Dragueur latin et grec

 

 

 

 

 

 

 

 

Aujourd’hui, jour de pleine écriture, et pour me reposer un peu, j’héberge. Je laisse la place à un excellent article d’Alexandre Lacroix que j’aurais pu écrire. Mais je n’ai pas osé. Lisez.

“Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai jamais été tellement convaincu par la fameuse formule : carpe diem. En latin, ce sont les deux premiers mots d’un célèbre vers d’Horace qu’on traduit ainsi :« Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain. » Il en existe, d’ailleurs, des tas de variantes. Le romantique Goethe s’exclame : « Le présent est notre seul bonheur. » Chez Ronsard, cela donne : « Cueillez, cueillez votre jeunesse », dans le fameux sonnet à Hélène qui parle d’une rose à peine éclose, et dont Raymond Queneau a modernisé ainsi la leçon : « Si tu crois petite / xa va xa va xa va / va durer toujours / ce que tu te goures / fillette fillette »… Mais alors, pourquoi s’élever contre ce conseil de vie qui incite à profiter du moment présent, à ne pas le laisser ternir par les soucis, à prendre conscience du caractère éphémère des plaisirs ? Pourquoi les gens qui disent carpe diem m’agacent-ils toujours un peu ?

« Le carpe diem, c’est un truc de dragueur »

Parce que je sens qu’il y a là-dessous quelque chose de louche, comme un attrape-gogo. Soyons plus précis et allons au fait : le carpe diem,c’est un truc de dragueur. Stratégiquement, un dragueur ne doit pas se montrer trop insistant ni trop braqué sur son objectif ; le jeu de la séduction suppose que l’on fasse preuve d’un certain détachement, que l’on ne manifeste pas un vulgaire appétit mais que, tout en dévoilant son désir, on garde de la distance et de l’humour. Il ne s’agit donc pas de foncer droit sur le corps de l’autre, mais d’improviser un discours qui enveloppe la chair, qui donne le frisson. Les mots du grand séducteur valent caresses. C’est pourquoi on ne saurait s’y fier : le séducteur ne parle jamais tout à fait en philosophe. Carpe diem, dans le registre de la drague contemporaine, ça se transposerait ainsi : « Tu sais quoi ? J’ai pas envie de me poser trop de questions, là. Je préfère qu’on se laisse aller. C’est tellement bon, d’agir dans la folie du moment, tu ne trouves pas ? Les autres, on s’en fout. Cette nuit tout est permis. Cool… On va s’éclater ! »

Mais le carpe diem n’est pas la seule des locutions antiques célèbres à fonctionner comme un slogan publicitaire. Le « connais-toi toi-même », ou gnôthi seauton en grec, était inscrit au fronton du temple de Delphes dans le but d’attirer les chalands, de promouvoir le culte d’Apollon et de moissonner les offrandes…

Dans le cas du connais-toi toi-même, l’arnaque consiste en cela que la promesse est intenable ; pas plus qu’un œil ne peut se voir lui-même, je ne peux me saisir de l’extérieur ; pire, comme ma vie est plongée dans le temps, que mon avenir m’est inconnu, que j’ai oublié des pans entiers de mon passé ancien, je ne saurais faire le tour de mon moi. Le gnôthi seauton tombe sous l’accusation de publicité mensongère. Dans le cas du carpe diem, la nature de la ruse varie. Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain, cela signifie certainement : « Ne réfléchis pas trop aux conséquences, donne-moi un baiser, laisse-toi fondre… » Et c’est plutôt sympathique. Sauf que l’avers de la formule est plus amer, qui suggère : « Demain, je te laisserai tomber, je te plaque au petit matin. » Le carpe diem, c’est le ticket court. Ça a l’air d’une offre généreuse, mais c’est tout le contraire. Ça signifie que le temps est compté, qu’il faut aller droit à la chose et que demain on n’en parlera plus. En prime, celui qui tient ce discours se fait passer pour une montagne de sagesse. Mais il y a bientôt deux mille ans que le procédé tourne. Qui est encore dupe ? 

Par ALEXANDRE LACROIX

Alexandre est juste. Oui, oui, j’aurais pu l’écrire.

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