Elle ne sera pas une chanteuse de fado

Lisbonne. Elle est assise sur des escaliers, gris, peut-être poussiéreux. Ils mènent, par une dizaine de marches à une maison désormais abandonnée, crépi vérolé, plaques de chaux, bois rongés des fenêtres. Humidité, noirceurs, décrépitude.
12 ou 13 ans, les cheveux curieusement clairs, les plus clairs du quartier, une queue de cheval, des yeux marrons, plutôt marron-verts. Un short ou une jupe courte, impossible de discerner, une blouse sans couleur, peut-être un peu sale. Ses yeux ne sont nulle part, absolument nulle part.
Au bas des marches une bicyclette; Pas la sienne, elle est trop grande cette bicyclette.
Elle est triste, c’est sûr. Il faut lui parler.

Je m’approche, doucement, comme devant un chat. Elle ne doit pas s’enfuir, on ne lui veut que du bien, on veut juste lui parler. Je lui demande si son vélo, presque jeté à terre, a une roue crevée ou un guidon qui dévie.
Elle sourit, elle sait qu’on veut juste lui parler.
Je m’assieds à ses côtés. Elle regarde au loin, vers une terrasse d’un café.
Une femme est attablée à la terrasse. Je la connais, c’est la chanteuse de fado qui fait la tournée des petits cafés à quatre sous qui sont pléthore ici. Ils se vantent d’être des antres rares, chuchotés par les connaisseurs du fado.
Foutaises. C’est pour les touristes et la chanteuse, c’est toujours la même, celle que la petite fille guette. Elle chante mal et bouge encore plus mal.
Grasse, hanches larges, sans se servir de son corps pour le sublimer dans un geste langoureux qui embrasserait magnifiquement l’air tiède de la nuit qui s’installe.
Le fado, le vrai, c’est dans les quartiers riches, là ou le whisky aide à écouter, dans des places chics, whisky cher. La pauvreté s’est fait voler sa vérité. Les riches savent le fado, les pauvres ne font que crier en prétendant chanter. Ils n’ont pas le temps de s’alanguir dans la « saudade », privilège des désœuvrés, donc des nantis. Le chômeur n’a pas le temps de la tristesse poétique. Trop occupé à sombrer. Le riche, lui, traine et embrasse la tristesse de luxe. Dandysme et Buñuel (cinéma de la bourgeoisie espagnole désœuvrée et franquiste, que les riches portugais imitent, en retard).
C’est exactement ce que m’a dit une vielle dame polonaise qui s’était établie à Lisbonne et qui tirait sans cesse sur un fume-cigarette en faux ivoire, d’une longueur assez scandaleuse.Je demande à la petite fille si la chanteuse est sa mère.
Elle me répond que non. Je lui demande si sa mère est là, sur la place, sur un perron, dans un des bars.
Elle me répond que sa mère n’est pas là et elle ajoute que sa mère ne l’aime pas, comme d’ailleurs son père. Et que lorsqu’elle sera grande, elle ne sera pas chanteuse de fado. Elle a dit tout ça d’une seule traite, les yeux nulle part, vraiment nulle part. Elle me regarde fixement, me demande si j’ai des enfants, je lui réponds, lui dit leur âge.
Et elle me donne l’adresse de ses parents. Il faut les aider, ajoute t-elle. Elle me dit les adorer, je crois même qu’elle me dit qu’elle leur pardonne.
Je lui réponds qu’elle a raison. La chanteuse de fado s’est approchée. Elle me regarde, je ne baisse pas les yeux et lui dit que son chant, hier, était inaudible, les polonais dans la salle faisaient trop de bruit. La petite fille n’est plus là.

Je suis allé rendre visite au père. Je me souvenais parfaitement de l’adresse. Mais j’ai du mal la noter, elle n’existait pas.

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