Première page 


A lire le titre, beaucoup vont croire que l’on va griffonner des pages sur la douleur de l’écrivain devant une première page blanche. 
Il n’en est rien. Les pages sont ici pleines. Il s’agit des retours à nos pages. 

En effet, iI y a des jours où un désir brouillon nous intime presque l’ordre d’aller revoir des livres qui ont porté notre vie. On ne sait pourquoi. Peut-être, simplement la fidélité à soi, si vous comprenez ce que je veux dire. Ne jamais se trahir et ne rien renier de ce qu’on a été. De ce qu’on est. A vrai dire la seule fidélité difficile à planter. 

Pour y aller, les sempiternels critiques de la lecture numérique doivent, la nuit, se lever, faire craquer les parquets, avoir la chance et la fortune qui permet l’installation d’une bibliothèque loin d’une chambre conjugale, avoir la bonne manie du classement sur les étagères, supporter dans l’éventuelle migraine,  le crissement du papier sous des doigts nerveux, pester en silence contre une disparition, entasser les livres sur une table encombrée, se planter devant son ordinateur,  pour jouer au copiste et reproduire éventuellement une page, s’ il veut la donner à lire à celui où celle avec lequel, laquelle, il désire partager une lecture d’un mot, d’une phrase, d’une page. 

Ce n’est pas le cas du collectionneur numérique qui peut jouer du copier/ coller. C’est mon cas. 

Donc, disais-je, un désir de retour aux lectures enchanteresses qui sont autant de grains de poussière dorée qui se sont collées, invisibles sur toute la largeur de notre front. 

J’ai donc décidé, téméraire et,  je l’assure,  sans imposture ou prétention, je l’assure encore,  de livrer à celui où celle qui s’aventure, sans danger aucun ici, les premières pages des livres ultimes, indépassables. Les nôtres. Mais tellement connus et glorieux qu’il n’y a rien d’intime dans le prétendu dévoilement. Presque un rappel. 

On s’est, quelques secondes, interrogé : devait-on commenter, accompagner, partager l’émotion ? 

On a vite décidé. La question était idiote. Puis on s’est dit qu’on pouvait mettre en gras quelques mots, juste pour les remercier. 

On commence par trois livres. Les plus célèbres donc. Mais il ne faut pas avoir honte d’aimer des livres cultes.  Et on ne commente pas. Juré. 

Cent ans de solitude. Gabriel Marcia Marquez 

​”Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des œufs préhistoriques. Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. Tous les ans, au mois de mars, une famille de gitans déguenillés plantait sa tente près du village et, dans un grand tintamarre de fifres et de tambourins, faisait part des nouvelles inventions. Ils commencèrent par apporter l’aimant. Un gros gitan à la barbe broussailleuse et aux mains de moineau, qui répondait au nom de Melquiades, fit en public une truculente démonstration de ce que lui-même appelait la huitième merveille des savants alchimistes de Macédoine. Il passa de maison en maison, traînant avec lui deux lingots de métal, et tout le monde fut saisi de terreur à voir les chaudrons, les poêles, les tenailles et les chaufferettes tomber tout seuls de la place où ils étaient, le bois craquer à cause des clous et des vis qui essayaient désespérément de s’en arracher, et même les objets perdus depuis longtemps apparaissaient là où on les avait le plus cherchés, et se traînaient en débandade turbulente derrière les fers magiques de Melquiades. « Les choses ont une vie bien à elles, clamait le gitan avec un accent guttural ; il faut réveiller leur âme, toute la question est là.”


Belle du seigneur. Albert Cohen. 

“Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d’une victoire. À deux reprises, hier et avant-hier, il avait été lâche et il n’avait pas osé. Aujourd’hui, en ce premier jour de mai, il oserait et elle l’aimerait. •

Dans la forêt aux éclats dispersés de soleil, immobile forêt d’antique effroi, il allait le long des enchevêtrements, beau et non moins noble que son ancêtre Aaron, frère de Moïse, allait, soudain riant et le plus fou des fils de l’homme, riant d’insigne jeunesse et amour, soudain arrachant une fleur et la mordant, soudain dansant, haut seigneur aux longues bottes, dansant et riant au soleil aveuglant entre les branches, avec grâce dansant, suivi des deux raisonnables bêtes, d’amour et de victoire dansant tandis que ses sujets et créatures de la forêt s’affairaient irresponsablement, mignons lézards vivant leur vie sous les ombrelles feuilletées des grands champignons, mouches dorées traçant des figures géométriques, araignées surgies des touffes de bruyère rose et surveillant des charançons aux trompes préhistoriques, fourmis se tâtant réciproquement et échangeant des signes de passe”


La tâche. Philip Roth 

À l’été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l’université d’Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d’années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m’a confié qu’à l’âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre. Deux fois par semaine, elle faisait aussi le ménage à notre poste rurale, baraque de planches grises qu’on aurait bien vu abriter une famille de fermiers de l’Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les années trente, et qui, en face de la station-service, à l’écart de tout, solitaire, fait flotter son drapeau américain à la jonction des deux routes délimitant le centre de cette petite ville à flanc de montagne.

La première fois que Coleman avait vu cette femme, elle lessivait le parterre de la poste : il était arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour prendre son courrier. C’était une grande femme maigre et anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en queue-de-cheval, un visage à l’architecture sévère comme on en prête volontiers aux pionnières des rudes commencements de la Nouvelle-Angleterre, austères villageoises dures à la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient docilement incarcérer dans la moralité régnante. Elle s’appelait Faunia Farley, et plaquait sur sa garce de vie l’un de ces masques osseux et inexpressifs qui ne cachent rien et révèlent une solitude immense.
Fin.








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