La déception

Remarquable penseuse, extraordinaire analyste, toujours dans le mot adéquat, que cette   philosophe Laurence Devillairs que je découvre dans le dernier numéro de Philomag, par ses commentaires sur La Rochefoucauld et ses maximes.  Époustouflé par la justesse de ses propos, le style exact de la paraphrase, au centre de qu’il faut écrire pour dire encore l’exactitude et le centre de celui qu’on donne à lire, ici notre grand moraliste français. Et je me dis que nous avons la chance en France de posséder de tels penseurs, loin des tergiversations creuses et primaires allemandes ou américaines qui font du lieu commun enjolivé une pensée qui n’est accueillie que parce qu’elle vient d’ailleurs, joliment titrée par les traducteurs.

Lisez, par exemple un extrait de son entretien et son commentaire sur l’immense distance entre Descartes et La Rochefoucauld :

Laurence Devillairs.  Descartes dit : Quand je pense, je sais que je suis et qui je suis : un être capable, à travers tous les changements et tous ses actes, de dire “je suis, j’existe”.

 La Rochefoucauld taille cette idée en pièces ; sa philosophie sabre, tranche, donne l’estocade. C’est le paradoxe du langage du XVIIe siècle d’être très feutré mais d’une violence inouïe. Il éviscère pour ainsi dire le cogito cartésien pour montrer qu’on ne s’appartient pas, que la maîtrise de soi est une illusion coupable et ridicule. Même le caractère réflexif, qui caractériserait le sujet – s’appartenir, se connaître, se vouloir, se penser –, n’est qu’illusion. Le moi n’est qu’un mot, le pur produit des passions, et de la première d’entre elles : l’amour-propre. Nous ne sommes que le théâtre où viennent se jouer nos intérêts, nos envies changeantes et nos vanités. Il n’y a pas de connaissance de soi. Il n’y a pas même de soi. La pensée ne donne aucun accès à quoi que ce soit, ni à nous-mêmes ni au réel. Les Maximes ne cessent de parler de ce qui est invisible, caché, inconnu. La fameuse maxime (supprimée) sur l’amour-propre en donne un parfait exemple : “Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins […]. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il y fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même […]. Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même, n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes.” Pour La Rochefoucauld, je suis et j’existe toujours ailleurs qu’en moi-même : dans les mensonges – et principalement le mensonge à soi – dans les passions, les vices, l’orgueil et les ambitions. L’amour même est une illusion : on tombe amoureux parce qu’on a entendu parler de l’amour, parce qu’on aime aimer, sans vraiment savoir pourquoi. »

Je reviens : tellement juste, admirablement dit. On se dit donc qu’on va aller voir ses bouquins et relire La Rochefoucauld. Chic !

On va en ligne voir un peu ce qu’elle a pu écrire cette philosophe. Et on tombe sur ces titres :

“Guérir la vie par la philosophie”, “Un bonheur sans mesure”, “Être quelqu’un de bien”.

On se dit que non, non et non : encore ce que l’on combat, à longueur de billet ici : de la recette de développement personnel, du soi, le cabinet de philosophie pour être heureux. Ce qu’on peut honnir.

On relit plus haut et on comprend mieux le propos sur le concept de singularité de l’homme (non « général ») qu’elle extrait du propos de La Rochefoucauld. Qui peut la servir dans ses leçons de développement harmonieux de l’être qui se cherche.

Bref, la bouillie visqueuse qui inonde le tout. Et on se dit encore que c’est dommage de ne pas relire un moraliste immense (on n’en a plus envie) et de n’avoir pas découvert une philosophe qui se concentre, dans l’air du temps, dans la maxime personnelle du grand bonheur à apprendre.

Dommage, dommage…

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