère était « subjuguée » par mes yeux, par leur « immobilité » après une affirmation prétendument définitive, de celles que je proférais régulièrement, y compris sur le goût altéré d’une glace à la pistache. Mes yeux bleus et volontaires lui faisaient baisser la tête, elle une vieille dame. C’est ce qu’elle disait à M. Donc une demande en mariage, annoncée dans un grand rire de mon immense amour, un soir de beau printemps, devant un planeur, dans un aérodrome près de Paris, là où j’allais le dimanche avec ses parents, persuadés de ma gentillesse, de mon intelligence, un bienfait pour leur fille, mais qui ne pouvaient imaginer une telle ineptie rêveuse et inacceptable. Je n’étais pas là ce soir-là. C’était leur catastrophe : un jeune smicard, bon danseur de boites de nuit, certain de sa carrière de guitariste de jazz ou de parolier de variétés, peut-être immense producteur de musique, dans le style de George Martin et de ses Beatles, allait s’emparer de leur magnifique fille. Dieu que je l’ai aimée M. Premier amour, dernier amour dit-on. Faux. Je l’aime encore.Nous nous sommes quittés. Une foucade, une idiotie, moi ne supportant pas qu’elle puisse, quinze jours, me quitter, pour aller à Londres, suivre un petit stage d’anglais. Je lui avais dit que si elle faisait ça, cette infamie, me laissant seul, m’abandonnant alors que je ne pouvais imaginer ma vie sans une minute d’elle, elle ne me verrait plus. Elle ne l’a pas cru, on s’aimait et rien ne pouvait casser ce diamant inédit. Elle a eu tort. Et moi idiot, idiot que de le dire et, sûr de moi, allant au bout de cette menace. Je suis un idiot. Mais j’avais 20 ans et pas en âge de me marier. Il suffisait qu’elle me pardonne, ce qu’elle n’a pas su faire, persuadée de ma volonté (mes yeux). Et à l’époque, les SMS et autres WhatsApp qui fabriquent les instants et les vies n’existaient pas. Trop amoureux d’elle, fier du regard que tous portaient sur elle lorsque nous marchions ensemble dans les rues de Paris. Je ne me retournais pas, certain de voir des hommes, des femmes à l’arrêt, scotchés, comme on dit, non pas par le petit frimeur aux yeux bleus et cheveux longs, mais par la femme qui lui prenait le bras, beauté d’une autre galaxie, cheveux au vent et yeux enfouis dans tous les astres. Elle venait chez moi, et ma mère nous servait le petit-déjeuner au lit. Vous avez bien lu. C’est la première femme qui m’a pris le bras lorsque nous nous promenions. J’ai toujours aimé ce geste. Toujours. Et l’image de mon bras gauche tenu par une main profonde, caressante, aimante, serrant un muscle comme pour dire encore plus sa présence, me fait naviguer dans toutes les forces immatérielles, irréelles, les rondes du sentiment, les serrements improbables et infinis des peaux qui se prennent, regard embué, persuadés de l’immortalité du monde.

M, mon amour.

SUITE 3

Je m’appelle F. Je rappelle que je suis donc celle qui a les clefs, celle qui a trouvé les codes du site « michelbeja.com » dans un cahier Moleskine et qui continue à « l’alimenter » (ce mot est assez vilain, mais je le laisse). A vrai dire, c’est mon hommage à M qui serait furieux de savoir. Vous connaissez ses colères. Il ne crie pas vraiment. Il regarde, au fond des yeux, et dit : « je suis fatigué ». Et quelque fois, en souriant à peine, « je suis fatigué de toi ». C’est terrible quand il prononce cette phrase, les yeux abattus mais curieusement encore vifs, dans les votres. On sait qu’il dit vrai, même si quelques minutes plus tard, il vient vous enlacer. Et si vous lui refusez le baiser du pardon, il s’en va et vous rappelle pour vous dire combien il vous aime. La mère de M, dont j’ai découvert l’existence dans un extrait de son autobiographie, son troisième tome (inédit) avait raison. Ses yeux font peur, par leur force volontaire surgie inopinément, après un rire de « bonne vie » (son mot, vous savez, celui pour saluer à la grecque) dans les minutes qui précèdent le regard fatigué, immobile et résolu. Mais je suis sereine, il ne va pas être furieux puisque je sais qu’il ne vient plus sur son site. Il me l’a dit. Il est ailleurs. Et, mieux encore, ce soir du mois d’Aout 2021, tard dans la nuit, dans son lit entouré de vrai cuir beige, après m’avoir tout raconté de sa vie (c’est une de ses expressions récurrentes que ce « mieux encore » qu’il doit tenir d’un toc professionnel), il m’a dit cliquer bientôt pour abandonner son domaine « Michel Beja » et le laisser errer dans « les espaces sans nom ». Il sait dire ou écrire, M. On disait il y a longtemps que c’était « une plume ». Il ne l’a jamais cru. Dommage, il aurait pu changer de métier. J’aurais dû être là. Ne vous moquez pas de moi, lecteur, j’aurais du être là. Celles qui m’ont succédé ne l’ont pas rendu heureux, n’ont pas été reconnaissantes de sa présence, n’ont pas compris sa bonté amoureuse qui tonne comme un volcan lumineux. J’aurais du être là, nous n’aurions jamais du nous séparer. Tard dans la nuit, lorsqu’il parle et parle, il est un autre. Il faut être insomniaque pour l’aimer. Non pas un autre, je me trompe. Plutôt lui dans l’exagération de l’exagération. Sans ça, il ne serait pas lui. Je suis la seule, moi F, à le savoir. Toutes ses « ex » ne le savent pas, j’en suis certaine. Vous croyez que j’affabule. Vous auriez tort. Sans exagérer, sans le rejet d’une heure qui passe « normalement », il ne serait « qu’un escargot transformé en plante par une fée même pas jolie, en réalité une sorcière » (j’ai trouvé ça dans son Mac. C’est un mot qu’il a photographié d’un cahier écrit à l’âge de seize ans et « collé » dans ses images dans le Cloud (j’ai les codes). Je ne l’ai pas retrouvé dans ses tiroirs.

Le soir ne tombait pas vite, ce mois d’Août 2021. C’est ce que je me disais devant mon « Negroni », le cocktail qui est comme de « l’Americano », mais qui veut s’en éloigner. L’Americano, ce n’est « juste pas assez chic », une boisson de frimeur « tard-venus, parvenus donc » (ses mots) qui, dans des envolées d’un lyrisme grotesque se prennent pour de grands voyageurs felliniens, au bar du Navire que le grand réalisateur a filmé. J’étais seule dans cette terrasse du 17ème. Un restaurant qui se veut chic, qui offre la terrasse, chaises en fer forgé, coussin anglais et serveuses de couleur. Et un Happy Hour, à l’heure de l’apéritif, à l’heure où au mois d’Aout, la nuit ne tombe pas assez vite. Ça fait deux fois que je la sors cette phrase. Rien de grave. Juste que j’aime bien voir la nuit tomber à une terrasse parisienne. Octobre est idéal pour ça. Pas grand monde ce soir. Je crois même qu’ils fermaient, pour les vacances, le soir ou le lendemain. Je lisais (ça a son importance pour notre histoire) un bouquin de Déborah Lévy. Je lève les yeux. Je vois arriver un homme, veste en lin bleue, lunettes de soleil, un sourire en apercevant la serveuse africaine qui devait bien le connaitre puisqu’elle s’est, immédiatement, approchée de lui pour lui parler. Et lui, encore un sourire et un geste élégant qui devait signifier le temps qui passe allègrement. Une main qui part du corps pour s’élever, comme un éventail, vers le haut. Essayez de mimer, vous comprendrez. J’ai aimé le sourire et la veste en lin, le geste aéré et les lunettes de soleil, exactement adéquates. Je dois certainement froncer les sourcils quand je me dis : « Mais, c’est M ! ». Il sort une tablette de son sac et commence à lire. Je scrute encore. Oui, c’est M. Il regarde autour de lui, m’aperçoit, ne me reconnait pas, et baisse les yeux. Il sait, comme toujours, que je vais le fixer. Comme tous. On le regarde M, on ne sait pourquoi. Ses lunettes, dit-il toujours, assez « exactes ». Il replonge dans sa tablette. Je me lève. Je me plante devant lui. Et je luis dis : « Bonsoir M ». Il lève les yeux, pose un doigt sur une branche de ses lunettes noires, ne les retire pas. Il sourit. « F, c’est fou », me dit-il, en se levant et m’embrassant fortement dans le cou.

Les retrouvailles sont toujours aussi simples. Sûr que les dimensions sont multiples.

SUITE 4

Je ne me souviens pas du titre du film. Deux amants qui se revoient, par hasard ou presque, dans le hall d’une institution internationale, après plusieurs années, peut-être des décennies, éloignés l’un de l’autre. Ils se regardent et l’homme dit, aimablement, à la femme : « tu n’as pas changé » et la femme, fixant ses cheveux blancs, peut-être un petit ventre, lui répond : « toi, si ». C’est une réplique que je croyais assez connue mais, qui, en réalité, ne l’est absolument pas. Quand je la raconte, personne ne me dit qu’elle est « connue », certains ne la comprennent pas et d’autres ne rient même pas quand je dis, persuadée de l’irrésistibilité du vrai mot malicieux que j’avais trouvé : il aurait dû lui répondre : « ah, je te disais bien que tu n’avais pas changé ! ». Si je raconte cette histoire qui me fait toujours rire, allez savoir pourquoi, c’est pour, opportunément, avec la malice dont je m’affuble (aucune raison de s’en priver) revenir à notre terrasse du mois d’Août, celle aux chaises en fer forgé et aux serveuses, belles africaines. J’en étais resté cette longue embrassade dans le cou. Il est allé chercher mon Negroni, l’a posé sur sa table, a fait un signe à la beauté noire qui a souri, m’a invité, presque comme avant, autoritairement d’un doigt volontaire pointé sur la chaise vide, à m’asseoir et m’a dit : « c’est fou, F, comme tu es belle, comme tu as bien vieilli ». C’est là que j’ai pensé à la réplique du film. Je lui ai raconté plus tard, presque à l’aube dans son grand lit. Il connaissait la réplique. Ça fait plaisir d’entendre des mots comme ça quand on rencontre par hasard (ma mère me dit, j’y reviendrai, que ce n’est pas par hasard, qu’allai-je faire dans le 17ème ?) un homme qu’on a vraiment, vraiment aimé, adoré, auquel on pense, on ne sait pourquoi, tous les jours. Il est impossible de ne pas penser tous les jours à un être qu’on a aimé. Qu’il soit mort ou vivant. A défaut, on ne l’a pas aimé. C’est simple ces phrases. C’est le Houellebecq que j’aime, celui qui dit des vérités simples, dans des mots simplissimes, sans emberlificoter, sans tenter, comme il s’y essaie souvent maladroitement, à longueur de chapitres, de fabriquer la phrase alambiquée qui le classerait dans l’écriture romanesque, digne d’un Goncourt (souvenez-vous sa joie, son immense joie quand il a reçu le Goncourt, je n’en croyais pas mes yeux, je croyais, lectrice assidue de ses romans tapageurs, presque pornographiques dans tous les sens du terme, y compris celui de l’écriture, qu’il allait s’en moquer de ce Goncourt, faire du petit Sartre qui a refusé le Prix Nobel. Eh bien non, c’est le plus beau jour de sa vie à Houellebecq). Mais, je reviens à notre terrasse. Vous n’imaginerez pas ce qu’a fait M dès que je me suis assise, en alignant devant moi mon verre qui, sur le rebord de la petite table ronde, allait s’effondrer sur le trottoir. C’est simple, il m’a pris la main et il ne l’a plus lâchée. Non pas une main qu’il prend, qu’il pose sur la table, qu’il caresse affectueusement, comme à un enfant, comme pour marquer sa tendresse, sa joie profonde d’être à mes côtés, de m’avoir retrouvée. Comme une sorte frère affectueux qui s’est substitué à l’amant. Juste de la tendresse, quoi, Non, pas du tout, pas de la tendresse ou de l’affection, il m’a pris la main comme un amoureux, la serrant, doigts enlacés, très fort, sexuellement nos deux bras vers le sol, comme pour accentuer le désir, ce qui était presque acrobatique. Nous étions face à face, comme avant, comme si nous ne nous étions jamais quittés, il m’a pris la main comme un grand amoureux. Alors moi, je me suis levée, ai défait sa main, l’ai posée sur mon ventre et je l’ai embrassé sur les lèvres pendant au moins trois minutes, lèvres fermées, yeux fermés.

Alors, vous allez dire, lecteur (là, je l’imite encore) qu’après ce baiser (Dieu que ce mot est délicieux), nous avons parlé et encore parlé, de notre vie, nos ruptures, nos divorces, nos désillusions, de notre dernière lecture, de notre dernière série Netflix, de notre dernier film vu sur Mubi (il est abonné, comme moi), de l’alcool de figue, étiquette noire, qui est apparue sur le marché, de notre dernier amour, de nos enfants, de de nos amis, de nos journées, de notre vie. Non, lecteur, nous nous sommes encore regardés au fond des yeux, sans parler. Puis, je me suis levée, lui ai demandé d’aller payer, ce qu’il a fait, il est revenu et je lui ai dit : « c’est loin, chez toi ? ». Il m’a pris la main, toujours les doigts enlacés. Mais nous sommes allés, main dans la main, dans une marche sans regard dans l’autre, comme il dit, mais certain de la lumière (la nuit ne tombait toujours pas), à côté, pas chez lui, à deux pas en vérité. Il s’agissait d’aller chercher sa bagnole. Ne vous inquiétez pas, je vais raconter. Là, il faut que je prenne un verre.

Trois fois donc que l’ai rencontré.

SUITE 5

Non, il ne faut pas vous inquiéter, je vais dans une autre « suite » raconter notre première nuit de « retrouvailles » (je n’aime pas ce mot qui sonne comme du jambon). Je suis là et lui ne vient plus ici. Mais j’avais promis des pages de M, trouvées dans son « dossier sans titre » et jamais intimes, à donner en pâture (je n’aime pas non plus ce mot « intime », qui sonne comme une mauvaise romancière anglaise). Quand M s’applique, il peut être sublime. Il s’applique lorsqu’il est amoureux, porté par une force avec laquelle il cause, je ne rigole pas, je raconterai, j’ai entendu, il croyait que je dormais, c’était il y a longtemps. Mais c’est fini ce longtemps, on s’est retrouvés. Quand il écrit au kilomètre, comme il dit, il peut lasser. Et quand je lui dis qu’il en met trop, des tonnes, il me répond (je me souviens et cite de mémoire) que « F, c’est comme dans un supermarché, il en faut des kilomètres pour trouver le bon produit. T’imagines un magasin dans lequel il n’y aurait qu’un seul produit, le bon ? T’y viendrais dans ce magasin ? Bon Flaubert a essayé, en raturant, effaçant, gommant, de ne laisser que le bon. Mais quelquefois on s’ennuie, non ? Pourtant c’est mon écrivain Flaubert. S’il s’était un peu, pas trop, laissé faire, comme Balzac, on aurait eu une Bovary encore plus tonique, plus triste, plus tout quoi. Tu sais, F, l’écriture c’est comme un jour ou une lumière, la beauté continuelle la tuerait. Comme l’immortalité disent les anti- transhumanistes. Mais tu sais, il y a des jours ou on trouve, immédiatement, l’essentiel. Les jours où l’ange, pas toujours salaud, ne t’a pas laissé tomber » Bon il a toujours sa réponse. Mais lisez un passage de ce que j’ai découvert (des tonnes). J’ai lu et relu, non pas pour savoir s’il s’appliquait, juste pour être certaine qu’on pouvait, sans infamie, coller ici ce qui était de lui. J’ai décidé qu’il n’y avait aucune intrusion répréhensible. Juste une histoire de bas-résille et son pays natal, qui frôle ce qu’on peut connaitre de lui. Beaucoup, pas moi qui suis là, regretteront de ne pas avoir plus « parler » avec lui. Mais l’on sait qu’il déteste « parler », « l’opinion n’existant pas » (ceux qui n’ont pas entendu cette phrase ne l’ont pas connu) sauf dans la nuit dans un lit ou un canapé avec la femme qu’il aime. Dire « Dieu que je t’aime », de mille manières, sans s’arrêter. Le reste dit-il, c’est de la discussion pour démontrer la maitrise du langage. Le parler est érotique. Alors, autant que ce soit avec une femme. Barthien ajoutait-il, même s’il n’aimait pas Barthes qui voyait un peu trop son nombril (ses mots ou presque je crois)

Donc lisez :

M, je l’ai rencontré trois fois. La première fois, jeune, en dansant, la deuxième fois, beaucoup plus tard, en vivant avec lui, la troisième fois en Août 2021, par hasard, sur la terrasse de café aux chaises en fer forgé. Quand j’écris ça, je me dis que c’était impossible de ne plus se voir, que c’était inévitable de se rencontrer à nouveau. On ne peut laisser se détruire les filaments de toutes les heures en vadrouille qui ne demandent qu’à être « ramassées », concentrées, agglomérées. Oui, c’est ça, agglomérées. Le destin, ça n’existe pas. La nécessité oui. Il était nécessaire que nous nous rencontrions, à nouveau aussi. Dieu que ces mots sont simples et vrais, aurait-il dit, si je les avais prononcés. Il attend toujours qu’on prononce les phrases qu’il attend mais elles ne viennent jamais. Ses femmes, comme il me l’a dit en Août 2021, ne les prononcent jamais. C’est son seul problème, les mots qu’il attend et qui ne sont pas prononcés par celles qu’il aime. On parle des femmes ici, pas des copines qui lui disent toujours qu’elles adorent sa dernière photo, ce qui l’énerve vraiment. Son talent, il connait, nul besoin de le lui dire, il n’attend pas ça. Il attend juste qu’une femme qu’il aime et qui l’aime aussi dise simplement qu’il est génial qu’on s’aime autant et que tout le reste, l’argent, la politique, même les voyages alors qu’il est un voyageur, on n’en a rien à foutre : on s’aime, Dieu que c’est génial. Et, c’est son aveu de cet Été, il ne les a jamais entendus ces mots dans la bouche d’une femme qu’il aimait et qui l’aimait. Il a un peu tempéré son propos, comme on dit (elle est vilaine cette phrase « tempéré son propos »), en se caressant le menton, en me disant que M, son premier amour qu’il a demandé à 20 ans en mariage, lui disait ces mots en le regardant des heures sans parler. Mais il aurait aimé qu’elle dise, qu’elle crie : “Dieu que c’est génial qu’on s’aime”. Je ne comprends pas, je suis sûre que je lui ai dit ces mots. Ma mère, laquelle, comme je l’ai déjà écrit est encore vivante, elle s’appelle Viviane, qui adore M, presque plus que moi, depuis le jour où, à table, devant une blanquette de veau qu’elle lui avait préparé, lui a dit : « Viviane, que je vous aime » me répète inlassablement, elle, une scientifique qui a refusé un poste à la NASA, qu’il a, oui c’est vrai, partie avec les anges qu’il, « prête », qu’elle ne comprend pas pourquoi il n’a pas été mon époux, pourquoi je l’ai laissé pour d’autres, pourquoi je ne lui ai pas dit que je l’aimais comme personne. Vous comprenez pourquoi, ils se sont bien entendu ces deux, ils exagèrent.

Viviane a lu sa petite autobiographie. Elle “adore”… Tiens, j’en cole un morceau et “je reviens”, comme il dit.

Le détail m’exaspère. Le paysage, par exemple, comme je l’ai dit, souvent, m’indiffère ou plutôt me déconcentre, ses détails ne m’intéressant pas, même si je suis un vrai photographe. J’expliquerai longuement le paradoxe qui n’en est justement pas un (la perception de l’ensemble fabrique le bon cadrage et le détail provoque une déviation) Mais pas dans le film de cinéma dans lequel le détail illumine. Là, je guette tout, y compris la couleur des chaussures magnifiquement cirés des grands acteurs hollywoodiens. Ou les « bas-résille » des actrices. L’expression m’a toujours enchanté. Et, dans mes cinémas d’adolescent, dans mon pays natal, dès qu’une femme apparaissait sur l’écran, je regardais ses jambes et les éventuels bas (qui ne sont pas des collants) de ce type. Dans un premier temps de l’écriture, persuadé qu’une image valait mieux qu’une description, j’ai failli coller, entre les lignes, une photo de ces bas de rêve. Mais j’ai d’abord abandonné, mon texte ne pouvant qu’en être alourdi. Puis, à la relecture, je suis allé en ligne, pour constater que je m’étais lourdement trompé : dans mon esprit, le « bas-résille » était celui avec la couture au milieu, sur le milieu du mollet. Eh bien non, la résille est une matière qui colle parfaitement à la peau, la couture n’ayant rien à voir avec ladite matière. Une bévue.

Je me sens donc obligé de coller ci-dessous ce que je pensais être un bas-résille et qui n’est qu’un bas à couture.

Il faut me pardonner cet écart inutile, futile, radicalement inutile, je le répète (même si je dis souvent que l’écriture étant érotique, il faut bien qu’elle glisse, va et vient, avant d’atteindre l’essentiel). Il me permet, cependant, à nouveau, d’affirmer qu’il ne faut pas hésiter à s’éloigner du texte, de sa construction, du temps. En s’arrêtant sur un mot, comme une main s’arrête sur un ventre lisse. Il y a donc des mots jouissifs, pas des mots qui frétillent, des mots qui sont désir. Et le « bas-résille » en est un, évidemment. Ce mot est plein de tout, surtout pour un adolescent qui découvre Paris et croit qu’il va rencontrer au moins mille Arletty, des dizaines de Michèle Morgan, à chaque coin de rue. A dire vrai, dans mon esprit, qu’on le veuille ou non, au-delà de la réalité sémantique, le bas-résille est celui de la photo que je viens d’insérer. Tant pis pour les puristes du vêtement, tant pis pour la réalité. C’est « ma vérité », dirait un charlatan de l’écriture qui se veut prêcheuse, saltimbanque, pour faire le malin quand il écrit.

Le cinéma. Ce qui différait de mes séances inlassables de cinoche dans mon pays natal, c’est évidemment le « nouveau film ». A Paris, nous avions le film dès qu’il « sortait ». Là-bas, on l’imagine, on l’attendait quelques semaines, plutôt quelques mois. Ce qui n’avait aucune importance, la profusion de films qui allait s’installer dans les années 70 n’existait pas encore et un nouveau film était, très simplement, celui qui était nouveau sur les affiches du cinéma des grandes avenues de notre capitale qu’on imaginait presque aussi grande que Paris. Puis, c’étaient plutôt des films américains et on se disait, inconsciemment, un peu idiots, que c’était normal, eu égard à la distance, qu’ils ne venaient pas immédiatement. Les choses ont changé lorsque les mentalités ont changé, lorsque l’immédiateté, qui préfigurait celle d’Internet, s’est incrustée dans les esprits, surtout ceux du quartier-latin, dans les années 70, pour accompagner le plaisir. Se précipiter sur un nouveau film et clamer partout qu’on l’a vu avant tous. Facebook ou Twitter n’existant pas, il fallait, pour ceux qui voulaient justement exister, trouver l’écart. J’affirme que ce n’était pas mon cas. Mais, peut-être, en le disant, je suis encore dans cette mouvance, dans le pas-de-côté qui est un autre écart.

L’Été est vite passé, j’ai découvert Paris qui ne m’a pas stupéfait, ses immeubles non ravalés, ses rues pavées, donc du gris au centre, comme le ciel qui osait en plein été ne pas se pavaner dans son bleu sans traces et nous donner à voir une de ses couleurs que nous disions, faussement, ne pas connaitre. Le ciel est le ciel et nous connaissions dans notre pays natal le gris du ciel. Peut-être mieux que ceux qui le subissaient tous les jours ou presque, puisqu’aussi bien, pour nous c’était l’exception qui faisait dévaler sous nous peaux un peu de tristesse. Et quand la tristesse vient, on s’en souvient.

M, et sa main immobile sur un ventre lisse. Vous ne connaissez pas cette expression ? Chouette, vous n’êtes pas l’une des femmes. Il exagère, M.

SUITE 6

Donc 3 fois que je l-‘ai rencontré. D’abord en dansant. M est un bon danseur. De tout, y compris le boléro, même si, tout le monde, absolument tout le monde, tant il le dit en riant franchement, sait qu’il a gagné une coupe de « meilleur danseur de la Costa Brava » sur une musique de James Brown ou Otis Redding, je ne me souviens plus et que sa mère a gardé, jusqu’à sa mort, ce diplôme dans le tiroir de la petite chambre d’amis de son appartement. Vrai. Mais je ne l’ai pas connu dans la musique « Motown », vous savez celle du Rythm and Blues, Motown, maison de disques. Je l’ai connu quelques années avant qu’il ne se marie pour la première fois (il ne s’est pas marié jeune) quand il était chercheur en sciences politiques. Moi, à l’époque, plus jeune que lui, j’avais été une des premières femmes à tenter l’entrée à l’École des Mines. J’avais tenté de suivre ma mère dans la Science. A vrai dire, je ne voulais pas travailler, faire carrière. Ma famille est immensément riche. Mais si j’en dis trop, on va finir par me traquer. Je voulais, comme je le dis encore, juste jouir. Le mot est facile, presque adolescent. Mais pourquoi s’empêcher de le dire, même si ça fait un peu « hippie » ou soixante-huitarde. J’en avais les moyens. Et je crois que j’étais belle. C’était dans une salle d’un petit château, près de Paris, un ami commun se mariait, fête convenue, comme on n’en fait plus, peut-être que si, je ne sais pas. Canapés, diner tables rondes, discours, fatigue dans les corps et ennui qui s’installe, surtout quand la pièce montée ou le grand gâteau tarde à venir. Et la musique et la piste de danse, vide, heure tardive, encore la fatigue de tous qui pensent que Paris est bien loin et qu’ils ne savent s’ils vont arriver à conduire, non pas l’alcool, mais la fatigue, peut-être celle de la vie dans ces endroits qui deviennent vite sinistres si on ne sait pas les maitriser et en faire un lieu comme un autre, neutre où tout peut venir ou ne pas venir. Ça je sais. Et , justement, M aussi. Il est presque tard. Je vois devant moi un homme, évidemment M qui, sans même sourire, me demande si je veux bien danser avec lui. Je ne l’avais pas remarqué dans la soirée. Je crois qu’il se moque de moi. La piste de danse est vide, beaucoup sont partis et la musique est étrange, languissante, du bandonéon je crois, amis je n’en suis pas certaine. Il me dit : « c’est un pasodoble ». Là, je souris et lui réponds que je ne sais même pas ce que c’est. Il me dit : « pas grave, je vais vous apprendre, juste une question de pas ». Et, autoritaire, alors qu’il jure qu’il ne l’est jamais, il me prend ma main et me force presque à me lever, m’entrainant au milieu de la piste sous le regard éberlué de tous et celui de ma mère qui rit. Tout au long des milliers d’heures (je dois exagérer, mais des jours entiers dans une chambre, en faire presque sa vie, comme il dit, ça doit chambouler la sensation du temps) qu’on a passé ensemble dans cette première rencontre, il n’a pas arrêté de me dire : « Dieu que je t’aime ».

SUITE 7

F, c’est Fabienne, Françoise, c’est tout ce vous voulez, et tout encore. Peut-être même Fidèle. Tiens, J’aurais aimé m’appeler Fidèle, non pas comme un Labrador ou un breton (pourquoi j’écris un breton et pas un antillais, j’ai peur ?) dont le père, un con dirait Houellebecq, adorait Castro et qui l’a confondu avec l’adjectif à la Mairie, un con quoi. Fidèle, c’est un beau nom pour une femme. Ça navigue entre rien et rien du tout. Un peu connoté tout de même. Les idiots quand tu dis que tu t’appelles Fidèle te demandent si c’est comme le féminin de Castro et les encore plus idiots te demandent si tu l’es (fidèle). Il a raison Houellebecq, il faut dire quand un mec, une femme est conne, connasse ou pouffiasse, bête si on préfère. Ça existe, sûr. A cet instant, j’entends, très fort les lecteurs de M (c’est son site, je ne l’oublie pas, malgré mes recentrements) se demander qui est donc cette nana voleuse des codes de Michel Béja qui nous balance des cons, des pelles qu’elle aimerait lui rouler, bientôt des pipes et qui, pas franco, pas franche du collier quand elle y va, se range, fastoche, derrière Houellebecq, comme pour dire qu’elle, elle n’oserait pas. Une pouffiasse ? Vous le saurez bientôt, lecteur, ma relation à Houellebecq. Sachez, en tous cas que c’est un écrivain. Et que M, il me l’a dit un jour, même si, peut-être un peu jaloux, (mais je ne crois pas, il n’est jaloux que dans le couple, pas dans le talent, sûr du sien, il n’a pas tort), il sortait dans les diners, moi ma main dans sa main, doigts enlacés, bras vers le plancher, que Houellebecq il avait « juste parfaitement compris Paris-Match, comme Balzac ou Zola, il s’emparait des feuilletons à la con et les écrivait pas trop mal ». Quand on lui demandait ce qu’il voulait dire par là, il me serrait plus fort la main et répondait : « vous avez qu’à demander à F, elle sait dire elle ». Et moi, je leur disais à tous ces cons (décidément, c’est mon mot ce soir) : « on peut passer à autre chose, par exemple le bouquin de Paul sur la fin des populismes ». Paul souriait et répondait : « non, non, je croise les doigts, il sort demain, je crois qu’un contributeur de la Revue Française de Sociologie l’a détesté, qu’il va me tuer dans son article qui parait dans deux mois. Et nous qui disions que non, non, c’était sûrement un con (décidément). Et Paul acquiesçait, rassuré. M, lui, se levait, pour aller dans la cuisine discuter avec notre hôtesse, son amie, presque le seul être qu’il a eu comme « ami », une femme d’une intelligence solaire, discrète, mais sortant toujours, toujours, le mot exact quand il s’agissait de terminer, de façon décisive (décisoire, dirait un juriste) une conversation idiote. Dans la cuisine, tout en lui caressant le cou (aucun sexe entre eux) il la félicitait du bœuf bourguignon qui égalait celui de ma mère. Elle est décédée prématurément d’une saloperie, comme dit M. Il n’y a pas de place dans ce monde pour les amis, juste pour les cons (je veux exagérer ce soir). Je ne vivais pas encore avec lui lorsque nous allions dans ces diners. Rarement à vrai dire, nous préférions notre chambre, des jours et des nuits, en faire une vie, comme vous le savez, comme il disait. Nous étions des amants. Je n’ose jamais employer ce mot. Mon cœur, ma poitrine sûrement, se serre quand je l’emploie. Je pense à nous, à notre immense amour M et moi et lui qui me dit, je ne l’oublierai jamais, alors que nous sortions, extasiés, d’une étreinte éternelle, celle d’une main immobile sur un ventre lisse, si vous voulez : « tu crois qu’on est capable d’être des amants jusque la fin de nos corps ? Non F, pas baiser, ça je sais que ça va s’arrêter, juste des amants qui flottent entre gravier et nuage ». Je me souviens parfaitement de ces mots d’une aube presque maléfique dans ma petite chambre, ma maman à côté faisant semblant de dormir, jouissant de notre jouissance, comme dirait l’écrivain collégien. Mieux encore (je reprends son mot), je l’ai noté dans mes cahiers qui ne sont pas mauves mais simplement bleus, des Clairefontaine, pas des Moleskine. Je ne crois pas avoir répondu. Notre rencontre, « par un hasard » (auquel ma mère, Viviane, encore vivante, ne croit pas, qu’allais-je faire dans le 17ème ?) est ma réponse. C’est ce que je me dis ce soir. Des amants. Comment il dirait ? Vous savez bien, vous qui le connaissez, qui subissez constamment ce tic d’écriture : “Des amants.Relis”. C’est ce qu’il écrirait.

M, je t’ai volé tes codes.

PS. Dans ses billets, il insère de la musique, celle qu’il veut donner à entendre. J’ai mis des heures à comprendre comment faire, sans passer par Youtube, lui qui aime les sons “haute résolution”, abonné à Qobuz que je connaissais même pas (j’ai appris ça en Aout 2021). Il faut acheter le disque, du moins le fichier, pas cher, sur Qobuz, transformer en Ogg Vorbis, par le logiciel XLD, un format “compressé, pas le mauvais MP3 (je connais désormais, je sui resté longtemps sur le tutoriel) et insérer dans le billet WordPress, un “bloc son”. Alors, tellement heureuse de l’avoir réécouté avec lui, chez lui, je vous donne le fameux clair de lune de Debussy (suite bergamesque) , qu’on a écouté des années. Archi connu, mais dans une chambre, on ne s’en lasse pas. Et même ailleurs que dans une chambre. Il m’a dit, un peu faiseur comme il l’écrit souvent, que les mélomanes considèrent que c’est la version de Samson Francois qui est la meilleure. Alors, pour le contrarier, même s’il ne vient plus sur son site, je colle celle qui vient de sortir d’Alexandre Tharaud. Je la trouve bonne. A vrai dire, je ne sais pas et je m’en fous, je suis tellement heureuse d’avoir “volé” ses codes et de venir dans son site, sous sa peau presque, que je m’en contrebalance de la version, je m’en fous. Ecoutez. Et revenez par la flèche.

Debussy, suite bergamesque 75 (“clair de lune”)

SUITE 8

Donc, dans cette soirée du mois d’aout 2021, quand il m’a demandé, autoritaire, je l’ai déjà écrit, de me lever, après avoir payé Negroni et bière, en laissant, sur la table, un pourboire qui était un billet (il exagère), je ne savais où nous allions, même si je lui avais demandé si c’était loin chez lui, en souriant. Chez lui, je supposais, puisqu’il m’avait dit, presque gêné, qu’il n’habitait pas très loin. Évidemment que j’acceptais, même s’il ne me le demandait pas expressément (j’écris comme un notaire, là). Évidemment, c’est M, c’est celui avec qui j’ai passé des milliers d’heures dans une chambre, avec qui j’ai vécu, que j’aurais dû épouser, clame ma mère. Donc, chez lui, ça m’allait bien, dans un lit encore mieux. Avec de la musique de la guitare de Jimmy Raney, les Duets avec son fils Doug qu’on avait écouté des milliards de fois (vous savez), encore plus. Mais non, mystérieux, mais le sachant, le donnant à voir, comme dans un sketch, dans l’humour, sans un mot, il me prend encore la main (Dieu qu’il sait aimer), nous faisons quelques pas, nous nous arrêtons devant une porte d’un immeuble cossu à quelques mètres du café aux chaises en fer forgé, il plaque un bip, nous nous trouvons dans une Cour pavée, il ouvre un box, y entre, moi dans la Cour un peu intriguée. J’entends un bruit de moteur et il ressort dans sa décapotable, sort de la bagnole, m’ouvre la porte, me dit : « je t’emmènes diner », referme la porte du box, décapote, en deux secondes, et nous sortons de l’immeuble, lui, comme avant dans sa vieille Golf GTI, une occasion sans freins efficaces, faisant hurler le moteur sans accélérer, juste pour le bruit. Je ris, je sais qu’il frime et qu’il sait qu’il frime et qu’il sait que je sais qu’il frime et qu’il sourit et que je souris, c’est ça l’amour, c’est ça le bonheur. Simple. Pas comme les mille questions sur des passés, des futurs et des analyses de soi, de l’autre, de la relation, des moments, des bons, des mauvais, des conneries, des saloperies, des méfaits, des ruptures, des réflexions, des analyses encore, des décisions, des suspensions, toujours des décisions, des rondes dans sa souffrance, de la casse dans le ventre, des pensées, des recherches, des souvenirs gris, des petites pensées encore, des heurts, des mots, des conneries quoi. C’est simple l’amour, le bonheur, même celui d’un jour qu’on laisse passer, pour y revenir quelques jours après, pour le revivre. Des saloperies que ces sales pensées masochistes, sans main enlacée dans celle de l’autre, l’enlacement qui donne, non pas le goût de la vie, mais, plus simplement, la sensation de son existence. Comment aurait-il dit ici ? Dieu qu’il faut aimer. Dieu que c’est bon. Il m’a appris ça. C’est con (décidément encore) de le dire, mais c’est vrai. Il sait dire à une femme qu’elle est la seule à mériter d’être sur terre. Comment voulez-vous ne pas lui prendre la main, et l’aimer ? Sauf à avoir peur de je ne sais quoi. C’est ma mère, Viviane, celle qui vit encore, qui me l’a dit : « la rupture avec un homme comme ça, c’est un suicide », elle exagère celle-là. Et quand je lui dis que je n’ai pas rompu, elle me répond comme dans une réplique de roman-photo : « tu n’as pas su le garder, il était peut-être juste fatigué » (elle sait ses mots). J’ai envie de l’étrangler, ma mère, quand elle sort ces bêtises. Je vous raconterai son mot quand je lui ai raconté nos retrouvailles « par hasard » sur la terrasse près de la décapotable. Nous sommes allés au « Sélect », Boulevard du Montparnasse et je lui ai dit d’éviter de me dire, comme avant que c’était là que les hommes de gauche allaient, laissant La Coupole et le Dôme aux bourgeois aroniens (Raymond Aron). Je connaissais le discours. Il m’a pris la main, sans répondre, ce qui pouvait, du point de vue de la sécurité routière, se concevoir, sa bagnole étant à boite de vitesse automatique, ça aide pour les amoureux.

Le ciel était bleu et j’ai pensé à Carthage, en me souvenant de sa petite nouvelle sur les « Enfants du bleu carthaginois ». Si on va chez lui, après le diner, comme je le suppose, je lui demanderai s’il a gardé les textes qu’il écrivait, non pas dans des cahiers moleskine mais sur des feuilles volantes, qu’il pouvait facilement, d’un geste théâtral, rouler en boule dans sa paume, pour ostensiblement, devant moi, les jeter, froissées définitivement, une ou plusieurs, à la poubelle. Il savait qu’il frimait, que je savais qu’il frimait. Et que lorsque l’on sait que l’autre sait qu’on frime, c’est ça l’amour. C’est au Select qu’on mange les meilleurs œufs au plat de Paris, qu’on commande avec une assiette de frites, avant d’oser un Calva. Mais quand on a pris un verre sur une terrasse, en rencontrant une femme avec laquelle on a vécu, quelque soit le mode de transmission de la boite de vitesse, c’est dangereux de prendre un Calva. Je ne ne sais pas pourquoi j’écris ces conneries. Sa décapotable est assez belle. Nous sommes allés chez lui, après le Select. Et quelques jours après, j’avais ses clefs et ses codes. Il a fallu du temps pour que j’ose venir ici. Je vais me coucher et vous raconte la « suite » demain.

Comment il dirait là ? : « je reviens ». “Entre gravier et nuage”, je le jure, ce sont ses mots.

PS. Puisque j”ai donné, plus haut, le nom de son guitariste favori (Raney) et que j’ai appris comment faire pour insérer de la musique dans un post, je vous le donne son “Duets” par le père et le fils Raney (Jimmy et Doug). Il a du vous saoûler en disant que ces accords étaient venus d’ailleurs, les impros aussi et tout et tout, en vous demandant de juste écouter la reprise du père après le fils. Sublime, sublime, venus d’une autre planète ces deux ) Bon on le pardonne. Puis après, en écoutant seule, sans pression technique ou amoureuse exacerbés, on se dit qu’il a raison. Mais le titre m’embêtait “My one and only love“, ça dégage. Sauf que là, en l’écrivant je suis jalouse de M, son premier et éternel amour. D’abord pour le titre, puis sur le fait qu’il a du l’écouter avec elle. Mais là, bingo, je suis allé voir en ligne, ils ne l’avaient pas enregistré les Raney quand il avait 20 ans et qu’il a demandé M en mariage, chouette !

My one and only love. Jimmy et Doug Raney

Et puisque j’y suis je vous donne l’autre morceau qu’il fait écouter “à ceux qu’il aime”, tiré d’un album fabuleux de Jimmy Bruno et Joe Beck, “l’inventeur du son de la guitare alto, criait-il quand on l’écoutait, main dans la main. Je n’ai jamais su ce dont il s’agissait. Mais voleuse de codes, insérant de la musique comme une pro, je suis allé voir en ligne sur Joe Beck et sa guitare. Je colle : Joe Beck a inventé un son, en inventant la guitare “alto“. Il le répète tout le temps (il a raison, il ne faut pas trop s’éparpiller dans ce qu’on aime ou encore “aimer tout ce qui est beau”, comme disent les idiots, s’en tenir à 10 livres, 10 morceaux qu’on donne à lire ou à écouter à ceux qu’on aime (ce que fait M), mais je n’avais rien compris ce truc de l’alto à la guitare, suis donc allée en ligne. Vous pouvez y aller pour découvrir ce qu’est le son de Joe Beck

Le morceau que je choisis ici, c’est Estate (vous savez Nougaro le chante fabuleusement), tiré donc d’un des plus grands disques de guitare jamais produit “Polarity”. Mais, Zut, je ne l’ai pas trouvé dans sa bibliothèque numérique pourtant sur son disque dur, il doit avoir un dossier spécial pour “ses” musiques, il m’embête. Je suis donc obligé de coller l’extrait YouTube, son un peu trop comprimé, ce qui, au demeurent peut vous permettre d’écouter tout le disque. Il ne faut pas que je me transforme en DJ.

SUITE 9

Le serveur du Select l’a salué. Et décelant mon sourire qui n’était pourtant que celui de l’immense, l’immense joie de le retrouver, un sourire qui durait depuis déjà presque deux heures, depuis la terrasse au fers forgés, il me balance (je cite de mémoire, bien sûr, dans mon style, mais il a dit à peu près ça, d’une seule traite°) : « Non, non, je ne suis pas un habitué depuis longtemps, je ne t’ai jamais amené ici, t’as perdu la mémoire, F ? Je ne reviens que depuis ce mois de Juillet, toujours seul, des œufs sur le plat, un regard sur les femmes qui passent sur le trottoir, à vrai dire pas belles, des touristes en jeans rapiécés, toutes pareilles, la mine triste, végétarienne, accompagné de mecs le regard idiot, en bermudas, fini les personnages, les femmes splendides, les longues jambes, les mollets exactement galbés, les sourires vite volés, les yeux qui se baissent, les démarches languissantes, la surprise d’un vrai croisement de regard. C’est fini, tout ça, je me demande d’ailleurs pourquoi je m’installe encore sur une terrasse, il ne se passe rien, comme une illusion, moins belle que les rues de Matrix, moins colorées, moins rêvées, moins irréelles. Vaut mieux une chambre avec une femme pendant toute une vie, non ? Et qu’est-ce qu’on en a faire des repas entre copains, des fêtes, des pots, ça rend triste, t’as qu’à voir ceux qui sont là à se goinfrer de gaufres-chantilly, tu les vois au fond, là-bas, ils sont tristes, ce n’est pas de leur faute, ce n’est jamais de sa faute quand on est triste et d’ailleurs ni la faute des autres et sur ce point, t’es d’accord, même si je ne te demande pas, comme tu sais ton opinion qui n’existe pas, comme la mienne, on n’a pas à les emmerder avec nos histoires, ce n’est pas de leur faute si on est tristes, si les femmes qu’on a eu sont des connes qui ne méritent qu’elles-mêmes, que d’autres qu’on a eu sont splendides mais compliquées, donc tristes aussi (je ne crois pas qu’il ait dit ça, mais un truc comme ça) Puis ces gens tristes, eux ils le sont normalement, mais nous toi et moi F, nous le sommes anormalement parce qu’on sent la tristesse de la tristesse, excuse la redondance mais c’est exactement ça, anormalement, parce qu’on sait, toi et moi qu’il n’y a qu’une chose de vrai comme dirait le premier collégien venu : l’amour. Et l’amour, c’est à deux, la Société, c’est pour aider à mourir, à soigner les solitaires, une sorte d’Epahd de jeunes, mais quand on est deux, pas besoin de personne, elle est encore dans sa petite maison Viviane ? J’aimerai l’embrasser, elle avec nous, à deux. Dieu que je suis heureux que sois là. J’avais besoin de toi. Juste quand j’ai besoin, tu viens, mon ange F.

C’est à ce moment que j’ai pleuré de joie et que je lui ai roulé une pelle. M, il n’a pas changé. Elle a raison, Viviane, c’est un suicide que de se séparer de lui. Je sais que dans deux jours, je vais m’énerver, qu’il va me dire qu’il est fatigué, que les portes vont claquer. Mais, Maman, je te le jure, je ne laisserai plus un seul mm entre nous. C’est ce que je me disais quand je lui roulais une pelle au Select, lui assis, moi debout et le garçon, les pieds joints faisant semblant de ne pas nous voir, les goinfreurs de gaufres la fourchette en suspens, stupéfaits de voir un aussi beau baiser, presque hollywoodien. Et dehors, sur le trottoir, comme dans Matrix lorsqu’un bug survient, des passants immobiles le geste arrêté, éberlués encore. Je devais être très belle après lui-avoir roulé une pelle.

PS. Demain matin (je sais qu’on va dormir ensemble), pendant qu’il dort sous l’effet de ses somnifères, je me lèverai doucement, irai au Franprix d’à côté et j’achèterai du Philadephia. C’est son fromage préféré, je suis la seule à le savoir. Dans ses errances parisiennes et snobs, il ne le disait pas. Le Philadelphia est un fromage frais quelconque qu’on trouve dans n’importe quelle superette. Mais quand il prend une cuillère à café, la plonge dans le récipient en plastique et laisse la sorte de pâte-fromage-guimauve, à peine salée, juste comme il faut, disait-il, fondre dans sa bouche, il est aux anges. Un jour, il m’a dit que tous les matins, quand il habitait rue Michel Chasles, dans le 12ème, il ouvrait la porte tous les matins, au réveil, quand il était seul, pour voir si sur le paillasson une femme qu’il aimait et qui l’aimait aussi n’avait pas déposé une boite de Philadelphia. Ca peut se faire si on l’aime. Je lui ai rappelé sous nos draps. Il a éclaté de rire. Demain, il aura son Philadelphia. Pour ceux qui ne connaissent pas, je colle une image, je sais faire maintenant, coller les images dans WordPress. Je ne sais pas faire que rouler des pelles.

SUITE 10

Je ne vais pas vous raconter notre première nuit de retrouvailles, trop facile. Dans tous les films, sur toutes les plateformes, même si cela ne veut rien dire et qu’il suffirait de montrer des draps froissés et un petit-déjeuner, on est obligé de montrer une scène de sexe, corps en mouvements, halètements et cris de jouissance assez vulgaires, slips qu’on remet et qu’on enlève, positions désormais presque toujours anales. Assez ridicule cet obligé. Mais soit, c’est mieux que le porno qui complexe les adolescents, lesquels, persuadés de ne pas y arriver, ne commencent jamais, terrorisés par l’échec. Moi, je ne vous décris rien. Juste je dis, bêtement, que si un ange, avant que je ne vienne au monde m’avait demandé, en me les projetant sur un ciel bleu, écran infini des forces supérieures, comme pourrait l’écrire M, si je choisissais entre des millions de journées sur terre ou juste cette nuit avec M avant un grand départ, juste cette nuit, je n’aurais pas hésité. Vous croyez que j’affabule, que je disjoncte, que je dérape dans l’irréel, que je suis une petite surréaliste de quartier latin, vous vous tromperiez. Mais vous qui ne le croiriez pas, vous ne savez pas ce qu’est une femme sentimentale et fière de l’être comme dirait le quidam, qui rencontre un homme sentimental, qui l’assume, le hurle, crie que vous êtes une femme, la seule, même si c’est pour une nuit, une année, des décennies, vous vous ne savez pas à quel point vous n’hésiteriez pas, vous choisiriez cette nuit. M est un malade du sentiment. Mais il a tellement reçu de coups par celles, qui, sans le savoir, ou en le sachant trop, ont fait le mauvais pas d’à côté, qu’il fait semblant de jouer à la quotidienneté. Nul ne la connait cette maladie qui, évidemment, n’en est pas une. Sauf moi. Il joue au geek, écrit des lettres d’affaires raffinées que lui demandent ceux qui ont toujours besoin de lui et qui ne lui rendent rien, commande en ligne fringues et repas, joue à l’homme moderne qui débarrasse, offre des cadeaux, en masse, pour faire oublier l’instant er rester dans le bonheur du don et frôle le centre. Et nulle, sauf moi, ne le comprend. Imaginez une scène : M, comme ses femmes le savent, sent poindre l’étau, vous savez celui qui serre ses oreilles, pas une migraine qui n’est rien, une douleur venue de tous les enfers inconnus. Moi, je sais, ses yeux sont embués, il colle son cou sur le dossier d’un fauteuil, il pleure presque de douleur mais dit, simplement, de peur de gâcher la soirée ou de générer l’appel du 15 alors qu’il est avec elle, qu’il a juste « mal au crâne ». Mais elles ne savent pas les femmes qui m’ont succédé, Il me l’a dit : la femme à ses côtés ne fait rien, ne comprend rien, lui demande juste, gentiment, s’il va mieux, il est seul dans sa douleur, celle qui tombe quand on ne l’attend pas, comme le chagrin, une tenaille infernale, y compris après une promenade au grand air. La femme à ses côtés qui ne s’arrête pas de manger alors qu’il ne peut rien avaler, qui n’arrête pas de marcher, de parler, de gémir aussi, de se plaindre également, d’exiger, y compris des prouesses même banales, une phrase pour se sortir d’un mauvais pas, personnel, professionnel, quotidien, une lettre administrative, la femme qui ne comprend pas sa douleur et son attente de la prise de sa main, dans le silence et l’amour, juste ce qui fait passer (le sentiment, le sens, la force immatérielle contre la force physique), la femme qui ne comprend pas qu’il aimerait peut-être (ça, il ne le demanderait jamais) qu’elle pleure avec lui, cette femme ne l’aime pas. C’est terrible, il me l’a dit l’autre soir, elles imaginent tellement sa force intraitable qu’elles ne pensent pas qu’il aurait besoin d’une petite aide. Celle qu’il n’ose réclamer même si, dans l’écroulement, il peut oser, mais toujours sans retour, il est fort et chacun sa vie. Non, pas chacun sa vie, la vie à deux, ça elles ne savent pas, celles qui m’ont succédé. Et, certaines de leur comportement, en réalité ne pensant jamais à cet homme, sauf rarement, elles ne lui donnent rien. C’est ce qu’il faut savoir avec M, il ne faut pas le voir, si on ne l’aime pas. Clair. Et ne rien prendre de lui, si l’on n’est pas capable, non pas de rendre ou d’être reconnaissant, mais plus simplement d’aimer. A défaut, ce serait ce serait de l’escroquerie sentimentale. Il a raison, c’est rare, les « colosses du sentiment ».  Lui, il aime toutes les secondes la femme avec qui il a décidé de passer une soirée. Pas une question de politesse, juste une maladie d’amour, de sentiment tout court. Lui, si la femme qu’il aime pour la soirée et la nuit et peut-être les jours qui suivent a un problème, un souci, physique, professionnel, personnel, vital, désespéré, il est là et il prie, oui il prie pour que sa souffrance cesse. Alors il la caresse, lui caresse le front, lui dit les mots qu’elle attend, lui met la musique qu’elle aime, bref, il arrête tout et il l’aime. C’est ce qu’il m’a dit après le Select. Pourquoi me demande-t-on toujours, sans imaginer que je pourrais avoir besoin, dans un moment difficile, professionnel, vital, celui qu’il est difficile d’imaginer pour moi, que j’ai besoin, à cet instant d’une aide incommensurable ? C’est là qu’il part en vrille. Moi, je sais, M. Je ne sais pas pourquoi, nous nous sommes quittés, c’est fini ces fins débiles. Je hais ses ex-femmes ou ses ex-aventures. Il a dû en avoir, mais ne m’en a pas parlé. A-t-il connu des femmes depuis que son épouse l’a laissé ? Il ne m’en a pas parlé. Moi, orgueilleuse, j’ai affirmé qu’il avait dû en connaitre et qu’elles n’étaient pas comme moi, une sentimentale, un peu intellectuelle, intelligente selon les collègues, qui aime le sentiment et un sentimental. Comment il dit M ? Dieu que je t’aime.

Je reviendrai, dans la suite 11, cette fois, pour de vraies histoires, du concret, comme vous l’aimez, cher lecteur de M, et pas simplement du sentiment qui glisse, lumineux, merveilleux, scintillant, dans l’éclaboussure vitale sous les yeux des amoureux. Je vous raconterai mille choses de la vie, peut-être un peu de la mienne, moi belle et riche et qui ai retrouvé M qui avait besoin d’aide. Il faut que j’appelle Viviane.

Vous aurez compris que ce soir, je suis un peu en colère contre beaucoup. Je tape sur son ordinateur. Sur son site. Et il n’est pas là. Et je suis furieuse contre toutes, contre tous.

SUITE 11

Encore un brouillon que j’ai trouvé. Daté de février 2020. Je commence à croire que j’ai volé ses codes, portée par une main invisible qui, me happant par les cheveux, m’a posé, doucement, sur une terrasse du 17ème, pour m’entraîner dans l’inénarrable. Le nombre de ses « brouillons » est impressionnant. Tout se passe comme si (c’est une expression de sociologue, qu’on employait beaucoup dans les années 70, dans la mouvance de Pierre Bourdieu) M passait ses nuits à écrire. On n’imagine pas, moi, je le sais, sa capacité à écrire au kilomètre », ce qui, comme je l’ai déjà dit, est dommage pour sa plume qui peut être souvent « fatiguée », et, dès lors, inutile ou inefficace. En parlant de Bourdieu, il faut vous dire, car je l’ai subi, que M était l’un de ses disciples après avoir découvert (c’est dans texte d’un autre « brouillon » que je ne publierai pas, trop intime dans ses nuits, qu’il était trop un « enjoliveur de lieu commun, son discours étant une belle tautologie de la pensée primaire ». Ça, c’est le style de M quand il est furieux. Je ne sais pas quoi en penser, je n’ai pas vraiment lu Bourdieu. Quand il m’en parlait, lorsque nous vivions ensemble, il ne me donnait jamais envie de le lire. Bourdieu était un homme ennuyeux. Jamais, il ne m’a dit « écoute, je vais te lire un mot de Bourdieu », alors que, comme je l’ai écrit dans une de mes suites (je commence à l’aimer ce mot, presque des petites partitions de Bach), ce qui nous unissait (je devrais bannir l’imparfait qui est une atteinte à la vérité d’un temps qui ne peut se dissoudre, on ne peut oublier, sauf à devenir bête, con si l’on préfère). Je l’ai vu une fois Bourdieu, c’était sans M, avec des amis. Dans une salle de je ne sais quel cinéma parisien dans lequel un club de philosophes que je fréquentais, avait organisé une sorte de dialogue entre Bourdieu et Sollers. Presque une provocation. Il s’agissait, je crois de l’intrusion de la volonté dans les destins, quelque chose de ce genre, évidemment l’un étant à l’opposé de l’autre, une maitrise de ses instants et de leur jouissance unique (Sollers) et un succédané de sa condition sociale, sans âme singulière (Bourdieu). La salle était comble. Nul ne pouvait imaginer un dialogue entre les deux. Sollers arrive et s’installe sur l’estrade, il ouvre un livre et le pose devant lui. Bourdieu vient, l’air un peu fatigué (il devait déjà être malade) et ne dit rien. L’animateur, entre les deux, après les présentations de circonstance, pose une question, je ne sais plus laquelle. Sûrement une question marxiste (à l’époque, c’était la pensée dominante, même si, à l’inverse de ce que j’ai pu écrire (lisez ma contribution sur le wokisme et la déconstruction), la domination de la pensée n’était pas exclusive de sa démolition par une pensée concurrente, ce qui n’est plus le cas, le terrorisme diabolisant ce qui n’est pas admissible. Même les marxistes de l’ l’époque (je parle des intellectuels althussériens ou humanistes de la revue « La Pensée », pas des staliniens ou de ceux qui l’étaient devenus, y compris Sollers qui nageait entre les deux eaux, troubles du totalitarisme maoïste et explosive, dans les éclaboussures sadiennes. Bourdieu répond, de manière très structurée, regardant de temps à autre Sollers pour guetter sa réaction, Sollers regardant ailleurs, faisant des signes dans la salle à ceux, plutôt à celles qu’ils reconnaissaient. Bourdieu termine son exposé, un vrai, universitaire, pesé, organisant ses concepts, y revenant et concluant par ce par quoi il avait commencé, un vrai exposé quoi. L’animateur aux cheveux longs, assez beau au demeurant, donne la parole à Sollers. Et c’est là que Sollers, je vous le jure, prend le livre qu’il avait ouvert à sa bonne page et lit. C’est, j’avoue ne pas m’en souvenir sûrement du Sade ou dans le genre, une belle langue hors du sujet de la discussion organisée, juste une belle langue et une belle diction, d’une belle voix. Dans la salle, tous regardent leur voisin, ce qui est un mouvement collectif assez marrant, une sorte de stupéfaction collective qui transforme une assemblée en scène de marionnettes. Vous n’avez jamais vu ça ? Sûrement. Et Sollers lit, lit. Plus de 30mn. Juste de la lecture. L’animateur se gratte les mollets, le crâne, se trémousse sur sa chaise, regarde Bourdieu toutes secondes, lequel ne dit rien, les mains jointes sur la table, sans bouger d’un millimètre. Sollers termine de lire. Là, on croit que ça va barder, que Bourdieu va lui demander s’il se moque de tous et d’abord de lui. Eh bien, pas du tout, il prend la parole pour dire qu’il avait oublié, lors de son intervention précédente, de rappeler un fait conceptuel incontournable, pour bien comprendre son hypothèse. Et il parle, assez longuement. Sollers est toujours dans ses minauderies, embrassant de loin de belles jeunes femmes. Puis, il se lève, embrasse fougueusement, sur le front néanmoins, l’une d’elles et s’en va avec elle. Bourdieu n’a rien dit. Il a continué de parler. Il a terminé, l’animateur n’a même pas repris la parole et nous sommes tous sortis. Quand j’ai raconté cette soirée à M, je me souviens parfaitement, il n’a pas ri, je n’ai pas compris pourquoi. Mais je vois, que comme lui, Je m’éloigne du début d’une phrase que j’ai commencée, pour une parenthèse tellement longue qu’elle en devient un centre et largue dans sa périphérie ce que nous avions à clamer. Mais à vrai dire, lisez bien ce qui suit et vous comprendrez un peu, il a appris ces « détours » de moi, il lisait tout ce que j’écrivais, peut-être quelquefois, j’ose le dire, un peu jaloux d’une pensée décisive ou d’un style inédit. Ma mère peut l’attester et je ne crains pas de dire que quelquefois, je peux être redoutable dans l’écriture. Ceux qui ne le disent pas sont des menteurs. Donc, un brouillon, disais-je, parmi des dizaines. Encore un truc de judaïsme et de philosophie, il me l’a dit, il a consacré pas mal de temps là-dessus ces derniers temps. Et sous connaissent son histoire de murs blancs de sa synagogue du petit bourg tunisien et son petit texte sur « la mort et le feu » que je collerai peut-être. Il l’avait déjà écrit avant moi. Son brouillon c’est sur « le pardon », tel qu’il est exposé par une certaine Sophie Nordmann dans l’une de ses conférences. Je suis allé sur Wiki, c’est une philosophe qui croit en la possibilité d’une philosophie juive ‘Hermann Cohen, Rosenzweig, que je n’ai jamais lus. Le thème, c’est, en réalité « l’impardonnable », l’impossibilité de la prescription extinctive d’un acte. Bref, on l’aura compris, une ronde sublime autour de Jankélévitch. Là, je relis. Je ne suis pas certain qu’il aurait aimé sa publication et c’est peut-être pour ça qu’il est dans ses « brouillons » ce texte. En effet, il y a inséré un évènement de sa vie, il était un jeune universitaire, tout au début qui peut faire trembler beaucoup. Je réfléchis et demain, peut-être, je collerai ce brouillon. Je ne demande pas à Viviane. Depuis qu’elle sait que j’ai retrouvé M, elle n’arrête pas de m’appeler avec toujours un « Alors ? ». Alors, imaginez, un texte sur Jankélévitch et « l’impardonnable » de M en inventant que j’aurais retrouvé sur sa table (encore une fois elle ne connaitra jamais l’existence du site de M, désormais, un peu le mien), ça deviendrait de la folie ses appels et ses interrogations. Bon, je vois demain. Je reviens (vous savez, je dis toujours « comme il dit »).
PS. Je ne suis pas revenue dans ces “suites, mais ailleurs sur son site, moi, F, voleuses de codes

la très belle idée du voyage

West USA (photo MB)

Il y a exactement 48 h, un membre de ma famille me demande de lui envoyer quelques photos, à encadrer dans son salon, se souvient de mon petit travail intitulé “sous les images” (qu’on peut lire sur ce site par un clic dans le menu), me dit que ce serait “chouette” si je pouvais lui envoyer toutes les photos que je garderais dans un “grand tri”, ajoute que c’est absolument “génial” tous ces voyages qui transparaissent dans ma collection, que si je pouvais introduire mon envoi de mes “impressions”, ça serait encore plus “extra”.

Je crois qu’il pensait à mes impressions de Slovénie, d’Ukraine, de Lettonie ou mieux d’Espagne.

Je lui réponds que je vais m’atteler à un texte sur le voyage, une insomnie pouvant m’aider à le concocter rapidement. J’ai senti sa déception. Il voulait mes “impressions” sur une neige en bordure de mer baltique ou de bains publics à Budapest.Et il sait déjà, puisque je lui parle d’un “texte” que ça ne va pas être ça. Il a raison. Au demeurant, il ne dit rien, sachant parfaitement que j’avais déjà décidé.

le voilà donc qu’il se trouve devant un texte presque théorique.

Je ne changerai jamais. Et c’est tant mieux. Que ceux qui y voient forfanterie et vantardise passent leur chemin. Ils ne me connaissent pas.

Le voyage.

Immédiatement, ceux qui veulent en remontrer et les autres qui s’imaginent sincèrement en accord avec la locution, citent la phrase de Claude Lévi-Strauss, paradoxale pour l’ethnologue chercheur de mythes, s’aventurant dans les contrées lointaines, tropicales et arides : le fameux « je hais les voyages », qui introduit donc son « Tristes tropiques », son livre qui n’est pas l’un de ses meilleurs.

Tous l’ont dans une bibliothèque, et prétendent avoir lu avec délice, sans pourtant (j’ai pu, malicieusement, tester les faiseurs) s’être aventuré au-delà de la page 74. Ou peut-être bien avant, ou plus souvent sans l’avoir jamais ouvert.

Mais le titre est beau et le nom de Lévi-Strauss est aussi exotique que ses voyages haïssables.

Je me souviens que lorsque enfant, presque adolescent, j’ai pu lire son nom, je posais la question du lien entre l’anthro-je-ne-sais-quoi et le jean en tissu Denim (de Nîmes). Et puis, plus tard, devenu vrai adolescent, persuadé de l’excellence de la trouvaille, je disais que seul un mauvais djinn l’amenait à écrire qu’il n’aimait pas les voyages. Il faut savoir l’idiotie du prétendant à l’âge adulte et raisonné.

Donc le « je hais les voyages »

D’autres, encore plus volontaires dans la clameur de leur écart affirmé d’un vil prêt-à-penser, dans leur affirmation de la maitrise d’une culture choisie, viennent citer l’immense et triste Fernando Pessoa, immense parce que triste disent les petits chroniqueurs de numéros spéciaux, hors-série d’hebdomadaires grand-public, l’auteur des « Voyages immobiles », qui écrit ailleurs, dans son livre-maître que : « la vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons mais de ce que nous sommes » Fernando Pessoa. Le Livre de l’intranquillité.

Ces deux ont raison.

Lorsque le souvenir de mes voyages surgit, le paysage, la beauté des lieux ne m’envahit pas. Ni un quelconque sentiment extatique accroché à un endroit, qui submergerait mon destin de voyageur invétéré, évidemment intellectuel.

Me viennent, simplement je l’assure, exacerbés ou ponctuels, une couleur, le goût d’un vin blanc salé et sec, celui d’un agneau rôti ou d’une chaise longue confortable, les yeux fixés sur un texte ou les oreilles gonflées d’une bonne musique.

Non, pas le Musée, ni le Monument, juste la placette, bordée de maisons aux murs ocres et le banc ou des vieux silencieux attendent que le soleil se couche, pour pouvoir l’imiter. Une placette qui aurait pu être ailleurs et qui ne fait qu’accompagner l’instant que l’on veut embellir. Non pas la forêt ou le champ dans lequel des coquelicots viennent narguer le blé ou l’herbe folle, mais « l’impression », au sens turnérien (Turner) ou impressionniste (les peintres de la déstructuration de l’imitation).

Pessoa a raison : mon voyage, c’est moi, ce que je suis dans l’instant dans lequel mon corps se déplace. Même si l’idée du voyage, l’excentration qui est le dépaysement peut le magnifier. Ce n’est pas le territoire qui fait le voyage mais, encore une fois la conviction qu’on est en voyage.

Le même champ n’est pas le même lorsqu’on voyage en Espagne ou quand on est près d’Arpajon ou près de chez soi, à chercher un bon pain pour le déjeuner. Et ce, alors qu’il a exactement la même superficie, le même contenu (du blé doré) et le même lièvre qui y court. Au millimètre près.

Le voyage bouleverse la donne, non pas par la découverte, mais, plus simplement, par son idée.

Donc je suis, sûrement, ce silencieux qui attend sur son banc, ce mur qui change de couleur au fil des heures qui passent, et, surtout, ce que je ne vois que trop : moi, dans la place, ladite placette qui est presque l’Univers. Moi, au milieu de tout, au milieu ne rien, en réalité au milieu de moi.

Non, il ne faut pas voir dans cette certitude, un égocentrisme exacerbé, une démesure de soi. C’est même le contraire : je ne suis rien et, partant, nulle part, sauf dans ce moi qui me harcèle, qui ne me quitte pas, surtout quand il est un peu ébranlé par une quotidienneté qui n’est pas celle qui le fait s’oublier.

Le voyage, et même la marche dans son quartier, dans une forêt prévisible, c’est encore moi qui marche sans que le lieu importe.

Que ceux qui s’extasient, en voyage (et peut-être même ailleurs) devant la nature qui les entourent, plus d’une seconde, celle de l’émerveillement du miracle de la vie, me regarde dans les yeux : ce sont des menteurs, des faiseurs qui substituent à l’ennui du moment qui succède à l’éblouissement, un discours assez téléphoné, frôlant Nietzche, en le citant quelquefois, omettant la vérité d’une lourdeur matérielle du monde qui ne constitue sa beauté que dans l’esprit d’un sujet, un individu qui la fabrique.

La Beauté n’existe pas en soi, elle n’est, comme beaucoup l’ont clamé, sans qu’on ne les entende, que la construction d’un instant, suivi par un autre instant, qui fait un amoncellement du temps qu’on confond avec la conviction d’une chose hors de soi, qui n’est que celui de l’homme projeté sur terre. Non pas que la Terre ne soit qu’illusion, tant sa réalité se donne d’emblée, comme un poing sur une figure. Mais si elle existe dans son essence profonde, création, peut-être, sûrement, d’une force supérieure, elle ne se donne à voir qu’au travers du prisme ponctuel des mille milliards d’’hommes dont l’on sait que les morts sont plus nombreux que les vivants. Et qui surnagent dans leurs moments.

C’est ce que je disais à ceux, rares, que j’avais au téléphone, pendant les « confinements » et qui se plaignaient de leurs sorties bloquées, de leur voyages remis, de leur « enfermement » :

Mais que vous manque-il ? Un musée ? Il est jouissif, en 3D, en ligne. Un magasin ? On y étouffe, dès qu’on y entre et seule son idée, le mot qui le supporte (le « magasin ») génère son existence. Un théâtre ? Vous n’y êtes allé que deux fois en deux ans et vous vous êtes ennuyés ? Une balade ? Vous y avez droit mais prenez, au vol, l’excuse de la tristesse des masques pour, enfin, ne pas sortir et vous essouffler dans l’air de chez vous que vous considérez malsain, alors qu’il est chez vous et avec vous.

Le virus a été un alibi, comme le voyage est un faux-semblant.

Vos voyages, les confinés tristes, c’est, je le crois, du même acabit : vous n’en jouissez que de l’idée et la peur vous prend au ventre dès que la pluie tombe sur un territoire inconnu.

Le voyage, comme la sortie de chez soi (l’appartement, la maison ou, mieux encore, sa pensée) n’est qu’une idée du voyage.

C’est Aznavour qui a, parmi tous, raison. Venise est triste au temps des amours mortes. Inconsistance des lieux en soi, sans le serrement des sentiments.

Je répète et répète encore (la répétition est comme un son de tambour qui vous rassure) : seule compte l’idée de l’idée du voyage, le “métavoyage” (un néologisme, évidemment), si l’on veut, comme le métalangage (discours sur le discours, mot qui chevauche le mot), qui ne se fabrique que dans la jouissance du sentiment. C’est la seule chose vibrante, qui n’est pas celle du lieu, encore une fois constitué en espace alors qu’il ne s’agit que d’un alibi.

Voyagez seul dans une ville après l’avoir arpenté avec la femme que vous aimiez et vous comprendrez l’inanité de l’exclamation sur le voyage en soi. Il n’est que pour soi, hors de lui et de sa matière.

On peut, encore avec Chesterton, l’écrivain anglais, que les malentendants confondent avec une matière collante lorsqu’on prononce son nom, dire que : Le voyageur voit ce qu’il voit, le touriste voit ce qu’il est venu voir”.

Presque juste, presque faux : le voyageur ne voit rien d’autre que lui, il ne voit même pas ce qu’il voit qui n’est qu’à la mesure de ce qu’il ressent, de son humeur : une mer bleue est grise par un chagrin d’amour.

On peut encore prétendre, subjugué par la citation, parce qu’il s’agit de Proust (qui n’est presque jamais sorti de son lit) que “​Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux”.

Esbroufe encore : qui peut avoir des nouveaux yeux ? Peut-être des revenants, mémoire détruite dans un espace inconnu.

Mes voyages, des photographies. J’ai donc un peu voyagé. Jamais seul, ce qui change tout. Toujours, donc, depuis l’âge de 12 ans, un appareil photo qui cogne, par saccades, sur mon torse, au gré d’une marche rapide qui cherche ce qu’il faut cadrer.

Avez-vous remarqué que la photographie est plus concentrée, plus intéressante, lorsqu’on se trouve à l’étranger ?

Faites l’expérience : sortez dans votre quartier, appareil en bandoulière et visez. Vos photographies sont plates, mièvres, inutiles. Même les logiciels de retouche, gavés d’intelligence artificielle, ne peuvent les embellir.

Je crois avoir trouvé pourquoi, en me trompant peut-être.

Moi, photographe dans mes espaces quotidiens, je n’ai pas changé, je cherche la photo. Mais la rue, le ciel l’immeuble et même les passants sont inintéressants et donc mal photographiés pour une simple et morne raison : je ne suis pas en voyage et ne fabrique pas le voyage. Ce qui démontre, s’il en est encore besoin, que le voyage n’est donc qu’un leurre de soi, une fabrication de l’esprit. L’idée du voyage fait donc le voyage. Et je suis certain que moscovite, je trouverais dans mon quartier des images sublimes.

Ainsi, en voyage, je me crois en voyage, mon œil qui n’est encore que moi, trouve par cette illusion du voyage, toutes les illusions : celle que la photographie donne à voir. Et la photo peut être belle. Surtout, lorsqu’un peu tricheur, on donne dans la légende un nom inconnu, celui qui fait rêver. Même le nom de « Paris » est autre chose que son nom sous une photographe. Au centre et en lettres majuscules.

Je termine ce qui n’est qu’une introduction à la vision de mes photos et qui, à l’origine devait être un petit essai sur le voyage et son illusion, agrémenté, entre les lignes, de quelques photos d’accompagnement du texte.

J’ai aimé ces lieux que j’ai photographié.

Parce que j’ai aimé les instants qui généraient un déclenchement.

Au risque de la lourde répétition, j’affirme encore que l’espace n’est rien sans le sentiment, que le lieu est du néant sans l’instant qui le porte. Et que la nature n’existe pas en soi, comme le monde. Il n’est que terre sur lequel l’on marche et magnifique parce qu’on est magnifique dans l’instant où on le trouve magnifique.

Et si vous trouvez qu’une de mes photos est « jolie » (le terme que les photographes détestent), c’est que mon instant était assez beau.

C’est pour cela que j’aime les voyages. Et peu importe le motif, même s’il est suranné, même si le voyage n’existe pas. Il est, le voyage, pas nécessairement aux antipodes, comme un puit sans fond, recélant l’infini dans lequel les instants potentiels plongent délicieusement. Jusqu’à l’infini, justement.

MB.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

nature du champ, champ de la nature

La nature du champ, non le champ de la Nature, avais-je dit, avec sincérité, même si, évidemment, je devais guetter l’étonnement devant la petite trouvaille. J’avais passé une nuit à écrire autour de cette inversion qui me paraissait juste. En tentant de penser la « Nature ». Mais je ne donne pas ici ce texte long, peut-être ennuyeux et m’aventure dans sa périphérie.

La question qui était posée etait celle du fondement de ce qu’on nomme « anti-nature », comme la nomme Clément Rosset, dans la sphere philosophique. Mais ce n’est pas exactement mon sujet. Ici, il s’agit de ce que je nomme le “romantisme du vert », l’apologie de la beauté naturelle, la prétendue « communion » avec la terre et ses broussailles, la Nature, ensemble ordonné, donné au monde, idole inaltérable parce qu’immuable, celle des sentiers, des champs, des rochers, rute, pure, inaltérable, écologiste, verte encore. Rosset, contre le triste et pessimiste Rousseau et tous « les naturalistes » , exposait dans sa thèse universitaire, que l’idée de Nature avait été inventée pour vilipender le « contre-nature », et s’en plaindre.

Mais, là encore, ce n’est pas mon propos, même s’il n’est pas inutile de le rappeler. Ce que je veux écrire ici est plus prosaïque : il n’y a pas de nature en soi, mais juste de de l’artificialité artificielle ou naturelle, si j’ose dire, qui peut être jouissive, comme la Nature peut, évidemment l’être. L’artificiel, non « naturel », non écologique, comme un objet en plastique, peut fabriquer joie et jubilation. L’essentiel est dans la jubilation, la joie, la vibration et non dans la prétendue jouissance de l’essence, de la pureté non humaine. La nature n’est pas belle en soi. Et, en réalité, c’est la beauté, dans son mystère qui, lui, peut en soi fabriquer la belle nature. Forme platonicienne idéelle de la Beauté qui façonne celle des objets. La seule essence est hors de son objet, la Nature n’existe pas dans son essentialité.

Pourtant, concrètement, rien ne m’émeut plus qu’un champ de blé, un murier, un arbre, une pétale de je ne sais quelle fleur que je ne sais nommer. Non pas parce que la Nature, celle des écologistes de quartier, notre « Mère » qui serait vilainement « dépecée » par l’homme, est là devant moi. Ce sont des balivernes de petits poètes et quelquefois de vrais haineux de l’humanité, qui se camouflent dans le politique, pour faire passer leur hargne. Mais plus simplement parce que c’est mon paysage d’enfance, celui qui vibre sous mon front de « regardeur ». Celui qui évite toujours la lancinante mélancolie, laquelle, sans qu’on s’y attende, peut tomber sur vous, en même temps que la mémoire d’un espace décisif dans une vie, enfoui désormais dans un temps éteint, qui a pu accueillir une flopée de sentiments. C’est –  je le répète – toujours l’espace qui enlace le temps. A dire vrai toujours la mémoire des espaces qui l’emporte sur l’écoulement du temps, non perceptible.

Pour revenir à l’essentiel que je tente de dire ici, c’est toujours provocateur, cassant en le sachant, pour éviter la discussion inutile et stérile, que j’affirme que rien ne vaut une impression qui s‘éloigne de l’idolâtrie de la Nature.

C’est ici que j’hésite à citer Albert Cohen, de peur d’alimenter un discours antisémite, que de petits lecteurs pourraient prendre dans leur besace pour vilipender, sous couvert de théorisation. Le peuple dit du Livre qui est en réalité celui de “tout-sauf-l’idole“. Mais je me lance, persuadé de l’intelligence des lecteurs : la Nature, en soi, faussement conceptualisée dans sa beauté ou son intégrité, est un concept irritable. Albert Cohen, seigneur de la littérature, lorsqu’il s’interrogeait sur la relation du juif à la nature, écrivait que le juif est « peuple d’antinature », celui qui déclare « la guerre à la nature et à l’animal en l’homme », le seul apte à « se débarrasser de la tare naturelle et animale », à produire « un homme humain ».

Il exagérait. Il confondait le juif avec l’anti “deep ecology”. Il exagérait toujours. Mais l’on sait que c’est ce qui définit un écrivain. Il me faudra y revenir.

l’étole

C’est dans les gris moelleux que s’enveloppe cette étoffe toute en milliards de points tactiles, pointes d’aiguilles infinies, brillantes et sans nombre, ronde de filaments, qui tourneboulent, se retournent, pour chercher le centre lumineux, ciel en boule. Non, non. Pas une étoffe. Ça a ripé dans les mots. Une étole, longue et lisse qui s’enroule sur ses bras dorés, nombril en vrille, en instance du bruit immédiat, manège crissant du désir, sens crispés qui ne veulent vagabonder au-delà des contours, par-delà les brindilles, à côté des virages inutiles. Bousculade.

L’homme détache le tissu. Et la peau s’empourpre, rivée, attelée aux instants. Peau de flamme, l’air est éruptif, le cri en alerte, la fougue serrée.

L’homme la regarde. Elle baisse les yeux.

F.

Démarche

Un texte d’un ami qui a sa place ici, avant mon prochain billet sur le concept de “commencement” et un contresens théorique. Achevé, mais non satisfait, je diffère et offre une place ici à un timbré de la démarche.

Et la musique plein les oreilles et la tentative, le soir, de choper la bonne posture dans la danse, celle que l’on ne peut décrire, qui vient dans le corps, le geste nietzschéen. On sait quand on danse bien, on sait quand on danse mal. On sait notre corps esthétique, on sait quand il ne l’est pas. Comme un beau revers au tennis ou une belle godille à ski.

C’est d’ailleurs ce qui m’a rendu obsessionnel de la « démarche », l’esthétisme du corps (il ne s’agit pas de gros, de maigres, de minces, ce qui n’a aucune importance tant l’élégance d’une démarche absorbe les catégories. Le geste, la posture adroite et élégante (au sens nietzschéen du terme, la production de la beauté d’un geste qui envoute l’espace)

J’affirme ici que la plus belle femme du monde, allongée comme une déesse n’est pas belle si elle ne marche pas bien, jambes exactes, torse en rythme, épaule droite avant l’épaule gauche, un « chaloupement » discret en-deçà du mannequin sur les planches du défilé, à la démarche juste mais volontairement exacerbée.

Oui, même couchée dans un lit, expansive et délicieuse par sa posture, on sait l’élégance d’une femme, car, encore une fois, même les bras ouverts ou recroquevillée, si sa démarche quotidienne sur un trottoir, entre une chambre et une autre, ou, mieux, dans un hall de gare, n’est pas idoine, sa position couchée ne peut l’être non plus.

Et l’élégance, c’est celle de la démarche.

Je crois que j’étais un terroriste sur ce thème et mes amis se moquaient toujours de moi lorsque je regardais une femme et que mes yeux s’éteignaient devant celle aux pieds non parallèles, soit rentrés vers l’intérieur, soit pire, vers l’extérieur, comme un canard affolé, le summum de la démarche qui « casse » toute la beauté d’un corps.

Même maintenant, alors que je devrais être un peu las de l’exigence, dans l’exagération assumée, je suis toujours dans cette obsession.

brasse coulée

Reprise, avant, vraiment de l’offrir à un ami, une vision de l’autobiographie qu’il compte, légitimement, écrire. J’efface le précédent billet intitulé “bio”.

Ami,

Deux manières d’écrire sa vie.

Soit, par un roman ou même un essai, une théorisation du monde qui comprend, toujours, une distillation subreptice ce qui est de soi, qu’on croit unique. Sans cependant s’exposer frontalement, Juste du verbe emmailloté dans des rondeurs stylistiques sans corps ni cris, dans l’immersion convenue dans le style littéraire, la phrase choisie, le synonyme maitrisé. Un narrateur frileux, transformé en simple bon « écrivant » qui attend le dithyrambe, le but ultime de son écriture (m’as-tu lu ? m’as-tu vu ?). En oubliant le corps concret et agissant, pour le fondre dans la page. L’autobiographie, ici, ne devient donc qu’un prétexte d’écriture et ce qui reste de soi secondaire face à la soutenance d’un verbe magnifié, pour le faire apprécier. Donc une manigance.

Soit, y aller, se donner, sans fioritures, comme un testament à l’attention des proches, ne cherchant que le souvenir, l’agrémentant de ce qui a pu être appris dans les années qui l’ont succédé, pour lui donner son poids. Sans être ni sur le divan ni dans la réserve polie. Sans rechercher l’exceptionnel qui serait à la mesure de ce que l’on croit être (une exception) puisqu’on a l’audace d’écrire sa vie. En acceptant donc la banalité. Qui ne l’est jamais. En n’oubliant jamais que seul le temps nous fait, que nous nous auto-engendrons jamais. Et qu’évidemment, seul Dieu est cause de soi.

Puis deux manières de revenir vers soi :

Soit, toujours dans la théâtralité littéraire, donner à lire le prétendu « écœurement » de soi, faisant sien le mot du salaud de Céline dans son « Voyage » pour qui « la grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour ne pas être profondément soi-même, c’est-à dire immonde, atroce, absurde ». Bref une chronique de sa destruction qu’on prétend être vérité alors qu’elle n’est que petite tactique romanesque pour attirer toutes les mouches du monde sur du papier gluant. Glu de l’esbroufe. On peut ne pas être atroce.

Soit, se dire comme on a pensé pouvoir être dit, y compris, encore une fois, dans la banalité qui ne l’est jamais lorsqu’elle est humaine. Sans parti-pris du « contre soi », quelquefois jouissant même d’une sorte de fierté d’un de ses instants, sans volonté d’enjoliver. En se respectant, comme on respecte son voisin, en ne faisant pas trop de bruit, sans tomber dans l’exacerbation des moments, ni dans la grande fureur à l’égard du monde et des autres. Juste l’histoire de son temps, parmi des milliards d’autres. Qui peut ne pas être absurde.

Ce qui va donc constituer, sans inventions ni détours, l’histoire d’une vie ordinaire, sans faire le choix du roman, qui est une manœuvre.

Quelquefois, dans les écarts du récit, l’on peut s’égarer dans la minuscule théorie, dans la prétendue réflexion. Et dans ces contre-allées, être sincère, persuadé de ne pas détenir une parcelle de vérité qui serait originale. En clamant aussi qu’il ne s’agit pas de donner à lire une faculté de la critique raisonnée ou brillante, peut-être universitaire. Juste de minimes respirations hors de l’histoire des jours.

En réalité, les pages d’une autobiographie sont réservés à ses proches. Et peut-être à soi. Pour juste savoir si l’on peut se frôler sans tomber dans le ridicule ou sur le divan.

Enfin, l’autobiographie permet de plonger, un peu mieux, dans toutes ses histoires culturelles lorsqu’elles sont, comme souvent, plurielles. Dans l’entre-deux culturel, souvent aussi géographique. Une brasse coulée, que l’on peut ne pas savoir nager, hydrodynamique, entre deux postures. D’abord tout le corps dans l’eau, puis relever la tête pour inspirer. Ne jamais oublier l’inspiration, celle des siècles dans le corps.

MB.

Elisa

Elisa

Je n’ai jamais su s’il fallait dire « texto » ou « sms » ou je ne sais quoi encore. Mais, peu importe, chaque fois que je vois Elisa, lorsque j’entends sa voix au téléphone, lorsqu’elle m’envoie ses longs, trop longs e-mails, je me souviens toujours de ces messages et de cette photo, elle envoyée par « mms » par laquelle j’ai découvert son visage malicieux, des grands yeux en amande, comme on dit.

C’était le temps où ils apparaissaient, difficiles à écrire, trois lettres sur chaque touche du téléphone et taper une, deux ou trois fois pour trouver la lettre. Je ne sais plus comment s’appelait cette méthode d’écriture dans la préhistoire de la communication électronique.

C’était une fin d’après-midi d’un dimanche débordant d’angoisse, la pire, sans cause, lorsque toutes les musiques deviennent trop tristes, vous plaquent dans la nostalgie, lorsque ne reste que le silence lourd, gris, étouffant et rien pour vous consoler, puisqu’il n’y rien à consoler. Simplement du poids.

J’entends le petit bip. Et je lis : « J’écris plume abattue, par crainte de ne pouvoir achever »

Un numéro de téléphone qui n’est pas dans mon répertoire. Pas envie de chercher, je retourne dans mes pensées noires, affalé sur canapé, la télécommande de la chaine hifi dans la main, comme en instance de mon retour qui me fera allumer et jouir de ma musique. Et puis ce maudit mémoire à terminer, vivement la vie active ! Et Geneviève qui ne répond pas, elle doit me tromper !

Nouveau bip, nouveau message, même numéro : « Plume abattue, comme moi, à abattre »

Je laisse encore, faussement excédé. Mais, curieusement, je ne sais si c’est ce message ou une nouvelle onde pointue qui traverse allègrement mon petit salon, je reviens et allume la chaine, source « CD » (j’ai laissé tomber les vinyles), le dernier que j’ai inséré, le premier disque de Stacey Kent, voix de rêve, légère qui vous remet d’aplomb quand vous en avez envie.

Je me lève, prends mon téléphone et relis le « texto ». « Plume abattue » ? Je connais cette expression, je connais. Je trouve, c’est Gide, dans son Journal, lorsqu’il est persuadé qu’il entame sa fin. Il faut faire vite. Je prends le livre dans ma petite bibliothèque. Je retrouve le passage, j’avais souligné. Journal. 8 Juin 1948.

« …Sans cesse j’entends la Parque, la vieille, murmurer à mon oreille : tu n’en as plus pour longtemps. Si je n’étais constamment et absurdement dérangé, il me semble que je pourrais écrire des merveilles, la tiédeur aidant. Je reprends goût à la vie. J’écris tout ceci plume abattue, par crainte de ne pouvoir achever, mais avec la constante préoccupation des choses beaucoup plus intéressantes que je voudrais dire… »

Nouveau bip, je lis : « Plus de goût à la vie, rien d’intéressant. Il me faut m’abattre »

Je m’assieds. Je réfléchis. Me viennent d’emblée, je ne sais pourquoi, le visage d’Ingrid Bergman et d’Anthony Perkins.

Je tape : « Aimez-vous Gide ? Et Brahms ? Sûrement. Appelez-moi et écoutez ».

Puis, vite, je trouve le disque : Brahms, 3ème symphonie (poco allegretto). J’attends.

Le téléphone sonne, j’en étais sûr, je décroche, je fais démarrer le morceau et colle le combiné sur l’enceinte droite. Près de cinq minutes. Je mets sur « pause », et je dis :

– Alors ?

J’entends Geneviève qui me demande si je ne suis pas devenu fou, si je m’amuse à briser les oreilles des femmes qui appellent pour dire qu’elles ont envie du corps de celui qui colle du Schuman ou du Beethoven, l’on ne sait trop, au lieu de répondre qu’il prépare un whisky et un lit accueillant !

Je deviens rouge. Je lui dis que je suis fatigué, que la nuit alcoolisée et les bras accueillants, je les préférerais le lendemain.

Elle raccroche, peut-être furieuse. Et je retourne dans le vide gris, chaine éteinte. Et là, le téléphone sonne.

Une voix rauque, presque Marlène Dietrich, avec un petit accent, espagnol, j’en suis sûr :

– Quel est votre nom ?

J’étais stupéfait ; Une femme donc, en suspens de suicide, plagiaire de Gide, adressant un texto à un inconnu et qui me somme de prononcer mon nom !

Je ne savais quoi répondre et me contentais d’un faible :

– Quoi ?

Elle dit alors :

– Moi, c’est Elisa, espagnole, Doctorante, locataire d’un studio rue des Ecoles ; Mes SMS vous ont plu ? Bravo. Vous êtes le seul à avoir trouvé pour Gide. Le seul sur environ une vingtaine. Je vais tout vous dire : je m’ennuie les dimanches et j’envoie des textos en inventant des numéros. Quelquefois ils sont bons, actifs. D’une manière générale, on me répond que j’ai dû me tromper de destinataire et je réponds en m’excusant. Puis d’autres, en quête d’aventure me propose immédiatement un rendez-vous et j’insulte très fort. Et ils ne rappellent pas. Alors, celui qui reconnaît Gide et me propose du Brahms, alors là, chapeau !

Je n’ai pas répondu. Et elle m’a sorti :

– Dans une demi-heure au Balzar, OK ? Je vous reconnaitrai, j’en suis certaine. En attendant, je vous envoie ma photo. 

J’ai mis mon beau col roulé bleu marine, celui dont tous me disent qu’il me va très bien, et je suis allé au Balzar.

La femme sur la photo était très belle, mais bizarrement, je n’étais pas « en quête d’une aventure », juste le Balzar et la tuerie du gris, la chasse contre le grand chagrin. Le pire, celui sans cause.

Elle était assise sur une banquette, au fond de la salle et m’a fait un petit signe quand je suis rentré. Etais-je si reconnaissable ? Les lecteurs de Gide ou les fans de Brahms étaient-ils flagrants ? Je me suis assis devant elle qui, évidemment, souriait. Décidément les femmes sourient toujours. Puis, en levant son verre, elle m’a dit :

– de l’Amontillado. Ce qui n’est pas si mal pour la France. Ils n’ont pas de Fino ici.

Là, je crois avoir été fulgurant, elle ne s’attendait pas à ce que je réponde :

– Il fallait m’inviter au bar des Ecoles, là ils ont du fino. Tio Pepe, muy secco.

Elle a éclaté de rire en disant :

– Brahms, Gide, connaisseur de vins de Jerez. Je suis tombé sur la perle. Mais vous ne m’avez toujours pas dit votre nom.

Je lui dis.

Et elle part dans une tirade, sans s’arrêter, pour me dire encore qu’elle s’appelle Elisa, qu’elle s’amuse beaucoup avec les hommes, mais qu’il n’est pas question d’entrevoir une aventure avec elle, elle est très amoureuse d’un homme qui est parti trois ans sur la banquise, au Pôle Nord, photographier le blanc, toutes les heures, qu’il lui envoie, par satellite, un message tous les jours, qu’ils sont très, très amoureux et qu’il doit revenir l’année prochaine, que ce n’est donc pas la peine de draguer, minauder, tenter, caresser, ca ne servira à rien et que si je n’étais pas content, ce serait le même prix et puis qu’elle adore Gide et sa tristesse et Brahms aussi et qu’elle ne savait pas qu’il avait du fino au Bar des Ecoles et qu’avez-vous pensé de ma photo, et que faites-vous à part draguer les jolies espagnoles ?

Je ne sais ce qui m’a pris, je lui ai demandé :

– vous êtes formidable, voulez-vous être ma sœur ?

Elle m’a pris le visage entre ses belles mains à la peau dorée, très dorée, cette peau de paradis, cette peau du ciel, et m’a embrassé le front. Puis les lèvres.

Elle n’est pas devenue ma soeur.

M.

Photo Philip Lorca, un immense photographe

Environ vingt années auparavant. Dans un bar d’une petite rue du sixième arrondissement. 

L’homme est au comptoir et boit un café, entourés d’ouvriers du bâtiment, en bleu de travail recouvert de plâtre et de poussière, tous l’œil rivé sur leur bière, qui ne se parlaient pas, qui caressaient tristement leur verre.  

Le barman s’affaire, un chiffon à la main, astiquant machines et ustensiles. 

Les ouvriers, toujours muets, payent et sortent rapidement. L’un d’eux, alors qu’il atteint la porte d’entrée, heurte une femme qui entre en courant. L’ouvrier s’excuse maladroitement et la femme, essoufflée, rejoint le bar et commande un quart Vittel. Elle reste, d’un calme absolu, au comptoir et l’homme qui boit un café est étonné de cette quiétude subite, en rupture totale avec son comportement de la minute précédente. Elle boit maintenant, très lentement, son eau minérale et regarde alentour. Ses yeux se posent sur l’homme. Ils se sourient, bizarrement complices, longuement. Quelques minutes plus tard, après un manège silencieux fait de signes, de sourires et de hochements de tête, ils se retrouvent, les deux, attablés, au fond de la salle, côte à côte, sans se parler. 

L’homme rompt le silence et se présente : 

– M.P 

La femme ne répond pas et se contente de sourire, intelligemment. 

L’homme poursuit, en riant : 

– Mademoiselle, merci de m’avoir accompagné à cette table. Je n’osais l’espérer. Les rencontres entre inconnus deviennent rares en ces temps de tueurs en série. Je ne vais pas vous dire que je vous ai déjà vue quelque part, ce serait un ignoble mensonge de pêcheurs d’âmes seules. Mais pourquoi couriez-vous ainsi, en entrant ? 

La femme répondit enfin : 

–  Dites-donc, vous parlez comme dans un roman ! Moi, je m’appelle Anne-Laure. J’ai pris l’habitude de toujours entrer dans tous les lieux publics en courant. Allez savoir pourquoi ! Mon frère a une explication que je veux bien vous révéler : j’ai besoin, selon lui, qu’on me voit. Je ne supporterais pas l’anonymat des villes et l’essoufflement attirerait les regards. Il a peut-être raison. La preuve, vous m’avez vue. Vous ne m’aurez pas remarquée si je m’étais simplement, timide et discrète, glissé sur une banquette ? Mais, juré, bel homme, je vous l’assure, je ne m’assois pas, normalement, à la table de ceux qui me regardent. Dir-tes-donc, vous êtes une vraie exception ! Je me demande encore pourquoi. Pour être plus directe, je ne suis pas, comment dire, une dragueuse. Vous êtes rassurant et n’avez pas l’air d’un tueur en série. Mais sait-on jamais ? En tous cas, ne me demandez pas de vous accompagner au cinéma ou je ne sais où. Je refuserais. Je vais parler comme vous : Il me plaît simplement de boire un verre avec vous. J’ai du aimer votre sourire. 

Puis, Ils restent longtemps ensemble, parlant de choses et d’autres, surtout, après la découverte d’une passion commune pour l’art contemporain. C’est dans de grands éclats de rire qu’ils recherchent les jours où ils avaient dû se croiser dans les expositions, dans l’air des cimaises avait-il dit. Elle avait éclaté de rire.

Ils se promettent une exposition ensemble et échangent téléphones et adresses. Ils se quittent joyeux. 

MP, à cette époque, venait de terminer ses études. Il était, facilement devenu docteur ès lettres et passait son temps à écrire, « sur tout ce qui bougeait » disait-il, politique, peinture, théories philosophiques. Sa facilité d’écriture fascinait tous ses amis apprentis-écrivains, journalistes, professeurs qui n’hésitaient pas à faire appel à lui lorsque, leur imagination faisant défaut, ils craignaient le déshonneur ou pire, s’ils rendaient une page mal rédigée. 

Il habitait un studio rue Madame, en précisant toujours que le nom de la rue lui avait plu immédiatement et que, pour rien au monde, il n’aurait logé ailleurs que dans cette rue, si féminine disait-il. Ca agaçait tout le monde ces mots.

Il gagnait sa vie en proposant des services de correction littéraire aux éditeurs, revues et journaux. Et lorsqu’on lui demandait s’il comptait, bientôt, « publier » (un roman, un essai) il répondait de la même phrase, apprise par cœur : « Mes publications futures sont épuisées, comme moi ». Encore ses mots…

Mp était donc un homme brillant et sûr de l’être. 

Sa vie fut bousculée par un événement immense et injuste : sa sœur, qu’il vénérait et qui avait eu un enfant avec un inconnu, juste pour en avoir un, simplement, décéda lors d’un terrible accident de téléphérique, dans une station de sports d’hiver. Elle laissait donc un enfant de deux ans. Et MP l’adopta, s’occupa de lui, aidée par une nourrice du Cap-Vert. 

C’est à cette époque d’apprenti-éducateur qu’il rencontra Anne-Laure. 

C’est elle qui lui donna rendez-vous un dimanche matin au Musée d’art moderne. Une exposition remarquable (Fautrier) qui ne pouvait être manquée. Ils déjeunèrent d’une salade à la cafétéria en pestant, gentiment, contre les adolescents qui faisaient claquer leur roller sur le parvis, par-delà la paroi vitrée. M lui offrit le catalogue de l’exposition et dans la librairie du musée, ils commentèrent activement les ouvrages, n’hésitant pas à décrier tel ou tel critique. La plupart des visiteurs du musée furent jaloux de leur bonheur. M eut d’ailleurs, à ce propos une réflexion qui la ravit (elle était sous le charme). Il considérait, en effet, qu’il fallait être discret dans le bonheur, par mansuétude à l’égard de ses prochains. Le dimanche soir était suffisamment triste dans les appartements et pavillons de banlieue pour ne pas accabler les pseudo-vivants (c’est son mot) du bonheur capté d’amoureux de l’après-midi et provoquer les scènes de femmes délaissées et d’hommes contrits. Le rire pouvait être scandaleux pour les perdus du dimanche. Il lui dit ces mots en la prenant par l’épaule. Leur nuit d’amour, rue Madame, restera inoubliable.  

Elle s’occupa de l’enfant, assidûment. Elle les aima calmement. 

Elle était dotée d’une fortune colossale (un héritage de haute tenue) et empêcha M de perdre son temps dans les emplois alimentaires, le forçant à écrire et à écrire encore. Elle était sûre de son talent. 

L’enfant grandissait dans un bonheur parfait. Dès l’âge de cinq ans, il commença à écrire des petits poèmes. Il faut dire que ses jeux n’étaient qu’intellectuels. M était obsédé par son apprentissage des mots. Tous les soirs, il en écrivait des dizaines sur des bouts de papier qu’il jetait sur le lit. L’enfant devait choisir ceux qui feraient une histoire à raconter.  

Anne-Laure avait trouvé un emploi inutile, à mi-temps, chez un commissaire-priseur et y prenait plaisir. Le travail est toujours agréable quand il n’est pas nécessaire. 

L’enfant (A) avait cinq ans quand le drame survint. 

Ils étaient dans leur nouvel appartement, un trois pièces, toujours rue Madame (une exigence de M). Il écrivait. Elle collait des photos de tableaux sur des cartons et l’enfant, sur le grand lit, classait les mots. 

L’on frappa à la porte. Ils se regardèrent, étonnés. Il était tard et ils n’attendaient personne. Il alla ouvrir. Un homme, d’une terrible laideur se tenait devant lui. Des yeux infiniment petits, comme des boutons de nacre sur la tête d’une poupée de chiffon. Pas de lèvres, un front très bas, et la peau vérolée. Il portait un costume blanc, trop grand, froissé. Il ne dit pas un mot, se contentant de faire un signe à Anne-Laure, par-dessus l’épaule de M. Elle se leva, prit son imperméable, baissa les yeux en passant devant M, sortit et ferma la porte derrière elle. 

Il ne comprenait pas. Il l’attendit toute la nuit mais elle ne revint pas. 

Le lendemain, il téléphona à l’étude du commissaire-priseur. Elle n’était pas venue. 

Les jours qui suivirent, l’on s’en doute, même s’il est difficile de se coller à la douleur des autres, furent atroces. 

 Il ne la revit plus jamais. Jamais.

Déclenchement

Chinchon, Espagne, 50 km de Madrid

Elle se lève et se dirige vers la grande fenêtre. La pluie est haineuse, des boulets noirs.

Lui est allongé sur le lit. Il connait cette tristesse. Un de ses jours gris, aiguilles serrées dans la poitrine, le souffle en arrêt, qui se cherche entre les sanglots. Il sait sa souffrance.

Elle lui parle, doucement. Elle dit un monde obscurci par des torrents de hargne, des retours, des pluies de haine, l’injustice.
Elle pleure bien sûr, le front collé à la vitre, comme une enfant. Puis, elle se redresse brusquement et se tourne vers lui.

Elle lui dit qu’il faut commencer, le temps est venu. Il ne répond pas.
Il vient vers elle, lui prend les poignets, les caresse, lui tourne le dos, et devant le grand lit défait lève les deux bras, imite les plongeurs de falaises, répète sans cesse, sans se retourner, trop vite, sans articuler, que le danger est grand, que les hommes sont incertains, qu’il ne faut pas ouvrir les blessures secrètes.

Elle lui répond qu’il a peur lui aussi, que c’est bon signe, que comme tous les les hommes, il n’aime pas déménager, que, comme tous, il a peur des cartons. Elle rit maintenant.

Elle prend une pomme dans la corbeille de fruits que, gentiment, l’hôtelier a posé sur la vieille commode, la lance en l’air, la rattrape. Comme une jongleuse. Une jonglerie. Voilà ce qu’elle aurait du lui répondre ! Avec des corps. C’est ça ! Non, pas avec des corps. Avec des passés qui tournent, s’entrechoquent, se cabossent. Des cabrioles de vies, à saute-mouton sur le temps, invisibles dans leurs enlacements.
Elle n’est plus triste et pourtant la pluie tombe toujours et la lumière peine à rejoindre les murs blancs.

Elle est encore debout devant lui qui la regarde, muet, peut-être inquiet. Oui, l’heure est venue, il faut s’y mettre, faire venir le grand tumulte. On verra bien où l’on atterrira. Comme la lumière qui ne sait pas où elle se pose, comme la vitesse qui ne se contrôle pas, comme les couleurs qui se mélangent, sans connaître la dernière qui survient et se croit impériale. On passe la mesure, on surcharge, on écorche. Ca doit bouillir, éclater, ravager, dissoudre, creuser dans la plaine quadrillée.

Mais quand a-t-elle eu cette idée ? Elle va à la fenêtre. Des touristes en
bermuda s’abritent sous un porche. Elle s’en souvient. C’était au cinéma.

Le film l’ennuyait et elle imagina une «tempête». Plein de gens soulevés, emportés, plaqués violemment contre des murs. Par une «tempête de sentiments ».

Les défendre, attaquer leurs heures, déchirer les instanéts inféconds,
prendre un canif, déchiqueter leurs peaux, déterrer les cauchemars,
aspirer leur être. Oui, c’est ça : une aspiration, une absorption des temps.

Elle lui a dit hier, juste avant qu’il ne la prenne, avant qu’il ne l’étouffe de tous ses mots d’amour, des cris de tendresse, des caresses profondes.

Immense, immense amour.

Trop facile, tes mots a-t-il dit. Dans la romance, faussement obscurs. Il n’a rien compris. Pourtant, nul autre que lui, le grand fabricant des phrases dorées, l’inventeur des mots dangereux, définitifs, n’aurait pu mieux comprendre.

Non, non, elle n’exagère pas.

Elle pense au premier. Elle ne le connaît pas. Elle est certaine que le coupva porter, que les chaînes vont se rompre, pour se ressouder,
irrésistiblement.

Elle est maintenant assise au bord du lit, prend sur la table de chevet un petit cahier d’écolier et commence à écrire. Tous les mots qui lui viennent.

Puis, elle déchire la page. Il ne faut pas écrire Ne rien figer. Elle est sûre d’avoir raison. Elle reprend le cahier et note : « On déclenche ». C’est tout ce qu’elle écrit.

Dehors la pluie a cessé de tomber et la chambre, comme un vaisseau transparent, vogue dans la lumière nouvelle.

saccades du chagrin

Ce texte est d’un ami. Je l’ai inséré, sans commentaires, ni ratures dans mon petit site.

“Que ceux qui n’ont pas connu le chagrin lâchent ces lignes.

Les chagrins. Pas ceux éternels, nécessaires, qui suivent la perte d’un proche, ou, pire, d’un grand amour (assurément très douloureux), non, non, l’insurmontable, le pire, celui de rien du tout, le chagrin sans cause immédiate, l’insidieux, l’injuste, l’inhumain.

Dans ce chagrin, les pleurs viennent de très loin, d’un magma lointain, noir, boueux, méchant, et nul ne peut les sécher, y compris la femme qui vous aime lorsque, les sentant poindre, bruyants sous votre poitrine, elle tente de vous prendre la main pour la caresser, la serrer mais ne peut comprendre, amoureuse, ce désarroi sans place, ou atteindre, pour le briser, le centre vide d’une âme qui tombe, extirper le caillot noir d’une douleur incassable, immonde. Injuste.

Il tombe sur vous, sec et râpeux sans s’annoncer, souvent lorsqu’une musique surgit alors que votre pensée a quitté le sol dans l’on ne sait quoi. Moi, par exemple, c’est en écoutant celle du générique de « Deer Hunter », le « voyage au bout de l’enfer » de Cimino. A côté de moi, la femme que j’aime. Je devrais lui prendre la main, danser dans les étoiles, jongler avec tous les sentiments du cosmos, mais non, je pleure en silence et tombe dans ce foutu chagrin.

Solitude ignoble, détresse de malheur, saloperie du néant qui s’arrime à votre gorge comme un boulet, en une seconde, sans qu’on s’y attend, pour vous enlacer par mille tentacules, des outils de l’effroi, qui jaillissent d’entrailles souterraines, visqueuses, hors des bleus horizons limpides, et fait s’abattre sur votre corps ces grands chagrins, ces ennemis, comme des squelettes vivants qui bougent bruyamment, comme des milliers de tenailles d’un plomb méchamment durci pour démolir les corps et les êtres. Saloperie.

A vrai dire, j’en suis sûr, nul n’a pu quitter ma page, puisque tous ont connu le chagrin. Il commence à l’heure où l’on pleure sans blessure physique, sans être tombé d’un vélo sur une route de campagne. Il arrive lorsque, enfant, pour une séparation souvent, pour un mot peut-être, les sanglots vous prennent, en saccades comme un moteur froid et vous imposent la solitude qui va alors courir, jusqu’à la grande fin, sur une chair de poule qui ne cesse de vieillir.

Vous acquiescez au propos, j’en suis sûr : il faut débarrasser le monde du chagrin, c’est une plaie. Il faut la panser, j’allais dire la « réparer ». Mais là je me risque ailleurs”.

la mort et le feu

C’est dans la cour de la maison que se trouve le récipient. Une construction de briques, cylindrique, à peu près un mètre de hauteur, recouverte d’une sorte de ciment gris, forcément sale. Sur le dessus, un couvercle amovible en ferraille, peut-être du laiton.

C’est là que le rabbin jette la volaille après lui avoir strictement tailladé le cou, par une lame de rasoir ficelée à un manche d’un bois rugueux.

Le religieux repose le couvercle et dit au petit garçon d’attendre.

Lui est debout et tend l’oreille. Le poulet se débat encore. Puis plus aucun bruit. Il n’ose avertir le rabbin qui est entré dans sa maison.

La chaleur est étouffante. Les météorologues parisiens ont évoqué à la radio un été « douloureux » pour les nord-africains. Le mot l’a enchanté.

Il s’assied sous l’arbre. Le rabbin doit être debout, au milieu d’une chambre, volets baissés, à psalmodier une prière. Puis, en pouffant de rire, il l’imagine, caressant les jambes d’une jeune domestique alors que son épouse dort dans la chambre à côté. Il exagère.

Pas moins de vingt minutes à attendre. Mais peu importe, tous savent qu’il est chez le rabbin. Le village est sûr et les enfants libres.

Le rabbin est revenu, a soulevé le couvercle, s’est emparé du volatile, l’a essuyé, lui a ligoté les pattes avant de le tendre au garçon qui lui sert la monnaie. Toujours deux pièces.

Le poulet est désormais dans un couffin, chaud et parfaitement mort.

La tante le pose sur la table de la cuisine. Lui est debout, les bras croisés.

Elle lui caresse les cheveux. Il sourit. Elle lui rappelle que le lendemain, c’est un jour de boulanger. Il doit venir vers 10 heures. La pâte aura levé.

Les poulets tués par le rabbin et les pains à cuire dans le petit four du boulanger.

C’était l’enfer, lui a dit un jour Anna, la Mort et le Feu.

Non, lui a-t-il répondu. La joie, la joie…

Du côté des anges

Nous étions très nombreux dans le petit appartement. Il regardait le corps emmailloté posé, très raide, sur le parquet vitrifié. Il n’en revenait pas.

Une femme que nous ne connaissions pas l’a pris par le bras et lui a posé la question de savoir s’il était bien le fils dont elle avait entendu parler et avant qu’il ne réponde lui a précisé, d’un ton ferme, qu’il lui revenait de travailler immédiatement au texte de l’oraison funèbre. En ajoutant qu’elle savait qu’il “était l’intellectuel de la famille “ et “qu’il avait intérêt à produire un texte inoubliable, eu égard à la foule, nombreuse et de qualité, qui sera là, demain au cimetière”.

Nous avons su, plus tard, qu’elle était l’amie d’une de ses cousines, qu’elle était sociologue et avait travaillé avec Jeanne Favret-Saada sur un bouquin sur « le Christianisme et ses juifs ». Elle aimait se trouver dans les familles juives séfarades, pendant la semaine de deuil. Ils se sont revus mais sont désormais, pour un seul motif, à vrai dire pour un seul mot mauvais qu’il a entendu, assez fâchés. Son intransigeance.

Il s’est donc attelé à la tâche, en s’isolant dans la chambre du fond. Il m’a appelé pour me dire que la chose n’était pas facile, non pas tant pour aligner les phrases, mais pour éviter le style et l’emphase pesante, la grandiloquence qui va, naturellement, de pair avec la mort en scène, qu’il devait, simplement raconter l’intelligence du père, sa gentillesse, son sens aigu de la tolérance, et inviter sur sa tombe ses philosophes préférés, rappeler son combat contre toutes les haines.

Il a donc écrit l’hommage et l’a soumis, à ses frères et sœurs, à sa mère.

Son texte était, je l’assure, admirable et tous dans la petite chambre, en l’entendant dans la bouche du frère ainé, pleuraient. Les mots étaient définitifs. Quelques phrases furent cependant remplacées, les quelques bribes de théorisation inévitable effacées, et ils tombèrent enfin d’accord, même si une discussion assez vive s’est instaurée sur le fait de savoir s’il fallait ajouter la passion du père pour les beignets au miel et celle, plus acceptable, pour les belles femmes.

Le stylo à la main, au milieu de tous, il acquiesçait, raturait, obéissait, rentrait les épaules, devenu automate par cette mort qui le plaquait dans le vide, ébranlé par l’inconcevable.

Lorsque quelques mois plus tard, je lui ai rappelé la scène, son hébétude, sa magnifique docilité, son acquiescement aux changements de certains mots, en m’étonnant que, pour une fois, son despotisme s’était assoupi, en le félicitant de cette belle sagesse, presque grecque, il m’a ri au nez. Il ne s’agissait, me dit-il, en s’esclaffant, que de donner l’illusion du travail collectif, indispensable à la cohésion familiale et aux palpitations des poitrines de ceux qui ne savaient écrire et se laissaient prendre par une embellie langagière. Il ment.

Les feuillets furent confiés à une sœur et ils revinrent dans le salon, là ou gisait le père.

Toujours le même vacarme, des voix très hautes, la sonnette de la porte d’entrée toujours en action, comme une vrille infernale qui vous transperce la peau. La foule venait, sortait, revenait, pleurait, criait, Nous ne pouvions nous asseoir. Les chaises, le canapé étaient occupés par les anciens, vieux amis, vieux cousins, vieux voisins. Il faisait chaud. Pas un seul brin d’air, à la limite de l’étouffement.

Il m’a invité à fumer une cigarette dans la cuisine, devant la fenêtre ouverte. Une cousine est venue nous rejoindre. Il lui a fait comprendre, pas très gentiment, qu’il n’était pas disposé à entrer dans la conversation qu’elle avait initiée sur la différence entre les rites de deuil tunisiens et marocains. Elle a compris. Les endeuillés sont toujours excusés et il en profitait.

Soudain, nous entendîmes des cris et nous nous sommes précipités vers le petit salon. Son frère ainé était assis dans un grand fauteuil et racontait une histoire drôle. Il tenait le calepin dans lequel il les note dans une main et mimait son récit par de grands gestes désordonnés. Tous étaient autour de lui. Les cris étaient des grands éclats de rire.

Un nouvel intrus fit son apparition, un homme à kippa noire. Il l’entreprit, lui aussi sur le deuil dans le judaïsme. Il devait connaitre son ignorance, flagrante en réalité dans son combat du jour avec les premiers kaddishs phonétiques. L’exposé sur les jours des morts était, en effet, complet, didactique. Il l’écoutait. Il n’avait jamais vu un mort.

Dans un instant crucial, le religieux, tout en caressant sa barbe, précisa que le Kaddish, la prière en honneur des morts que les endeuillés devaient réciter tous les jours pendant une année complète dans les synagogues, était écrite en langue araméenne, et non en hébreu.

J’ai sursauté, pensant à une plaisanterie lorsque je l’ai entendu, d’un ton docte et concentré, affirmer que le choix de cette langue n’était pas fortuit. En effet, les anges dont certains étaient malins et radicalement opposés à l’élévation des âmes qui ne le méritaient pas, ne comprenaient que l’hébreu. Employer l’araméen était ainsi une feinte, une ruse à l’œuvre dans tous les temples du monde, pour contourner la sévérité des anges.

Certains théologiens, peut-être un peu à la marge, ont pu me confirmer l’exactitude de l’affirmation même si une recherche rapide en ligne ne m’a pas permis de la retrouver, y compris dans les récits des déviations populaires de la pratique religieuse.

Près d’un père mort, étendu sur un parquet, dans une cuisine, un brave monsieur barbu dissertait sur des manigances et des spirales sémantiques contre de méchants anges devenus dragons infernaux, même pas polyglottes et qui n’aimaient pas les simples humains, y compris les croyants !

Il s’est précipité vers le frigo. Il avait soif. Le religieux, tout sourire, se planta devant lui, en croisant les bras, l’empêchant d’ouvrir la porte. Non, il devait être servi ! les endeuillés sont servis pendant les sept jours de deuil premier (la shiv’ah qui veut dire sept).

Il lui proposa un coca-cola « zéro », en ajoutant que cette boisson, dont il buvait des litres tous les jours, l’avait empêché de grossir. Il était pourtant assez enrobé mais je n’ai pas relevé. Il l’a servi, a redressé mécaniquement sa kippa et est reparti vers le salon.

Il revint sur les anges et me dit qu’il avait prêté le sien à une femme qui en profitait et qu’il ne savait si elle le lui rendrait un jour.

Son discours récurrent, presque sérieux sur les anges, je les connaissais. Quand je lui rappelais qu’il se disait pourfendeur de tous les dualismes métaphysiques et que s’aventurer dans de tels univers éthérés, quelquefois sans le moindre recul, pouvait sembler suspect, et même assez malhonnête, il me répondait toujours que ” je ferais bien de mieux regarder les étoiles”. On pardonne à un vrai ami l’esbroufe et je laissais dire.

Et puis l’immixtion des sens, du désir, dans le champ même du mysticisme est un jeu nécessaire pour le prétendu rationaliste. Jeu de l’enfance contre l’aridité des grands, drapés dans le sérieux. “Le ciel et les nuages n’appartiennent pas à la foi ! ” C’est ce qu’il clame, après avoir bu un verre d’eau de vie de figues .

Toujours la foule, cette fois plus silencieuse puisqu’un homme avait cru devoir raconter, pour l’interpréter de manière assez pauvre, sans intérêt me suis-je dit, en tous cas sans un verbe accrocheur ni le moindre appui conceptuel, je ne sais plus quel épisode biblique.

L’assemblée écoutait attentivement et a même applaudi lorsque, fier de lui, il a précisé qu’il avait terminé et que le mort ne l’avait cependant pas entendu, puisqu’en effet, il se trouvait dans une contrée entre ciel et terre, dans son élévation, que dans cet “entre-deux”, les morts ne pouvaient que tenter, aidé par les kaddishs, à faire élever leurs âmes, sans pouvoir écouter ceux d’en-bas dont les mots araméens, comme des rayons horizontaux, des glaives impérieux, le soutenaient, pour aller encore plus haut.

Le ciel était bleu et un pigeon s’est posé sur la rambarde du balcon.

Nous avons commencé une prière.

Le kaddish en transcription phonétique figure sur les petits opuscules publicitaires offerts par les maisons de pompes funèbres qui, évidemment, trainent sur les tables de la maison d’un mort.

Il a donc encore récité le kaddish, en phonétique. C’était son troisième. Il m’a dit plus tard qu’il avait dû torturer le texte.

Il était vraiment fatigué et l’enterrement proche le terrifiait. Il ne cessait de répéter que “tout ceci était injuste”.

Il faut qu’il récupère son ange. Il faut qu’il revienne et l’empêcher de dire ces balivernes. Il n’a peut-être pas tort. Injuste. Oui, des anges. Vite.

Traces

Un ami très proche m’envoie un petit carnet. Une mémoire de faits insignifiants, prėtend-il. Il est question de jeunesse, de pères, de religion, d’aventures…

Il me donne l’autorisation de le publier ici. Il n’a pas d’espace en ligne. Je lu prête le mien. Il exige l’anonymat. Je lui prête aussi mon nom.

Un clic sur le lien-titre ci-dessous, format pdf.

Traces

Bonne lecture.

Louis Beauregard

J’ai hésité avant de la coller ici, l’histoire de Louis. C’est une histoire vraie.

J’ai rencontré Louis Beauregard (je change le nom) à la faculté. Il travaillait sur un sujet assez curieux, pour l’époque du moins : la relation entre les comportements alimentaires et les modes de pensées. En bref, si je me souviens bien, Louis considérait que le fait d’ingurgiter depuis la prime enfance des hamburgers ou du riz biriani déterminait le mode de perception du monde, et partant, le type d’action culturelle sur son environnement.

Quand certains lui rétorquaient que la proposition inverse était peut-être plus pertinente, que le comportement alimentaire n’était qu’un succédané de la culture d’un peuple, un fait sans vecteur causal, il prenait un air très sérieux, regardaient les contradicteurs fixement avant de lâcher d’un air faussement contrit :

– Vous êtes un petit con.

Là, ça dépendait des interlocuteurs. La majorité, ne pouvant imaginer la vérité de l’insulte, le prenait pour un fou et tournait le dos pour s’enfuir.

D’autres, plus rares, riaient et discutaient. Enfin, les derniers s’emportaient et devenaient même violents.

Je l’ai justement connu lors de l’emportement, peut-être légitime, d’un malheureux questionneur.

Nous étions, tous, dans le couloir à attendre la venue du Professeur Didier, titulaire de la Chaire d’épistémologie, lorsque j’ai entendu des éclats de voix assez violents. C’était Louis qui se faisait empoigner le collet par un étudiant, assez grand, certainement basketteur, et qui exigeait des excuses après avoir entendu la petite phrase assassine, en réponse à sa question, pourtant posée calmement.

Louis le regardait sans broncher, ce qui provoquait un redoublement des cris.

Je m’approchai, et malgré mon ignorance de l’origine de la dispute, je fis remarquer au géant que le lieu ne pouvait se prêter à un tel comportement, indigne de la sérénité qui devait régner dans cet espace où les plus grands esprits, depuis des siècles, opéraient.

Le violent me traita d’imbécile et me demanda de m’occuper de mes affaires, en ajoutant je ne sais quelle insulte intolérable. Et alors que je ne connaissais pas encore l’ignoble répartie régulière de Louis, je répondis au malotru :

– Vous êtes un petit con.

Il en a été stupéfait puisqu’aussi bien il lâché Louis qui se tordait de rire, m’a regardé, a hésité pour l’uppercut, avant, je ne sais pourquoi, de partir en courant vers les toilettes.

Louis est, évidemment, devenu un ami, du moins un proche de Faculté.

Il a, très vite, abandonné son sujet pour s’intéresser au fait religieux et plus précisément à ce qu’il nommait lui-même “l’ultime preuve négative”.

Il s’agissait de démontrer qu’eu égard à la conservation des documents historiques et des récits de l’époque, à la connaissance parfaite des évènements majeurs dans les siècles, à leur restitution par les chroniqueurs, il était impossible de démontrer l’existence de Jésus qui, en réalité constituait une invention magistrale, l’homme ou le Dieu, comme l’on voudra n’ayant jamais mis les pieds sur terre. Nul document sérieux
n’en faisait état.

Son travail intéressait nos professeurs puisqu’en effet il permettait de répertorier le matériau historique de l’ère préchrétienne, d’en disséquer le contenu. Et même si le but de telles investigations était curieux, la démarche pouvait faire “avancer la recherche”. C’est ce que nous disait le Professeur Chesneau, celui dont l’on sait qu’il n’a pas supporté l’apologie par Michel Foucault du régime islamiste iranien et qui s’est suicidé en plein cours, en avalant du cyanure.

Les travaux de Louis ne m’intéressaient guère, mais j’avais toujours plaisir à le rencontrer, pour discuter de tout et de rien.

Puis, un jour d’été, Louis m’appela et demanda à me voir sur le champ.
Je m’en souviens parfaitement. Il me dit :

– Tu te souviens que tu es juif ?

Et avant que je ne m’emporte il m’annonça la nouvelle :
– Je me convertis au judaïsme.

J’aurais dû immédiatement, lui poser la question du pourquoi. Mais, curieusement, je n’ai pu dire qu’une seule phrase :
– Vas-tu porter la kippa et le petit talith ?

Il m’a souvent dit par la suite combien cette réaction l’avait étonné. Il. s’attendait à mille questions, à la stupeur, à la joie, bref à un sentiment.

Je crois que ma réaction l’a un peu peiné, mais je n’y pouvais rien.
Il n’a pas porté la kippa et le petit talith et n’a pas laissé pousser sa barbe. mais il est devenu, je l’assure, l’un des plus éminents spécialistes du judaïsme que certains n’ont pas hésité à comparer au mystérieux Monsieur Chouchani, maître de tous les grands, y compris de Lévinas ou de Wiesel.

On affirmait de Louis qu’il n’existait pas un texte biblique, de la kabbale,
du Zohar, de la Michna qu’il ne pouvait citer de mémoire et pas un seul des milliers de commentaires talmudiques qu’il ne pouvait, lui-même critiquer. Je pense que c’était, peut-être un peu exagéré.

Il avait, par ailleurs refusé de devenir rabbin, malgré les offres mirobolantes des plus grandes métropoles. Il n’avait qu’un seul but, répondait-il aux nombreux journalistes qui venaient l’interroger sur ses travaux : démontrer la concordance parfaite entre modernité et judaïsme qui n’existait que nous donner à voir la « contemporanéité ».

Louis n’écrivait que très rarement, prétendant que le caractère sacré des
mots était exclusif du petit exposé d’une pensée ou d’un commentaire. Si l’on écrivait, c’était pour dire une vérité, laquelle ne pouvait s’encombrer
d’à-peu-près et d’imperfections sémantiques.

Un texte devait donc être court et essentiel, rare ou, mieux encore, brûlé comme le soutenait le rabbin Nahman de Braslav, pour laisser les mots s’envoler dans le vent du ciel et trouver leur destination authentique.

Seul le roman, la littérature, si l’on veut, pouvait se laisser aller, ne pas rechercher la perfection puisque par essence même, elle la fuyait “trouvant dans les mensonges la vérité de son existence”.

Je me souviens l’avoir appelé lorsque j’ai lu ces mots dans une revue hebdomadaire, dans un entretien qu’il accordait au rédacteur en chef, en réponse à une question sur la relation entre littérature et religion.

Je connaissais bien Louis et sans mettre en doute ses nouvelles convictions religieuses, je savais trop qu’il s’agissait de mots de faiseur, de charlatan de pure race, pour épater, dans le sillage de Kundera, les lecteurs du Dimanche.

On ne se refait pas, même dans l’érudition.

Lorsque je l’ai appelé, après la lecture de ces mots pompeux, il y a très longtemps, pour le traiter gentiment d’escroc, il m’a simplement répondu :

– je préfère faire le pitre plutôt que de m’assoupir, comme toi, dans un spinozisme inutile, primaire et résigné.

J’avoue avoir été un peu vexé, mais nous nous sommes rencontrés très souvent. Cependant, j’avais exigé l’exclusion radicale de toute discussion théorique entre nous, peut-être par crainte de ne pas suivre, sauf celles, futiles, sur la cuisine, et l’art contemporain qu’il vomissait.

Pas un seul mot de philosophie, de politique et encore moins de religion. Le pari a été tenu pendant de longues années.