l’amour capital

Je suis assez satisfait du titre que j’ai pu trouver, s’agissant ici de commenter avant de le livrer in extenso un entretien, des propos d’Eva Illouz, femme d’une extrême intelligence, dont j’ai, par ailleurs, pu à apprécier la voix ferme, en même temps que douce et convaincante dans un des matins de France Culture, animés par Guillaume Erner, celui dont l’on se demande s’il ne prend pas de la cocaine dans le métro avant de rejoindre son studio, tant l’excitation contre lui-même est assez dérangeante le matin qui devrait être caressé par le calme.  Je lui conseille le décaféiné et la concentration sur des observations intéressantes.
Mais, je me laisse emporter et reviens à Eva Illouz.
 
Eva Illouz, Professeure de sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem et directrice d’études à l’EHESS de Paris, s’attache  à démontrer “comment le capitalisme et la société de consommation ont fait main basse sur nos vies psychiques et affectives”.
Elle publie Happycratie. (Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies) avec E. Cabanas, Premier Parallèle.
 
Mon titre (un amour capital) est donc à la mesure de l’approche (anticapitaliste, au sens méthodologique du terme).
Eva Illouz est dans une posture marxiste, (même si elle ne s’en vante pas) et met sur le dos du capitalisme, vous savez, cette main invisible qui vous mène là où vous ne voulez pas aller, ici dans les travers de l’amour, de sa mise en scène, de l’exacerbation de la subjectivité construite dans un intérêt mercantile (“Mon travail essaie de redonner la dimension collective de nos vies psychiques : par exemple, la souffrance amoureuse tient autant à un ordre social qu’à une psyché défaillante.”….En l’occurrence, ce qui m’a frappée, c’est que la marchandisation de la rencontre allait de pair avec une forme de ritualisation du sentiment amoureux. Par exemple, le dîner romantique est une pratique de consommation, dont les objets et lieux marchands (bougies, nappes blanches, violons, nourritures luxueuses…) sont resacralisés.).
 
Mon problème avec Eva Illouz, c’est que je suis assez d’accord avec elle, même si j’ai du mal à asséner ce type de phrases (d’accord, pas d’accord), s’agissant d’une opinion, laquelle même si elle est mienne, se trouve autant détestable que toutes celles qui courent sur terre. Les opinions n’existent pas, il n’y a que des faits interprétables et toutes les opinions, à fortiori ne se valent pas).
Ce qui me sépare un peu d’elle tient à l’objet même de sa recherche (l’amour) que je n’ai jamais voulu (hypocritement et comme une autruche)  faire entrer dans une théorisation à outrance. Un chien n’est pas qu’un vertébré (son statut objectif), il peut mordre et faire mal (sa réalité quotidienne). Comme l’amour qui peut ne pas être simplement un objet d’étude et auquel il faut accorder, même si l’on plonge dans une fantasmagorie de circonstance, au gré d’un besoin sentimental ou d’une histoire ponctuelle, sa part de mystère qui ouvre les portes de l’enlacement magnifié.
 
En réalité, la constitution même bancale dudit mystère (ici, celui de l’amour) dans l’Esprit quotidien qui n’est pas l’analyse sociologique est absolument indispensable pour ne pas sombrer dans la grise réalité des origines de l’action qui efface la pulsion imaginaire, même si l’on perçoit la cambrure de son illusion.
 
Oui, le sujet n’existe pas, il est porté par une société et une économie, oui l’amour peut être entrevu “sociologiquement”, dans sa fonctionnalité en dehors des errances du discours des sujets dont l’on sait qu’ils ne font que dévoiler, dans une approche matérialiste, les forces à l’oeuvre sur les les territoires.
 
Cependant les visions quasi-marxistes sur l’amour, autre opium des individus, devraient rester dans la sphère du savoir, dont l’on sait qu’il peut être antinomique du sentiment.
En bref, idiotement alors que je devrais faire mien cet objectivation du comportement amoureux, j’ai toujours mis un cerbère devant la porte du romantica, pour le laisser aller et errer dans sa bienfaisante illusion. 
 
J’ai tort, je le sais, mais c’est comme ça. Et c’est ici que l’on perçoit les limites de la sociologie qui peut faire frôler des murailles grises en les substituant aux paniers dorés, éventuellement illusoires mais beaux et bons, qui recueillent tous les amours du monde.
La poésie est une anti-sociologie, dit-on. Mais l’on sait que l’étude objective du discours poétique nous amènerait, là encore dans le sujet illusoire qui ne fait que répéter ce qu’on veut bien qu’il répète. Comme l’amour.
Voilà, une tare de la pensée vient d’être édictée : il existe des discours qu’on ne veut entendre, même s’ils ont vrais, à vrai dire trop exacts.
 
Ce qui précède n’est qu’une manière de différencier les genres, non pas ceux du masculin ou du féminin, ensemble dans le sentiment, mais ceux du récit : romanesque, poétique, philosophique, sociologique. En tentant l’oubli des forces qui nous gouvernent, sauf celles sentimentales et amoureuses. Ouf…
 
 
ON LIVRE DONC CI-DESSOUS POUR CEUX QUI NE SONT PAS ABONNES A PHILOSOPHIE MAGAZINE (pourtant excellente revue et abonnement peu onéreux que je conseille fortement) d’abord la présentation d’Eva Illouz puis l’Entretien que l’on peut lire ou non au prisme de l’idiotie ce que je viens, maladroitement, de proférer.
 
“L’amour, la sexualité, les relations hommes/femmes, le bonheur, la connaissance de soi, les émotions… Sur ces sujets, habituellement pris en charge par la philosophie ou la psychologie, Eva Illouz fait entendre, de livre en livre, une voix singulière. L’amour ? Peut-être que c’est fini. Le bonheur ? Une industrie juteuse pour les psys, aux effets délétères. La libération sexuelle ? Pas sûr qu’elle ait été profitable aux femmes. L’émotion ? Un grand marché de l’authenticité. C’est toujours un peu désenchanteur, la sociologie, mais ça remet aussi nos ego flageolants dans l’histoire commune. On se sent moins seuls ! Eva Illouz, donc, est sociologue des émotions, une spécialité encore peu développée en France. L’on commence seulement à prendre ici la mesure d’une œuvre déjà reconnue aux États-Unis et surtout en Allemagne, où le journal Die Zeit a classée dès 2009 cette inclassable parmi les « douze penseurs de demain ». Ce mois-ci, elle livre les résultats de son groupe de recherche sur les « marchandises émotionnelles », qui font marché de nos affects en même temps qu’ils les font marcher. Et, en avant-première (dans un livre qui paraîtra au Seuil fin 2019), elle nous explique « pourquoi l’amour finit », pourquoi ce moteur de nos vies, qu’a promu le capitalisme, soutenu la société de consommation, accompagné la libération sexuelle, eh bien nous n’y croyons plus vraiment.Eva Illouz est sociologue avec la rigueur scientifique qui lui importe ; elle est aussi sociologue à la manière de la romancière qu’elle n’est pas : intuitive, lucide et un peu cruelle, mais empathique pour les contradictions de ses contemporains. Les hasards de la vie l’ont faite étrangère, dit-elle. Née au Maroc dans une famille juive, elle arrive à Sarcelles à l’âge de 10 ans, grandit dans les lycées de la République, soutient sa thèse de sociologie en Pennsylvanie, s’installe à Jérusalem en 1991, devient l’une des intellectuelles de gauche les plus critiques du gouvernement israélien, enseigne en Allemagne, en France ou aux États-Unis. Si le français est sa langue maternelle, elle pense en anglais et engueule ses enfants en hébreu. Académiquement inclassable, elle navigue hors des écoles et coteries, et des obligations qu’elles créent. Politiquement, elle a choisi le camp des droits de l’homme et de la critique du capitalisme. Difficile d’attraper Eva Illouz, de la fixer et d’imaginer qu’elle ne biffera pas le point final au bout de la phrase qu’elle vient de dire. On l’a attrapée au vol, un dimanche matin parisien, au bord du canal…

L’entretien 

On commentera ensuite, vous le voulez bien.

“Les choix de recherche résultent d’une suite de hasards auxquels on trouve une justification théorique a posteriori. Mais, au fil de la vie, on comprend souvent que ces hasards sont déterminés par ce qui fait problème pour soi. J’ai eu très tôt l’intuition, sans vraiment la théoriser, d’abord que l’amour et la société de consommation étaient liées, ensuite que la position des femmes dans la relation amoureuse ne « fonctionnait » pas. J’avais été marquée par la lecture de Madame Bovary, et surtout par celle de Belle du Seigneur, deux romans qui proposent déjà une sociologie de l’amour. Les sentiments d’Emma sont déterminés par la culture de masse (son indigestion de romans « à l’eau de rose » et sa consommation des belles robes et colifichets) et par sa dépendance économique, qui est celle des femmes au XIXe siècle. L’amour chez Emma, c’est l’espoir d’échapper à la soumission abjecte de sa condition. Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, est un roman sur le rôle fondamental du pouvoir dans l’attirance amoureuse que les femmes ont pour les hommes. Ces romans m’ont rendue sociologue. Ils ont changé mon imaginaire.

Comment la littérature demeure-t-elle pour vous une source ?

Les émotions contiennent toujours des amorces d’histoires. Les romans et le cinéma contribuent à les codifier. Mais surtout, la littérature s’est voulue psychologue en nous donnant à voir les motivations des personnages. C’est une mine d’or pour une sociologue des émotions, puisque, à travers ces motivations, Jane Austen, Balzac ou Houellebecq, par exemple, dévoilent les univers moraux de la société dont ils parlent. Ils les mettent en scène par l’imagination de façon plus dense que ne peut le faire la sociologie. J’ajoute qu’il faut lire la littérature avec les historiens, c’est-à-dire ne jamais penser que les romans reflètent la réalité. En croisant littérature et histoire, je tente d’extraire une sorte de cartographie de la vie émotionnelle.

Lorsque vous étudiez aux États-Unis dans les années 1980, les travaux féministes sont flamboyants sur les campus. Et pourtant, ils vous inspirent peu à cette époque. Pourquoi ?

C’est la vie qui m’a rendue féministe, pas la théorie. Quand je suis arrivée aux États-Unis, j’étais politiquement trop profondément universaliste pour comprendre pourquoi les femmes avaient besoin d’un projet d’émancipation à elles. J’en étais encore au caractère révolutionnaire de l’universalisme. Mais j’ai rencontré la domination masculine si souvent et de façons si multiples que le féminisme m’est devenu nécessaire pour comprendre mon expérience. Aujourd’hui, ces travaux font partie de ma boîte à outils. Lorsque j’ai commencé l’étude des émotions, c’était un terrain neuf exploré surtout par l’anthropologie et l’histoire. J’ai été très influencée par l’anthropologie de Clifford Geertz [1926-2006], pour qui dans le « moi » ou la psyché se superposent des couches de textes culturels, d’interprétations et de significations collectives. C’est un changement radical dans la pensée de ce qui constitue un moi. Le « moi » n’est plus une entité psychologique, mais une performance publique. Michel Foucault, en venant d’un horizon intellectuel très différent, a travaillé dans le même sens. Geertz et lui ont en commun une approche antipsychologique du sujet.

Que reprochez-vous à la psychologie ?

Soyons clairs : je ne nie pas l’efficacité de la psychologie en tant que pratique individuelle. Mais elle est devenue un vaste système culturel, qui a des effets collectifs, en particulier celui de privatiser la souffrance sociale, de la réduire en pathologies personnelles : si vous avez des difficultés au travail, par exemple, c’est que vous ne savez pas gérer vos affects. Les psychologues travaillent ainsi à nous rendre adaptés et performants pour bien fonctionner dans des institutions parfois folles, comme certaines grandes entreprises ou certaines familles. Je n’écris pas du tout contre la psychologie en tant que connaissance – j’admire Freud –, mais contre son intégration si parfaite dans le marché. Mon travail essaie de redonner la dimension collective de nos vies psychiques : par exemple, la souffrance amoureuse tient autant à un ordre social qu’à une psyché défaillante.

 

Entre votre premier ouvrage en 1997, Consuming the Romantic Utopia, et Pourquoi l’amour finit, qui vient de paraître en Allemagne, quelle est votre évolution à propos de l’amour ?

Mon premier travail montrait comment le sentiment amoureux avait été un axe essentiel de l’avènement de la modernité, en affinité avec le développement du capitalisme. Dès le XIXe siècle, la valorisation du sentiment a permis de diminuer l’emprise des familles et des communautés sur les individus. À partir du début du XXe siècle, l’amour joue un rôle fondamental dans les modèles de la vie bonne promus par la culture de la consommation de masse. Les jeunes gens se rencontrent désormais en dehors des foyers, pour aller danser, voir un film, dîner. La possibilité de partager un bien de loisir devient essentielle à l’imaginaire amoureux. J’ajoute que la consommation et l’amour ont tout deux une vocation universelle : ils intègrent et unifient toutes les classes sociales et donnent le sentiment que démocratie, bonheur, émotions et consommation sont tous un même projet. Mais contre une critique trop normative de la culture de masse, qui était celle de l’École de Francfort, et notamment d’Adorno, j’ai voulu observer les pratiques concrètes de rencontre amoureuse, y compris dans leurs contradictions. En l’occurrence, ce qui m’a frappée, c’est que la marchandisation de la rencontre allait de pair avec une forme de ritualisation du sentiment amoureux. Par exemple, le dîner romantique est une pratique de consommation, dont les objets et lieux marchands (bougies, nappes blanches, violons, nourritures luxueuses…) sont resacralisés.

Votre livre à paraître Pourquoi l’amour finit donne une vision beaucoup moins enchantée de l’amour…

Trente ans plus tard, je n’ai plus la même évaluation historique des effets du capitalisme sur les formes de vie. Nous pouvions voir encore dans les années 1980 les effets libérateurs de la destruction des modèles anciens. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pour ce dernier livre, j’ai plutôt relu le Durkheim qui a étudié le suicide, qu’il attribue notamment à l’anomie (le manque de règles et de normes). Il le définit comme un « mal de l’infini ». J’ai trouvé chez lui des pages étonnantes sur l’homme célibataire – notez qu’il ne parle pas de la célibataire – où il décrit ce qui va devenir à partir des années 1960-1970 le modèle d’une masculinité définie essentiellement par le désir sexuel, l’accumulation des partenaires, ce que les sociologues vont appeler le « capital érotique ». Durkheim voit déjà dans ce comportement un exemple d’anomie. On vise à l’infini, mais on ne trouve que la monotonie de son désir. C’est l’un des grands thèmes de Michel Houellebecq. Il s’intéresse aux hommes, qu’il voit comme les grands perdants de ce néolibéralisme sexuel. C’est faux : ce sont les femmes qui sont les perdantes, car la liberté sexuelle donne en réalité le pouvoir affectif aux hommes.


Eva Illouz en 2019 © Matthieu Zazzo

Pourquoi ?

Après Mai-68, trois régimes d’action en matière amoureuse émergent – matrimonial, sentimental, sexuel – et ils deviennent légitimement dissociés. Mais, chez les femmes, l’autonomie du régime sexuel est plus confuse, elles louvoient en permanence entre les trois plans. Même sur Tinder, un site destiné prioritairement à des rencontres sexuelles, elles n’excluent pas de trouver l’homme de leur vie, alors que les hommes utilisent la sexualité dans une compétition généralisée avec les autres hommes.

Vous avez vu dans l’affaire Weinstein et le mouvement #metoo un tournant historique dans les relations hommes/femmes. Dix-huit mois plus tard, sur quoi a débouché ce tournant ?

Remettons les chose à leur place : la publication du Deuxième Sexe de Beauvoir demeure un tournant plus décisif ! Si cette affaire a fait bouger les consciences et révélé l’existence d’un sort commun des femmes internationalement, son impact profond demeure encore limité. Je ne crois pas que le problème de l’inégalité se règlera par des politiques de la sexualité qui consistent à codifier le consentement, la rencontre, les paroles et les actes. Tant que l’essentiel du pouvoir politique, économique, militaire et social mondial reste concentré entre les mains des hommes, on va changer la cosmétique mais pas la profondeur de l’inégalité. Obtenons la parité en politique, l’égalité devant le travail, la santé, la richesse… La sexualité suivra. Par ailleurs, il faut prendre garde à ce que le féminisme ne devienne pas un mouvement de vendetta. Il est le mouvement social le plus important du XXe siècle qui a entraîné des changements massifs. Il faut en conserver tout l’aspect révolutionnaire.

La « fin de l’amour » que vous étudiez, est-ce la fin de l’amour qui dure, ou bien la fin de l’amour comme socle social ?

Pour que quelque chose perdure, il faut y croire. Je pense que nous croyons à l’amour sans vraiment y croire. Le mythe romantique – qui faisait de l’amour le sentiment organisateur de toute une vie – est en train de se défaire comme les croyances en Dieu ou dans le communisme se sont défaites. Nos histoires d’amour sont plus brèves, mais, au-delà de ce fait statistique, c’est l’idée même de l’amour qui décline. J’y vois l’épuisement de l’individualisme sexualisé tel qu’il a été promu dans nos sociétés. Ce modèle a eu un immense pouvoir émancipateur (qu’il a encore dans les sociétés traditionnelles). C’est dans le domaine amoureux et sexuel que la liberté s’est le plus affirmée, mais il semblerait que cette liberté n’ait pas favorisé la relation.

À quoi le mesurez-vous ?

Philosophiquement et politiquement, il y a toujours eu une tension entre liberté et égalité. La liberté sexuelle revendiquée par le féminisme et le mouvement gay est devenue une façon de resexualiser les corps féminins à travers ce que j’appelle le « capitalisme scopique », celui qui exploite les corps par le regard. L’apparence physique (surtout celle de femmes) est devenue obsessionnellement codifiée, avec des vignettes mentales strictes sur les critères de la séduction (jeune, mince, lisse, sexy…). Or le paradoxe de cinquante ans de liberté sexuelle, c’est qu’aujourd’hui en Occident, on a moins de rapports sexuels que deux générations auparavant, bien que les normes sexuelles soient beaucoup plus permissives et variées. Le mariage ou la vie en couple commencent plus tard et n’occupent plus la totalité de la vie adulte. Le nombre de personnes vivant seules ne cesse d’augmenter…

Vous développez la notion de « relations négatives ». Pouvez-vous l’expliquer ?

Le désir contemporain, s’exerçant dans un univers technologique de consommation, est devenu indéterminé, sans attribut fixe (en quoi il est « négatif »). Une relation négative, dans l’intimité comme dans le travail, on y entre et on en sort très vite. Il faut que quelque chose circule, mais c’est une relation où l’on pratique le non-choix, c’est-à-dire le désengagement potentiel, parce que, au fond, on ne sait pas ce que qu’on veut. La passion et le désir au XIXe siècle avaient un objet beaucoup plus clair. Mais négatif, c’est aussi ce qui se produit quand les relations ne marchent pas. Je reprends là la métaphore du marteau chez Heidegger. Enfoncer un clou dans un mur est une action non problématique jusqu’à ce que quelque chose bloque : le clou se tord, le mur s’effrite… Alors, on va commencer à faire attention au marteau, à notre geste, etc. On pense négativement, à partir de ce qui ne marche pas. Aujourd’hui, parce que les relations ne fonctionnent pas, on est obligé d’y faire attention. J’ajoute que les relations négatives sont très productives, de liens, de travail, d’activités : les cabinets de psychologues, l’industrie du développement personnel, les lieux de consommation, de culture, de tourisme, de loisirs.

Est-ce cela que vous appelez « marchandises émotionnelles » ?

Avec ce concept, je ne désigne pas seulement les connotations affectives associées à certains produits, ainsi que Jean Baudrillard l’a théorisé. Cette vision ne permet pas de voir comment nos émotions elles-mêmes créent le marché. La valeur de la « marchandise émotionnelle » ne dépend ni de ses conditions de production, ni de sa rareté, ni de son utilité, mais de l’expérience émotionnelle qu’elle procure effectivement : le camp de vacances, la compilation musicale qui accompagne nos humeurs du jour, l’industrie du petit cadeau, le stage de méditation… Je propose une typologie de ces marchandises selon qu’elles ont trait aux atmosphères, aux relations, ou à la connaissance de soi. Par exemple, depuis les années 1980 ont émergé ces boutiques qui vendent des tasses, des photos, des peluches, sur lesquelles sont inscrits des messages adaptés à tous les affects (joie, chagrin, amour, déprime, bonheur évidemment…). Ces bazars d’objets vont de pair avec l’accentuation des célébrations familiales, amoureuses et amicales : les anniversaires, la fête des mères, la Saint-Valentin, les mariages… Loin de les menacer, la consommation les intensifie.

Quel est le rôle des technologies numériques dans ce marché ?

Ce chapitre manque en effet dans ma typologie parce qu’il mériterait sans doute un ouvrage à lui seul. L’Internet est bien sûr l’outil essentiel de production et de circulation des marchandises émotionnelles. Mais il n’est pas qu’un outil. Avec des moyens propres, il façonne fortement ce qu’on pourrait appeler la « subjectivité capitaliste ». Ce qui m’intéresse est de voir comment il fait de l’argent en attelant nos émotions. Nous les exprimons d’abord comme des objets étiquetés par des emojis, des Like, des # sur Twitter, lesquels sont vendus ensuite comme des données virales.

L’ambivalence, l’ambiguïté, le paradoxe sont des termes que vous utilisez fréquemment. Est-ce chez vous un goût pour la contradiction ou bien ce qui caractérise l’univers moral contemporain ?

C’est l’essence même de ma réflexion : la réalité sociale est intrinsèquement ambivalente et ma propre approche du réel l’est tout autant. Car nos sociétés néolibérales produisent des champs magnétiques d’idéaux qui agissent simultanément vers des pôles opposés : autonomie et protection, authenticité et conformité, contrôle de soi-même et expression de soi-même, etc. Mais l’intéressant est que l’individu moderne ne le vit pas du tout comme une contradiction. En effet, aujourd’hui, la définition de soi passe par une fusion du sujet et de l’objet. Le sujet ne peut plus se concevoir sans objets… au point de se prendre lui-même comme objet de consommation : le développement personnel repose sur une culture du moi « amélioré », dans laquelle le moi se produit et se consomme.

Risque-t-on de découvrir que, finalement, le moi n’existe pas ou que nos quêtes d’authenticité sont vouées à l’échec ?

En tout cas, les algorithmes sont un bon exemple de ce que serait une subjectivité vide ! Ils parviennent par le calcul à anticiper nos comportements sans avoir aucun élément sur ce que nous sommes psychologiquement. Nous assistons à une nouvelle façon d’imaginer le consommateur qui ne passe plus par la psychologie. Quant à l’authenticité, elle est effectivement au cœur de la crise actuelle du sujet, souvent traduite par la crise des identités. Mais elle est un vecteur très important de l’univers moral des modernes. L’idée de l’individu authentique naît avec Rousseau au XVIIIe siècle : il existe un soi authentique « à l’état naturel », subverti par la société et enfoui en-dessous d’elle. Plus tard, l’authenticité va devenir non plus la voix de la conscience morale mais l’expression de la vérité du moi – c’est le « moi véritable » théorisé par le psychanalyste Donald Winnicott. Le reconquérir est un signe de santé mentale. D’où l’énorme marché thérapeutique des marchandises émotionnelles dont nous venons de parler, qui est structuré autour de cette idée motrice. L’authenticité est devenue aussi une expérience performative. Par exemple, une rave techno où l’on se déchaîne sera vécue comme plus authentique qu’un concert classique écouté dans la concentration. L’idéal d’authenticité est un code qui organise nos décisions de vie et nos pratiques de consommation. C’est bien pourquoi le capitalisme donne le sentiment d’être indépassable, car il a su redéfinir la subjectivité elle-même, non pas en en dessinant autoritairement les normes, mais en s’insérant dans ce qui lui est le plus essentiel.

Faut-il alors dénoncer le discours sur l’authenticité comme… inauthentique ?

Je suis partagée là-dessus. L’authenticité est à la fois une valeur économique (les légumes bio, le diamant brut, le sac Prada, le Picasso authentiques sont plus chers) et une valeur morale (pouvoir nous définir nous-mêmes au-delà des définitions institutionnelles). C’est pour cela qu’elle est difficile à discuter. Lorsqu’il s’agit d’expériences émotionnelles, je crois que toute critique normative est inefficace : qui es-tu toi, le critique, pour me dire que mon projet de réa­lisation de moi-même est inauthentique s’il passe par des objets de consommation ? Car l’authenticité elle-même n’est pas une illusion. C’est une fiction sociale très puissante. C’est elle qui nous fait quitter un mariage pour une vie où on est plus soi-même, ou un travail dans lequel on joue un rôle – récemment, des salariés ont dénoncé dans leur entreprise le mensonge de la culture positive qui consiste à se montrer toujours motivé, heureux, souriant !

Que doivent vos travaux à votre navigation entre des identités multiples : française, juive, écrivant en anglais, vivant entre Israël, les États-Unis et la France… ?

Quoi qu’il en soit de leur biographie, les sociologues doivent assumer une position d’étrangeté à leur société. Mais si elle devient une pose, elle fait aussi dire des bêtises ! Les hasards de ma vie ont fait que j’ai toujours été étrangère, partout. Ma mobilité m’oblige à rendre explicites les « savoirs tacites » des sociétés que je traverse avec plus ou moins de familiarité. Ayant vécu et vivant dans plusieurs pays, je me suis souvent demandé où j’habitais. J’ai renoncé à choisir. Je fais travailler une culture contre l’autre, une identité contre l’autre. J’adore les kaléidoscopes parce qu’il suffit d’un tout petit mouvement pour qu’apparaisse une image différente. Penser, pour moi, consiste à donner ces petits mouvements pour déplacer les certitudes, pour voir de nouvelles images. À chaque fois que je change de pays, je modifie mon kaléidoscope intérieur.

Propos recueillis par CATHERINE PORTEVIN

Mon petit commentaire :

 

 

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