Lecture infligée 

On a longtemps hésité, de crainte d’être taxé de pédant de service. Une crainte qui, au demeurant m’a empêché de faire un milliard de choses.

On a hésité à asséner le potentiel lecteur d’extraits de pages des grands, essentiels pour la compréhension du monde.

Mais, ici, aidé par une humeur du jour assez joyeuse, celle qui nous persuade de notre existence, concomitante de la croyance dans la compréhension du tout, j’ose coller dans ce billet un essentiel du maître.

Je ne le commente pas. Il y faudrait une vie. Je m’y emploie, seul, tous les jours.

Ni rire, ni pleurer, ni juger nous dit le même maître. Juste comprendre.

J’ajouterai : éclater de rire, pleurer d’amour, juger la morale. En comprenant. C’est exactement ce que notre maître n’a pas écrit mais qu’il a permis.

Ci-dessous, la lecture infligée. Pas trop long pour du central…

« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. Mieux, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi.

Et ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non à la puissance ordinaire de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine: et les voilà qui pleurent sur elle, se rient d’elle, la méprisent ou, le plus souvent, lui vouent de la haine; qui sait avec plus d’éloquence ou de subtilité accabler l’impuissance de l’esprit humain passe pour divin. Sans doute n’a-t-il pas manqué d’hommes éminents (et nous avouons devoir beaucoup à leur labeur, à leur ingéniosité) pour écrire sur la droite conduite de la vie beaucoup de choses excellentes et pour donner aux mortels de sages conseils : mais la nature des sentiments, leur force impulsive et, à l’inverse, le pouvoir modérateur de l’esprit sur eux, personne, à ma connaissance, ne les a déterminés. Je sais bien que le très illustre Descartes, encore qu’il ait cru au pouvoir absolu de l’esprit sur ses actions, a tenté l’explication des sentiments humains par leurs causes premières et à montrer en même temps comment l’esprit peut dominer absolument les sentiments; mais, à mon avis, il n’a rien montré du tout que l’acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu.

Je veux donc revenir à ceux qui préfèrent haïr ou railler les sentiments et les actions des hommes, plutôt que de les comprendre. Sans doute leur paraîtra-t-il extraordinaire que j’entreprenne de traiter des vices et de la futilité des hommes selon la méthode géométrique, que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux (certa) ce qu’ils proclament sans cesse contraire (repugnare) à la Raison, cela même qu’ils disent vain, absurde et horrifique. Mais voici mon argument (ratio). Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse lui être attribué comme un vice inhérent; car la Nature est toujours la même, et partout sa vertu et sa puissance d’action (agendi) est une et identique. Ce qui signifie que les lois et les règles de la Nature, suivant lesquelles toute chose est produite et passe d’une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes, et par conséquent il ne peut exister aussi qu’un seul et même moyen de comprendre la nature des choses, quelles qu’elles soient: par les lois et les règles universelles de la Nature.

Voilà pourquoi les sentiments de haine, de colère, d’envie, etc., considérés en eux-mêmes, obéissent à la même nécessité et à la même vertu de la Nature que les autres choses singulières; et par suite ils admettent des causes rigoureuses (certas) qui les font comprendre, et ils ont des propriétés bien définies (certas) tout aussi dignes d’être connues que les propriétés d’une quelconque autre chose dont la seule considération nous satisfait. Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments et de la puissance de l’esprit sur eux selon la même méthode qui m’a précédemment servi en traitant de Dieu et de l’Esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s’il était question de lignes, de plans ou de corps ».

Spinoza, Ethique, III, De l’origine et de la nature des sentiments. Traduction : Roland Caillois.

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