Rosenszweig et l’éclat de rire

Comme promis dans le précédent billet. Cette histoire de la décision soudaine de la non-conversion de Franz Rosenzweig, il la racontait presque tous les jours, cet ami, du moins presque. Il ne faut pas expliquer les fondements de cette obsession. Tu laisses ça aux traqueurs de l’angoisse, les compliqués. Rien de grave, et puis l’histoire est belle. C’est ce que je lui disais, lorsque le sang lui montant aux tempes, s’empourprant de colère, il me fixait pour attendre un mot, une accolade, un geste adéquat. Je lui disais qu’il ne fallait pas chercher à expliquer. Calme, calme, reste calme, ami.

Dans sa lettre adressée à Rudolf Ehrenberg, datée du 10 octobre 1913, Rosenzweig écrivait :

« Cher Rudi, je dois te faire part d’une chose qui risque de te chagriner et qui, à tout le moins, te sera incompréhensible. Au terme d’une réflexion longue et, comme je le crois, approfondie, je suis arrivé à la conclusion de devoir revenir sur ma décision. Elle ne me semble plus nécessaire et, pour cette raison, elle devient dans mon cas impossible. Je reste donc juif. » [1]

On rappelle l’histoire. Franz Rosenzweig, l’un des rares philosophes du judaïsme, prit cette décision de ne pas se convertir au christianisme dans lequel il baignait depuis des années. Il entendit, dans cette nuit (c’est sûrement un mythe, il faur plusieurs nuits pour changer les rides d’un front) dans le judaïsme une dimension méta historique et intemporelle et la vocation du peuple juif comme réalité du monde moderne. Stéphane Mosès (lisez son « retour au judaisme » le raconte merveilleusement Donc, une discussion « nocturne » du 7 juillet 1913 avec Eugen Rosenstock, juif converti au protestantisme, qui l’avait poussé dans cette voie de la conversion, le convainquant que le christianisme constituait la nouvelle civilisation, au-delà de la théologie. Franz avait annoncé à ses parents qu’il allait se convertir au christianisme.

Puis, pour une dernière fois, à Berlin, il assista à l’office de Yom Kippour. Et il eut cette révélation, une sorte de frisson. Celle de l’existence du peuple juif et sa particularité dans le monde, par son livre et sa pratique qui, presque seul dans le monde des peuples, tord le cou au paganisme. Parole que les prophètes d’Israël auraient transmise aux générations futures : l’éthique contre le politique et la réalité historique.

Mais je m’étais promis de ne pas, dans mon billet, exposer la pensée et la triturer. Juste évoquer les tempes explosives de mon presque-ami lorsque Rosenzweig et sa presque-conversion était évoquée.

Puis, un jour, je ne sais comment, alors qu’il fermait les yeux, fatigué par une conversation que nous initions à la terrasse d’un café entre plusieurs anciens étudiants, j’ai eu une révélation. Sa fatigue était celle d’une obsession et sa réaction sur Rosenzweig devait avoir un sens.

Alors, rentré chez moi, je lui téléphone, persuadé que c’était le moment, le temps de l’éclaircissement. Et je lui pose , d’emblée la question de l’origine de l’exacerbation de de sa friction précitée.

Et il me dit qu’il a appris que sa mère n’était pas juive, il y a cinq ans, qu’elle avait menti puisque sa mère, donc la grand-mère, n’était pas juive, qu’elle aussi avait menti. Et qu’un juif qui veut se convertir, ça lui fait monter le sang dans les tempes…

Je crois que je n’ai jamais autant, de ma vie, éclaté de rire. Il a d’abord été choqué par ma réaction. Puis les hoquets de mon rire qui n’en finissait pas aidant, il se mit à rire aussi.

Et le lendemain, on s’est rencontré et quand on a prononcé le nom de Rosenzweig, on a encore éclaté de rire. Et puis, dans les petites années qui ont suivi, lorsque l’on écoutait à notre table, un fanfaron ou un idiot, on se regardait, on levait notre verre et on disait « Rosenzweig ! ». Personne ne comprenait notre éclat de rire.

Il ne m’a jamais dit que je l’avais sauvé par mon rire. Il aurait pu.

Chaque fois que je lis le nom de Rosenzweig, je suis ébloui par l’intelligence de ce philosophe. Mais je commence à rire avant de lire. Ce n’est pas sérieux.

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