Regarder Poussin avec CLS

Nicolas Poussin. Paysage, par temps calme (1651)

On veut, ici, simplement coller une lecture. celle de Claude Lévi-Strauss qui n’est pas l’ethnologue structuraliste qui nous a tant appris, tant donné.

Dans son dernier écrit, il nous invite à “regarder, écouter, lire” (Claude Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire. 189 pp. Paris, Pion, 1993)

Voici ce que nous en dit Pascale Seys (revue philosophique de Louvain, n°4, 1994)

“Dernier écrit dans les marges des brillantes analyses structurales des mythes, Regarder, écouter, lire est avant tout un livre-promenade dans l’univers de la création. De Poussin à Breton en passant par Ingres et Rimbaud — non sans quelques échappées ethnologiques du côté des contrées reculées d’Amérique du Nord, — Claude Lévi-Strauss signe un livre d’hommage aux manifestations de l’esprit, aux maîtres du dix-huitième siècle français, à ses témoins et à ses commentateurs. Regarder? C’est vivre l’enchantement de la peinture classique. Du Guerchin à Poussin, c’est contempler les motifs récurrents des bergers d’Arcadie. Écouter? C’est retrouver par-delà les acquis du romantisme, les audaces harmoniques des opéras de Rameau. Quant à lire, c’est repenser, avec Diderot et avec Rousseau, le problème philosophique général de la définition du Beau et de la nature de l’imitation; c’est poser les antinomies de l’idéal ou du réel; c’est comprendre comment la théorie musicale de Chabanon anticipe la méthode de la linguistique structurale. Situées aux confluents de la poésie, de la musique et de la littérature, ces études montrent qu’au gré de son existence, Claude Lévi Strauss est un homme qui a exercé son intelligence à contempler le monde dans ce qu’il crée. «Supprimez au hasard dix à vingt ans d’histoire n’affecterait pas de façon sensible notre connaissance de la nature humaine. La seule perte irremplaçable serait celle des œuvres d’art que les siècles auraient vu naître» (p. 176). 

Puis, je colle ci-dessous son analyse de l’oeuvre de Nicolas Poussin, le chapitre, sans commentaire, du moins aujourd’hui, en laissant lire, en y intégrant quelques tableaux, intitulé :

EN REGARDANT POUSSIN

Proust compose la sonate de Vinteuil et sa « petite phrase » à partir d’impressions ressenties en écoutant Schubert, Wagner, Franck, Saint-Saëns, Fauré. Quand il décrit la peinture d’Elstir, on ne sait jamais s’il pense plutôt à Manet, à Monet, ou bien à Patinir. Même incertitude sur l’identité des écrivains rassemblés dans le personnage de Bergotte.

Ce syncrétisme étranger au temps va de pair avec un autre, qui convoque et confond dans le moment présent des événements ou incidents de dates différentes. Par ses propos, ses réflexions, le narrateur paraît avoir dans la même page tantôt huit, tantôt douze, tantôt dix-huit ans. Ainsi lors du séjour avec sa grand-mère à Balbec : « Notre vie étant si peu chronologique. »

Très bonne page là-dessus de Jean-Louis Curtis : « Il n’y a ni temps perdu ni temps retrouvé dans La Recherche, il n’y a qu’un temps sans passé et sans futur, qui est le temps propre de la création artistique. C’est pourquoi la chronologie dans La Recherche est si floue, si élusive, si insaisissable, tantôt extensible, tantôt court-circuitée, tantôt circulaire, jamais linéaire, et, bien entendu, jamais datée […] On se demande si les enfants qui jouent aux Champs-Elysées en sont encore à l’âge du cerceau ou déjà à celui de la première cigarette clandestine. »

Vue sous cet angle, la mémoire involontaire ne s’oppose pas simplement à la mémoire consciente, celle qui renseigne sans faire revivre. Ses interventions dans la trame du récit compensent, rééquilibrent un procédé de composition qui altère systématiquement le cours des événements et leur ordre dans une durée qu’en fait Proust traite avec désinvolture : « Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s’éloigne tant de ce que nous avons perçu en réalité qu’une telle vue cinématographique. »

Les raisons de ce parti pris ne sont pas seulement, peut-être pas surtout, d’ordre philosophique ou esthétique. Elles sont indissociables d’une technique. La Recherche est faite de morceaux écrits dans des circonstances et des époques différentes. Il s’agit pour l’auteur de les disposer dans un ordre satisfaisant, je veux dire conforme à la conception qu’il se fait de la véracité, au moins dans les débuts ; mais de plus en plus difficile à respecter au fur et à mesure que la composition avance. En certaines occasions il faut travailler avec des « restes », et les disparates deviennent plus visibles. A la fin du Temps retrouvé, Proust compare son travail à celui d’une couturière qui monte une robe avec des pièces déjà découpées en forme ; ou, si la robe est trop usée, la rapièce. De la même façon, il aboute dans son livre et colle des fragments les uns aux autres « pour recréer la réalité, en emmanchant, sur le mouvement d’épaules de l’un, un mouvement de cou fait par un autre », et bâtir une seule sonate, une seule église, une seule jeune fille, avec des impressions reçues de plusieurs.

Cette technique de montages et de collages fait de l’œuvre le résultat d’une double articulation. Je détourne l’expression de son emploi linguistique. L’extension me semble pourtant légitime en ceci que les unités de premier ordre sont déjà des œuvres littéraires, combinées et agencées pour produire une œuvre littéraire d’un rang plus élevé. Ce travail diffère de celui qui procède au moyen de projets, d’esquisses refondues dans la rédaction définitive, au lieu que, dans l’état dernier de l’œuvre, les pièces de la mosaïque restent reconnaissables et conservent leur individualité.

Cela existe aussi en peinture. Meyer Schapiro a le premier, je crois, attiré l’attention sur les différences d’échelle flagrantes entre les personnages de la Grande Jatte. La raison n’en serait-elle pas que Seurat aurait conçu ses figures, ou groupes de figures, comme des ensembles indépendants, et les aurait ensuite disposés les uns par rapport aux autres (probablement après des essais successifs constituant autant d’expériences sur l’œuvre) ? D’où la « magie », comme dirait Diderot, très particulière de la Grande Jatte qui, dans un lieu public destiné à la promenade, juxtapose des personnages ou des groupes de personnages figés dans leur isolement et qui ne semblent même pas conscients de la présence les uns des autres ; prenant place au nombre de « ces choses muettes » dont, selon Delacroix, Poussin disait qu’il faisait profession. Ce qui imprègne le tableau d’une extraordinaire atmosphère de mystère.

Seurat. Un dimanche après-midi, à l’ile de la Grande Jatte

Elle eût rebuté Diderot : « On distingue, écrit-il, la composition en pittoresque et en expressive. Je me soucie bien que l’artiste ait disposé ses figures pour les effets les plus piquants de lumière, si l’ensemble ne s’adresse point à mon âme ; si ces personnages y sont comme des particuliers qui s’ignorent dans une promenade publique […] » : description anticipée, dirait-on, et rejet sans appel de ce que Seurat a fait exactement dans la Grande Jatte…

Ce procédé de composition était déjà présent chez Hokusai. Plusieurs pages desCent Vues du mont Fuji attestent que, comme Proust ses paperoles, il a remployé, en les juxtaposant, des détails, fragments de paysage probablement dessinés sur le motif, notés dans ses carnets, puis reportés dans la composition sans prendre égard aux différences d’échelle.

Poussin surtout illustre le procédé de la double articulation, d’une tout autre manière certes, mais qui explique ses figures « minéralisées » un peu comme celles de la Grande Jatte (son génie, dit Philippe de Champaigne, « avait beaucoup d’ouverture pour le solide »); et qu’à son sujet, Diderot ait pu parler de la « naïveté » de ses figures, « c’est-à-dire [qui sont] parfaitement et purement ce qu’elles doivent être » ; et Delacroix, d’un primitivisme où « la franchise de l’expression n’est pas gâtée par aucune habitude d’exécution » ; enfin qui, « par son indépendance absolue de toute convention » fait de lui « un novateur de l’espèce la plus rare ».

En regardant Poussin on a constamment l’impression qu’il réinvente la peinture ou, à tout le moins, qu’en deçà du XVIe siècle qui le vit naître, il tend la main aux maîtres du Quattrocento, en premier lieu Mantegna (quand au lycée, en sixième — époque où mon père m’emmenait souvent au Louvre -, j’eus comme sujet de rédaction de décrire mon tableau préféré, je choisis le Parnasse).

Le Parnasse. Nicolas Poussin (1652)

Et même encore plus loin, car l’imagination de Poussin offre parfois cette ingénuité, sublimée certes par son génie, dont à la fin du siècle dernier Rimbaud recherchait la saveur abâtardie dans les peintures foraines. Ainsi, dans Vénus montrant ses armes à Énée du musée de Rouen, cette déesse qui flotte à portée de main dans les airs semble avoir été conçue et exécutée à part, puis rapportée telle quelle sur la toile en toute simplicité. Ou bien encore, dans Apollon amoureux de Daphné qui est au Louvre, la dryade confortablement installée (on s’en étonne) entre les branches d’un trop petit chêne comme si c’était un canapé. Aussi, dans Orion aveugle, la posture bourgeoise de Diane accoudée sur son nuage, comme, dans un salon, sur un manteau de cheminée.

Peut-être Delacroix pensait-il à des choses de ce genre quand il critiquait « une sécheresse extrême [des] figures sans lien les unes avec les autres et [qui] semblent découpées » – ce qui correspond dans l’espace à ce qu’on observe dans le temps chez Proust. Défauts aux yeux de Delacroix, et qu’il rattache, certainement avec raison, au fait que les tableaux de Poussin révèlent ce que j’ai appelé une double articulation : la perfection, « le Poussin ne l’a jamais cherchée et ne la désire pas ; ses figures sont plantées les unes à côté des autres comme des statues ; cela vient-il de l’habitude qu’il avait, dit-on, de faire des petites maquettes pour avoir les ombres justes ? », « […]petites maquettes éclairées par le jour de l’atelier. »

En 1721, Antoine Coypel regrettait lui aussi que manquât au rendu des figures de Poussin « un goût plus naturel, moins sec et plus aisé, dont les linges mouillés et les mannequins l’ont sans doute éloigné ». Ingres, mieux avisé, notera de son côté : « Se faire une petite chambre à la Poussin : indispensable pour les effets. »

(Dans les propos prêtés à Poussin, on relève un parallèle entre le langage articulé et la peinture, ébauche de la théorie linguistique de la double articulation : « En parlant de la peinture, dist […] que les vingt-quatre lettres de l’alfabet servent à former nos parolles et exprimer nos pensées, de mesme les linéamens du corps humain à exprimer les diverses passions de l’ame pour faire paroistre au dehors ce qu’on a dans l’esprit. »)

On sait que Poussin modelait volontiers la cire ; au début de sa carrière d’après les antiques, et même pour reproduire en bas-relief des parties de tableaux des grands maîtres. Plusieurs témoins racontent qu’avant d’entreprendre un tableau, Poussin confectionnait des petites figurines de cire. Il les disposait sur une planchette dans les attitudes correspondant à la scène qu’il imaginait, il les drapait avec du papier mouillé ou un taffetas mince, formait les plis à l’aide d’un bâtonnet pointu. C’est avec cette maquette sous les yeux qu’il commençait à peindre. Des trous pratiqués dans les parois de la boîte enfermant le dispositif lui permettaient d’éclairer celui-ci par-derrière ou sur les côtés, de contrôler par-devant la lumière et de vérifier les ombres portées. Nul doute qu’il ne cherchât aussi à placer et à déplacer les figurines pour arrêter la composition de la scène dont il construisait ainsi le modèle réduit.

Si Les Bergers d’Arcadie est le plus populaire des tableaux de Poussin, Eliezer et Rebecca semble être celui qui a surtout inspiré les connaisseurs.

Nicolas Poussin; Eliezer et Rebecca.

D’aucun autre tableau Félibien ne parle si longuement. Dans les passionnantes Conférences de l’Académie royale de peinture, etc., bien plus enrichissantes, à mon sens, que les bavards Salons de Diderot (ainsi la superbe conférence faite en 1669 par Sébastien Bourdon sur « La Lumière » — d’ailleurs, si l’on y regardait d’un peu près, on s’apercevrait que certaines des idées les plus célèbres de Diderot sont déjà dans les Conférences : celle que Gérard Van Opstal fit en 1667 sur le Laocoon formule avec un siècle d’avance la théorie du modèle idéal); dans les conférences de l’Académie donc, un débat sur Eliezer et Rebecca, introduit par Philippe de Champaigne, s’ouvre en 1668 ; il rebondit en 1675, repart en 1682 dans une séance où l’on relit et rediscute le compte rendu de la première, en présence et avec la participation de Colbert.

Nicolas Poussin. Les bergers d’Arcadie

Plusieurs tableaux de Poussin sont sublimes, mais, dans un genre exquis, Eliezer et Rebecca atteint peut-être un sommet. Chaque figure prise à part est un chef-d’œuvre ; chaque groupe de figures en est un autre ; et l’ensemble constituant le tableau aussi. Trois niveaux d’organisation donc, emboîtés l’un dans l’autre, chacun poussé au même degré de perfection ; de sorte que la beauté du tout possède une densité particulière. L’œuvre se déploie en plusieurs dimensions qui accordent chacune une importance égale au jeu des formes et à celui des couleurs. Des contemporains reprochaient à Poussin de n’être pas coloriste. Ce seul tableau suffirait à les démentir, avec ce bleu presque cru, si souvent employé par Poussin. Reynolds le condamnera, alors qu’au contraire c’est lui qui donne aux harmonies de Poussin leur mordant. Félibien a si bien compris l’importance des couleurs qu’il prend soin de les détailler pendant six pages sur les vingt-cinq qu’il consacre à ce merveilleux tableau.

La lecture qu’en fait Philippe de Champaigne est statique. Il envisage successivement le tableau sous plusieurs angles : représentation de l’action ; ordonnance par groupes ; expression des figures ; distribution des couleurs, des lumières et des ombres. Mais, à propos de l’expression des figures, il formule un doute (que rejettera Le Brun) dont l’examen attentif permet, je crois, de faire progresser l’analyse et de l’orienter dans une nouvelle voie.

Considérant « la figure d’une fille qui est appuyée sur un vase proche du puits […]M. de Champaigne voulut faire remarquer que M. Poussin avoit imité les proportions et les draperies de cette figure sur les antiques, et qu’il s’en étoit toujours fait une étude servile et particulière. Il s’étoit expliqué d’une manière qui sembloit reprocher

Dans les débats qui se déroulèrent à l’Académie royale de peinture sur Eliezer et Rebecca, une question semble avoir obsédé les participants ; en tout premier le conférencier lui-même qui était, ne l’oublions pas, Philippe de Champaigne : Poussin n’aurait-il pas dû représenter les chameaux du serviteur d’Abraham dont l’Écriture fait mention, quand elle dit qu’il reconnut Rebecca au soin que celle-ci prit de donner à boire à ces bêtes ? Là-dessus, une discussion tatillonne s’engage : les chameaux n’étaient-ils pas trop loin du puits pour apparaître dans le champ du tableau ? Quel était leur nombre, et combien Poussin eût-il pu ou dû en introduire (il le fit dans une version tardive)? Les avoir supprimés ne risquait-il pas de faire prendre le serviteur d’Abraham pour un marchand cherchant à vendre des joyaux ? Ou au contraire, comme le soutint Le Brun, la présence de chameaux n’aurait-elle pas été le vrai moyen de le confondre avec un de ces marchands forains du Levant, auxquels ces animaux servent de voiture ordinaire ? Poussin a-t-il eu raison de rejeter d’une scène noble des objets bizarres qui pouvaient débaucher l’œil du spectateur ? Ou au contraire — c’était l’avis de Champaigne — la laideur des chameaux n’aurait-elle pas servi à relever l’éclat des figures ?

Cette casuistique, qui passionnait les peintres et les amateurs, nous semble aujourd’hui dérisoire. Ce n’est plus par de tels arguments que nous jugeons des vertus d’un tableau. Il ne faut pourtant pas méconnaître que, pour les gens du XVIIe siècle, la distance entre les temps bibliques, l’antiquité, et le présent était moins grande. Faisons l’effort ethnographique de traduire leur perspective dans la nôtre. Le problème ne se poserait-il pas dans les mêmes termes s’il s’agissait pour nous de représenter des événements récents ? Nous aussi voudrions qu’ils fussent traités avec grandeur sans offenser la vérité historique, et nous serions attentifs aux détails.

Nous avons concédé ce genre à la photographie et au cinéma, dans l’illusion qu’ils reproduisent l’événement au naturel. Inversement, nous ne nous sentons plus tenus, par respect pour l’histoire sacrée, de « ne rien ajouter ou diminuer à ce que l’Écriture nous oblige à croire ». Entre les temps bibliques ou antiques et le temps présent, nous n’interposons pas seulement une profondeur historique que les hommes du XVIIe siècle, encore sous l’effet du téléscopage opéré par la Renaissance, mesuraient mal. Nous interposons aussi une distance critique.

Que le suprême talent, pour l’artiste, soit d’imiter la réalité à s’y méprendre, c’est pourtant là un lieu commun du jugement esthétique qui, même chez nous jusqu’à une époque récente, a longtemps prévalu. Pour célébrer leurs peintres, les Grecs accumulaient les anecdotes : raisins peints que venaient picorer les oiseaux, images de chevaux que leurs congénères croient vivants, rideau peint qu’un rival demandait à l’auteur de soulever pour pouvoir contempler le tableau dissimulé derrière. La légende fait crédit à Giotto, à Rembrandt, du même genre de prouesses. Sur leurs peintres fameux, la Chine, le Japon racontent des histoires très voisines : chevaux peints qui, la nuit, quittent le tableau pour aller paître, dragon s’envolant dans les airs quand l’artiste ajoute le dernier détail qui manquait.

Quand les Indiens des plaines de l’Amérique du Nord virent, pour la première fois, un peintre blanc au travail, ils se méprirent. Catlin avait portraituré l’un d’eux de profil. Un autre Indien, qui n’avait pas de sympathie pour le modèle, s’écria que le tableau prouvait que celui-ci n’était qu’une moitié d’homme. Une bagarre mortelle s’ensuivit.

C’est l’imitation du réel que Diderot admire d’abord chez Chardin : « Ce vase de porcelaine est de la porcelaine, ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent […] il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger. » Un siècle plus tard, les Goncourt ne diront pas autre chose quand ils louent Chardin d’avoir exactement rendu « la transparence d’ambre du raisin blanc, le givre de sucre de la prune, la pourpre humide des fraises […] la couperose des vieilles pommes ».

La sagesse des nations atteste que Pascal posait un vrai problème en s’écriant : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire point les orignaux. » Le romantisme, pour qui l’art n’imite pas la nature mais exprime ce que l’artiste met de lui-même dans ses tableaux, n’échappe pas au problème ; non plus que la critique contemporaine qui fait du tableau un système de signes. Car le trompe-l’œil a toujours exercé, et continue d’exercer, son empire sur la peinture. Il refait surface quand on croit qu’elle s’en est définitivement libérée. Ainsi des collages, qui surenchérissent sur le trompe-l’œil en substituant de vraies matières à leur imitation. Rien de plus éloquent à cet égard que l’aventure de Marcel Duchamp. Par les procédés antithétiques du ready made et de constructions intellectuelles commeLa Mariée mise à nu ou Le Grand Verre, il a cru dépouiller la peinture de ses prétentions figuratives. En fin de compte, il a consacré les dernières années de sa vie à réaliser une œuvre secrète, connue seulement après sa mort, qui n’est rien d’autre qu’un diorama en trois dimensions qu’on regarde à travers un œilleton : genre de présentation auquel, même en deux dimensions, John Martin, virtuose du trompe-l’œil monumental, n’a jamais consenti qu’on rabaissât ses tableaux.

A quoi tiennent donc la puissance et les enchantements du trompe-l’œil ? A la coalescence obtenue comme par miracle d’aspects fugitifs et indéfinissables du monde sensible, avec des procédures techniques, fruit d’un savoir lentement acquis et d’un travail intellectuel, qui permettent de reconstituer et de fixer ces aspects. « Notre entendement, disait déjà Plutarque, se délecte de l’imitation comme de chose qui lui est propre. » Tâche extraordinairement difficile ; mais, à la condamnation prononcée par Rousseau « des beautés de convention qui n’auraient d’autre mérite que la difficulté vaincue », son contemporain Chabanon répliquait avec raison : « C’est à tort que, dans la théorie des Arts, on affecte de ne compter pour rien la difficulté vaincue ; elle doit être comptée pour beaucoup dans le plaisir que les Arts procurent. »

Ce n’est pas un hasard si le trompe-l’œil triomphe dans la nature morte. Il découvre et démontre que, comme le dit le poète, les objets inanimés ont eux aussi une âme. Un morceau de tissu, un bijou, un fruit, une fleur, un ustensile quelconque, possède à l’égal du visage humain — objet de prédilection d’autres peintres — une vérité intérieure à laquelle, disait Chardin, on accède par le sentiment, mais que le savoir et l’imagination techniques peuvent seuls rendre. A sa façon et sur son terrain, le trompe-l’œil accomplit l’union du sensible et de l’intelligible.

L’impressionnisme a répudié le trompe-l’œil. Mais, entre les écoles, la différence n’est pas, comme le croyait l’impressionnisme, celle du subjectif et de l’objectif, du relatif et de l’absolu. Elle tient à l’illusion de l’impressionnisme qu’on peut s’installer durablement au point de rencontre des deux. L’art du trompe-l’œil sait, lui, qu’il faut développer séparément la connaissance approfondie de l’objet et une introspection très poussée, pour parvenir à englober dans une synthèse le tout de l’objet et le tout du sujet, au lieu de s’en tenir au contact superficiel qui s’établit entre eux de façon passagère au niveau de la perception.

D’où l’erreur de croire que la photographie a tué le trompe-l’œil. Le réalisme photographique ne distingue pas les accidents de la nature des choses : il les laisse sur le même plan. Il y a bien là reproduction, mais la part de l’intellection est sommaire. Une technique qui, chez les maîtres du genre, est parfaitement accomplie, reste la servante d’une vision « bête » du monde.

Le trompe-l’œil ne représente pas, il reconstruit. Il suppose à la fois un savoir (même de ce qu’il ne montre pas) et une réflexion. Il est aussi sélectif, ne cherche à rendre ni tout, ni n’importe quoi du modèle. Il choisit le pruineux du raisin plutôt que tel ou tel autre aspect, parce qu’il lui servira à construire un système de qualités sensibles avec le gras (aussi retenu parmi d’autres qualités) d’un vase d’argent ou d’étain, le friable d’un morceau de fromage, etc.

En dépit des perfectionnements techniques, l’appareil photographique reste une machine grossière comparée à la main et au cerveau. Les plus belles photographies sont d’ailleurs celles des premiers âges, quand la rusticité des moyens obligeait l’artiste à investir sa science, son temps, sa volonté.

Plutôt que de croire que l’art du trompe-l’œil a succombé à la photographie, mieux vaudrait reconnaître qu’ils ont des vertus inverses l’une de l’autre. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer les productions navrantes de ces néo-figuratifs qui peignent une nature morte ou une figure, non pas sur le motif, mais d’après une photographie en couleurs qu’ils cherchent servilement à imiter. On croit qu’ils ressuscitent le trompe-l’œil et c’est tout l’opposé.

L’abbé Morellet écrivait au XVIIIe siècle : « La nature n’est pas belle dans toutes les mères [ou toutes les amantes], et lors même qu’elle est belle, elle ne se soutient pas ; sa beauté n’a quelque fois qu’un instant. » La photographie saisit cette chance : elle montre, c’est son mot, l’instantané. Le trompe-l’œil saisit et montre ce qu’on ne voyait pas, ou mal, ou de façon fugitive, et que, désormais, grâce à lui, on verra toujours. Le spectacle d’un panier plein de fraises ne sera plus jamais le même pour qui se souvient de la façon dont les Hollandais et les Allemands du XVIIe siècle, ou Chardin, les peignirent.

Dans un tableau de Poussin aucune partie n’est inégale au tout. Chacune est un chef-d’œuvre de même rang qui, considéré seul, offre autant d’intérêt. Le tableau apparaît ainsi comme une organisation au deuxième degré d’organisations déjà présentes jusque dans les détails. Cela est aussi vrai vu dans l’autre sens : il arrive qu’une figure, dans un tableau de Poussin qui en contient plusieurs, paraisse être à soi seule un tableau complet de Corot. L’organisation du tout transpose à plus grande échelle celle des parties, chaque figure est aussi profondément pensée que l’ensemble. Rien d’étonnant que, dans sa correspondance, Poussin suive l’usage de son temps, en mesurant la difficulté de chaque œuvre au nombre de figures qu’elle contiendra : chacune pose un problème de même niveau que la totalité du tableau.

Ce qui vaut pour les figures vaut aussi pour les paysages, les uns sauvages, d’autres composés de « fabriques » : ouvrages humains certes, mais qui, par la place qu’ils occupent en comparaison des vivants, et par leur exécution méticuleuse qu’on croirait inspirée des Flamands, prennent une importance et suscitent un intérêt plus grands que les personnages souvent minuscules qui les animent, et même que ceux placés à l’avant-plan. Ce sublime reconnu aux choses « remet l’homme à sa place » — je prends la locution au sens moral et populaire. Même les tableaux « à géants », Orion etPolyphème, sont des symphonies agrestes où les géants se fondent dans la nature plus qu’ils ne la dominent. Si l’on ne connaissait le mythe, on imaginerait Orion, dans sa marche descendante, bientôt englouti par l’immensité verte à ses pieds.

Ingres a bien vu la portée esthétique et morale de ce renversement : « L’immortel Poussin a découvert le sol pittoresque de l’Italie. Il a découvert un nouveau monde, comme ces grands navigateurs, Améric Vespuce et autres […] lui le premier, lui seul, il a imprimé le style à la nature italienne. »

Dans le même passage, Ingres écrit : « Il n’y a que les peintres d’histoire qui soient capables de faire du beau paysage. » Pourquoi ? Parce qu’ils n’obéissent pas d’abord à leur sensibilité mais font un choix réfléchi de ce qui, dans la nature, est propre à leur sujet. La théorie de la « belle nature » ne justifie certainement pas les sarcasmes de Diderot.

Les réflexions de Delacroix sur le paysage ont une tonalité différente et quelque peu dédaigneuse : « Les peintres de marine […] font des portraits de vagues, comme les paysagistes font des portraits d’arbres, de terrains, de montagnes, etc. Ils ne s’occupent pas assez de l’effet pour l’imagination. » Qu’on remplace imagination par perception, et l’on aura l’impressionnisme. Poussin, lui, ne va pas de la nature vers une émotion subjective (« ne me rappeler dans mes tableaux, dit encore Delacroix, que le côté frappant et poétique »), mais vers une sélection et une recomposition méditées : « Je l’ai vu, écrit Félibien, considérer jusqu’à des pierres, à des mottes de terre et à des morceaux de bois, pour mieux imiter des rochers, des terrasses et des troncs d’arbres. » C’est à l’issue de telles collectes, aussi de cailloux, de mousse et de fleurs, que, selon des témoins, il aurait prononcé ces paroles célèbres : « Cela trouvera sa place », ou, selon d’autres, « Je n’ai rien négligé ».

A Ingres qui pourtant disait : « Il faut consulter les fleurs pour trouver de beaux tons de draperie », on a reproché, ainsi qu’à Poussin d’ailleurs, de n’être pas coloriste. C’est qu’à ce vocable, qui désigne proprement le goût sensuel des couleurs et de leurs rapports, on donne souvent un sens plus technique : art de subordonner le choix et le mélange des couleurs à un effet d’ensemble principalement recherché. Ingres a certes professé que « le dessin comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture […] la fumée même doit s’exprimer par le trait […] le dessin comprend tout, excepté la teinte […] il est sans exemple qu’un grand dessinateur n’ait pas eu le coloris qui convenait exactement aux caractères de son dessin ». Mais quels tableaux témoignent, en matière de coloris, d’une invention plus fraîche, d’une finesse de goût plus subtile que les trois portraits Rivière, ceux de la Belle Zélie, de Granet, de Mme de Senonnes, de Mme Moitessier ? que la Baigneuse de Valpinçon, Jupiter et Thétis, l’Odalisque à l’esclave, la Stratonice, Roger délivrant Angélique, le Bain turc?

A deux siècles de distance, le malentendu se répète. Les critiques du XVIIe siècle reconnaissaient dans l’art de peindre deux exigences malaisément conciliables. La « perspective aérienne » voulait qu’on perçût dans le tableau l’épaisseur de l’air quand les figures ou les objets étaient plus éloignés, mais au prix d’un dégradé de la teinte qui tendait vers la grisaille. La recherche de ce qu’on appelait alors le « tout-ensemble » réclamait, elle, une tonalité générale, « orchestration des couleurs », dira au XIXe siècle Charles Blanc, « mais visant avant tout à la consonance ».

A Charles Blanc précisément, qui avançait que « les grands coloristes ne font pas le ton local », Delacroix répondait : « Cela est parfaitement vrai ; voilà un ton, par exemple » (il montrait du doigt, dit Blanc, le ton gris et sale du pavé); « eh bien, si l’on disait à Paul Véronèse : peignez-moi une belle femme blonde, dont la chair soit de ce ton-là, il la peindrait et la femme serait une belle blonde dans son tableau ». Jolie illustration de la théorie du « tout-ensemble » qu’ont illustrée, chacun dans son genre, Rubens et Van Dyck.

De ce parti, Poussin et Ingres sont pareillement ennemis. Poussin disait du Caravage « qu’il était venu au monde pour détruire la peinture », formule qu’Ingres lui emprunte en l’éntendant à Rubens. Mais, contrairement à ce qu’on lit chez leurs contemporains respectifs, Poussin et Ingres sont intensément coloristes (au premier sens que j’ai reconnu à ce terme), car c’est surtout chez eux qu’on observe le goût pour les teintes franches, traitées par Ingres presque en aplats pour mieux respecter « la distinction particulière du ton de chaque objet », préserver leur individualité et garder leur saveur.

(Entre Poussin et Ingres, ce n’est pas la seule parenté. Il y a presque autant d’érotisme dans la scène de bain de mer qu’est le Triomphe de Neptune, que dans leBain turc. Les contemporains de Poussin appréciaient la sensualité de ses figures féminines ; ils en souhaitaient même davantage. Les générations suivantes en étaient aussi conscientes, mais, devenues prudes, elles s’en formalisaient, allant même, dans un cas connu, jusqu’à mutiler un tableau.)

Pour surmonter la contradiction entre perspective aérienne et couleur, Poussin et Ingres choisissent de faire du coloris un problème séparé, qu’il convient de traiter et de résoudre en lui-même et pour lui-même une fois que le tableau est pratiquement complet. Choix qui permet de n’avoir plus égard qu’aux couleurs vraies. Félibien, parlant de Poussin, le souligne : « Les couleurs même les plus vives demeurent dans leur place. » Échappant au compromis, le dessin et le coloris peuvent chacun atteindre leur sommet. Jusque, pour ce qui est du coloris, dans des recherches de dissonances qui choquèrent, comme en musique, mais qui, dans les deux cas, se traduisirent par un enrichissement prodigieux de la sensibilité.

C’est de la même façon que l’estampe japonaise consacre l’indépendance du dessin et du coloris. La gravure sur bois interdit la touche (celle-ci honnie par Ingres comme un « abus de l’exécution […] qualité des faux talents, des faux artistes »); elle impose le trait. Dans les débuts, l’estampe est presque sans couleurs : à peine quelques notes d’orange et de vert négligemment posées. Et la technique ultérieure des nishiki-e —estampes brillamment colorées — atteste à sa façon l’isolationnisme, le séparatisme japonais qui, comme dans la cuisine, exclut les mélanges, présente les éléments de base — ici les tons — à l’état pur. On mesure le contresens des impressionnistes qui, croyant demander des leçons à l’estampe, ont fait tout le contraire (hors les enseignements de la mise en page); alors que l’estampe japonaise — en tout cas celle que les spécialistes appellent « primitive » — anticipe la maxime d’Ingres qu’« un tableau bien dessiné est toujours assez bien peint ». Mieux compris, l’exemple de l’estampe eût plutôt dû ramener les peintres vers le néoclassicisme de Flaxman et de Vien.

On l’a souvent dit : même dans les premiers portraits d’Ingres (ainsi les trois Rivière : il avait vingt-cinq ans) perce une influence extrême-orientale, dans le traitement séparé du dessin et la localisation des couleurs. Influence non pas, sans doute, des estampes japonaises (contrairement aux affirmations tardives d’Amaury-Duval), dont il est peu vraisemblable qu’on connût des exemplaires en Europe autour de 1805, mais probablement des miniatures persanes, et de ces ouvrages chinois que Delacroix accusait Ingres d’avoir seulement imités. « Bariolage persan et chinois », disait lui aussi Baudelaire. A cette époque, on attribuait volontiers aux Orientaux la science et l’art des couleurs, et l’on prenait des leçons des « céramistes et des tapissiers de l’Asie » qui — remarque significative — « font vibrer la couleur en mettant ton sur ton à l’état pur, bleu sur bleu, jaune sur jaune ».

Kawanabe Kyôsai (1831-1889) fut l’un des derniers grands maîtres de l’ukiyo-e.Émile Guimet et Félix Régamey le rencontrèrent en 1876, mais c’est surtout la conversation qu’il eut en 1887 avec un peintre anglais, relatée par celui-ci, qui mérite l’attention. Kyôsai déclare ne pas comprendre que les peintres occidentaux fassent poser leur modèle : si ce modèle est un oiseau, il ne cessera de bouger et l’artiste ne pourra rien faire. Kyôsai, lui, observera l’oiseau à longueur de journée. Chaque fois que, de façon fugitive, apparaîtra la pose souhaitée, il s’éloignera du modèle et esquissera en trois ou quatre traits, sur l’un de ses carnets au nombre de plusieurs centaines, le souvenir qu’il a gardé. A la fin, il se rappellera si bien la pose qu’il la reproduira sans plus regarder l’oiseau. En s’entraînant ainsi pendant une vie entière, il a, dit-il, acquis une mémoire si vive et si précise qu’il peut représenter de tête tout ce qui lui fut donné d’observer. Car ce n’est pas le modèle au moment présent qu’il copie, mais les images que son esprit a emmagasinées.

Kawanabe Kyôsai

La leçon s’apparente à celle qu’Ingres paraît avoir tirée de Poussin : « Poussin avait coutume de dire que c’est en observant les choses que le peintre devient habile plutôt qu’en se fatiguant à les copier [citation textuelle de Félibien]. Oui, mais il faut que le peintre ait des yeux. » Il faut, poursuit-il, que le peintre parvienne à loger le modèle dans sa tête, à l’y incruster comme sa propriété ; et « avoir si bien la nature dans la mémoire qu’elle vienne d’elle-même se placer dans l’ouvrage ». On croirait entendre Kyôsai…

Je ne forcerai pas le parallèle. Il est clair que peintres occidentaux et orientaux appartiennent à des traditions esthétiques différentes, qu’ils n’ont pas la même vision du monde et travaillent avec des techniques qui leur sont propres (l’écart se réduirait si l’on comparait la peinture extrême-orientale et la nôtre des XIIIe et XVIe siècles). Ingres peut dire, presque dans les mêmes termes que Kyôsai, qu’« il faut avoir toujours un carnet en poche et noter en quatre coups de crayon les objets qui vous frappent, si vous n’avez pas le temps de les indiquer entièrement ». La grande différence réside en ceci que le « peintre d’histoire [qu’Ingres estimait être] rend l’espèce en général », tandis que le Japonais cherche à saisir l’être dans son mouvement fugitif et dans sa particularité ; plus proche, sous ce rapport, de la poursuite typiquement germanique, selon Riegl, du fortuit et de l’éphémère. Mais outre qu’Ingres, bien qu’à son corps défendant, fut un des plus grands portraitistes — genre où le peintre ne représente que l’individu : modèle, déplore-t-il, souvent ordinaire ou plein de défauts —, je trouve dans ces rapprochements l’explication, la justification j’espère, de mon goût personnel qui unit dans la même dévotion la peinture nordique (Van Eyck, Van der Weyden), Poussin, Ingres, et les arts graphiques du Japon.

FIN DU CHAPITRE

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