Freud, le rabat-joie

Je ne me suis jamais, ici, aventuré dans la psychanalyse, n’ai jamais approché ou convoqué Freud ou Lacan, tellement certain que j’allais, très mal, brouillon dans la hargne ou l’agacement, sans structurer la critique, sans analyse féconde, simplement vilipender et jeter aux orties ce discours dont je disais, déjà très jeune, qu’il était lui-même castrateur, réducteur et anti-“pousse à jouir”.

La théorie freudienne pouvait être juste (ce qui n’est pas sûr) pour décrire le fond, le matelas d’un comportement, mais recouvrait, pour rester dans la métaphore, d’un sombre drap théorique, pas toujours clair, la simple jouissance simple des instants, qui ne faisaient aucun mal à l’autre ou même à soi. Je le disais depuis la nuit des temps, en tous cas depuis le jour où j’ai compris qu’on ne vivait qu’une seule fois et que les étoiles, par milliards de milliards, n’en finissaient pas de pouvoir être admirées, sans le frein de la culpabilisation, sans l’anéantissement du plaisir, par l’explication crissante d’une vision prétendument obsessionnelle.

Certes, plus tard, dans l’étude théorique et philosophique, j’ai du renoncer à me camper dans cette réaction assez adolescente, dans la mouvance d’un “carpe diem” de banlieue. Il fallait bien me coltiner avec la théorie. C’était, même, à une époque, mon métier.

J’ai donc accepté, dans la période dite “structuraliste”, le discours lacanien dont je ne sais si je l’ai bien absorbé ou compris. Mieux, je clamais à qui voulait l’entendre que j’avais découvert la jouissance de la théorisation dans un bouquin d’occasion acheté chez Gibert-Jeune, à l’âge de 14 ans, écrit par un certain Pierre Daco, aux éditions de poche Marabout : “les triomphes de la psychanalyse” qui suivait ceux (les triomphes) de la psychologie.

Vrai, j’avais, mieux que dans la philosophie qu’à cet âge on ne saisit pas vraiment, abordé le sens, le processus de la théorisation. Le lien avec une vie, avec soi et le sentiment, avec l’intuition vitale ne se satisfait pas de la lecture aride de Kant ou de Hegel. C’est ce qu’on pouvait imaginer, à l’heure de l’adolescence qui ne permet pas une pensée hors de “soi”.

Ainsi, par cette vulgarisation de la psychanalyse, je découvrais “l’explication théorique”, l’analyse donc. Je disais donc merci à Pierre Daco de m’avoir initié à la réflexion qui dépassait l’analyse littéraire de texte de collège. Une théorisation qui révélait, justement le “caché” de la pensée, son point nodal extirpé et non dit. Oui, une initiation à la théorie, disais-je. Évidemment naïvement. L’inconscient était théorique, analytique si j’ose dire.

Cette posture vantarde aurait du, normalement, me pousser à parfaire la matière, la psychanalyse.

Et bien, non. Une certaine aversion à son endroit s’est installée, définitivement. Castratrice et trop explicative, trop primaire dans le maniement des quelques concepts de salon qui la gouvernait, avais-je dit jeune et sûrement idiot. Il en reste quelque chose. Le discours lacanien, élitiste et obscur, dont tous, à l’époque, se vantaient de l’appréhender dans sa radicale nouveauté ne m’a jamais accroché. Plutôt le contraire.

Non pas que dans un anti-intellectualisme de circonstance, j’abhorrais le style théorique, non limpide, d’emblée. Non, au contraire, j’en raffolais. Mais toujours un recul devant la psychanlyse et ses explications, ses Oedipe, ses onanismes, ses actes manqués et ses lapsus qui faisaient mille pages de circonvolutions inutiles et empêchaient la naïveté des instants, presque destructrice de l’innocence.

Evidemment, le psychanalyste de service me servait le discours classique sur l’autruche. Je devais, par ce rejet, nier l’explication de moi, la “sous-jacence” de mes comportements.

Je provoquais dans la réponse, en rappelant qu’abrogeant, en bon spinoziste, également le sujet, libre, conscient, l’interlocuteur devait être dans le vrai. Je me niais, disais-je, je ne voulais rien savoir de moi qui perturberait ma jouissance des corps, des cieux et de la terre. Ca décontenançait cet aveu, qui n’en était pas un, parce que je n’y croyais pas.

Non, la psychanlyse était un espace triste pour des sujets tristes, rendus encore plus tristes par la découverte des ressorts de leur tristesse.

Mais j’arrête ici cette petite incursion dans cet agacement pour faire lire enfin ce qui m’amène à revenir sur la psychanalyse et à coller en tête de billet une photo de Freud et de Dostoïevski.

Ce matin, je prends la décision de “relire” les frères Karamazov de l’immense Dostoievski, longtemps et injustement abandonné dans la lecture.

On connait l’histoire : le père est tué. L’odieux Féodor Karamazov est assassiné. Par qui, par lequel de ses trois fils ? Dimitri le débauché, Ivan le savant ou l’angélique Aliocha ? Tous ont désiré sa mort. Au moins une fois.

Immense livre, immense.

Comme l’introduit Wiki :

Publié sous forme de feuilleton dans Le Messager russe de janvier 1879 à novembre 1880 (la première édition séparée date de 1880), le roman connut un très grand succès public dès sa parution1.

Le roman explore des thèmes philosophiques et existentiels tels que Dieu, le libre arbitre ou la moralité. Il s’agit d’un drame spirituel où s’affrontent différentes visions morales concernant la foi, le doute, la raison et la Russie moderne.

Dostoïevski a composé une grande partie du roman à Staraïa Roussa, qui est aussi le cadre principal du roman (sous le nom de Skotoprigonievsk). Au début de l’année 1881, Dostoïevski songeait à donner une suite au roman, dont l’action se déroulerait vingt ans plus tard

Depuis sa publication, le livre est considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature mondiale et a été acclamé par des écrivains comme Albert Camus, William Faulkner ou Orhan Pamuk et des personnalités comme Sigmund Freud, Albert Einstein ou encore le pape Benoît XVI.

Drame familial, drame de la conscience humaine, interrogations sur la raison d’être de l’homme, tableau de la misère, de l’orgueil, de l’innocence, de la Russie au lendemain des réformes de 1860, orgies, miracles, ce roman de Dostoïevski, son dernier, est donc considéré comme son chef-d’œuvre.

Donc, je veux relire, même si, avec Dostoïevski, j’ai toujours dans la tête un petit pas en arrière, comme le torero devant l’immense toro. Son christianisme, du côté de la flagellation, de la souffrance nécessaire, du pêché originel, et encore de la souffranc e humaine peut désespérer le danseur de boites de nuits…

Mais bon, c’est immense, c’est immense et encore immense que ce roman. Comme Moby Dick, livre de chevet.

Alors j’ouvre (sur ma tablette) le bouquin, le coeur un peu haletant (je l’assure, comme un rendez-vous impromptu avec son premier amour qu’on n’a pas vu depuis des siècles).

Et je tombe sur l’introduction : c’est le fameux texte de Freud sur le bouquin intitulé “Dostoïevski et le parricide”. Je l’avais oublié ce truc. Je savais qu’à l’époque, encore, j’avais hurlé : comment ce Freud peut–il nous gâcher la lecture ? Comment osait-il, ce briseur de jouissance même littéraire ? Comme si l’on expliquait à celui qui aime le fino, ce vin de Jerez, sec, salé par la mer andalouse, que “c’est le sel ,Monsieur, le sel que vous aimez. Pour rejeter la douceur de la vie”. C’est ce que je sortais, idiotement, je le sais, à l’époque.

Mais les années passant et avec ce passage, la prétendue venue de la réserve et de la sagesse, je m’arrête au texte et m’y plonge. Il a sûrement des choses à nous dire ce Freud.

Dieu, que je ne me trompais pas ! Insipide, prévisible, gâcheur de plaisir, oubliant, malgré son introduction l’écrivain pour ne retenir que le névrosé Dostoïevski, dans son onanisme, dans sa folie rentrée, dans sa haine du père et tutti quanti…

Je cite :

Dans la riche personnalité de Dostoïevski, on pourrait distinguer quatre aspects : l’écrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur. Comment s’orienter dans cette déroutante complexité ?

l’écrivain a fait de son matériel, en privilégiant, parmi tous les autres, des caractères violents, meurtriers, égocentriques ; cela vient aussi de l’existence de telles tendances au sein de lui-même et de certains faits dans sa propre vie, comme sa passion du jeu et, peut-être, l’attentat sexuel commis sur une fillette

le fond pulsionnel pervers qui devait le prédisposer à être un sado-masochiste ou un criminel,

qu’un symptôme de sa névrose, qu’il faudrait alors classer comme hystéroépilepsie, c’est-à-dire comme hystérie grave

l’épilepsie de Dostoïevski

L’hypothèse la plus vraisemblable est que les attaques remontent loin dans l’enfance de Dostoïevski, qu’elles ont été remplacées très tôt par des symptômes assez légers et qu’elles n’ont pas pris une forme épileptique avant le bouleversant événement de sa dix-huitième année, l’assassinat de son père[2].

« Tu voulais tuer le père afin d’être toi-même le père. Maintenant tu es le père mais le père mort. » C’est là le mécanisme habituel du symptôme hystérique. Et en outre : « Maintenant le père est en train de te tuer. » Pour le moi, le symptôme de mort est, dans le fantasme, une satisfaction du désir masculin et en même temps une satisfaction masochique ; pour le surmoi, c’est une satisfaction punitive, à savoir une satisfaction sadique

Bon, j’arrête, je vous donne le texte, dans son intégralité, en lecture et téléchargement et je reviens pour quelques mots.

ICI LE TEXTE DE FREUD SUR DOSTOIEVSKI

Certes, mille bouches vont s’ouvrir pour me blâmer devant cette attaque de l’énorme Freud. En me demandant de ne pas dénier le droit d’analyser les ressorts profonds de l’oeuvre et, partant ceux de son “écrivant”.

Rien de plus faux : lorsqu’on “convoque” le débat entre responsabilité de l’écrivain et l’autonomie de la littérature, on s’attache au fond. Par exemple Céline et son antisémitisme. Pas à la presonne. On dit “c’est un salaud”.

Mais on n’analyse pas la névrose de l’auteur, libre de se révéler, sauf s’il agresse physiquement une personne.Le lecteur n’est pas le médecin de l’auteur, son analyste (de surcroit, assez creux, comme l’est Freud).

Il faut interdire l’introduction de Freud, du moins dans l’édition de l’oeuvre.

Celui qui veut connaitre la biographie névrosée de Dostoïevski peut se la procurer où il veut, se délecter du diagnostic du maître viennois.

Car celui qui lit le Freud avant d’aborder le premier mot de l’immense écrivain (certainement névrosé comme beaucoup de génies) n’a plus envie de lire et ne voit que le parricide expliqué psychanalytiquement.

Freud est un gâcheur de lecture. Freud est un névrosé de la jouissance. Il ne l’aime pas en soi. Car quand on explique une couleur, on ne la voit plus.

PS. L’autre soir, devant une bière, des jeunes très sympathiques, mais fans de tennis parlaient de leur idole Djokovic, le nommant “Djoko”. En verve, par la bière, je leur ai demandé : connaissez-vous Dosto ? J’assure qu’ils ont ri.

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