Richesse de la pauvre photographie

Travaillant sur un texte, difficile à ecrire, sur la photographie, à insérer sur mon site photos, sur “photographie, peinture et contemporanéité” je suis allé puiser pour mes “bas-de-pages” (on apprend à l’université que sans bas de pages ordonnés et savants, le texte an’est pas sérieux) dans mes vieux disques durs, un peu encombrés par la manie de l’archivage et celle de la procrastination.

J’y ai retrouvé un texte de Comte-Sponville, le philosophe que j’apprécie dans son matérialisme et son spinozisme, un peu de façade, tant l’on sent la belle inquiétude cosmique sous sa plume (il faudra bien qu’un jour, quelqu’un écrive la fonction du matérialisme, au sens philosophique s’entend, en opposition avec l’idéalisme, bref Spinoza versus Kant, une fonction certes ponctuelle et partielle du camouflage du sujet dans les arcanes de son rejet, manifestement thérapeutiquement efficient dans la lutte contre les petites angoisses des insomniaques.)

Je me suis donc encore éloigné du sujet (mais les détours comme cette parenthèse sont des respirations, la ligne droite étant exténuante) et j’y reviens. Donc la photographie. Et le texte de C-S dans on bouquin “Le goût de vivre et cent autres propos” Éd Denoel. 2010). Je le colle ci-dessous et commente brièvement ensuite, après le texte en italique que je souligne, au gré de l’importance, en gras.

LA PHOTOGRAPHIE. Si tout le monde écrivait, demandait Paul Valéry, qu’en serait-il des valeurs littéraires ? Son idée était qu’il n’en resterait à peu près rien : plus personne ne pouvant se retrouver dans ces milliards de livres publiés chaque année, les grands écrivains disparaîtraient dans la masse, les vedettes dans l’anonymat, il n’y aurait plus ni best-sellers ni gloires, et la littérature elle-même s’effondrerait sous son propre poids, comme dévorée de l’intérieur par ce cancer d’écrire et de publier… Point de valeur sans rareté : l’art n’est possible, peut-être, qu’autant que tout le monde n’est pas artiste. Cela n’est guère démocratique ? En effet. Mais la démocratie n’est pas non plus une œuvre d’art.
On devine où je veux en venir. Tout le monde fait des photos, bien ou mal. Qu’en est-il des valeurs photographiques ?
L’intéressant, qui donne peut-être tort à Valéry, ou qui relativise son propos, c’est qu’il n’en reste pas rien. La photographie a ses hiérarchies, ses célébrités, ses écoles – ses valeurs. Dans certaines limites pourtant, qui me paraissent strictes. Nul n’est porté à admirer beaucoup ce qu’il sait faire à peu près, et qu’il ferait encore mieux avec un peu plus d’études, de technique, d’outillage, de métier. Il m’est arrivé de voir travailler des photographes professionnels. Sur ces centaines de clichés qu’ils prennent chaque jour, comment n’en réussiraient-ils pas quelques-uns de forts, de rares, de précieux ? Il arrive à n’importe qui, sur trente-six vues, d’en réussir à peu près deux ou trois, parfois par hasard, parfois par sensibilité ou calcul. Qui s’est cru artiste pour autant ?Les beaux-arts sont les arts du génie, disait Kant. Or, du génie, je n’ai jamais imaginé qu’un photographe pût en avoir. Du talent, du métier, du goût, de la sensibilité, oui, bien sûr, comme n’importe quel créateur. Mais quel photographe oserait se comparer à Rembrandt ou à Beethoven, à Shakespeare ou à Michel-Ange ? Les quelques photographes que j’ai écoutés ou lus, parmi les plus célèbres, m’ont toujours paru, au contraire, d’une grande humilité, qui d’ailleurs disait quelque chose d’essentiel sur leur art, et sur leur talent. C’est le cas en particulier d’Henri Cartier-Bresson. Je me souviens d’une longue conversation avec lui : la peinture seule, m’expliquait-il, l’intéressait vraiment ; et nous étions d’accord, lui et moi, pour mettre Degas à une hauteur qu’aucun photographe jamais ne pourrait atteindre.
La photographie est-elle une image pauvre ? Oui, bien sûr, comparée à la peinture, du moins quand le peintre a du génie. Quelle nature morte, en photo, peut se comparer à Chardin ? Quel portrait, à Champaigne ou Titien ? Quel paysage, à Ruysdael ou Corot ? Ce n’est pas la faute des photographes, ni donc d’abord une question de génie. C’est la faute de la photo. C’est d’abord une question de technique. Comment une machine, entre l’œil et le monde, pourrait-elle remplacer la main, le geste, le travail ? Ses performances même la desservent. Comment pourrait-on créer la même richesse en un centième de seconde qu’en dix jours, vingt jours, cent jours d’un labeur acharné ou paisible ? En un clic, qu’en des milliers de coups de pinceau ? Le temps ne fait rien à l’affaire ? Disons qu’il ne suffit pas, puisque rien ne suffit, puisque l’art n’existe que par cette insuffisance même. Mais que le temps ne suffise pas, cela ne veut pas dire qu’il ne joue aucun rôle. S’agissant de la peinture, puisque c’est évidemment à elle que l’on songe lorsqu’on pense à la photographie et à son éventuelle pauvreté, s’agissant de la peinture, donc, j’ai toujours pensé que quelque chose d’essentiel se jouait dans la confrontation entre le long temps laborieux de la création et l’instant fasciné du regard. Une éternité naît, dans ce contraste, comme saisie entre deux durées, comme un présent distendu, qui n’en finirait pas. L’éternité de la photographie, car elle a aussi la sienne, est plutôt dans la rencontre de deux instants : c’est le plus petit présent possible, comme attrapé au vol, comme fixé sur place, comme le minimum d’éternité disponible. Un instantané, dit-on, et toute photographie, même posée, en est un. La pauvreté est son lot, comme il est le nôtre. La grandeur de la photographie est là, qui peut-être a tué la peinture. Le réel est plus important que l’art. Le vrai, plus précieux que le beau. Tant pis pour les peintres qui l’ont oublié. Tant mieux pour les photographes, s’ils s’en souviennent. La photo donne tort aux esthètes ; c’est par quoi elle touche à l’art.
La pauvreté de la photo est sa grandeur, son humilité, sa vertu propre. C’est parce qu’elle est un art mineur qu’elle est un art. Pauvre comme la vérité. Pauvre comme notre vie. Pauvre comme les pauvres, qui n’ont qu’elle souvent pour se voir ou être vus. Et dans cette pauvreté pourtant, l’infinie richesse du réel, l’infinie solitude d’exister, l’infinie douleur ou douceur du monde…
La beauté vient par surcroît, quand elle vient. Les grands photographes sont ceux qui la font venir, qui la font voir, au creux du quotidien ou de l’horreur, parmi l’encombrement des images et des discours, et cela fait comme un silence soudain, comme une pauvreté soudain, comme une vérité soudain, dans le brouhaha mensonger du monde, cela nous réconcilie un peu avec le réel, cela nous rend l’éternité de l’éphémère à nouveau sensible et bouleversante…
Par les temps qui courent, c’est précieux. La plus pauvre des photographies le sera toujours moins que la plupart des toiles qu’on voyait à Beaubourg, lors de la dernière exposition d’art contemporain… Mieux vaut une pauvreté vraie qu’un pauvre mensonge.

Suis dans un avion. On atterrit. La 4g s’est enclenché sur ma tablette, dans le ciel. Je peux donc “publier” ce post. A la réflexion, je ne commente pas et publie. Le data qui apparaît entre les nuages ne peut être fortuit…

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