digital is the message

Le titre sera, immédiatement, compris par ceux qui ont lu, il y a fort longtemps Marshall Mac Luhan et sa locution qui faisait tourner, dans les innombrables tentatives d’interprétation, les ronéos de thèse de sociologie. “The médium is the message”.

C’est son invention : « Le média est le message », le support de communication est le message lui-même, le vrai. Ce que le média charrie, son contenu est secondaire dans le révolution. Ce qui importe c’est le “médium”, le canal de transmission, pour le dire clairement.

Extrait wiki :”En énonçant l’idée que le média est le message, il affirme entre autres que l’important est la forme prise par le média (l’effet de la technologie), ainsi que sa combinaison avec le message. Selon lui, les exemples se multiplieront naturellement à l’âge électronique et ces structures se révéleront d’elles-mêmes. Cet impact du média, qui prime sur le contenu du message lui-même, explique, selon le théoricien, que les innovations technologiques, en engendrant des modifications du dispositif sensoriel et intellectuel de l’homme, aient bouleversé les civilisations.

Je colle un extrait audio Youtube, pas trop mal dit (l’accent de l’explicateur est intéressant)

LE LIEN 4mn d’écoute

En réalité, si les souvenirs de mes dizaines de pages écrites sur le sujet, inutiles puisque perdues m’ont rattrapé, c’est parce que j’ai lu aujourd’hui un entretien assez intéressant sur le sujet. Mais curieusement, le penseur ne cite pas Mac Luhan qu’il ne connait peut-être pas, ce qui n’a aucune importance.

Il s’agit d’Alessandro Barrico, un homme intelligent qui réfléchit

Je donne ci-dessous l’entretien et reviens plus bas.

« Séparer la réalité virtuelle de la réalité physique n’a plus de sens »

CLAIRE CHARTIER

EST-CE SON TEMPÉRAMENT LATIN ou sa personnalité baroque ? Essayiste, romancier, homme de théâtre, Alessandro Baricco explique mieux que personne ce que la révolution digitale, avec ses ramifications en étoile, est à notre monde d’aujourd’hui. Dans The Game (2018, sorti l’an dernier en France chez Gallimard), il se livrait à une archéologie époustouflante des origines du Web, creusant la portée anthropologique d’une mutation venue depuis lors adoucir notre quotidien collé aux murs par le coronavirus. Télétravail, apéros ou cours de yoga en ligne… Nos nouvelles moeurs confirment les analyses de ce sexagénaire turinois qui, avec ou sans smartphone, attend comme nous tous le retour de la vie sans sauf-conduit.

Le confinement a-t-il accéléré notre conversion à la civilisation digitale ?

Alessandro Baricco J’en suis convaincu. La pandémie a levé une résistance psychologique. Beaucoup pensaient que les technologies numériques avaient fait advenir une seconde réalité, virtuelle, qui menaçait celle du monde physique à laquelle nous sommes habitués. Le Covid-19 nous prouve le contraire. Confinés, sans notre lot habituel de relations sociales, nous nous rendons compte combien nos rapports physiques, humains, restaient nombreux en dépit de ces technologies censées aspirer l’intégralité de nos sentiments. Et combien les outils numériques viennent enrichir notre réalité première.

Qu’est-ce qui, de cette révolution technologique et surtout mentale, nous échappe encore ?

Nous persistons à tracer une ligne de démarcation entre le réel physique et le réel virtuel, alors qu’un tel partage n’a plus de sens. Le génie du digital, c’est d’avoir créé une seule réalité avec deux forces motrices, qui se répondent grâce à la mise en communication des réseaux via le Web. C’est lui qui offre la possibilité de rebondir sans cesse entre notre monde et celui du numérique. Nous vivons avec le Net, où nous laissons des fragments de nous-mêmes, où nous exprimons nos émotions, où nous pensons et où nous emmagasinons sans cesse de l’expérience, qui nous sert en retour dans le réel. Depuis l’apparition du smartphone, notre logo est le triptyque homme-clavier-écran. Le smartphone, extension de nous-mêmes, n’est pas comparable à l’ordinateur, qui n’est qu’une médiation entre l’homme et les choses. Cette matière-là est évidemment complexe à saisir. Les gens de ma génération ont tendance à vivre le numérique comme une sorte de projection un peu artificielle. Un enfant d’aujourd’hui, lui, évolue dans ce système sans jamais se poser la question du réel et du virtuel. De la même manière, se demander si cet entretien que nous sommes en train de réaliser par Skype vous et moi s’inscrit dans la réalité n’a pas de sens. L’important, ce sont les idées que nous échangeons.

Le confinement et la mise à l’arrêt des économies illustrentils ce que vous appelez le « monde d’hier », celui des barrières, de la pensée fermée, par contraste avec le monde du « Game », aux cartographies infinies ?

L’une des caractéristiques premières de la réalité digitale, c’est que le monde entier – sons, images, informations, mots, personnes – devient plus léger. Les données ne pèsent rien. On peut donc faire évoluer ces contenus, et évoluer soi-même à l’intérieur, avec une facilité déconcertante et pour un prix modique. Le Web est comparable à un texte en forme de toile d’araignée. Il n’a ni haut ni bas, il est possible de l’examiner avec toutes sortes de points de vue –, et il n’a ni début ni fin. C’est une véritable révolution mentale. Pendant des siècles, notre civilisation est restée verticale : elle disposait les éléments de haut en bas, en partant du superficiel pour aller vers la profondeur. Le noyau de l’expérience ne semblait accessible que par l’effort et avec l’aide d’un intermédiaire. Contrairement à ce que l’on croit, l’insurrection numérique n’a pas détruit ce noyau, elle l’a ramené à la surface du monde en faisant coïncider l’apparence et l’essence. Là où il n’existait qu’une seule table de jeu pour une infinité de joueurs, il y a maintenant, pour chaque joueur, une infinité de tables de jeu.

Quelles sont les conséquences de cette mutation, dans un moment de crise sanitaire comme celui que nous vivons ?

Aujourd’hui, en Italie, mais aussi en France, visiblement, ceux qui gèrent la situation appartiennent à l’élite intellectuelle dépassée, celle du XXe siècle. Leurs techniques pour faire la « guerre » au coronavirus répondent à une logique datant de la Première Guerre mondiale : donnons-nous quinze jours pour prendre telle mesure. Et puis encore quinze jours pour ajuster, etc. Si le même virus avait été abordé dans l’esprit digital, les autorités auraient réagi dès les premiers signaux, comme l’aurait fait un gamer – figure clef de cette révolution mentale –, qui est capable de gérer une énorme quantité d’informations en un temps record, et de s’adapter dans l’instant. Le gamer sait bien que s’il veut voir l’ennemi, il doit bouger constamment pour multiplier les points de vue. Les comités de crise des gouvernements auraient dû inclure des mathématiciens, des statisticiens, des psychologues, des philosophes…

La pandémie ravive le besoin de frontières et de contrôle. Y voyez-vous la résistance du « vieux monde » du XXe siècle ?

Oui, et je trouve cela surprenant. On a tendance à croire que les machines numériques sont tombées du ciel, envoyées par un dieu vengeur ou par le Satan capitaliste. Au contraire, ce sont nous, les humains – et plus particulièrement les pères de la révolution numérique, les Tim Berners-Lee [l’inventeur du Web] ou Steve Jobs –, qui les avons créées et fabriquées, pour laisser loin derrière nous un siècle particulièrement atroce. Ces pionniers – des ingénieurs, pas des philosophes – fuyaient une civilisation fondée sur le mythe du cloisonnement et de la permanence : celle des frontières, des catégories de pensée – le beau, le vrai, etc. Leur premier objectif a été celui du mouvement : ils ont conçu des outils technologiques capables de fluidifier, de faire sauter les barrières et les intermédiaires. Cette mutation est un pas énorme, comparable au passage de l’Ancien Régime à l’âge des Lumières. Malheureusement, certains, faute d’avoir été accompagnés, sont restés en dehors du « Game ». Parmi eux, il y a ceux qui ont perdu leur statut et leur raison d’être – exemple : la droguerie face à Amazon ; il y a aussi les opportunistes, sans vrai projet d’avenir, et ceux qui demeurent attachés à la civilisation romantique.

Qu’entendez-vous par là ?

Ils avancent avec pour objectif de reproduire une copie améliorée d’un passé auquel ils sont affectivement attachés, et en croyant pouvoir éviter de reproduire les erreurs de leurs prédécesseurs. Pour moi, le retour du nationalisme répond à cette vision-là. Ses partisans assurent qu’il ne ramènera pas la guerre, car nos sociétés auraient retenu les leçons du XXe siècle. Cette évocation de l’identité nationale, de la tradition et de la religion est une position compréhensible. La lutte mondiale contre le coronavirus aidera-t-elle les humains à se penser comme une seule communauté de destin ? Impossible à dire. La défense de l’environnement soulève exactement la même question.

Le numérique permet aussi une surveillance étroite des individus, comme l’illustre le débat sur les applications de traçage destinées à endiguer la pandémie. Votre lecture de la révolution digitale n’est-elle pas excessivement irénique ?

La menace du contrôle social doit être prise très au sérieux, mais la liberté est une chose ; l’intimité – la privacy comme disent les Anglo-Saxons – en est une autre. Dans la civilisation numérique, celle-ci n’a pas de valeur. Lorsque vous n’avez qu’une maison abritant tout ce que vous possédez, il est dramatique que quelqu’un se permette de rentrer chez vous. Mais, dans un jeu avec cinq, six maisons différentes, une telle intrusion n’a plus du tout la même importance. En revanche, si l’intrus vous fait chanter après avoir dérobé certains de vos effets personnels, là, c’est votre liberté qui est en jeu. Or, je vais vous paraître très irénique en effet, je ne vois pas en quoi les menaces pesant aujourd’hui sur les libertés sont plus terribles que celles du passé. Prenez la liberté d’information. Quand j’étais gamin, en Italie, dans les années 1960, il n’y avait qu’un seul quotidien, une seule chaîne de télévision, sur laquelle on évoquait une très lointaine guerre du Vietnam. J’ai dû attendre d’avoir 30 ans pour découvrir que les Viêt-cong n’étaient pas les méchants de l’histoire. Notre système offre bien plus de chances de devenir un citoyen averti qu’il y a un demi-siècle. Le vrai danger, à mes yeux, c’est le numérique d’Etat. Le digital contrôlé par un pouvoir autoritaire me paraît beaucoup plus problématique que la puissance acquise ces dernières années par les Gafam. Au moins, chacun a le choix d’aller chez Google ou Facebook. S’agissant de ces applications anti-Covid-19, je pense qu’on peut parfaitement les adopter à condition de maintenir une vigilance collective. Il faut pouvoir tout connaître de leur fonctionnement, des données qu’elles mémorisent. Et pour cela, l’Etat doit ouvrir le code de l’application à la société civile.

Vous le notez vous-même : le digital, en « augmentant » l’humanité, a aussi hypertrophié l’ego des individus, au risque de les faire tourner à vide. Que faire ?

Nous sommes, c’est vrai, assez démunis face à l’individualisme de masse inédit né de la révolution numérique, dont les partis politiques classiques vont d’ailleurs devoir saisir la logique s’ils ne veulent pas disparaître. Il est sûr aussi que penser rapidement est parfois devenu plus important que penser en profondeur. Mais le numérique n’a pas inventé la superficialité. A l’époque romantique, il suffisait d’aller à l’Opéra pour se donner un vernis de mélomane. Dans la nouvelle élite du « Game » – celle qui sait faire réagir ensemble tous les éléments dispersés du jeu et se servir des machines comme de prothèses –, il y a des gens pathétiques. Mais il y a aussi des intelligences prophétiques qui sauront nous faire progresser.

« Nous vivons avec le Net, où nous laissons des fragments de nous-mêmes, où nous exprimons nos émotions, où nous pensons et où nous emmagasinons sans cesse de l’expérience, qui nous sert en retour dans le réel. »

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Bon, me revoilà. Quand vous lisez, vous saluez l’intelligence de Barrico. Il l’est. Mais la seule question qu’on peut se poser est celle de savoir si, en sortant de la lecture, on a avancé (c’est la seule question qu’on se pose en posant un livre ou une tablette).

Un peu, pas énormément. Mac Luhan nous avait fait bondir d’un siècle.

On relit ensemble, en notant tout d’abord que le terme de “digital” devient un fourre-tout, dans lequel tous, philosophes, joueurs, entrepreneurs, “acteurs” des révolutions, mettent ce qu’ils veulent bien y mettre pour construire son pré-carré. Il faudra un jour sérier, comparer, différencier et ne pas s’embourber dans le mot magique qui sonne comme l’étoile d’une rédemption dans la modernité.

a) d’abord le fossé générationnel (la sorte de naturalité du du digital chez le gamin et moins chez nous, plus vieux, qui le considérons comme “artificiel” : OK. Mais, si l’on employait d’autres mots, moins marqués sociologiquement, ça n’apporte rien. On sait et c’est une donnée qu’on devrait abandonner dans la réflexion. Historique ou comparative mais non efficiente.

b) Les réflexions sur la prétendue “liberté” violée par le numérique et le traçage : il a raison Barrico : notre liberté était moins grande “avant” (justement par l’absence du digital qui nous charrie l’information et, partant, la faculté de comprendre (l’essence de la liberté qui est celle de pouvoir tenter de penser librement, en choisissant, même si c’est les spinozistes vous diront que c’est un leurre, la seule liberte étant celle s-de savoir qu’elle n’existe pas. Mais c’est toujours bon à prendre..

Cependant, rien de transcendant. Juste une intelligence du propos qui n’est pas l’intelligence d’une pensée nouvelle

c) le relativisme du passé et du présent, y compris dans les individus : il y aurait dit-il autant de gens “pathétiques” maintenant qu’avant. Soit, mais c’est presque une lapalissade. Et ce qui est important c’est l’analyse du “média” digital”, pas des personnes qui l’utilisent. L’homme de théâtre qu’est Barrico pointe son nez pour revenir aux personnages, ce qui n’est pas intéressant.

Il me faut conclure : j’aime bien les gens qui réfléchissent et tentent de construire les locutions qui peuvent nous faire avancer. Ca s’appelle de la théorie (comme celle que fabriquait Mac Luhan). Mais il ne faut pas absorber des articles sérieux, y compris confidentiels dans leur diffusion, des livres, dans des entretiens brillants qui frôlent le sujet sans le pénétrer.

Bourdieu avait raison, juste sur un point : la pensée journalistique ou celle qui se donne, en faisant l’impasse de l’étude et de la théorisation, cette pensée de revue hebdomadaire ne peut se substituer à la pensée (théorique encore une fois, la seule qui d’éloigne du personnage et de la narration redondante de la réalité, m^me si elle emprunte un langage vénéré par les rédac’chef).

Cela étant, un entretien, un article, quand il nous donne à dire et à critiquer a rempli son office.

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