le petit temps d’un voyage au Japon

Avertissement.

Lorsque, sur la terrasse de ma belle maison, envahie par un soleil délicieux, cette amie japonaise, un verre de Bandol rosé à la main, m’a posé la question de mes impressions de ce grand voyage dans son pays natal, je suis vite parti, très vite, la nuque un peu baissée, à la cave, chercher d’autres bouteilles. Évidemment que je ne voulais répondre. Le soleil était trop joyeux, il ne fallait le gâcher.

Tenace, elle est revenue à la charge. Les autres convives, déjà un peu éméchés, souriaient, ils savaient eux, pour avoir subi les diatribes attachées à ce petit temps japonais. Ils connaissaient l’affirmation clamée de mon incompréhension devant les dithyrambes de ceux qui en revenaient. Esbroufe, épate, charlatanisme chic, disais-je. Et pays ennuyeux.

Mais la politesse de l’hôte est une obligation. Je ne pouvais répondre à une Japonaise à ma table, pour lui dire que je n’aimais pas son pays.

Elle insista. J’ai bafouillé quelques mots sur la fatigue qui génère des impressions grises, des heures lourdes, au-delà des espaces dans lesquelles elles se meuvent. Un épuisement m’avait empêché de goûter, à sa juste mesure, sereinement, le pays, sa terre, son air.

Elle souriait et tout en me demandant de lui remplir son verre me somma de lui envoyer le petit texte que j’avais écrit dans l’avion du retour vers Paris et que j’avais fait lire à l’un de ceux, un traitre donc, qui se trouvait ici. Nous avons donc éclaté de rire.

Je lui ai envoyé mon texte. C’est celui qui suit. En lui précisant dans mon billet d’accompagnement que j’étais excessif, emporté par le clavier que je frappais toujours avec vigueur, qui m’entrainait plus loin que l’équilibre, que tous le savaient et qu’il fallait me pardonner. J’ai du ajouter que l’invective étant peut-être une dissimulation de l’absence de style, le camouflage d’un vide de la pensée, un excès donc qui ne faisait que remplir des pages, plus du côté de la fable rageuse, sans autre fondement que la volonté de remplir la page, hors de la réalité, juste dans un texte. Celui-ci était court, écrit le temps du voyage dans l’avion du retour, lequel, comme on le sait, est toujours terrifiant, tant il noue les poitrines et défait les plexus. J’ai encore dit que les retours bouleversent les corps et fait s’égarer les plumes et les claviers. Surtout en avion, au-dessus de la réalité.

Évidemment, elle n’en a pas cru un demi-mot. Sornettes, balivernes, billevesées. Elle avait raison. Elle a lu, m’a répondu et m’a juste demandé de refaire ce voyage avec elle et son époux. Et ni à Tokyo, ni à Kyoto, les deux villes de mon voyage. Dans son ile japonaise natale. Je ne sais plus laquelle.

Cet « avertissement » préfigure mes « impressions » de voyage. Je prie les Japonais de me pardonner.

Certains amis ou anciens amis, d’une gentillesse extrême, s’agissant du Japon et de l’insigne production du texte qui suit que j’ai écrit vraiment très rapidement, me disent que je me mens. Car prétendent-t-ils, mes photos, que je donne à voir entre ou après les mots manifestement injustes et souvent hargneux, démontreraient un amour de ce pays. Il faudrait aller voir « du côté de la psychanalyse du voyage » ajoutaient-ils. Je ne sais ce que c’est. Peut-être une sorte de « haine-amour » ou un concept de ce type qui erre dans les collèges et les mauvaises séries Netflix.

Évidemment qu’ils se trompent pour les images. Il y a loin entre la couleur, le cadrage, qui peuvent, facilement magnifier une image de rue, un paysage et le désir profond et sentimental, charnel d’un espace, d’un lieu dans lequel on est immergé avec joie. Une belle photo (et, pire, une « jolie » photo) peut, parfaitement, être prise d’un endroit qu’on n’apprécie pas. La composition et la maitrise de la technique photographique, y compris, évidemment, celle de retouche transforme un instant en un objet (l’image) qui conquiert sa propre autonomie, en se détachant de son propre sujet et de sa fabrication.

L’exception peut résider dans le portrait. Il est vrai que l’on ne photographie bien, dit-on, que ceux que l’on aime. Des malins ajoutent que non, c’est la personne photographiée qui vous aime et enlace votre objectif. Si l’on veut. Il est toujours utile de danser la valse avec toutes les magies qui ne demandent qu’à être chopées.

On constate que tout ceci ne veut rien dire. Juste des mots, pour me faire pardonner des Japonais, à la limite de la filouterie. Mais quand n’est-on pas filou ?

Bonne lecture.

En classe Premium dans l’A380, réunis par l’efficacité d’une hôtesse, après une séparation de courte durée, de trois ou quatre rangées, juste avant le décollage. L’enregistrement en ligne avait ignoré le couple et sa nécessaire proximité. Réservation trop tardive, nous a-t-on dit. Nous avons donc failli voyager séparés, ce qui aurait ajouté à la torture aérienne de ce trop long voyage. Je ne dors pas une minute dans un avion. Non par peur de ce mode de transport, mais plus simplement parce que je suis persuadé qu’il ne s’agit pas d’un espace où l’on dort.

L’inconfort est surprenant. Les sièges, malgré notre surclassement, ne sont pas moelleux. Comme s’ils étaient réservés aux fesses joufflues, que je ne possède pas. Une déformation professionnelle me fait évoquer un défaut de conception (peut-être des contraintes de fabrication, de poids des tissus et autres rembourrages non conformes à la commande).

Je ris de tout. On vole vers Tokyo. Enfin ce voyage au Printemps, plonger mes yeux fatigués dans les fleurs des arbres japonais, tenter d’approcher la modernité en marche, caresser l’universel du temps, le sens des choses, leur empire, évidemment. Mystérieux et merveilleux Japon, tous le disent, guides de papier et amis chers et sûrs.

Tous m’ont vanté le pays, convoquant Mishima, tenu parmi les trois ou quatre écrivains essentiels, presque juste après Proust disaient-ils. Et tous, encore, ont, évidemment, ironisé sur mes tablettes et autres appareils photo japonais en m’imaginant, là-bas, passer des heures dans les magasins d’accessoires digitaux.

J’ai laissé dire, pour l’électronique, tout en mentionnant que pour ce qui concerne Mishima, j’étais toujours méfiant de l’exotisme à l’œuvre dans le discours parisien qui frôle souvent le grand bavardage convenu, et que la mise en scène du drame de sa propre mort ou celle de la dramatisation de la vie tout court est chose trop facile à manier, surtout si l’on est un grand écrivain, qu’il fallait pas exagérer sur Mishima, qu’on avait en Europe (y compris la Russie donc) d’immenses littérateurs qui plongent magnifiquement dans les souterrains de l’âme et que « y’en avait marre » de « l’asianisme » englobant le bouddhisme qui collait désormais à la doxa dans la Capitale et son centre (Le Marais), qu’il valait mieux se poser sur la Grèce antique, le souci ensoleillé de soi, la bonne vie, et la Méditerranée de la civilita. Bref, mon petit terrorisme, légendaire, que j’assume, sans invite à la discussion, qui permet d’éviter l’inutile et les soubresauts des prétendues « opinions ».

Avion plein. Passagers sans surprise. Sourires fatigués, prêts à l’ennui, la télécommande de l’écran TV dans la main. Derrière nous, un couple qui fait connaissance. On sourit.

Nous choisissons un film et démarrons en phase après un compte à rebours, comme pour un décollage de fusée au Cap Canaveral. C’est une de mes inventions. Ça évite, lorsqu’on choisit le même film, la cassure et l’imbroglio provoqués par le regard sur l’écran de l’autre. On s’amuse comme on peut dans un avion ou dans l’écriture.

Film assez idiot, mal doublé en Français, mal joué et “téléphoné”, sans surprise : ” le Majordome“. Histoire lugubre d’un domestique à la Maison Blanche qui a donc côtoyé tous les Présidents, a vécu l’histoire de l’émancipation des noirs, a hésité, n’a pas compris le combat, a donné un fils à la patrie, mort au Vietnam, en a perdu un autre, fourvoyé dans le mouvement des Black Panthers. Du mélo contemporain, celui qui énerve les adolescents qui font semblant de haïr le romantisme. Obama a avoué avoir pleuré.

Bref, un long voyage, fatigant mais dans la nécessité et l’air des temps. Japon ou Tokyo : lieux obligés de passage, sauf à être à la traine dans les dîners mondains ou dans l’exposé de soi, nécessairement agrippé à tous les mouvements qui traversent la contemporanéité. Il est vrai que Shanghai vient désormais en concurrence dans la narration moderne et les récits superlatifs du gigantisme époustouflant, à l’œuvre dans notre planète, évidemment en ébullition incommensurable.

Moi, je jure pourtant n’y aller que pour jouir de la profusion des cerisiers en fleurs. Ce qui cloue le bec aux nombreux critiques de la mondialisation, lesquels, pessimistes de malheur, trouvent bêtement dans le béton, dans sa verticalité, l’écriture brouillonne et impérialiste d’un temps problématique et désolant au bord de l’écroulement total. Collapsologues de service qu’on peut aussi éviter.

Mais il faut un peu mentir, juste pour, encore, enrayer une vaine conversation. Le Japon semble fascinant, au- delà de ses arbres fruitiers ou miniaturisés, de son art floral ancestral, ou de ses geishas perdues.

Je ne parviens évidemment pas à trouver le sommeil et tente, simplement, de ne pas rouvrir les yeux. Tous dorment. Une hôtesse me sourit, ce qui me ravit. Je tente, à nouveau de fermer les yeux. Ce qui est la chose la plus fatigante quand on sait qu’on ne dormira pas.

Atterrissage dans le petit matin et traversée de l’Aéroport pour récupérer nos bagages.

Première déception. La modernité de Tokyo, tant vantée par tous, son extraordinaire luxe futuriste que nos amis décrivaient par les mêmes exclamations, les mêmes bras écartés pour signifier la démesure ne se révèle pas ici. Plutôt années 50, cet aéroport. Et la réelle propreté des lieux ne peut faire illusion ou opérer, par magie, une transformation structurelle, une rupture avec le déjà vu. Roissy est plus “moderne”. Kuala Lumpur aussi.

Bagages vite récupérés (les joies de la “Priority” attachée au surclassement) et un premier contact avec le Japon concret lors de l’achat de nos billets de train pour le Centre-ville, trop loin de l’Aéroport pour un taxi.

Et un premier choc : la vendeuse de billets ne parle pas anglais. Notre accent, absolument impeccable qu’on tente néanmoins de simplifier, et même d’infantiliser, n’y est pour rien. Elle ne comprend pas et nous répond en japonais, sans même s’interroger sur cette inutilité.

Mais elle est absolument gentille, tente d’obtenir de l’aide de sa voisine vendeuse de billets de limousine, y parvient, nous indique la marche à suivre pour rejoindre notre Hôtel, par onomatopées et grands cercles tracés, sans fougue, très calmement, au stylo rouge, sur une carte illisible et improbable du réseau ferré tokyoïte.

Nous finissons par comprendre qu’elle nous indique une station de métro proche de notre hôtel dont elle avait noté l’adresse. Mais nous n’avions posé la question que du nom de la station centrale d’arrivée à Tokyo, le train continuant sa route après la capitale. Grands sourires, grands mercis. Les Anglais derrière nous dans la queue commençaient à s’impatienter.

Train pour Tokyo. Une heure de trajet. Les wagons frôlent les petits immeubles en béton grisâtre de la grande banlieue. De temps à autre un ilot de maisons de bois sali, des parkings résolument vides et, inopinément, des rizières presque arides, tachées d’un vert parcimonieux et pâle.

Au loin, on devine les usines ou des bureaux. Pas de cerisiers en fleurs, ni temples mystérieux. Et encore moins des buildings nord-américains qui remplissent les pages des guides de papier ou les sites en ligne. Le train est de banlieue, étroit, wagons quelconques et banquettes dures. Les rares passagers ne nous sourient même pas.

Nous restons dans le silence, signe d’absence de collusion avec les lieux, de recul interrogatif. D’emblée, je me pose la question de savoir si j’aime ce territoire. Ce qui un mauvais présage.

J’ose l’évidence et tente de nous rassurer. En rappelant que nous sommes en banlieue, que le japonais qui prend le RER de Roissy et passe par Gonesse ou Saint-Denis, pour rejoindre la magnifique capitale, doit avoir la même impression. Il est vrai que nous sommes assez fatigués. Ce qui, certainement, perturbe l’appréciation et l’engouement. C’est, en tous cas, ce que je me dis dans ce train pas très joyeux.

Gare centrale de Tokyo. La foule. Dense comme dans les images mythiques du pays, pressée et calme en même temps. Personne ne flâne ou ne regarde l’autre. Et beaucoup dans les queues devant les innombrables boutiques de nourriture, le nez dans leur téléphone, corps droit mais tête baissée sur leur écran tactile, à tapoter, à jouer certainement. La photo serait facile. Je n’ose sortir mon appareil.

Nous cherchons une sortie “Taxis”. Aucune indication, ou du moins rien dans une langue occidentale. Il est dommage que ce peuple dont l’idéogramme est une représentation graphique de son objet n’ait pas truffé les murs de ses gares de signifiants en image. Par exemple, celui du taxi avec voiture et casquette de chauffeurs ou de gants blancs. 

Je ne dis rien certain d’une réaction immédiate sur l’esprit colonial donneur de leçons qui traverserait plusieurs de mes affirmations péremptoires.

Nous trouvons difficilement la sortie après quelques tentatives vaines, de la recherche de l’aide de quelques voyageurs, pourtant en costume noir et cravate, l’uniforme – nous disons-nous inconsciemment – de ceux qui comprennent quelques mots simples d’anglais. Nous nous trompions. Mais quelle est donc leur deuxième langue au Collège ? Le chinois ? Il faudra qu’on se renseigne.

Traversée de Tokyo en taxi. Le chauffeur, effectivement porteur de gants blancs, mais sans casquette, est évidemment muet. Bien sûr. Il ne connaît pas un seul mot d’anglais. Même « hôtel », semble-t-il. Mais peut-être prononçons nous très mal l’anglais, nonobstant notre application, notamment pour le « h » aspiré ?

Le chauffeur est vieux (on dira plus tard à quel point les chauffeurs de taxi sont, dans ce pays, vieux et, malgré cela, inefficaces).

C’est à cet instant même, je m’en souviens parfaitement, je commence à comparer bêtement, comme on ne peut s’en empêcher, tout en regardant par la fenêtre les vieux immeubles souvent décrépis qui entourent des centaines de supérettes, des “Lawson”, des “Family Mart », dont l’enseigne n’est pas, curieusement, en japonais et qui, nécessairement, attirent l’œil des étrangers désemparés.

Je compare, en effet, même si ce n’est pas correct, le chauffeur de taxi européen et celui qui nous mène, sans dire un mot et la nuque roide, à notre hôtel. 

Dans les voyages, souvent, le premier contact avec le pays est celui avec les chauffeurs. Premier contact qui peut configurer l’humeur de tout un séjour, embellie, policée, lyrique, triste ou dithyrambique.

Les rides joyeuses du chauffeur qui s’entraîne à la conversation avec l’étranger lequel se vante de comprendre, en répondant d’un air entendu par des onomatopées à la frontière de la langue, en provoquant l’admiration de sa compagne, effacent quelquefois (presque toujours en Europe) la fatigue du voyage ou l’énervement des attentes devant un tourniquet, lorsque, anxieux par la distance qui nous sépare de notre lieu, nous sommes persuadés que notre valise n’arrivera jamais. Bref, un premier contact qui en est un.

Ici, au Japon, rien. Du néant dans l’espace, plein comme un mur et qui ne laisse rien passer. Entre les êtres un no man´s land, une distance qui n’est pas celle des étrangers. Les hommes sont comme garrotés, ligotés, dans leurs corps, sans sortie ni respiration dans l’autre, du moins l’étranger. Nous sentons que nous ne sommes personne, peut-être rien. Ce qui nous glace, nous pétrifie, en ajoutant à notre étrangéité, patente dans cette autre foule.

Je commence à me demander si ces corps japonais qui se courbent à plusieurs reprises pour saluer ou remercier ne viennent pas compenser cette rigidité intellectuelle qui réduit l’individu à sa fonction, sans âme, ni potentialité de l’euphorie. Si, en réalité la politesse n’est pas celle d’une marionnette androïde, d’un mécanisme bien huilé qui a le double effet de donner d’abord de la souplesse à un corps mortifère, puis d’offrir l’illusion du respect de l’autre, cependant constitué plus en objet de rite qu’en un autre, vecteur de réelle attention.

Loin, en tous cas, du minimum d’empathie joyeuse et déridée, tout autant socialisée, mais qui génère dans le nôtre (le rite) le sens immédiat, sans sauts dans la tradition, la compréhension, bref dans la théorie froide du préalable explicatif qui tourne le dos au spontané. Un rire est un rire et son éclat fabrique l’instant, sans qu’il ne recherche son histoire, son attribut, sa place dans la structure des comportements, son intelligibilité.

J’ai honte de mes pensées presque hiérarchiques dans le jugement et me dis que la fatigue m’amène à me tromper, à m’éloigner de mon voyage, emporté par un djinn oriental, un frisson de souvenir de Carthage, un soleil d’Ile de France.

Beaucoup ont sûrement raison lorsqu’ils fustigent mes jugements à l’emporte-pièce, lesquels selon les mêmes contrarieraient l’utilité de mes lectures philosophiques. Mais je ne réponds pas, comme je devrais le faire qu’ils confondent sagesse grecque et philosophie, ladite sagesse supposant une éthique qui devrait être d’’application immédiate, concrète, fructueuse, dans une sorte de remplissage intelligent et grandiose des instants qui s’écoulent. Sans comprendre que sans le répit de la banalité et l’idiotie, la vie serait infernale. Bref, l’enfer du carré sage prétendument grec. Qui n’est pas la philosophie et a tendance à frôler désormais le « développement personnel », dont les escrocs en Cabinet se sont emparés pour tenter de constituer une fortune sur le dos des désemparés.

Pour éviter l’engagement d’une conversation de ce type, je tente l’ironie facile, celle que je sais lourde et inopportune. Je m’interroge (le chauffeur ne peut comprendre le français) sur le fait de savoir si les courbettes japonaises ne seraient pas une modalité de ce que prône Emmanuel Levinas, philosophe chéri des Parisiens qui ne le comprennent même pas, vous savez, cet inventeur de l’individu constitué dans le respect du visage d’autrui, les yeux de l’autre comme fabrication de soi.

Pour aller vers notre hôtel, l’on doit traverser des arrondissements peu reluisants, tristes à souhait, comme des banlieues de Berlin-Est, presque sordides. Et toujours des supérettes. Et toujours pas de buildings du style de ceux que nous a montré le film de la fille de Francis Coppola qui a beaucoup fait pour le tourisme japonais et la réputation du Park Hyatt, hôtel de Tokyo dont le bar dominait une ville, haute et illuminée, qui écrasait New York. « Lost in translation ». C’est le titre du film de la fille Coppola. Excellent film, à la réflexion pas très loin de mes lignes.

Mais, soit. Il n’y a pas qu’un Tokyo et la beauté urbaine est toute relative. Il nous faut nous détacher des images collantes et sempiternelles, effacer de notre cerveau, embrumé par les heures sans sommeil et la longue fatigue aérienne, tous ces mythes et couvertures de guides. Je jure d’en faire un leitmotiv pendant ce voyage, tout en sachant que, comme à l’habitude, je ne tiendrai pas cette sage parole.

Et puis, me dis-je, combien de fois avons-nous loué et vanté, l’incroyable laideur et la désorganisation urbaine de certaines villes espagnoles, sans recherche d’esthétisme ou de beauté romantique. Des constructions de barres ignobles au bord des autoroutes, qui dominent néanmoins la mer que l’on veut centrale et qui amène le regard, le détourne malicieusement ou des condominiums sans charme, de fausses villas, rapidement délabrées, au bord des fleuves que bordent pourtant, comme pour les dissiper, des châteaux fabuleux.

Ou encore des quartiers de béton et de crépi, où foisonnent les maisons jamais terminées mais que vient embellir un bar exubérant à la façade colorée et criarde, où le vin sec de Jerez coule à flot et le jambon se donne par milliers de fines tranches, pulpeuses sous une langue étonnée.

Nous disions que ces européens qui savaient parfaitement le beau pouvaient justement ne pas en faire un quotidien, justement parce qu’ils savaient.

Alors, critiquer la laideur des villes ou des endroits japonais était manifestement faire preuve de ce petit colonialisme inconscient qui gouverne l’âme des voyageurs européens et dont l’on m’affuble allègrement, même si on ajoute, gentiment que je n’ai peut-être pas tort. Peut-être de peur que je ne me fâche.

Donc, la traversée d’un Tokyo absolument inintéressant, attristant, qui déconstruit autant les images ancrées que les certitudes d’une esthétique urbaine. Et l’œil qui saute des immeubles quelconques à l’écran d’affichage du prix de la course, juste pour savoir si la cherté de la vie japonaise s’avère être une réalité (mais c’est encore un mythe censé, à Paris, époustoufler le benêt), un peu inquiets peut-être par le temps d’un trajet qui n’en finit plus.

L’hôtel est assez excentré mais donne sur un jardin fameux que domine un temple de carte postale. C’est dimanche. Les tokyoïtes y viennent flâner et les jeunes fiancées en kimono s’y rendent en famille pour des photos nécessaires.

Nous commençons à nous interroger sur l’efficacité des Japonais, manifestement entravée tant par la police de leur comportement, sans air, sans la potentialité d’une déviation qui doit enterrer l’intelligence idoine ou propice, celle de l’anticipation, que par leur anglais inexistant ou approximatif, sans tentative de l’imagination de l’instant ou des mots qui suivent.

Assis, à attendre qu’on veuille bien nous demander de venir subir la non-communication, nous rions, peut-être nerveusement. Nous rions de nos critiques incongrues. Mais j’insiste néanmoins et n’en démords pas : il s’agit bien d’une absence totale d’anticipation, donc d’imagination.

La critique est rude, mais je me dois de développer.

Il s’agit bien d’anticipation. Mes premières heures avec les japonais m’ont convaincu qu’à l’inverse des autres peuples, et pas uniquement les européens, le japonais « public », le seul que nous connaissons, s’enferme dans ce qu’il a pu (mal) apprendre, sans tenter de comprendre la situation, la question, le problème ou l’éventuelle difficulté. Et sans adapter son discours à celui qu’il entend, pour dévier de la réponse rectiligne qui glace son esprit, paralyse ses sens, et j’ose le dire, altère son intelligence.

Je me suis surpris, pendant ce séjour, et j’y reviendrai, à les traiter d’idiots patentés, que l’histoire ou l’éthique n’excusent pas, notamment lorsque le matin, au téléphone, nous commandions, très distinctement, dans un anglais à leur portée, un petit-déjeuner avec café, jus d’orange et toasts et que nous n’obtenions comme seule réponse, non pas une approbation satisfaite de notre clarté sans failles, mais plusieurs énervantes questions sur ce que nous voulions. Coffee or tea ? Pineapple juice or orange juice? Bakery or toasts?

Je lançais furieusement le téléphone sur le lit, furieux d’une mauvaise humeur dans un réveil difficile qui allait gâcher un matin pourtant de ciel bleu, si l’on en croyait la météo ou les rayons qui venaient illuminer nos draps blancs et soyeux et qui devaient ravir les fleurs qui embellissaient le vieux bois précieux et noble des temples ancestraux.

Nous sommes donc dans le hall de l’hôtel et impatients de rejoindre notre chambre, décrite par le site de réservation en ligne et les voyageurs abonnés de « Tripadvisor » comme “magnifique”. Située dans les étages “nobles”, « exécutive », elle donne sur le jardin et le temple. Cinq nuits de rêve annoncé.

Une file pour le check out, une autre pour le check in, une invitation ferme à nous asseoir pendant l’attente. On nous appellera pour les formalités d’entrée. Dès qu’un préposé sera disponible. Je ne veux m’asseoir et préfère errer dans le hall, comme toujours, pour m’imprégner des lieux. Ce qui surprend et semble contrarier le préposé aux files d’attente, lequel guette les taxis, pour leur demander d’un geste autoritaire d’approcher, et toujours en action pour ouvrir les portes d’entrée, en poussant celles qui tournent. Mais je ne juge pas. Dans tous les hôtels, ce genre de robots existent. L’on constate ici mon objectivité.

Au comptoir, le préposé aux check in, très aimable, à l’anglais primaire et économe nous rappelle poliment l’heure contractuelle de l’occupation de la chambre.

Non, nous n’acceptons pas la mise à disposition de notre chambre dans près de quatre heures. Nous sommes épuisés. Je fixe les yeux du réceptionniste, croisant mes bras et les posant avec une conviction assurée sur le comptoir, devant son buste droit.

L’agent hôtelier, certainement surpris par tant de certitude comprend notre insistance à écarter la convention, téléphone l’on ne sait à qui, semble désemparé. Il ne s’agit pourtant que d’un aménagement classique que tous les hôteliers comprennent. Et je n’ai aucun scrupule à imposer cet écart, l’irrespect n’étant aucunement de mise dans cette exigence. Il s’agit simplement de ne pas subir lorsque cela est possible. En réalité, lorsque la chambre est prête ou presque, ce qui, j’en suis certain, doit être le cas.

Notre témérité, exacerbée par une fatigue, laquelle – le préposé en est convaincu – pourrait provoquer un mécontentement inconcevable ou même une agressivité de mauvais aloi d’occidentaux mal lunés dans un hall d’hôtel de luxe, est payante.

Nous gagnons donc deux heures sur les quatre annoncées et partons nous promener dans les jardins, parmi les plus beaux de Tokyo vantait encore le site en ligne de réservation.

J’avoue ne pas avoir été bouleversé par ce jardin garrotté, ligoté, policé (encore ces mots). Et je note, bien sûr, la mine dépitée, presque énervée, l’absence de fleurs que nous étions pourtant venus admirer dans le fabuleux printemps japonais que tous vantent à grands cris d’émerveillement.

En réalité, il faut lire les guides avant de partir, sans s’arrêter à leurs photos. La fameuse saison des cerisiers en fleurs, au Japon, ne dure qu’une semaine, fin février.

J’ose éclater de rire lorsque je le découvre, au hasard d’une lecture, pendant le déjeuner au restaurant de notre hôtel devant un riz insipide dans lequel s’éparpillent quelques crevettes assez sèches.

Nos premières heures au Japon nous révèlent donc ce que nous ne pouvions imaginer : rien n’est simple dans ce pays décrit par tous comme celui de la Grande Modernité. Distributeurs automatiques de billets défaillants, difficulté d’un paiement par carte de crédit, communication impossible, inintelligence crispante des situations, inefficacité radicale. Et toute cette impéritie agrémentée de courbettes énervantes et de salamalecs exaspérants.

L’heure de rejoindre notre chambre est arrivé. Je passe sur l’incident de paiement au restaurant de l’hôtel, nos cartes de crédit, pourtant internationalement adéquates, ne répondant pas à la machine, laquelle n’est même pas portative (il faut se lever pour payer). Après plusieurs essais, nous proposons l’entrée manuelle de tous les chiffres, ce qui fonctionne effectivement, au grand étonnement de tous les serveurs et maîtres d’hôtel venus à la rescousse. Moderne le Japon ?

La chambre est effectivement belle, même si le mobilier est un peu désuet et aurait pu, aisément, être remplacé par un autre, peut-être un peu plus japonais. Comme sur la photo, elle donne sur le temple mille fois photographié, au milieu du jardin vert et sans fleurs, encore plus ramassé et encadré vu de haut.

Bain chaud, repos, lecture des guides, discussions sur nos premières impressions, enveloppés dans nos blancs peignoirs.

Le crépuscule nous ligote les membres, tendus et épuisés, et le sommeil nous tend des pièges. Les tempes grondent contre l’éveil forcé.

Non, il ne faut pas dormir, ne pas rater la soirée et surtout un lendemain d’immense fatigue après un réveil dans la nuit, à attendre, comme le malade proustien des premières pages de la Recherche, un premier rayon de soleil qui délivre du noir mais nous révèle notre épuisement.

Non, il faut vite s’habiller, sortir, prendre l’air du début de la nuit, le laisser nous surprendre et nous revigorer.

Mais, dans les voyages et leur fatigue, seule la sublimation, au premier sens du terme, celle de la perception d’un universel, l’ambiance ou le beau, sauve les âmes lourdes et perdues du voyageur, enfant désemparé, presque en pension de province, loin de la maison familiale, et qui peut passer de nombreuses heures à chercher ses marques, à regretter, mais sans le clamer, son lieu. Celui de sa chaleur intime, celle qui caresse, comme une bouillotte sous la plante des pieds, les premières heures de la conscience.

Ceux qui verrait dans ces digressions sur les âmes presque noires des voyageurs à la recherche de leur chaude intimité, l’aveu d’un humain qui ne l’est pas, voyageur, se trompent lourdement, j’en suis sûr.

Le voyageur sans peurs ni regrets, celui qui, dans une addiction douteuse, s’éloigne constamment de son centre pour errer dans le monde, en jouissant de ce qu’il nomme la découverte permanente est au mieux un être perdu sur terre, au pire un faiseur, né pour épater les dames en tailleur Chanel et même les jeunes filles aux jeans troués ivres d’une aventure permanente, enjolivée jusque dans la poussière des chemins de grande sierra.

Les autres, ceux qui voyagent sincèrement, juste pour casser leur temps et leur espace et trouver le sacro-saint plaisir du dépaysement sont toujours, plus ou moins, dans la fatigue de la peur des terres lointaines qui deviennent vite angoissants lorsque le verre de bon vin ou la belle boiserie d’un bar ne vient pas, immédiatement, anéantir l’espace.

Je crains le pire lorsque cette pensée idiote m’envahit.

Première soirée dans Tokyo. Nous avons choisi l’emblématique quartier de Shinjuku, quartier animé, rues de néons de Kabukicho. Images colorées et illuminées dans les guides.

Le chauffeur de taxi qui nous mène au centre du quartier, sur indication d’un chasseur de l’hôtel presque efficace, ne dit rien, évidemment. Nous commençons à être habitués. Mais alors que nous tentons, toujours dans un anglais que nous tentons bêtement de simplifier, de savoir s’il a bien compris que nous allions dans le quartier précité et que nous voulons être dans son centre animé, nous l’entendons, derrière la mini-vitre, nous répondre dans un français certes approximatif et avec un accent inédit :

– Bien compris. Au centre. Vous, de Paris ?

Nous hurlons presque : vous parlez français ? Ou avez-vous appris ? Merveilleux !

Nous le voyons sourire, il ne nous répond pas. Puis il sort deux ou trois mots du style « pas compris », « no parler well ». Il est très sympathique.

Il nous largue dans une avenue bordée de néons aux couleurs très criardes, en nous souhaitant une « bonne soir ».

Nous sommes ravis de la course et je pense aux chauffeurs de taxis européens et m’en veux, encore.

Nous sommes enfin dans Tokyo et je me dis, mais juste pour, plus tard, être convaincu de l’exact contraire, que nous avons choisi un hôtel trop excentré, qu’il fallait être là, au centre évidemment.

Ca y est, c’est Tokyo, sa modernité, ses jeunes, ses filles aux cheveux colorés, blondes ou rousses, ses adolescents en capuche de banlieue parisiennes, ses employés de bureau en costume sombre-chemise-blanche-cravate, une serviette en simili cuir noir à la main, ses immeubles avides d’occident, de verticalité exemplaire emballés dans des néons rectilignes qui collent, dans une géométrie sans failles, à toutes les façades, ses restaurants trop incompréhensibles,  ses magasins à la trop forte lumière, crue et sans sollicitude, ses avenues interminables, ses trottoirs surchargés. Et encore la foule, qui avance sans errer, dans une marche infinie, assurément, l’on ne sait vers où, toujours rapidement, sans nervosité, droite, alignée, progressant dans le flot, sans flâner ni vadrouiller. La foule en action.

Nous marchons, sans flâner, comme tous, mais je photographie.

Nous cherchons un distributeur de billets. Nous n’avons pas un sou japonais. Et même si nos cartes de crédit sont sûrement acceptées un peu partout, nous sommes assez inquiets de leur dysfonctionnement déjà curieusement expérimenté à l’hôtel ou encore de l’impossibilité d’en user pour une simple bière japonaise, parait-il toujours délicieuse et fraiche.

Nous apercevons un homme en uniforme marron, certainement un policier municipal. Nous cherchons un « ATM », lui dit-on, vraiment très distinctement. Il ne s’agit que trois lettres et il devrait comprendre. Ni verbe, ni adjectif, ni langue à vrai dire, juste un sigle.

Fantastique : il comprend, un de ses collègues le rejoint (il ne s’agissait pas d’un policier mais certainement d’un préposé en uniforme de l’on ne sait quelle entreprise, sans révolver ni gourdin, juste un insigne, peut-être un avion ou une abeille, sur le revers d’une veste aux boutons dorés), et il nous demande de les suivre, ce que nous faisons avec empressement et reconnaissance.

Nous entrons dans un de ces immeubles de grande hauteur où foisonnent petits et grands magasins, restaurants en étage, banques et bureaux. Nous sommes devant un ATM après une course de plusieurs minutes dans les dédales de cette sorte de centre commercial, trop illuminé. Nous les remercions très vivement. Déjà nos amis parisiens nous l’avaient précisé : les Japonais accompagnent jusqu’à l’endroit cherché lorsqu’on leur demande notre chemin. Nous venons de le constater avec ravissement.

Pour tester la fatigue ou l’humeur, je lance, de biais, une petite phrase narquoise sur l’explication de cette pratique bizarre que tous placent dans l’extrême gentillesse du peuple japonais et que j’interprète à cet instant, comme un succédané de leur méconnaissance radicale de la moindre langue qui leur aurait permis de nous indiquer une marche à suivre.

J’éclate de rire, pour ne pas m’énerver et gâcher la soirée, lorsqu’après plusieurs tentatives, appels à l’aide physique du voisin dans la queue de l’ATM qui va, tout aussi gentiment, s’escrimer en vain sur la machine à billets, nous constatons que malgré l’indication de « VISA », en long, en large et en travers, ça ne fonctionne pas. Notre carte délicieusement avalée dans la fente ne fait que ressortir prestement, une voix, presque de geisha, qui dit l’on ne sait quoi, accompagnant cette affreuse sortie mécanique. Japon moderne. Je pense fortement à l’Espagne et ses milliards d’ATM, jusque dans les plus petits villages et desquels les billets sortent à flot, à la moindre demande, presque immédiatement lorsque l’on s’approche d’elles.

Mais je ne m’énerve pas. Il ne s’agit pas de dénigrer et de perdre son sens de l’humour, ou plus simplement celui de la compréhension de la relativité des instants dont seul le dernier mérite, si l’on ose dire, qu’on s’y arrête. C’est ce que je me dis.

Nous renonçons donc à l’apéritif simple (la bière) dans un bar sympathique, qu’à vrai dire, nous ne voyons pas.

Nous avons faim. Trop de restaurants et l’on ne sait lequel choisir.

Sur un trottoir d’une rue adjacente à l’avenue principale, un homme entre deux âges, tenant un vélo à la main, un sac à dos de couleur kaki sur le guidon rouillé, cheveux longs et mal peignés, sourires ballots et niais nous aborde, pour nous demander dans un anglais incompréhensible, fabriqué par les sept mots qu’il doit connaître, d’où nous venons. Je ne réponds pas. Je hais ces rencontres clochardes et ne demande jamais quel est le meilleur restaurant dans la rue qui en comporte des dizaines. Il nous dit sûrement, par de grands gestes, que le restaurant d’en face est le meilleur.

Je marmonne des mots d’argot que le cycliste ne peut comprendre, et nous défais, par une marche rapide et nerveuse, de cet hurluberlu qui vient de sortir naturellement une canette de bière de son sac à dos.

Je crains le pire pour la soirée, le “respect de l’autre” et la nécessité de la communication, que prétendument, l’on se doit de s’imposer, pouvant nous entraîner dans des gouffres d’ennuis ou des nuits sans fins, lorsque le passant autochtone, qui ne faisait qu’être poli ou mielleux, croit devenir respecté et intéressant par le beau sourire qu’il confond avec une disponibilité imprévue. Il se considère alors, immédiatement, adopté, et même nécessaire, et se fait ainsi à cette mauvaise idée de nous accompagner au-delà des trottoirs, bref de nous coller aux basques.

C’est exactement ici que celui ou celle nous lit et qui avait déjà quelques doutes sur notre comportement de voyageur insuffisamment ouvert, trop comparatif et insolemment hiérarchique, lève les yeux de la page et se dit : ils se plaignent de la non-communication mais l’écartent dès qu’elle se présente. Ce sont des solitaires, des casaniers, et même des menteurs. Ils ne savent pas voyager ! Et ils concluent impérialement : Le voyage n’est pas qu’une vision photographique ou impressionniste. Il est aussi communication !

Notre lecteur se trompe : nous sommes des voyageurs. Vrais ? C’est une autre histoire. En tous cas de ceux qui prennent un vrai plaisir dans le voyage, et pas uniquement dans les contrées lointaines dans des endroits aux noms exotiques ou mystérieux qui sonnent très bien dans la bouche des illusionnistes urbains qui tentent de traîner dans de petites fêtes du samedi soir.

Dans le petit café d’une proche province, au bar, près de grincheux de service ou d’intellectuels en vadrouille désespérée, nous sommes dans le voyage, jaugeant, scrutant les différences avec nos lieux, souriant à ceux qui attendent un regard, découvrant une vérité enfouie dans le geste d’un habitant ou dans un mur de vieille église. Dépaysés, heureux de l’être, certains que du vrai se tapît là où nous sommes. Silencieux dans nos retours.

Mais des voyageurs dans l’anti-naïveté, détestant les nécessités et les convenances correctes de celui de pacotille qui n’est plus lui, prétend se donner à la région, au pays visité, offrant son âme, sans compter. Pas de ceux -pensons-nous- qui affrontent, implacablement, les marches forcées du tourisme de guide, au carré du meilleur dans le lieu investi, décrit inexorablement pour sa magnificence, mille fois photographié. En tous cas, pas de ceux qui qui prétendent enfouir dans leur voyage obligé leur propre caractère, qui peut être de cochon, et qu’ils laissent dans leur pays natal, s’aliénant dans la facilité de l’empathie ou de la compassion.

Et dans le Michelin vert qui tient de bible nécessairement aride, en phase avec un voyage donateur aux gens du pays, obligatoirement souriant et plein d’amour.

Nous, je le crois, nous sommes vraiment nous. Avec nos tares, y compris celle de la recherche de notre solitude dans le voyage lointain.

Et moi, peut-être un petit peu plus que d’autres, dans l’horreur de l’empathie obligée. Celle qui fait l’autre tellement semblable qu’elle en arrive ainsi à le nier, et même à l’éviter. Ou pire à éviter de se présenter. L’empathie est l’armure du peureux de soi.

Donc, pas d’intrus accepté uniquement parce qu’il est du coin, ou par réflexe sympathique.

Ce n’est pas communiquer que d’accepter la potentielle idiotie, ou l’antipathie qui ne sont pas l’apanage de ceux qui vivent à nos côtés ou dans nos immeubles mais qui peuvent se terrer dans un habitant de terre lointaine, arpentant les trottoirs d’une ville de néons. L’étranger ou l’autochtone ne sont pas nécessairement géniaux.

Il est temps, après ces petites déviations, peut-être pas très convaincantes, de revenir dans notre rue adjacente à la trop grande artère pleine de néons du quartier dans lequel nous cherchions un restaurant agréable, évidemment excellent.

Le pré-clochard a été laissé sur place.

D’un pas ferme sinon assuré, nous entrons dans un restaurant, peut-être un peu trop vite. Mais nous avons faim et soif et sommes curieusement persuadés qu’un premier soir dans un pays doit laisser venir l’inédit, le hasard, sans rechercher dans un guide l’idée de l’idée d’une belle soirée dans un restaurant primé et un bar inouï, magnifiquement décrit et vanté en première page de Tokyo-Shinjuku » dans le “Lonely Planet”, le guide de tous les voyageurs qui prennent l’avion.

Nous avions tort. Il faut évidemment se méfier des déviations prétendument pensées et préférer les idées reçues, fainéantes ou passéistes, toujours à notre portée.

Ainsi, au moment relaté, il aurait mieux valu se fier à un guide de papier, un concierge d’hôtel ou encore à un chauffeur de taxi (cette dernière proposition étant ici écrite pour la forme, eu égard à l’impossibilité de communication avec les vieux hommes silencieux aux gants blancs).

Nous nous installons. La salle est pleine, très éclairée, mais nous le savions quand nous sommes entrés et je ne ferai pas ici l’esbroufeur en citant « l’éloge de l’ombre », le fameux livre  de Tanizaki, conseillé avant notre départ par une merveilleuse amie prétendue, et qui partant en guerre contre l’occident, vante, à vrai dire assez joliment, la fabrication de l’ombre dans les lieux publics ou intimes, par des japonais dont le raffinement est, nous dit l’auteur, exclusif de la cruauté de la blanche lumière, apanage de l’occident et révélateur de sa brutalité sans failles ni codes.

Je m’en tiens donc au repas et à l’ambiance, peut-être un peu contrit par l’effacement des mots, d’avance gommés et certainement faciles, que j’aurai pu écrire, à l’instar de ceux clamés par ce Tanizaki, sur cette lumière blafarde et sans nuances. Elle faisait, en tous cas, ressortir les imperfections de la peau des adolescentes japonaises blondes qui se trouvaient devant nous, l’acné étant décidément international et égalitaire.

Mais je reviendrai, sûrement si ce vol du retour qui m’a permis insomnie et écriture, est aussi long qu’on le dit, sur le livre de ce japonais, porteur criard et désabusé de la haine de l’occidentalisation effrénée de son pays, en marche à son époque.

On vous l’assure, notre premier dîner au Japon ne fut pas des plus mémorables. Sushis de grande banalité, peut-être moins goûteux que ceux de notre Japonais du 17ème et trop gras tempuras, mot culinaire magique, à la consonance curieusement latine et, partant, envoûtante, largement employé dans les descriptions de la gastronomie japonaise, considérée comme exceptionnelle dans les inévitables guides déjà cités. Il s’agit pour ceux qui ne savent pas de beignets, de pâte à frire, en principe très légère qui entourent toutes sortes d’ingrédients, légumes et poissons. Le mot sonne trop bien et même très chic, et peut impressionner lorsqu’il est placé dans un panégyrique bien construit et non endiablé d’un prétendu amoureux du Japon.

Nonobstant le décor, assez proche d’un self-service parisien des années 60 (blanc un peu délavé, contreplaqué clair et formica, les murs tapissés d’horribles photos mettant en scène les plats principaux), nous tentons d’être de très bonne humeur et qu’on va « excellemment » manger.

Un serveur, peut-être le gérant, bizarrement assez obèse et presque moustachu, vient vers nous, nous installe, sans dire un mot. On suppose qu’il n’en connait pas un seul en anglais, mais on commence à s’y faire. Par un signe approprié et une onomatopée compréhensible, il nous demande ce que nous voulons boire, puis nous laisse.

On ne comprend que bien plus tard, lorsque la faim provoquant les frémissements d’un premier énervement certainement inapproprié, l’on appelle, à grands renforts de mains levées, une serveuse qui était passée des milliers de fois devant nous, en nous souriant mais sans nous proposer la carte.

Elle nous montre, très gentiment, un appareil assez vieillot et rouillé, vissé sur le mur, à portée de mains, un écran où défilent des centaines de photos de plats cuisinés.

Nous comprenons, un peu honteux de notre impéritie et vexés de notre incompétence, qu’il s’agit d’un écran tactile et qu’il faut commander de sa table, en tapotant exactement sur l’objet de nos désirs culinaires.

La honte redouble lorsque nous constatons que nous ne pouvons accéder à cette demande polie puisqu’en effet nous ne comprenons rien, absolument rien. Rien en anglais, que des signes et des photos, ce qui peut, à l’évidence créer quelque confusion, étant observé que l’écran, comme je l’ai déjà précisé, est assez vieux, pas de très haute définition, certainement moderne il y plusieurs années, à l’heure du saut inconsidéré dans l’Occident honni par Tanizaki, et il ne répond pas toujours à nos tapotements pourtant énergiques et décidés.

Le serveur à la moustache éternellement naissante nous aide : nous montrons d’un doigt très haut une photo sur un mur (sushis et tempuras, pour ne pas nous aventurer dans le grand inconnu) et il tapote pour nous et nous sommes servis et nous mangeons une cuisine au goût de surgelés.

A côté de nous, très près, un couple en formation, extrêmement lent dans l’ingurgitation des mets, nombreux et variés qui encombrent leur table. Elle est en mini-jupe, la trentaine un peu épuisée, très provocante dans des bottes en cuir glacé qui montent au-dessus des genoux. Elle croise, pas très élégamment, ses jambes que je ne crois pas très longues. Mais je peux me tromper ou traîner des images pesantes. Lui, un peu plus vieux, n’arrêtant pas de hocher la tête lorsqu’elle part dans un discours ininterrompu, sans pause ni respiration, laissant les plats refroidir pour parler encore, je ne sais de quoi évidemment. En tous cas pas de nous puisqu’ils ne daignent ni nous regarder, ni, à fortiori, nous sourire. Nous aurions pourtant apprécié et avons tenté le salutaire croisement des regards, mais en vain.

Il opine donc du chef, comme un pantin et il fume, beaucoup, en allumant une cigarette après avoir écrasé la précédente dans un cendrier en laque déjà trop petit.

Oui, dans les restaurants japonais, on fume, même si l’on perçoit chez les fumeurs, au demeurant peu nombreux, une certaine gêne, la cigarette et sa fumée étant manifestement, dans un geste presque enfantin dirigées vers l’endroit – le mur par exemple ou la table voisine vide d’occupants – où elle peut le moins gêner dans sa dissipation.

Je me dis à cet instant même, je m’en souviens parfaitement, que, décidément, l’occident fait bien des ravages dans son œuvre de culpabilisation qui accompagne l’acculturation des peuples, en tous cas les non urbains. La cigarette sans son déploiement, ligotée dans un environnement qui se veut moderne, où l’occidental ne comprend pas la carte qui apparait sur un écran mal défini veut, sans conteste, dire quelque chose.

Je remets au lendemain la tentative de théorisation.

Nous abandonnons l’idée d’un dessert (la photo des glaces n’étant pas alléchante et les fruits inexistants) et osons demander l’addition en japonais, après avoir appris le terme adéquat dans l’ouvrage dit « de survie au Japon » que j’avais commandé la veille du départ chez Amazon. Ça marche. Nous payons et sortons, non sans avoir à nouveau échoué dans la tentative de sourire et de salut poli à notre couple bavard mais enfermé, en marche vers une nuit qu’on leur a souhaité, mais sans le leur dire bien sûr, voluptueusement silencieuse.

Taxi muet pour l’hôtel et plongeon, épuisés, dans notre lit sur lequel trône un minuscule bonbon au chocolat, délicatement posé pendant notre absence par une soubrette invisible.

Première journée au Japon. Trop fatigué pour commenter, conclure ou clore.

Le somnifère et la mélatonine ont fait leur effet et c’est presque frais que j’ouvre un œil et étire mes bras, mains largement ouvertes vers le plafond clair. Bon signe dans le réveil ces bras tendus.

Dehors, il fait très beau. J’en suis sûr malgré la fermeture la veille, au millimètre, des lourds rideaux bombardés désormais d’une lumière chaude et d’un soleil batailleur.

Je les ouvre d’un geste ample, accompagnant la clarté, comme je le fais toujours dans nos hôtels de voyage, presque une pose de cabotin, de comédien de tréteaux qui prétend au vrai par l’amplitude du geste. Une fanfaronnade qui me met de bonne humeur pour la journée, tant sa désuétude, parfaitement discernée, me fait rire lorsque je l’accomplis.

Mais, cette manière mouvementée et théâtrale d’ouvrir les rideaux, le bruit des glissières, me rendent joyeux dans les matins des voyages et je n’admets pas l’explication de ceux qui prétendent, assez petitement, que cet emportement dans la jouissance est concomitant d’un geste impossible à accomplir ailleurs puisqu’aussi bien, me répète-t-on, inexorablement, nous n’avons pas de rideaux chez nous mais des stores dits vénitiens. Et ils ajoutent ces faux-amis que l’on ne peut accompagner aussi parfaitement la clarté qui se révèle verticalement s’agissant de stores, lesquels rendent au demeurant difficiles un quelconque enlacement, de la lumière s’entend.

Le temple, dans le jardin, nous nargue de sa beauté froide et je crois voir sur le toit un corbeau, peut-être une buse. Un jardinier aux mille couteaux à la ceinture s’occupe de tailler un arbre qui penche dans une allée du jardin.

Mal gavé par mes lectures préparatrices ou mes souvenirs de ciné-club en noir et blanc, je ne peux m’empêcher de voir un samouraï. Cependant, de crainte de subir une moquerie légitime, je tais cette idiotie et me contente de dire la buse ou le corbeau, l’arbre taillé.  Et surtout pas le nom d’une fleur. Je ne les connais pas.

Un trou dans mon cerveau, pourtant pas trop mal fait, me dit-on. Bien sûr, je ne réponds pas et me borne à contempler le jardin et le temple, peut-être en prenant un air mystérieux et en plissant les yeux pour m’empêcher de rire. Tout en pensant aux grands escrocs, que je nomme, juste pour les humilier, les « wikipédialistes ».

Ils sont de plus en plus nombreux. Ils connaissent tout et se déclenchent comme des toupies électriques dès qu’un objet, un événement, un être, est en discussion, pour l’expliquer, décortiquer, exposer son histoire, à grands renforts de dates précises et de détails inconnus de tous. De petits encyclopédistes, gris, pas toujours laids, souvent souffreteux, souffle court et bronchite chronique.

Engoncés dans le détail, le quadrillage de la description et de l’explication, serrés dans les plâtres d’une petite pensée, ils ne connaissent ni les temps et leurs successions, ni bien sûr, l’unique bonheur d’un soleil qui caresse des lourds rideaux et qui est, évidemment, doté d’une circonférence et d’une puissance calorifique exprimées dans une mesure scientifique que le jouisseur ou l’impressionniste peuvent ne pas connaitre.

Impressionnisme ? Oui. C’est le mot qui trace quelquefois les frontières entre les perceptions.

Devant un paysage et quelquefois un être, il y a, d’abord, ceux qui s’attachent à déceler les détails et, surtout à séparer et individualiser les éléments qui composent le tout, les objets ou les personnes, évitant la fusion du réel dans un magma flou et presque myope. Ils nomment, s’arrêtent, décrivent. Et en nommant, ils appréhendent et jouissent de tous les détails, pour ensuite les rassembler dans le tableau vivant et concret de la réalité vraie.

Et puis, il y ceux qui ne savent ni séparer, ni nommer, ni constituer les sujets de la scène ou du paysage devant eux.

Ils ne voient que couleurs, brillances et mouvement. Juste l’impression de la réalité devenue, sous leurs yeux pourtant valides, un brouillard de matière, ce flou artistique dont l’on devine et constitue les contours, en oubliant les corps certains et concrets qui existent en dehors de l’agglomérat de lumières et de couleurs.

Notre chambre, par le soleil qui l’envahit, est en train de devenir un vrai vaisseau spatial qui vogue doucement dans la lumière.

Nous sommes ravis. La journée s’annonce splendide et mémorable.

C’est l’heure de commander notre petit-déjeuner. Je n’insiste pas sur la commande, déjà décrite, ni sur la scène du téléphone jeté rageusement dans le lit, ni sur les vociférations contre ces idiots du room-service qui auraient pu, sans la mélatonine bienfaisante, régulatrice de temps et d’humeur, gâcher ma journée.

Le téléphone sonne. Une voix très douce nous apprend que le préposé au petit-déjeuner se trouve devant notre porte, qu’il a frappé et que nous ne lui ouvrons pas, bref qu’il attend qu’on veuille bien l’accueillir.

Nous éclatons de rire, non sans compatir sincèrement. Mais nous ne comprenons pas. Nous n’avons rien entendu.

Nous comprendrons plus tard que lesdits préposés ne veulent surtout pas faire sursauter les clients et que, dans la logique du silence de luxe, au surplus japonais et tout en raffinement, ils frappent donc très doucement à la porte, en la grattant à vrai dire de quelques doigts hésitants.

Il faudra être attentif la prochaine fois. Mais peut-être est-ce-là l’un des traits marquants de la civilisation que nous tentons de côtoyer : il faut être aux aguets. Mais il est encore trop tôt (dans la journée) pour amorcer les théorisations des instants et des comportements et je préfère ne rien dire, en l’état, sur ce sujet.

Le préposé est bien devant la porte, derrière une immense table roulante enveloppée dans une magnifique nappe blanche qui descend jusqu’au sol et sur laquelle trône notre petit-déjeuner.

Je lui demande d’accepter mes excuses mais, à l’évidence, il ne comprend pas un mot de cet anglais pourtant primaire et attend que je lui fasse un geste lui permettant d’entrer. Ce que je m’empresse de faire.

C’est à cette occasion que j’ai compris à quoi servait le petit morceau de bois clair aplati, de quelques centimètres, qui traine, sans exception, dans l’entrée de toutes les chambres d’hôtel, sur la moquette et qui provoque l’étonnement de l’étranger, du touriste qui a le temps de s’attacher aux détails, et qui ne peut admettre ce qu’il considère trop rapidement comme un dysfonctionnement dans le ménage pourtant impeccablement réalisé par les femmes de chambre japonaises, toujours agenouillées pour frotter les sols et dont l’ardeur au travail a tellement pu être constatée, qu’elle provoque l’interrogation sur le fait de savoir si elle n’est pas à la mesure d’une obsession de la propreté confinant à une pureté sidérale, dans une sorte de religion de la blancheur qui peut absolument côtoyer l’ombre que les japonais rechercheraient si l’on en croit Kanikazi.

Le petit morceau de bois sert donc à coincer la porte, laquelle, comme on le sait se ferme seule (et même inopinément lorsqu’on a oublié sa clef à l’intérieur) dans les hôtels de tous les pays.

Le préposé glisse donc le morceau de bois sous la porte et entre avec sa table.

Nous n’avions commandé qu’un petit-déjeuner frugal, du café et des toasts et nous nous interrogeons sur l’immensité de la table, certes agréable et même princière, mais qui aurait pu être évitée tant l’ameublement de la chambre permettait une assise confortable et très pratique.

Il installe désormais un grille-pain, ce qui lui prend pas mal de minutes. Il a fallu bien ranger le fil électrique, le passer sous la table, éviter qu’on ne s’y prenne les pieds.

Puis il s’attache à ranger les assiettes, les pots, le beurrier et autres couteaux sur la table. A vrai dire, il les bouge de quelques millimètres, pour ensuite les remettre au même endroit, pour encore les toucher sans les bouger, tout en les fixant. La méticulosité des gestes et de l’ordonnancement nous sidère mais nous n’y voyons pas, ce qui serait facile, un autre trait de la civilisation japonaise et nous nous en tenons, sans bien sûr le formuler, à l’hypothèse d’une petite maladie mentale du serveur, peut-être employé du fait de l’existence, comme en Europe, de lois incontournables sur le salariat obligé des handicapés.

Il a fini. J’étais resté debout à ses côtés, sans tenter, évidemment, de lui faire comprendre qu’il était inutile de mettre autant d’empressement dans son placement de la petite cuiller dérangée à six reprises, mais en souriant toujours pour bien, là, lui signifier notre solidarité envers le salarié qui accomplit merveilleusement son travail.

Est-ce cette sorte de compassion ou d’empathie pourtant honnie qui l’a amené à ne pas vraiment vouloir nous quitter tant il a répété le cérémonial, le rituel de la courbette de politesse. Je pense ne pas pouvoir exagérer en affirmant qu’il a du se courber une dizaine de fois.

Nous en étions sincèrement gênés et ce n’est pas sans stupeur que je me suis vu opérer de la même manière, en réponse, en me courbant exactement comme lui, corps saccadé, en pyjama.

Café pas très bon et beurre au goût d’huitre, peut-être salé. Sans importance.

Notre deuxième journée au Japon avait été organisée minutieusement pendant notre petit-déjeuner. Marché aux poissons, petit restaurant dans les petites ruelles qui le bordent, jardin réputé, pas très loin, bateau sur le fleuve pour traverser Tokyo et arriver dans le quartier de je ne me souviens plus.

Taxi toujours silencieux, et nous désormais blasés, en réalité peut-être pas trop mécontents de ne pas subir les radios populaires des taxis parisiens ou les conversations évidemment intelligentes et inédites, sur la vie politique, footballistique, des mêmes, les connaisseurs de tout et donneurs de leçons de rien.

À cet égard, j’ai toujours à l’esprit les mots de l’un de mes meilleurs amis qui prétendait que les seuls hommes qu’il a eu envie d’assassiner étaient des chauffeurs de taxis qui tentaient d’engager la vaine conversation, dans un moment où tout son ventre était noué par un chagrin, d’amour je crois.

Il est vrai que dans ces moments de détresse ou le monde qui bouge n’est qu’une plaie, une souffrance, la parlotte de celui qui n’est même plus le titi sympathique peut provoquer le geste criminel, et en tous cas la haine d’un homme au volant, devant, serré dans une chemise qui colle à ses bourrelets, ses journaux sales jetés sur le siège passager, actionnant sans cesse le bouton de sa radio, lequel, se prétendant grand philosophe des temps modernes ou politologue patenté, croit pouvoir s’autoriser à nous casser les pieds en volant notre silence.

À cet instant, je relève, dans ce que je tente d’écrire, une certaine obsession pour l’ambiance dans les taxis et mille contradictions, dans un balancement idiot entre le dithyrambe encensant les chauffeurs européens, l’agacement à l’égard des Japonais et presque la haine à l’endroit des Parisiens et de leurs courses d’horreur.

Mais je ne cherche à comprendre, me promet d’y revenir, d’effacer ou corriger, sais que je ne le ferai pas et me contente de considérer qu’aujourd’hui, le silence du chauffeur qui nous mène donc au marché de poissons peut me convenir.

Ce marché est vanté dans tous les guides. Il faut, lit-on, y venir très tôt pour assister à la criée, vers 6h. Le nombre des visiteurs est limité par les autorités municipales de Tokyo. 20 au maximum.

Trop tôt pour nous, surtout après une première nuit décalée, et  une crainte de la porte fermée après obtention du quota maxi. Donc pas 6 h, mais visite sans criée et déjeuner dans les ruelles avoisinantes.

Dans le taxi, on s’interroge sur ce must de Tokyo, poussant même une perfidie naissante à affirmer qu’une telle attraction est peut-être à la mesure de la pauvreté touristique de la ville, de son manque radical d’intérêt, amenant l’Office du tourisme et les guides corrompus à inventer l’extraordinaire pour des occidentaux persuadés de la variété extraordinaire des poissons dans les mers qui entourent cette ile mystérieuse, aux mille couleurs et aux yeux globuleux, manipulés avec adresse dans les marchés par des hommes immenses comme des sumos et qui lancent des cris de guerriers moyenâgeux, enveloppés dans des sortes de kimonos gris tachés du sang des animaux crus, vites découpés en tranches fines qui s’accouplent avec du riz…

J’exagère, je le sais, et pense aux mots d’Albert : « le cœur bon, mais l’œil méchant ».

Le taxi nous laisse à un carrefour quelconque. Je cherche une photo, la main sur le déclencheur, mais n’en trouve pas.

Sur un poteau de feu tricolore, un panneau indique la direction du fameux marché. Nous sommes surpris par cette facilité, mais comme pour conforter l’impossibilité de la communication aisée, qui devient un leitmotiv, nous nous trompons de sens, le comprenons assez vite et revenons sur nos pas, là où le taxi silencieux nous avait laissé, et prenons la bonne direction.

Sur le trottoir, des queues assez importantes devant les petits restaurants de rues tenus souvent par un couple d’âge moyen, la femme à l’unique fourneau, l’homme qui sert et encaisse. Les clients prennent leur plat, des spaghettis larges sur lesquels viennent se poser quelques morceaux d’un poisson inconnu et vont l’engloutir (il n’y a pas autre mot) sur des sortes de tonneaux hauts faisant office de tables de bar, alignés sur la chaussée. Personne ne parle ou ne sourit. Ça mange, rapidement, le bol presque collé aux lèvres, les baguettes diaboliquement efficaces.

Nous continuons vers le marché, y arrivons. Fermé. Nous ne comprenons pas. Le guide affirmait son ouverture, certes sans criée matinale jusqu’à midi, vantant même les ventes directes de sushis par les poissonniers fiers de la fraîcheur de leur acquisition du matin.

Les portes métalliques sont bien closes. Mais nous sourions. Peut-être n’avions-nous pas vraiment envie de perdre des heures à déambuler sur un parterre visqueux au milieu de poissons monstrueux et puants à la bouche trop ouverte ?

Je me souviens qu’il y a bien longtemps, j’avais visité celui de Dakar, très connu dans le monde entier, plus que celui de Tokyo. Mais c’est juste pour meubler le temps, ce quartier m’ennuie et je commence à avoir faim.

Autour du marché clos, dans les ruelles, beaucoup de restaurants, grands, petits, rarement populaires, en tous cas du néon et des bars circulaires entourant les maitres cuisiniers, à vrai dire les confectionneurs de sushis qui malaxent, sans gants, riz et poisson cru.

C’est exactement à cet instant que notre course au yakitori, dont l’on relatera plus tard les soucis qu’elle a pu générer, a commencé.

Comme tous le savent, en France ou du moins à Paris, nous ne connaissons que deux types de cuisine japonaise : celle à base de poisson et riz (sushis et makis) et celle dénommée yakitori : des brochettes grillées, de poulet en général. Je les trouve succulentes et diététiques.

Mais ici, pas de restaurant à brochettes. Curieux.

Nous entrons donc dans un restaurant de sushis et autres poissons crus posés sur un comptoir tournant, et qui défilent devant nous, confectionnés par un homme qui ne sourit jamais, posé au centre et qui malaxe donc le riz, comme de la pâte à modeler, sans gants.  Un bar tournant, Comme au Matsuri de la rue du Bac, près de chez nous, lequel même s’il ne propose pas le malaxage du riz devant nous, est quand même plus design.

L’ennui durable nous attaque. Non pas celui de l’écoulement douloureux et sans brillance du temps morne et subi (je ne m’ennuie jamais, sûr) mais l’ennui de devoir s’intéresser à un pays qui ne nous intéresse pas. L’ennui de ce qui nous entoure. Ennuyeux, on l’aura compris.

Et nous croisons fortement nos bras sur notre buste. C’est un geste que je connais. C’est celui de la recherche du contact presque fœtal, de la matière sur le ventre. Le comblement de l’ennui par l’enlacement.

Le repas fut donc quelconque. Donc, sushis et autres makis ou œufs de poisson inconnus. Froids.

À côté de nous des anglo-saxons, une famille avec deux adolescents à la mine de plomb, furieux à l’évidence d’être là, dans un silence vengeur à l’égard des parents qui avaient pourtant considéré ce voyage comme fabuleux et mystérieux et qui s’efforçaient désormais de camoufler leur déception par des sourires qu’on devinait cependant crispés.

Nous nous dirigeons maintenant vers le jardin tant vanté.

Même si un petit panneau vert, vissé sur un poteau de feux tricolores curieusement hors service, nous indique la direction, nous demandons notre chemin, juste pour être un peu plus touristes, désemparés, à vrai dire perdus. Il n’y a, en effet, aucune raison de le demander.

Une jeune dame qui, bien sûr, ne comprend pas un mot d’anglais réagit assez bizarrement à notre demande : elle scrute intensément le guide que nous mettons sous ses yeux et sur lequel est mentionné le nom du jardin. En réalité, elle ne scrute pas mais elle ne sait pas lire l’alphabet occidental et tente de déchiffrer, semble y arriver après quelques minutes de vraie panique, se touche le menton (geste universel), semble nous dire qu’elle ne connaît pas, se retouche le menton et, par un geste parfaitement compréhensible, tout aussi commun à l’ensemble des peuples que tous peuvent imaginer ou mimer nous propose de nous y amener.

Ici, j’avoue ma perplexité, redoublée lorsque refusant avec force la proposition et remerciant la dame pour cette magnifique disponibilité, nous la voyons nous indiquer le chemin, évidemment par gestes simples : tout droit, puis à gauche.

Nous n’avons rien compris. Connaissait-elle l’endroit ?

Nous arrivons à la porte du fameux jardin.

On annonce notre proche atterrissage. Et j’éteins l’ordinateur-tablette sur lequel j’ai frappé ces mots.

Je me dis que je continuerai ce week-end, dans notre maison, à la campagne.

Mais je n’ai pas pu.

Et ce alors que j’aurais pu, par de belles envolées, des phrases choisies, des réflexions gigantesques concocter un assez beau récit de voyage, même désabusé.

J’aurais pu raconter notre visite du vieux Tokyo et son temple investi par tous les habitants du Japon dont j’ai dit à mon retour qu’il ressemblait effectivement à un temple, peut-être un peu trop grand et presque touristique, une sorte d’Église du Sacré-Cœur de Tokyo, en un peu moins typique, l’Église du Sacré-Cœur n’étant pas comme toutes les autres églises.

Puis notre virée dans le Tokyo très moderne, immeubles de grande hauteur, galeries commerciales, restaurants de grands chefs français, qui ressemblait effectivement à Tokyo plus moderne que celui dont composé des édifices que nous apercevions de notre fameux jardin et que nous avons pu comparer à ceux de Créteil Soleil, dans la banlieue parisienne, dans le Val-de-Marne, pour être précis. Galeries commerciales, bar « Subway », et fast-food de luxe, le bariolage contemporain laissant accroire à une modernité maitrisée, « Work in process », une consommation rapide, entre deux achats de sacs Vuitton par des japonais qui ne laissait apercevoir sur leur visage, la frénésie de l’achat.

Ou encore, notre repas « gastronomique » dans notre hôtel de luxe, assis sur des tabourets, presque à même le sol, inconfortables, a subir l’arrivée dans des plats lilliputiens de quelques herbes au goût insipide qui se battaient, un peu isolées, entre elles ou contre des ailes de poulets qui avaient survécu à une famine mémorable. Dix plats, trois heures. Nous sommes sortis fatigués, affamés et ahuris par le prix démesuré du menu dit gastronomique. Les Trois-Gros, en France n’ont qu’à bien se tenir, ce sont, au regard du prix, des restaurants de petit quartier.

Puis notre voyage vers Kyoto, dans le TGV japonais, concurrent de l’européen, traversant de mornes plaines dans lesquelles les usines se bagarraient avec des rizières un peu déplacées ou asséchées.

Et Kyoto aux temples décrits dans les guides comme magiques qui n’ont soulevé aucune émotion, tous les mêmes, du pareil au même. Et du symbolisme religieux assez confus, même si les spécialistes louent le génie d’une religion qui ébranle l’intelligence. Pas la mienne. Du charabia pour collégiens ou vieux américains qui ont goûté à la période hippie. Et de la nourriture insipide. Je fais l’effort ici de m’arrêter sur une aventure, s’agissant des restaurants, dont tous avant mon départ m’avaient vanté l’excellence.

Comme je l’ai déjà dit, nous recherchions la grillade, le « Yakitori », que nous apprécions à Paris. Le riz et le saumon froid commençant à bien faire. Certes, le voyageur doit s’adapter au pays et il n’est nullement question de rechercher une choucroute dans le Sahara. Au Japon, nous voulions simplement du Yakitori, comme en France, un touriste voudrait un croissant ou une baguette tradition. Peut-être un bœuf bourguignon.

Nous commandons à la réception de notre hôtel, il est vrai, un peu décentré de Kyoto, mais dans une belle campagne, un taxi. Et nous demandons au réceptionniste qui maniait au moins une vingtaine de mots anglais de demander au chauffeur, dont nous supposions le mutisme et, en tous cas, l’incompétence en anglais, de nous mener dans un restaurant Yakitori, pas trop loin de l’hôtel. No problem.

Le chauffeur se voit donc signifier les instructions. Et nous embarquons, joyeux, persuadés d’une soirée de rêve, de grillades de canard ou de poulet fines et savoureuses, juste accompagnées de riz blanc dans un beau décor japonais ancestral, dans l’ombre dont Tanizaki fait l’éloge.

Nous atterrissons dans un restaurant dont la façade ne correspond pas à un Yakitori. Je demande au chauffeur d’attendre. J’entre. Que du poisson fumé et du riz. Je sors, je demande au chauffeur de nous mener dans un yakitori, il me dit ok, nous repartons. J’abrège, quatre ou cinq restaurants dans lesquels il nous mène, après plusieurs dizaines de kilomètres avec un compteur de taxi allègre. Je m’énerve, un peu, je crois à juste titre. Et je vois une enseigne de restaurant de je ne sais quoi sur le bord de la route. Je lui dis de s’arrêter, je lui demande le prix de la course, ne lui paye que le quart, malgré ses hurlements, lui fait comprendre que je suis prêt à expliquer notre soirée de plus d’une heure dans son taxi, à chercher ce qu’il ne connait pas, à tous les policiers du Japon, dont l’on dit qu’ils sont sans pitié pour tous les délinquants. Il ne me comprend pas mais acquiesce lorsque je lui tends mes billets et nous descendons. Et nous       nous retrouvons dans un immense fast-food, type Mac Donald japonais. La nourriture grasse que nous avons aperçu dans les plats des adolescents (la majorité des clients) nous a amené à commander une glace à la vanille et rentrer à l’hôtel, évidemment autant affamés que furieux. D’ailleurs, peut-être pas, juste désabusés par ce pays et l’impéritie de ses habitants.

Il me faut, avant de conclure, tant l’ennui encore dans le nombril le dispute à la colère, deux faits : d’abord le Yakitori ; Le lendemain, au bar du Marriott dans le centre-ville de Kyoto, nous avons bu un verre, avons rencontré un barman (un black américain) absolument aimable, et prévenant à qui nous avons raconté notre mésaventure de la veille dans la recherche d’un Yakitori. Je ne crois pas avoir entendu dans ma vie des rires aussi tonitruants. Il nous a simplement dit que le plus vieux Yakitori du Japon, dans un décor du 16ème siècle, merveilleux se trouvait à quelques mètres d’ici, que tous le connaissaient, que tout le Japon s’y pressait et qu’il se demandait qui était ce réceptionniste de notre hôtel certes excentré. Il devait être un ouvrier de Toyota qui remplaçait un collègue qui avait un rendez-vous galant.

Nous sommes allés deux fois dans ce vieux restaurant Yakitori, effectivement dans une ombre appropriée, gloire de Kyoto. Ce sont les deux plus belles soirées que j’ai passée au Japon. Mais celui de l’Avenue de Villiers à Paris aurait pu me convenir.

Puis une autre anecdote. C’est le dernier jour de notre voyage que j’ai découvert sur l’Apple Store de mon IPhone une application. On parlait en français et l’interlocuteur entendait du japonais. Ce qui subjuguait, alors qu’il ne s’agit que de traduction et reconnaissance basique de voix, les habitants du pays de la Grande Modernité, inventeur de tous les objets pour tous les geeks du monde.

Il me faut m’arrêter dans ce récit qui commence à m’ennuyer, autant que son support, le pays japonais car les hôtesses déballent le petit-déjeuner, les lumières dans l’avion s’allument. On atterrit dans une heure. J’aurais pu continuer sur Kyoto, les temples et les innombrables péripéties de ce “voyage” qui n’en étaient pas en réalité, qui, ne faisaient qu’enjoliver ou meubler, pour le structurer un petit temps. Mais je m’étais promis d’arrêter à l’atterrissage.

Je relis, quelques années plus tard et ne change pas un mot. Loin, loin, qu’il est loin le Japon. On dirait du Nougaro.

DES PHOTOS, EN VRAC. UNE GALERIE. UN CLIC SUR UNE IMAGE POUR UN DEFILEMENT PAR FLECHES.

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