Steiner, errata

Georges Steiner vient de disparaitre

Pour ceux qui ne connaissent pas son parcours et la fulgurance calme de ses convictions, je colle ci-dessous un entretien qu’il avait donné a Philo Magazine.

A l’époque de la sortie de son livre (Errata), j’avais en tête la rédaction d’une “autobiographie insignifiante”. Une vie banale, racontée dans le sentiment de la banalité et le roman de l’ordinaire, presque du Pérec des instants.

C’est le livre de Steiner qui m’a fait renoncer ou du moins son titre qui affirme que la seule autobiographie qui vaille est celle de ses erreurs. Ce qui m’avait terrifié, tant j’étais persuadé qu’une plongée dans ses bévues d’une vie risquait de gâcher ce qu’il en restait.

J’avais tort. Je n’aurais pas dû lire ce titre. J’ai donc commis une des erreurs d’une vie Mais je ne lui en ai voulu 24 h, celles ordinaires.

Grand entretien

George Steiner : “ La haine me fatigue ”


Mis en ligne le 02/07/2009 philosophie Magazine
A 80 ans, cet universaliste se demande toujours si la culture permet de résister à la barbarie
Le philosophe Theodor Adorno, en 1949, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, soutenait qu’« écrire un poème après Auschwitz [était] barbare ». Pour George Steiner, né en 1929 dans le monde de la bourgeoisie juive viennoise, élevé dans le culte de la création et des grandes œuvres mais ayant dû fuir l’Europe avec toute sa famille pour échapper au génocide, la question des rapports de la barbarie et de la culture a pris la forme d’une hantise, d’un doute jamais apaisé. Comment croire encore en l’homme au terme d’un siècle qui a à ce point « abaissé le seuil de l’humanité » ? Face au mal, les œuvres sont-elles une affirmation de notre humanité ou des matrices de fiction qui entament notre sensibilité morale ? À quelles forces, obscures ou lumineuses, puisent les grands créateurs ? Professeur de littérature comparée, philosophe, moraliste, écrivain, mélomane, il est devenu l’un des intellectuels les plus lus et écoutés à travers le monde. On reconnaît son talent à rendre accessible les grands auteurs et à faire communiquer les grandes questions qui surgissent au carrefour de la science, de la morale et de la littérature. Mais George Steiner, pétillant d’intelligence et de générosité, est d’abord un homme errant, un grand baroudeur de l’esprit.

«De nombreuses cultures ne connaissent pas la communication littéraire. En revanche, aucune n’ignore la musique»

Né à Paris, où ses parents, d’origine tchèque et viennoise, avaient fui l’antisémitisme, il a été élevé dans trois langues en même temps, l’allemand, l’anglais et le français, tout en apprenant avec son père le latin de Cicéron et le grec d’Homère. En 1940, il embarque avec les siens sur le dernier bateau à avoir quitté Gênes pour New York. Formé au lycée français de New York, où il s’éveille aux grands classiques et croise l’intelligentsia en exil (Lévi-Strauss, Maritain, Gilson), il étudie après guerre à l’université de Chicago auprès de Leo Strauss et du physicien Enrico Fermi, avant de rejoindre Londres, où il devient éditorialiste pour le magazine The Economist. Alors qu’il est de passage aux États-Unis pour interroger le père de la bombe atomique, Robert Oppenheimer, son impertinence lui vaut d’être coopté par les plus grands scientifiques de l’université de Princeton. C’est le tournant de sa vie. Tandis que ses camarades sondent les constituants derniers de la matière, il leur propose ses lectures inspirées et actualisées des grands classiques de la littérature. Une démarche qui a longtemps eu l’air de déplaire au monde académique. Mais devant le succès international de ses conférences, il intègre finalement les universités de Cambridge et de Genève. « Êtes-vous assez enfantin pour vouloir retourner dans cette miséreuse Europe ? », lui avait demandé Oppenheimer. « À la rame s’il le faut », avait-il répondu. Pour retrouver ce qui constitue à ses yeux l’essence du Vieux Continent : les cafés, la ville et ses noms de rue, le paysage, le conflit entre Athènes et Jérusalem, mais, surtout, une civilisation qui a pris conscience de sa finitude. Rencontre.
Philosophie magazine : Dans Errata, vous décrivez votre parcours biographique et intellectuel. Pourquoi ce titre ?
George Steiner : C’est une liste d’erreurs commises. Toute autobiographie devrait être la liste de nos erreurs.
Vous êtes professeur de littérature comparée, philosophe, essayiste, moraliste… Comment vous définissez-vous ?
Je suis avant tout un lecteur qui souhaite lire avec les autres et transmettre. Je me suis attaché à ce que les grandes œuvres atteignent encore ceux pour qui elles pourraient être indispensables. J’ai été un postier, en somme, qui a eu l’immense privilège de transmettre du grand courrier. Comme ce personnage du beau film de Michael Radford Il Postino, sur ce facteur qui était chargé de distribuer les lettres du poète Pablo Neruda. Si l’on n’a pas soi-même le génie de la création, on peut transmettre le courrier des autres. Ce n’est pas facile. Il faut trouver les bonnes « boîtes aux lettres ». Aujourd’hui, l’avenir même du livre n’est pas assuré. On a tendance à oublier que le grand espace de ce temps, ce n’est pas celui de la textualité – une forme de communication très spécifique, née au carrefour de la culture grecque et hébraïque –, mais celui de l’oralité, qui couvre des dizaines de milliers d’années. De nombreuses cultures ne connaissent pas la communication littéraire. En revanche, aucune ethnie, même la plus petite, n’ignore la musique. La musique est la seule langue universelle.
Né d’un père tchèque et d’une mère viennoise, vous possédez trois langues maternelles : l’allemand, le français et l’anglais. Comment est-ce possible ?
J’ai reçu une éducation trilingue, et j’ai toujours vécu dans un contexte polyglotte. Je me souviens de ma mère qui commençait ses phrases dans une langue et les finissait dans une autre, sans même s’en apercevoir. Enfant, j’ai subi des tests absurdes pour déterminer quelle était ma première langue, mais cela n’a pas marché, jamais aucune n’a pris le dessus. Quand je suis en Allemagne, je rêve en allemand, en Angleterre, en anglais, etc. Ce n’est pas si rare. De nombreuses communautés sont bilingues ou trilingues, comme en Suisse, en Suède ou en Malaisie.
Les langues plongent pourtant au plus profond de notre sensibilité…
Chaque langue ouvre un monde, découpe l’expérience d’une façon spécifique. Les langues sont autant de fenêtres permettant d’entrer dans la réalité d’une manière unique. Mais elles constituent aussi l’homme dans son intimité. J’ai abordé cette question dans un chapitre des Livres que je n’ai pas écrits, en réfléchissant au sexe dans la langue. En quoi l’acte d’amour diffère-t-il en basque ou en russe de ce qu’il est en flamand ou en coréen ? Qu’est-ce que la vie sexuelle d’un sourd-muet ? Ces questions, qui avaient déjà été posées à propos des aveugles, ont suscité un véritable tollé en Angleterre. C’est pourtant fondamental. Avant, pendant et après l’orgasme, nous allons et venons dans l’élément de la langue. Elle agit comme un principe actif de la sexualité, déterminant la cadence de la séduction, la rhétorique sexuelle, les tabous, l’argot, etc. D’ailleurs, plus notre inventaire lexical et grammatical est riche, plus notre orchestration intérieure est inventive. Il n’y a quasiment pas d’étude sur le « donjuanisme » des langues. À part quelques annotations chez Casanova, qui était d’ailleurs un formidable polyglotte. Des psychologues, des comparatistes en anthropologie pathologique devraient se saisir de la question. Moi, cela m’a beaucoup amusé. Il faut dire que j’ai eu le bonheur d’expériences polyglottes qui m’ont énormément appris.
Est-ce que la domination de l’anglo-américain ne menace pas le multilinguisme ?
Que l’on soit français, chinois ou mexicain, chaque fois que nous utilisons un ordinateur, un iPod, ou un BlackBerry, nous parlons américain. C’est la logique du philosophe anglais George Boole, qui a fondé les systèmes informatiques. Mais la domination planétaire de l’anglo-américain tient à quelque chose de plus profond que la technique et l’économie. La langue américaine contient, en elle-même, une promesse d’avenir, d’espoir. Cela remonte à la formule de la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 qui institue « la recherche du bonheur » comme « droit inaliénable ». Aucun autre peuple ne s’était donné une telle fin. Cette langue semble murmurer à des millions d’hommes défavorisés dans le monde qu’il y a là une chance. C’est pour cela qu’on l’apprend sur la planète entière.
Y a-t-il des langues plus philosophiques que d’autres ?
C’est évident. Tandis que l’anglo-américain sied à l’informatique et à la technologie, la structure grammaticale de l’allemand est de nature métaphysique. En plaçant le verbe à la fin de la phrase, après une longue hésitation, l’allemand tient en suspens la signification et entretient par le seul effet de sa grammaire une sorte de suspens ontologique constant. Cela dit, les individus peuvent jouer avec l’esprit de leur langue. Quand un des rescapés du Boeing qui a amerri dans l’Hudson il y a quelques mois s’est précipité auprès du pilote américain pour l’embrasser et le remercier d’avoir sauvé la vie de sa femme et son enfant, le pilote lui a répondu : « you’re welcome » ! Comment mieux transcender la consternante simplicité de l’anglo-américain pour donner voix à la grandeur ?
Vous venez du vaste monde de la bourgeoisie libérale juive européenne. Votre père, issu d’un milieu modeste, a connu une rapide ascension au sein du monde bancaire viennois avant de fuir l’Europe…
En 1924, il avait pressenti la catastrophe. Beaucoup se refusaient alors à voir l’antisémitisme. Son flair nous a sauvés. Il nous a d’abord emmenés à Paris, où je suis né en 1929. Puis aux États-Unis en 1940. Il y avait été envoyé en mission par le gouvernement français pour négocier, comme banquier, l’achat d’avions de chasse. En 1940, New York était encore une ville neutre. À un déjeuner, il croise le PDG de Siemens, avec lequel il avait travaillé avant 1933 et qui faisait partie d’une mission d’ingénieurs nazis. Discrètement, celui-ci lui a fait comprendre qu’il fallait quitter l’Europe au plus tôt. Mon père l’a cru et nous a fait venir. Ma mère a d’abord catégoriquement refusé, arguant que ma sœur et moi allions rater notre bac, et que, de toute façon, la ligne Maginot nous protégeait, mais l’autorité de mon père a prévalu. Nous sommes venus avec le dernier bateau parti de Gênes. Ce n’est pas ma petite histoire qui compte dans cette affaire, mais ce qu’elle révèle. Dès l’hiver 1940, l’élite allemande, en contact avec les généraux et les officiers permissionnaires, était donc au fait, avant même les camps d’extermination, des massacres qui avaient commencé en Pologne. Si on voulait savoir, on savait.
Auschwitz est un événement sans précédent, qui incarne le mal radical. Or la plus haute culture humaniste et européenne, loin d’avoir su l’empêcher, l’a accompagné…
Cela reste pour moi le mystère capital. Alors que j’ai 80 ans et que j’ai travaillé toute ma vie sur cette question, je n’ai pas trouvé de réponse. Comment est-ce qu’on peut jouer Schubert le soir en famille et torturer le matin dans les camps ? J’ai eu le privilège d’être l’ami d’Arthur Koestler, intellectuel hongrois, auteur du roman Le Zéro et l’Infini, qui prétendait avoir une réponse. D’après lui, le cerveau humain est clivé entre une part prédominante d’animalité et une part, beaucoup moins développée, dévolue à la moralité. Cette explication est fausse. Est-ce que chacun d’entre nous peut devenir un tortionnaire sadique comme le prétendent certains psychologues ? L’éducation morale est-elle si fragile que dans telle ou telle circonstance elle peut être anéantie ? La culture peut-elle être complice de ce phénomène ? J’émets l’hypothèse qu’elle agit comme une « matrice de fiction ». Je m’explique : j’enseigne en ce moment les trois premiers actes du Roi Lear, de William Shakespeare. À la fin d’une journée, j’en suis généralement tout envoûté. Si en rentrant chez moi, je croise quelqu’un qui hurle « aidez-moi », il me semble que je pourrais l’entendre sans pour autant l’écouter. Tout tient à cette différence entre entendre et écouter. Pourquoi ne vais-je pas l’aider ? Parce que la fiction est plus puissante que la réalité. Les œuvres imaginaires prennent possession de nous, elles nous enveloppent, nous rendent sourds et aveugles au réel.
C’est une hypothèse qui n’est peut-être valable que pour la minorité de ceux qui vivent dans et par la culture. Mais il est certain que ce processus a joué pour certains. Quand, par exemple, le pianiste virtuose Walter Gieseking interprétait Debussy à Munich, alors que non loin de là partaient pour Dachau les trains bondés de déportés. On les entendait hurler mais personne ne bougeait, tous étaient comme possédés, hypnotisés par la musique. La musique la plus belle n’a pas remué les consciences ! Très naïvement, moi qui aime tant la musique, je pense qu’elle aurait dû dire non ! Cela dit, il y a des êtres humains qui restent intacts moralement et adoptent instinctivement l’impératif catégorique de Kant. Où trouvent-ils le ressort ? Je crois que je vais finir ma vie sans pouvoir répondre à cette question capitale.
Vous avez écrit un livre très éclairant sur Heidegger. Qu’est-ce qui vous a incité à le faire connaître à un public élargi ?
Jeunes étudiants à l’université de Chicago, nous avions la possibilité d’assister à des séminaires de recherche à condition de ne pas parler. J’étais ainsi allé à un séminaire de Leo Strauss parce que le sujet m’intéressait : « Platon et la cité antique ». Je n’ai jamais oublié ce moment où il est entré dans la salle avec ses yeux de feu et nous a dit : « Dans ce séminaire jamais ne tombera le nom de… bien qu’il soit évidemment incomparable. » Je n’avais pas compris de quel auteur il s’agissait, mais l’un des doctorants américains me l’a écrit sur son bloc-notes. Il s’agissait de Martin Heidegger. Quand un professeur de la stature de Leo Strauss vous dit de quelqu’un qu’il est incomparable, que faire si ce n’est courir à la bibliothèque ? Avec une certaine arrogance, je me suis saisi d’Être et Temps, le maître ouvrage de Heidegger. Or, je ne suis même pas arrivé à comprendre la première phrase ! Cela m’a fait l’effet d’une véritable gifle. Je me suis promis de le lire jusqu’à ce que je comprenne. Sur la polémique liée à son engagement nazi – qui motivait le silence de Strauss –, je dirai que la haine me fatigue, et je ne veux pas moi-même la susciter. Mais il y a en France une certaine hypocrisie qui fait que l’on revient sans cesse à l’affaire Heidegger et qu’en même temps on donne tous les titres à un homme capable de raconter que Mao est le plus grand libérateur de l’humanité, alors qu’il a fait plus de victimes que Hitler et Staline réunis… Les intellectuels, qui passent leur vie parmi les livres, éprouvent souvent la passion de la praxis, la soif de l’action radicale. Dans le cas de Heidegger, il y avait une vanité sans pareille : il voulait être le Führer du Führer. Mais les nazis considéraient qu’il était inutilisable. Dans un dossier sur lui, on lit : « C’est un nazi privé qui ne croit même pas au racisme et à l’organisation. » Ce petit titre d’antigloire donne beaucoup à penser.
Après l’université de Chicago, vous avez poursuivi à Harvard et Oxford, avant de devenir éditorialiste pour The Economist. C’est dans ce cadre que vous avez fait la rencontre de Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique. Cela a été un tournant dans votre vie…
J’avais été envoyé à Washington pour l’interviewer au moment où le Congrès américain s’apprêtait à débattre d’une loi sur l’énergie atomique. C’était le chef de la physique à l’université de Princeton, un personnage somme toute assez méchant et cassant. Même Einstein en avait peur. Au cours d’une longue conversation, j’ai eu l’impudence de lui dire « non » sur certaines choses. Cela m’a valu, à ma plus grande surprise, et alors que je n’étais pas candidat, une proposition pour intégrer sur-le-champ l’équipe de l’institut à Princeton. Quelqu’un de plus mûr que moi aurait demandé un délai de réflexion. J’étais tellement bouche bée que j’ai accepté tout de suite. C’est ainsi que je suis retourné vers le monde universitaire : un jeune lettré invité parmi les plus grands scientifiques du moment. Sans cet incident, ma vie aurait certainement été bien différente.
C’est là, au milieu des plus grands physiciens, que vous avez entamé votre thèse sur Tolstoï et Dostoïevski. Qu’est-ce qui vous plaisait chez les scientifiques ?
Après mon passage à l’université de Chicago, j’avais pensé un moment me consacrer aux sciences. Mais je n’étais pas assez bon en mathématiques. J’ai donc opté pour les lettres, tout en me sentant beaucoup plus à l’aise avec les scientifiques. Ce sont des gens qui ne « bluffent » pas : on peut ou on ne peut pas résoudre une équation. Il n’y a pas tout ce verbiage, cette fausse prétention que l’on retrouve dans les théories littéraires. Je crois que la science a beaucoup à offrir quant à l’idée de vérité.
Qu’en est-il de la création  aujourd’hui ?
L’œuvre de Samuel Beckett – probablement l’un des plus grands auteurs de notre époque – est une parabole allégorique de la grande crise de la parole que nous traversons. Il débute en écrivant sur Dante, puis son style devient de plus en plus étranglé et sommaire. Deux voix, puis une, puis le noir, puis un cri. Il a cette phrase terrible sur la création : « Il faut rater, s’y remettre et… rater mieux. » « Rater mieux », c’est en effet le meilleur objectif que l’on puisse se fixer.
Vous vénérez la culture classique, mais vous soutenez aussi qu’elle n’est que du « bluff » à côté du véritable engagement moral. N’est-ce pas contradictoire ?
Peut-être pas. Une de mes plus grandes réussites en tant que professeur fut quand une élève, jeune communiste première de promotion à Cambridge, est venue me dire que tout ce que je lui avais enseigné n’était que paroles vides. Elle avait décidé de partir en Chine comme médecin. J’ai eu le sentiment que j’avais réussi quelque chose.
Si vous deviez décrire à un jeune étudiant d’aujourd’hui ce qu’est un classique, que lui diriez-vous ?
Je lui dirais qu’il y a des textes – et c’est assez mystérieux – qui, chaque fois que nous y revenons, sont plus riches qu’avant. Des textes qui nous lisent plus que nous ne les lisons. Des textes qui changeront pour lui au cours de sa vie. Qui vont produire en lui une sorte de croissance, l’écho intérieur d’un dialogue. Être inépuisable est l’un des critères du classique. C’est pour cela qu’il est essentiel d’apprendre par cœur. Ce que vous avez appris par cœur change en vous et vous change. Et personne ne peut vous l’enlever, ni la Gestapo, ni le KGB, ni la CIA : c’est en vous, cela vous appartient. Les poèmes d’Ossip Mandelstam ont survécu dans et grâce au « par cœur ». La psychologie enfantine m’horripile quand elle affirme qu’il ne faut pas charger la mémoire des enfants ! Je dois tout au système du lycée français, où on apprenait tout par cœur. Je connais encore par cœur certains textes classiques, et la joie que j’en retire est constante. Enlever cette possibilité à l’enfant, c’est l’amoindrir, laisser en lui des espaces vides qui ne demandent qu’à être habités. L’expression est d’ailleurs significative : on ne dit pas « par cerveau » mais « par cœur ».
En quoi la musique est-elle indispensable à votre vie ?
Je n’arrive pas à imaginer un jour de ma vie sans musique. Cela ne marche pas. Claude Lévi-Strauss a un jour fait ce très bel aveu : « Invention de la mélodie, mystère suprême des sciences de l’homme. » Je peux concevoir de perdre la vue avec l’âge, après tout il me resterait tous ces passages appris par cœur qui continueraient de vivre en moi. Mais ne plus entendre la musique m’est inconcevable. Là, il faudrait avoir le courage de se tirer une balle dans la tête !
Qu’est-ce que le récit ou le poème apporte que le concept ne peut apporter ?
Heidegger dit quelque part : « Si on est trop bête pour penser, on raconte des histoires. » C’est stupide. La narration est en nous une pulsion très profonde. Raconter une histoire est une activité irremplaçable. Vouloir savoir ce qui va se passer correspond, j’ose le croire, à une structure du cortex. Cela dit, la grande prose rencontre souvent le concept. Et certains philosophes sont aussi de grands écrivains : Nietzsche, qui parle d’une pensée qui « danse » ; Platon, dont les personnages sont d’une richesse inépuisable. Je sépare de moins en moins la littérature et la philosophie. Il y a des branches en philosophie, comme la logique formelle, où cela est moins vrai.
Quoiqu’il y ait chez Ludwig Wittgenstein des phrases de logique pure qui sont aussi de vrais poèmes miniatures ! Après avoir dicté les Recherches, il l’avait reconnu : « J’aimerais avoir mis cela en vers », affirmait-il. Il y a dans le langage d’un grand penseur une poétique de la pensée. Les Grecs archaïques écrivaient d’ailleurs la métaphysique en vers. Où classer Borges ? Où classer Tristes Tropiques, de Lévi-Strauss ? Est-ce de l’anthropologie, de la littérature, de la philosophie ? Abolissons ces frontières trop artificielles. Demandons-nous si cet homme a vis-à-vis de sa propre pensée le sens du miracle et de l’étonnement, qui est la source du grand poème et de la grande théorie philosophique. Être sans cesse étonné, se lever le matin et se dire « tiens, c’est curieux d’être ici », ou « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » : voilà les grandes questions. Ce sont d’ailleurs souvent les poètes qui y répondent, avant les philosophes. C’est dans la rencontre des deux que résident nos meilleures chances de former de nouvelles œuvres valables. Car le roman est fatigué.
Dans Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée, vous évoquez le lien entre la pensée et la mélancolie. Êtes-vous un mélancolique ?
Chez moi, la mélancolie a trois sources. Elle vient de l’incertitude persistante sur les questions fondamentales qui me taraudent. De la faillite de ne pas être un grand créateur. De l’ignorance où je suis de ce qui restera d’une vie de travail. À quoi s’ajoute l’aggravation de la crise dans le destin du peuple juif. Les Juifs ont appris à respirer sous l’eau. C’est leur méthode de survie depuis quatre mille ans. Mais le souffle devient court

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