Le ciel disputé : la non-génuflexion, génie du judaïsme

J’avais décidé de ne plus aplanir, de ne pas tergiverser, ne plus être gentil, sans toutefois envenimer la discussion. Je dis alors, doucement, puis un peu plus fort en le répétant : « la Torah n’est pas au ciel »

Mon interlocuteur se tut, interloqué.

Il n’était, en effet, aucunement question de Torah, de Pentateuque, de religion, de ciel, mais plus simplement d’une discussion sur je ne sais plus exactement quoi, rieuse et sans nerfs, Sur un texte, trouvé en ligne, qu’on me lisait pour vilipender mon « opinion » (après que, comme à l’habitude, je rappelais qu’elle n’existait pas en soi, que toutes les opinions ne se valaient pas, y compris la mienne, malgré le relativisme ambiant et la certitude de ce que l’on suggère ou affirme constituerait une « pensée ». Bon, un leitmotiv pour ceux qui lisent ici.

Il a fallu que j’explique la controverse talmudique, cette Torah qui n’est plus au ciel. Un des plus sublimes concept dans le judaïsme, celui qui dessaisit le “Créateur”, et, mieux encore tente de “L’AIDER”...

C’est assez connu. Mais on ne sait jamais. On a le droit d’oublier

D’abord un extrait du Deutéronome (un livre du Pentateuque, de la Torah) où il est question de la révélation, la transmission de la Torah au peuple juif. Le peuple va la recevoir. Mais Dieu va s’en défaire. Tel est le sens du verset qui a inspiré le titre de notre exposé : « La Torah n’est pas dans le ciel » :

Elle n’est pas dans le ciel, pour que tu dises : « Qui montera pour nous au ciel et nous l’ira quérir, et nous la fera entendre afin que nous l’observions ? » […] Non, cette parole est tout près de toi : tu l’as dans la bouche et dans le cœur pour pouvoir l’observer. (Deut. XXX : 12, 14)

Puis une algarade reprise à la page 49 du traité Baba Metsia du Talmud babylonien.

Rabbi Eliézer est opposé à Rabbi Yehochoua dans une controverse (sur une question mineure qu’il est inutile de rapporter ici, elle concerne l’impureté rituelle).

Le débat est âpre.

Rabbi Eliézer donne son opinion, laquelle s’oppose à celle de la majorité.

La disputatio n’en finit plus, cris, et emportements.

Rabbi Yehochoua invoque deux miracles qui donnent raison à la majorité. Mais Rabbi Eliezer persiste..

Excédé, Yehochoua en appelle encore au Ciel, sollicitant un nouveau miracle qui viendrait conforter, par sa survenance, la thèse (majoritaire) qu’il défend.

Et c’est là qu’il entend, en réponse et au-dessus de la controverse, une voix céleste, rauque, caverneuse, supérieure. Elle donne raison à Rabbi Eliezer, le minoritaire.

Rabbi Yehochoua, lève les yeux et s’exclame, s’adressant, énervé peut-être, à la voix, que

« la Torah (la Loi) n’est pas au ciel » !

Affirmant ainsi, sans ambages, que la Loi et la manière avec laquelle elle doit être interprétée, tranchée, n’est pas une prérogative céleste, mais bel et bien humaine.

Et que, dès lors, si la majorité est du côté de Rabbi Yehochoua, contre Rabbi Eliézer, c’est la majorité qui l’emporte, voix céleste ou non !

Presque une rébellion, une semonce à l’endroit du Maitre de l’Univers.

Le Talmud, interprétant le verset précité de la Torah, donne alors le sens de cette formule : la Torah a déjà été donnée au Sinaï. Donnée aux hommes. Et le ciel n’a plus rien à voir avec elle, dans le millième de seconde qui suit ce don, les hommes seuls devant en faire ce qu’ils doivent en faire. Sans tenir compte d’une aide ou d’une interprétation céleste.

Et qu’au Sinaï, il avait été décidé que dans l’interprétation, la majorité devait l’emporter.

La Torah est l’affaire des hommes. Et elle peut être interprétée sans enfermement dans une vérité céleste, immuable, intangible, comme un texte gelé.

Cette citation a suscité des polémiques presque violentes dans le judaïsme. Notamment quand il s’agit de combattre les mouvements réformistes qui s’en emparent pour justifier une réforme de la Loi juive, de la halakha, pour la sortir d’une suprématie divine. Les mouvements orthodoxes, eux, ont tendance à rappeler qu’il ne s’agit que d’un texte haggadique, qui n’a pas force de loi et qu’on peut facilement lui opposer d’autres passages du Talmud qui le contrediraient.

L’on peut, si l’on veut approfondir le sujet et ne pas se laisser entrainer dans la facilité de la possibilité inextinguible de pouvoir tout faire ou réformer lire le bouquin du Rav Berkovits que j’ai dans ma bibliothèque justement titre “La Torah n’est pas au ciel”. Pour le résumer ” on peut certes adapter la Loi par moments mais l’on ne peut pas certainement pas la tordre dans tous les sens ou la réformer à sa guise”.
La halakha, Loi écrite d’abord, est difficile à fixer, son caractère extrêmement flou s’ajoute à l’existence d’une Loi orale elle-même aussi difficile à interpréter.

D’où les débats dans les débats des interprétations des commentaires d’interprétations.

Berkovits propose le bon sens (svara en hébreu). Il donne un exemple où le bon sens prévaut : si un individu s’oppose à la majorité, on doit normalement écouter la majorité. Mais « en de nombreuses occasions, ce principe n’a pas été suivi : l’opinion d’un individu a été acceptée contre celle du reste de ses collègues » (p. 28-29), comme dans Berakhote 37a, Yebamote 108a, Guittine 15a…
Il évoque ensuite ce qu’il nomme la « sagesse du faisable » et la possibilité d’introduire une nouvelle règle rabbinique (une takanah) qui est rappelée dans le Talmud (Baba Metsia 10a) comme celle qui interdit la bigamie pour les communautés ashkénazes

Pouvoir interpréter la Torah, dans le cadre fixé par Dieu, est une prérogative qui est elle aussi le monopole du peuple juif qui devient autant celui qui reçoit que celui qui AIDE le “Maitre de l’Univers” à faire que son monde avance.
C’est une Torah vivante qui évolue .

Cette notion “d’action pour le créateur” est essentielle dans le judaisme.

Il est encore dit qu’il « est temps d’agir pour Dieu », quand une situation est devenu de fait insupportable, ou dans des « lois de l’heure » (hora’at cha’a), qui rompent temporairement avec une loi dans un contexte bien précis (p. 117). Il rappelle alors la phrase de Rech Lakich, dans Men’ahote, 96 : « Parfois, l’abolition de la Torah est son fondement ». 

Il n’existe pas une seule religion, une seule philosophie où l’on entend que celui qui la fabrique et la donne à lire attend qu’on “l’aide” à la parfaire ou la réformer. Force du judaisme, qui se révèle aussi dans le “Tikkun Olam” (la réparation du monde, décrite par le Kabbaliste Isaac Louria), le créateur demandant aux humains de l’aider à réparer ce qu’il a lui même généré, l’éparpillement des étincelles, hors des vases dans lesquelles elles devaient de se lover, par la force qu’il a déployée, sans la la maitriser. Immensité de cette pensée du dialogue entre Hachem et le peuple qui répare.

Non, aucune autre religion ne se permet cette liberté, cette non-génuflexion. Et il est dommage que beaucoup de rabbins ne se souviennent pas de ce devoir d’aide, pour se soumettre à des préceptes peut-être désuets ou, pire, sans le moindre sens sinon celui de ce que le juif abhorre : la génuflexion, encore.

Donc, des milliers de lignes ont pu être écrites sur cette exclamation (« la Torah n’est pas au ciel »)

Elle sert les libéraux qui fondent l’évolution du texte, les non-libéraux qui font d’un texte majoritaire une Loi sans possibilité de transgression, les acteurs d’une transformation, ceux de la « réaction », au sens politique du terme.  

Au-delà de cette guerre fratricide, l’interprétation de cette exclamation talmudique, évidemment féconde peut toujours vous servir dans une réflexion, une discussion.

Toujours. En ce qu’elle donnent aux humains le dernier mot. On le répète à l’envi.

Essayez dès aujourd’hui. Vous constaterez la fécondité de sa convocation, comme disent les vieux sociologues. Essayez, la locution est un sésame dans la discussion.

Aucun dogme imposé par une force supérieure logée dans le ciel et qui demande de l’aide pour réparer ses erreurs dans la création. Ce paradoxe est inhérent au judaisme. Les Juifs l’oublient souvent en semant la terreur du “Chômer Chabbat”, celui qui observe à la lettre et au millimètre. Seul le pouvoir rabbinique qui n’assumé pas une Torah qui n’est plus au ciel génère la terreur qui n’a rien avoir avec la Loi qui se substitue à la foi.,,

MB.

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