Revel

On me l’a demandé. J’en avais lu quelques extraits l’autre soir après quelques finos. C’est Jean-Francois Revel. 

Althusser [Louis] L’originalité de l’auteur de Lire le Capital consista d’abord à injecter à la doctrine moribonde [le marxisme] quelques hormones soutirées aux disciplines alors les plus gaillardes : structuralisme, psychanalyse lacanienne. Cette forme d’assistance médicale est en somme banale dans toutes les salles de réanimation idéologique. La Connaissance inutile

Aragon [Louis] Quand j’étais en khâgne, on lisait Le Crève-coeur : c’est grandiloquent, et très bien pour faire des paroles de chansons. Pas plus. Dans ses poèmes comme dans ses romans, Aragon m’est toujours apparu comme un fabricant de faux meubles anciens. Je préfère, si j’ose dire, le vrai Louis XVI ! Interview

Argent Les Français n’aiment pas beaucoup le libéralisme et aspirent tous plus au moins à se brancher sur le tuyau d’arrosage de l’argent public. En France, s’il est mal vu de gagner de l’argent, il est bien venu d’en toucher.

Quand on me dit que tel chef d’État « méprise l’argent », et que je le vois mettre au service de ses plaisirs personnels des moyens publics qu’aucun milliardaire n’oserait étaler en les payant lui-même, je songe à un vieux dessin du caricaturiste Maurice Henry. À la terrasse d’un café, deux « poules de luxe », comme on disait jadis, bavardent : « Oui, c’est vrai, murmure l’une d’elles rêveuse, il n’y a pas que l’argent dans la vie ; il y a aussi les bijoux, les fourrures, les voitures. » Toutes les nomenklaturas du monde « méprisent l’argent », pardi ! Elles se contentent de palais, de villas, de transports, de vêtements, de soins médicaux, de villégiatures et de festins gratuits. Le Regain démocratique

Baratin Il est possible que la création plastique s’accompagne d’une si forte angoisse qu’elle inspire le besoin d’une justification pseudo-théorique, accompagnée de la conviction illusoire qu’on est le seul artiste véritable de son temps. L’objet sculpté ou peint étant détaché du verbe, il ne peut pas, contrairement à l’écrit, argumenter en faveur de sa cause en même temps qu’il se montre. Il ne peut que se montrer, et d’emblée, ainsi, s’exposer à l’amour ou au mépris, sans filtre ni bouclier. D’où la frénésie d’ergoter hors de l’œuvre. Le Voleur dans la maison vide

Au Mexique, il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des arbres-mexicains. C’est en fonction de cette qualité que votre opinion doit s’exprimer. Que ces arbres soient beaux, laids, verts, secs, ce ne sont là que des qualificatifs secondaires. Ou plutôt, si vous dites qu’un arbre est beau, cette beauté sera portée au crédit du Mexique, non de l’arbre. Article

Claudel [Paul] C’est pour moi l’anti-poésie par excellence. C’est phraseur et verbeux. Il braille, il hurle, il mugit. Sa grandiloquence me semble une rhétorique creuse. Claudel est à la poésie ce que les peintres pompiers sont à la peinture.

Consommation On parle beaucoup de « société de consommation », c’est plutôt « société d’acquisition » qu’il faudrait dire, l’homme véritablement moral étant aujourd’hui celui qui achète sans consommer, qui paye ce qu’il va, aussitôt après, détruire sans en avoir joui, réalisant ainsi le rêve de tout producteur : l’usure sans l’usage, ou « comment surproduire sans jamais réellement produire ». Contrecensure

Critique d’art Là où le critique du XVIIIe siècle loue immanquablement « la nature admirable dans l’expression des passions », celui du XXe soulignera tout aussi immanquablement chez tous les peintres « la lente conquête d’une structuration de l’espace », ou « l’anéantissement systématique des cadres habituels de référence », ou encore « l’efficacité exemplaire d’un message qui transcende sa propre signifiance en affirmant la puissance du continu (ou du discontinu) ». Contrecensure

La cuisine est un perfectionnement de l’alimentation. La gastronomie est un perfectionnement de la cuisine elle-même.

Descartes [René] «Descartes inutile et incertain » : ce fameux jugement de Pascal, Revel le reprend à son compte. La « révolution cartésienne », présentée, surtout en France, comme l’acte fondateur de la philosophie moderne, serait en réalité une régression. Descartes pense naïvement, en philosophe à l’ancienne mode, que, pendant des milliers d’années, tous les humains avant lui, et notamment les plus brillants penseurs, n’ont fait que battre la campagne et qu’à un moment donné du temps, a surgi un individu, qui, sans qu’on puisse expliquer cette discontinuité soudaine, […] non seulement résout tous les problèmes sur lesquels ses prédécesseurs se sont acharnés en vain, mais les résout une fois pour toutes. Cette façon de peindre l’apparition soudaine de la vérité, au travers d’un homme unique, chargé de la manifester, s’apparente plus à la vision religieuse qu’à la connaissance scientifique, même si c’est la « raison » qui est mise en œuvre ou du moins invoquée dans cette démarche. Pourquoi cet homme se met-il brusquement à se servir correctement de sa raison, sans que rien avant lui ne l’y incite, ni autour de lui ne l’y aide ? Descartes, sans répondre à la question, se borne à constater qu’il est l’heureux élu. Descartes inutile et incertain

Esprit critique Les Perses d’Hérodote pensaient que tout le monde avait tort sauf eux ; nous autres Occidentaux modernes, nous ne sommes pas loin de penser que tout le monde a raison sauf nous. Ce n’est pas là un développement de l’esprit critique, toujours souhaitable, c’en est l’abandon total. Fin du siècle des ombres Au début des années trente, période du fascisme italien où s’étaient déjà amplifiés jusqu’au ridicule les flatteries et le culte de la personnalité dont il était l’objet, Mussolini donnait un jour audience, au Palais de Venise, à Rome, à un vieux général italien en fin de carrière et qui donc n’avait plus rien à espérer ni à perdre. Ce général d’esprit caustique rendait compte d’une mission que le dictateur lui avait confiée : il était allé représenter l’Italie à la Conférence internationale de Genève sur l’interdiction des gaz asphyxiants en cas de guerre. « En somme, de tous ces gaz asphyxiants, quel est le plus dangereux ? » questionna, bourru, le Duce. « L’encens, Excellence », répondit avec componction le général. Quel haut fonctionnaire ou ministre, même proche de la retraite, oserait ainsi répliquer à un président de la République française ? L’Absolutisme inefficace

[Le Français] pense toujours que l’autorité politique est plus ou moins moulée sur l’autorité militaire […] et que l’État n’est pas du tout une émanation de la nation, même quand cela résulte d’une consultation électorale, mais une sorte d’instance supérieure qui vous accorde ou vous refuse certaines choses. De sorte que la tradition de rouspétance du citoyen français à l’égard de l’État est une compensation. Les Idées de notre temps Élargir le rôle économique de l’État pouvait, faute d’expérience, traduire jadis une préoccupation de justice sociale. Aujourd’hui, nous savons que c’est de l’hypocrisie. Cet État soi-disant protecteur des pauvres, c’est, comme le définit Octavio Paz avec son génie de la formule, « l’ogre philanthropique ». Le Regain démocratique

Existentialisme Revel reconnaissait volontiers que l’existentialisme avait eu une influence libératrice sur le plan moral ; mais il estimait que c’était un courant philosophique sans grande consistance. L’existentialisme fut un climat où flottaient quelques slogans, ce ne fut pas une pensée. Son classement à gauche provint surtout des positions politiques prises à titre personnel par ses représentants. Au point de vue idéologique, il fut le plus souvent considéré, notamment par les marxistes et les psychanalystes, comme réactionnaire, étant donné son affirmation de la conscience comme « liberté » absolue, indépendante des conditions sociologiques et psycho-physiologiques, étant donné aussi son antirationalisme et son attitude dédaigneuse à l’égard de la science. Je parle ici naturellement de l’existentialisme première matière, celui qui a marqué l’époque, et non point des rattrapages qui furent tentés quinze ans plus tard par Sartre, lorsqu’il s’efforça, en écrivant, d’introduire un peu de déterminisme historique dans le self-service de la conscience libre. En France

Fausse excuse En 1954, à son retour d’URSS, Sartre déclare […] qu’une « entière liberté de critique » règne en Union soviétique. Un encenseur attitré ose en 1990 excuser cette phrase en arguant que l’écrivain était souffrant quand il la prononça. Faux-fuyant piteux ! Imagine-t-on Newton affirmant que la terre est plate parce qu’il a une crise de foie ? Le Voleur dans la maison vide

Gâteau (part de) Selon le cliché en vigueur, c’est à bon droit que les peuples pauvres nous réclament « leur part du gâteau ». Sous cette forme, l’expression traduit une indigence de la pensée économique. Un dixième de l’humanité ne peut pas fabriquer du gâteau pour les neuf autres dixièmes. La seule solution, c’est que ces neuf autres dixièmes adoptent les systèmes politiques et économiques grâce auxquels l’Occident s’est enrichi. Le Regain démocratique

Immigration Actuellement, l’immigration massive et la naturalisation aisée, auxquelles je ne suis d’ailleurs nullement hostile du moment qu’elles n’ébranlent pas notre État de droit, dotent l’intolérance islamique de fortins parsemés qui se multiplient parmi nous. Le Regain démocratique

D’après Simone de Beauvoir, on serait de droite en vertu d’une « qualité » foncière ; par conséquent… L’intellectuel de gauche, dans ce cas, ne souscrit pas à une thèse parce qu’elle est révolutionnaire, elle devient révolutionnaire parce qu’il y souscrit. Les Idées de notre temps

Le frère cadet de Jean-Jacques avait, certes, comme son frère aîné, une bouleversante confiance en lui-même et la conviction affairée que les autres êtres humains n’avaient été mis sur Terre que pour le service de sa plus grande gloire. Il les mobilisait comme s’ils étaient tous ses employés, avec un aplomb dont son manque d’humour l’empêchait de borner l’excès, mais dont le naturel sidérant paralysait les défenses de ses victimes. Sa jeunesse était celle que l’on qualifie d’« éternelle ». Son physique séduisant avait même, disait-on, excité en pure perte une concupiscence peccamineuse chez le vieux François Mauriac. Son élégance conventionnelle mais soignée donnait l’impression qu’il gardait toujours son pardessus, même quand il l’avait ôté. Son sourire, fixe, constant, et dont l’effet bizarre renforçait, au lieu d’atténuer, le sérieux de son visage, sous des cheveux noirs plaqués, avec, sur le côté, la raie méticuleuse de l’organisateur implacable, tout chez lui me poussait, chaque fois qu’il me rendait visite, à rêver qu’il venait me proposer un service, alors qu’il venait m’en demander un. Ibid.

Lacan [Jacques] Disons tout de go que la manière de s’exprimer du docteur Lacan nous paraît recouvrir un tissu de clichés pseudo-phénoménologiques, un ramassis de tout ce qu’il y a de plus éculé dans la verbosité existentialiste, et que chacune de ses phrases se ressent d’une aspiration forcenée au grand style, à la pointe, à l’inversion, au détour recherché, à la formulation rare, à la tournure prétentieuse, mais n’aboutit qu’à une pesante préciosité, à un mallarméisme de banlieue. Pourquoi des philosophes

Certaines cultures, comme l’islamique, dans la version intégriste qu’elle a prise depuis la révolution iranienne de 1979, impliquent intrinsèquement la violation des libertés, la contrainte imposée aux consciences, les inégalités institutionnelles, le terrorisme international. Mais, en même temps, ces pratiques expriment l’adhésion des individus à leurs croyances, à leur civilisation, à leur mode de vie original, donc expriment d’une certaine façon leur liberté, ou du moins leur « différence », mais une différence qui est leur être culturel. Nous pouvons reconnaître l’authenticité de cette différence, la sincérité existentielle de cette singularité culturelle, l’impossibilité de la supprimer par la force ou la prédication, sans pour autant refuser de voir qu’elle viole les droits de l’homme, sa dignité et sa liberté. Tout le malentendu sur le respect des diversités culturelles provient de la confusion entre l’acceptation et l’approbation. On peut tolérer ce que l’on méprise.

chanteur d’opérette Luis Mariano. Luis Mariano entrouvre le rideau et s’avance, complet blanc, cravate bleu ciel. Il s’avance lentement, en chaloupant quelque peu, à la manière d’un mannequin qui présenterait une nouvelle coupe de pantalon. Le sourire tout blanc accompagne cette démarche ; ce sourire restera là toujours, à peu près de la dimension et de la forme d’une pièce de cent sous, découvrant les incisives, les canines et, m’a-t-il semblé, une partie des pré-molaires. […] « Toutes mes chansons, vous vous en doutez, vont avoir un point commun : l’amour. » Il glousse et se dandine un peu, nous regarde avec tendresse, du ton dont une maman dit à sa fille le jour de sa fête : « Et maintenant, j’espère que tu te doutes du dessert : c’est celui que tu aimes, des œufs à la neige. » […] Il est insignifiant. Bien plus : il a une manière insignifiante d’être insignifiant. Il n’est ni odieux ni hystérique. Il est minuscule dans la vulgarité, imperceptible dans la stupidité. Il décourage l’indignation. Les paroles de ses chansons n’ont même pas assez d’existence pour pouvoir être idiotes. La musique n’atteint jamais le degré de consistance où l’on pourrait s’apercevoir qu’elle est mauvaise.

Mitterrand [François] […] La gérance Mitterrand (je dis bien gérance et non gestion, car Mitterrand a géré la France comme on gère un bar : à son profit). Le Voleur dans la maison vide

Chaque époque a ses mots passe-partout. La nôtre a l’exclusion. L’exclusion est partout et tout est exclusion […]. Lorsqu’un terme veut tout dire, il ne veut plus rien dire. Nous assistons à l’apparition d’un type humain nouveau, qui est l’Exclu devant l’Éternel, l’Exclu en soi, même quand c’est lui qui chasse les autres. L’émergence de l’exclusion dans le discours est désormais le signe sûr du zéro absolu de la pensée. […] Lorsqu’un homme politique est dépourvu de toute idée sur la manière de résoudre un problème, lorsque son cerveau est un espace vide, un vaste courant d’air, cet homme annonce alors avec solennité qu’il est contre l’exclusion. Il se décerne ainsi un certificat de noblesse morale, mais il étale sa paresse intellectuelle. Article

Politiquement correct À la fin des années quatre-vingt, aux États-Unis, sévit dans les écoles et les universités un nouveau genre de terrorisme moral et intellectuel, le « politiquement correct » ; en abrégé le « PC ». Un sigle qui, décidément, n’a pas eu de chance au vingtième siècle. En 1988, le cours d’initiation à Stanford élimine donc Platon, Aristote, Cicéron, Dante, Montaigne, Cervantès, Kant, Dickens ou Tolstoï, pour les remplacer par une culture « plus afrocentrique et plus féminine ». Les inquisiteurs relèguent par exemple dans les poubelles de la littérature un chef-d’œuvre du roman américain, le Moby Dick d’Herman Melville, au motif qu’on n’y trouve pas une seule femme. Les équipages de baleiniers comptaient en effet assez peu d’emplois féminins, au temps de la marine à voile… Autres chefs d’accusation : Melville est coupable d’inciter à la cruauté envers les animaux, critique à laquelle donne indéniablement prise la pêche à la baleine. Et les personnages afro-américains tombent à la mer et se noient pour la plupart dès le chapitre 29. À la porte Melville ! Le Voleur dans la maison vide Lorsque je parcours mes écrits d’avant 68, je m’aperçois qu’ils sont parsemés de panneaux de signalisation qui, à côté de positions solidement étayées et auxquelles je souscris aujourd’hui encore, ont pour seul office de crier au passant : « Coucou, je suis de gauche ! Je suis de gauche » ! […] Cela veut dire que l’on se fait acclamer (ou que l’on s’acclame soi-même, ce qui est plus sûr) comme subjectivité de gauche et comme membre d’une famille morale. I

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