la très belle idée du voyage

West USA (photo MB)

Il y a exactement 48 h, un membre de ma famille me demande de lui envoyer quelques photos, à encadrer dans son salon, se souvient de mon petit travail intitulé “sous les images” (qu’on peut lire sur ce site par un clic dans le menu), me dit que ce serait “chouette” si je pouvais lui envoyer toutes les photos que je garderais dans un “grand tri”, ajoute que c’est absolument “génial” tous ces voyages qui transparaissent dans ma collection, que si je pouvais introduire mon envoi de mes “impressions”, ça serait encore plus “extra”.

Je crois qu’il pensait à mes impressions de Slovénie, d’Ukraine, de Lettonie ou mieux d’Espagne.

Je lui réponds que je vais m’atteler à un texte sur le voyage, une insomnie pouvant m’aider à le concocter rapidement. J’ai senti sa déception. Il voulait mes “impressions” sur une neige en bordure de mer baltique ou de bains publics à Budapest.Et il sait déjà, puisque je lui parle d’un “texte” que ça ne va pas être ça. Il a raison. Au demeurant, il ne dit rien, sachant parfaitement que j’avais déjà décidé.

le voilà donc qu’il se trouve devant un texte presque théorique.

Je ne changerai jamais. Et c’est tant mieux. Que ceux qui y voient forfanterie et vantardise passent leur chemin. Ils ne me connaissent pas.

Le voyage.

Immédiatement, ceux qui veulent en remontrer et les autres qui s’imaginent sincèrement en accord avec la locution, citent la phrase de Claude Lévi-Strauss, paradoxale pour l’ethnologue chercheur de mythes, s’aventurant dans les contrées lointaines, tropicales et arides : le fameux « je hais les voyages », qui introduit donc son « Tristes tropiques », son livre qui n’est pas l’un de ses meilleurs.

Tous l’ont dans une bibliothèque, et prétendent avoir lu avec délice, sans pourtant (j’ai pu, malicieusement, tester les faiseurs) s’être aventuré au-delà de la page 74. Ou peut-être bien avant, ou plus souvent sans l’avoir jamais ouvert.

Mais le titre est beau et le nom de Lévi-Strauss est aussi exotique que ses voyages haïssables.

Je me souviens que lorsque enfant, presque adolescent, j’ai pu lire son nom, je posais la question du lien entre l’anthro-je-ne-sais-quoi et le jean en tissu Denim (de Nîmes). Et puis, plus tard, devenu vrai adolescent, persuadé de l’excellence de la trouvaille, je disais que seul un mauvais djinn l’amenait à écrire qu’il n’aimait pas les voyages. Il faut savoir l’idiotie du prétendant à l’âge adulte et raisonné.

Donc le « je hais les voyages »

D’autres, encore plus volontaires dans la clameur de leur écart affirmé d’un vil prêt-à-penser, dans leur affirmation de la maitrise d’une culture choisie, viennent citer l’immense et triste Fernando Pessoa, immense parce que triste disent les petits chroniqueurs de numéros spéciaux, hors-série d’hebdomadaires grand-public, l’auteur des « Voyages immobiles », qui écrit ailleurs, dans son livre-maître que : « la vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons mais de ce que nous sommes » Fernando Pessoa. Le Livre de l’intranquillité.

Ces deux ont raison.

Lorsque le souvenir de mes voyages surgit, le paysage, la beauté des lieux ne m’envahit pas. Ni un quelconque sentiment extatique accroché à un endroit, qui submergerait mon destin de voyageur invétéré, évidemment intellectuel.

Me viennent, simplement je l’assure, exacerbés ou ponctuels, une couleur, le goût d’un vin blanc salé et sec, celui d’un agneau rôti ou d’une chaise longue confortable, les yeux fixés sur un texte ou les oreilles gonflées d’une bonne musique.

Non, pas le Musée, ni le Monument, juste la placette, bordée de maisons aux murs ocres et le banc ou des vieux silencieux attendent que le soleil se couche, pour pouvoir l’imiter. Une placette qui aurait pu être ailleurs et qui ne fait qu’accompagner l’instant que l’on veut embellir. Non pas la forêt ou le champ dans lequel des coquelicots viennent narguer le blé ou l’herbe folle, mais « l’impression », au sens turnérien (Turner) ou impressionniste (les peintres de la déstructuration de l’imitation).

Pessoa a raison : mon voyage, c’est moi, ce que je suis dans l’instant dans lequel mon corps se déplace. Même si l’idée du voyage, l’excentration qui est le dépaysement peut le magnifier. Ce n’est pas le territoire qui fait le voyage mais, encore une fois la conviction qu’on est en voyage.

Le même champ n’est pas le même lorsqu’on voyage en Espagne ou quand on est près d’Arpajon ou près de chez soi, à chercher un bon pain pour le déjeuner. Et ce, alors qu’il a exactement la même superficie, le même contenu (du blé doré) et le même lièvre qui y court. Au millimètre près.

Le voyage bouleverse la donne, non pas par la découverte, mais, plus simplement, par son idée.

Donc je suis, sûrement, ce silencieux qui attend sur son banc, ce mur qui change de couleur au fil des heures qui passent, et, surtout, ce que je ne vois que trop : moi, dans la place, ladite placette qui est presque l’Univers. Moi, au milieu de tout, au milieu ne rien, en réalité au milieu de moi.

Non, il ne faut pas voir dans cette certitude, un égocentrisme exacerbé, une démesure de soi. C’est même le contraire : je ne suis rien et, partant, nulle part, sauf dans ce moi qui me harcèle, qui ne me quitte pas, surtout quand il est un peu ébranlé par une quotidienneté qui n’est pas celle qui le fait s’oublier.

Le voyage, et même la marche dans son quartier, dans une forêt prévisible, c’est encore moi qui marche sans que le lieu importe.

Que ceux qui s’extasient, en voyage (et peut-être même ailleurs) devant la nature qui les entourent, plus d’une seconde, celle de l’émerveillement du miracle de la vie, me regarde dans les yeux : ce sont des menteurs, des faiseurs qui substituent à l’ennui du moment qui succède à l’éblouissement, un discours assez téléphoné, frôlant Nietzche, en le citant quelquefois, omettant la vérité d’une lourdeur matérielle du monde qui ne constitue sa beauté que dans l’esprit d’un sujet, un individu qui la fabrique.

La Beauté n’existe pas en soi, elle n’est, comme beaucoup l’ont clamé, sans qu’on ne les entende, que la construction d’un instant, suivi par un autre instant, qui fait un amoncellement du temps qu’on confond avec la conviction d’une chose hors de soi, qui n’est que celui de l’homme projeté sur terre. Non pas que la Terre ne soit qu’illusion, tant sa réalité se donne d’emblée, comme un poing sur une figure. Mais si elle existe dans son essence profonde, création, peut-être, sûrement, d’une force supérieure, elle ne se donne à voir qu’au travers du prisme ponctuel des mille milliards d’’hommes dont l’on sait que les morts sont plus nombreux que les vivants. Et qui surnagent dans leurs moments.

C’est ce que je disais à ceux, rares, que j’avais au téléphone, pendant les « confinements » et qui se plaignaient de leurs sorties bloquées, de leur voyages remis, de leur « enfermement » :

Mais que vous manque-il ? Un musée ? Il est jouissif, en 3D, en ligne. Un magasin ? On y étouffe, dès qu’on y entre et seule son idée, le mot qui le supporte (le « magasin ») génère son existence. Un théâtre ? Vous n’y êtes allé que deux fois en deux ans et vous vous êtes ennuyés ? Une balade ? Vous y avez droit mais prenez, au vol, l’excuse de la tristesse des masques pour, enfin, ne pas sortir et vous essouffler dans l’air de chez vous que vous considérez malsain, alors qu’il est chez vous et avec vous.

Le virus a été un alibi, comme le voyage est un faux-semblant.

Vos voyages, les confinés tristes, c’est, je le crois, du même acabit : vous n’en jouissez que de l’idée et la peur vous prend au ventre dès que la pluie tombe sur un territoire inconnu.

Le voyage, comme la sortie de chez soi (l’appartement, la maison ou, mieux encore, sa pensée) n’est qu’une idée du voyage.

C’est Aznavour qui a, parmi tous, raison. Venise est triste au temps des amours mortes. Inconsistance des lieux en soi, sans le serrement des sentiments.

Je répète et répète encore (la répétition est comme un son de tambour qui vous rassure) : seule compte l’idée de l’idée du voyage, le “métavoyage” (un néologisme, évidemment), si l’on veut, comme le métalangage (discours sur le discours, mot qui chevauche le mot), qui ne se fabrique que dans la jouissance du sentiment. C’est la seule chose vibrante, qui n’est pas celle du lieu, encore une fois constitué en espace alors qu’il ne s’agit que d’un alibi.

Voyagez seul dans une ville après l’avoir arpenté avec la femme que vous aimiez et vous comprendrez l’inanité de l’exclamation sur le voyage en soi. Il n’est que pour soi, hors de lui et de sa matière.

On peut, encore avec Chesterton, l’écrivain anglais, que les malentendants confondent avec une matière collante lorsqu’on prononce son nom, dire que : Le voyageur voit ce qu’il voit, le touriste voit ce qu’il est venu voir”.

Presque juste, presque faux : le voyageur ne voit rien d’autre que lui, il ne voit même pas ce qu’il voit qui n’est qu’à la mesure de ce qu’il ressent, de son humeur : une mer bleue est grise par un chagrin d’amour.

On peut encore prétendre, subjugué par la citation, parce qu’il s’agit de Proust (qui n’est presque jamais sorti de son lit) que “​Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux”.

Esbroufe encore : qui peut avoir des nouveaux yeux ? Peut-être des revenants, mémoire détruite dans un espace inconnu.

Mes voyages, des photographies. J’ai donc un peu voyagé. Jamais seul, ce qui change tout. Toujours, donc, depuis l’âge de 12 ans, un appareil photo qui cogne, par saccades, sur mon torse, au gré d’une marche rapide qui cherche ce qu’il faut cadrer.

Avez-vous remarqué que la photographie est plus concentrée, plus intéressante, lorsqu’on se trouve à l’étranger ?

Faites l’expérience : sortez dans votre quartier, appareil en bandoulière et visez. Vos photographies sont plates, mièvres, inutiles. Même les logiciels de retouche, gavés d’intelligence artificielle, ne peuvent les embellir.

Je crois avoir trouvé pourquoi, en me trompant peut-être.

Moi, photographe dans mes espaces quotidiens, je n’ai pas changé, je cherche la photo. Mais la rue, le ciel l’immeuble et même les passants sont inintéressants et donc mal photographiés pour une simple et morne raison : je ne suis pas en voyage et ne fabrique pas le voyage. Ce qui démontre, s’il en est encore besoin, que le voyage n’est donc qu’un leurre de soi, une fabrication de l’esprit. L’idée du voyage fait donc le voyage. Et je suis certain que moscovite, je trouverais dans mon quartier des images sublimes.

Ainsi, en voyage, je me crois en voyage, mon œil qui n’est encore que moi, trouve par cette illusion du voyage, toutes les illusions : celle que la photographie donne à voir. Et la photo peut être belle. Surtout, lorsqu’un peu tricheur, on donne dans la légende un nom inconnu, celui qui fait rêver. Même le nom de « Paris » est autre chose que son nom sous une photographe. Au centre et en lettres majuscules.

Je termine ce qui n’est qu’une introduction à la vision de mes photos et qui, à l’origine devait être un petit essai sur le voyage et son illusion, agrémenté, entre les lignes, de quelques photos d’accompagnement du texte.

J’ai aimé ces lieux que j’ai photographié.

Parce que j’ai aimé les instants qui généraient un déclenchement.

Au risque de la lourde répétition, j’affirme encore que l’espace n’est rien sans le sentiment, que le lieu est du néant sans l’instant qui le porte. Et que la nature n’existe pas en soi, comme le monde. Il n’est que terre sur lequel l’on marche et magnifique parce qu’on est magnifique dans l’instant où on le trouve magnifique.

Et si vous trouvez qu’une de mes photos est « jolie » (le terme que les photographes détestent), c’est que mon instant était assez beau.

C’est pour cela que j’aime les voyages. Et peu importe le motif, même s’il est suranné, même si le voyage n’existe pas. Il est, le voyage, pas nécessairement aux antipodes, comme un puit sans fond, recélant l’infini dans lequel les instants potentiels plongent délicieusement. Jusqu’à l’infini, justement.

MB.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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