Marcel Cohen

J’ai déjà eu l’occasion, dans mes billets, de dire mon admiration pour Marcel Cohen, l’homme des “faits”, l’écrivain des “détails”.

Un jour qui ne ressemblait à aucun autre, j’ai même pu écrire que quand je lisais Marcel Cohen, j’étais furieux de jalousie tant j’aurais voulu écrire exactement comme lui. Évidemment, comme toujours dans de tels jours rares qui ne ressemblent pas au précédent ni au suivant, j’exagère, j’exagère. Ce qui n’est pas le cas de Marcel Cohen, conteur du détail, du fait brut sans exacerbation.

Le époques dans lesquelles je ne me replonge pas dans quelques pages de cet auteur sont rares. Comme un besoin peut-être de larguer le trop, le gras, l’inutile, le cri ou l’enflure des sens sans laquelle pourtant l’ennui s’insinuerait tristement et diaboliquement dans nos veines bleues.

J’ai donc relu des extraits de “Détails” et de “faits”, sa trilogie éditée dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard.

Puis, cherchant en ligne d’éventuelles actualités de l’auteur, je suis tombé sur un papier le présentant, assez sobrement écrit.

Je le livre ci-dessous. Il s’agit d’une critique ancienne de ses “faits”

Et si vous le lisez jusqu’à sa fin, un petit cadeau : un extrait (court) de ses “faits”

Vite, lisez Cohen. Il n’y a pas qu’Albert.

Marcel Cohen est l’auteur d’une trilogie aux éditions Gallimard : Faits, Faits II, Faits III. Mais en vérité tous ses livres se rangent sous ce genre des « faits », que ce soit Sur la scène intérieure (collection L’un et l’autre, 2013) ou aujourd’hui Détails, qui sont en effet tous les deux sous-titrés « Faits », comme on indiquerait « roman », « essai », « poésie », « biographie ». Marcel Cohen a inventé pour son compte ce genre littéraire des « faits », qui sont comme des « dépôts de savoir… » si l’on en croit ce qu’il en dit lui-même dans l’avertissement qui figure au tout début de Sur la scène intérieure où il cite ouvertement le dernier livre du poète Denis Roche, Dépôts de savoir & de technique, que celui-ci avait publié en 1980 dans sa propre collection Fiction & Cie des éditions du Seuil, et dont le titre résume tout à la fois le caractère volontaire et incertain de la propre entreprise de Marcel Cohen, qui est autant une entreprise de remémoration que d’oubli – de silence, de lacunes et d’oubli.

Dans Faits III, il citait par exemple un autre poète qui disait quant à lui que « les faits sont impénétrables ». Marcel Cohen raconte ici ce qui est arrivé à Joë Bousquet, le 27 mai 1918, quand le lieutenant qu’il était alors est monté au front avec le 156e corps d’attaque, mais en commettant le geste insensé de chausser ses bottes en cuir rouge (quand ses hommes, au contraire, prenaient soin de troquer leurs meilleures chaussures de marche contre les souliers plus modestes qu’ils portaient au repos). Le 156e corps d’attaque était à peine sorti des tranchées que Joë Bousquet était touché en pleine poitrine par une balle qui lui sectionnait la moelle épinière entre la quatrième et cinquième vertèbre. Joë Bousquet passera le restant de sa vie dans son lit, à Carcassonne, les membres inférieurs paralysés, et persuadé que le tireur allemand convoitait ses bottes en cuir rouge… Il racontera que ses bottes rouges avaient décidé de son sort : « J’ai été un assez solide officier, mais je ne dois cette grâce qu’à l’incompréhensible soin que j’avais à me bien chausser », dira-t-il.

« Le monde est tout ce qui arrive », écrivait au même moment, sur des carnets de campagne pendant cette Première Guerre mondiale, le philosophe Ludwig Wittgenstein, en précisant que « le monde est l’ensemble des faits, non des choses ». Marcel Cohen ne parle pas vraiment du célèbre tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, et, qui plus est, il est surtout marqué par la Seconde Guerre mondiale durant laquelle – à Auschwitz – son père, sa mère, sa sœur, ses grands-parents paternels, deux oncles et une grand-tante ont disparu. Les faits de ses livres laissent entendre que l’absence et le vide peuvent être exprimés. « Des faits et non les motifs de mes carences », dit-il aussi en citant la poétesse Alejandra Pizarnik. Marcel Cohen lui-même écrit des textes qui s’apparentent à de la poésie. Mais il est surtout l’écrivain qui n’a pas l’ambition d’imposer quoi que ce soit à ses lecteurs ; il est même comme ces artistes que sont Jochen Gerz et Emmanuel Saulnier, qui dressent des monuments invisibles pour montrer que si les cimetières juifs ont disparu de l’Allemagne, si le village de Vassieux-en-Vercors a été rasé par la 157e division de la Wehrmacht, « un monument disparu dont on parle a plus de réalité qu’un monument existant qu’on ne regarde plus »…

Dans Le Grand Paon-de-Nuit, qu’il avait publié en 2014, Marcel Cohen parlait d’un entomologiste convaincu que ce grand paon-de-nuit, vieux de trente millions d’années, « survivra presque seul au dernier papillon diurne ». Dans ce livre, il décrivait un personnage (ce quelqu’un que l’on retrouve dans tous ses textes) dépossédé de sa propre biographie, dont la vie ressemble « à son effort de nageur immobile luttant, par d’imperceptibles mouvements, pour empêcher son corps de recouvrir son ombre ». L’œuvre de Marcel Cohen, traduite en huit langues, est celle d’un grand observateur se livrant à l’expérience directe de l’entour de l’homme, « sans que cet homme puisse se prévaloir d’une psychologie, d’une métaphysique ou d’une psychanalyse ».

Roland Barthes employait ces mots pour parler du Nouveau Roman selon Robbe-Grillet, pour dire que ce roman n’est plus d’ordre chtonien, infernal, mais terrestre : il enseigne à regarder le monde avec les yeux d’un homme qui marche dans la ville, sans d’autre horizon que le spectacle, sans d’autre pouvoir que celui-là même de ses yeux (disait-il) ; et c’est un fait que Marcel Cohen lui-même se promène beaucoup dans la ville, à pied, en métro où il s’interroge par exemple sur l’agilité avec laquelle les femmes agrafent leur soutien-gorge… C’est un sujet en effet très sérieux, qui n’a rien de grivois sous la plume de Marcel Cohen ; tout comme il est intéressant de regarder s’engouffrer dans le métro des jeunes cadres engoncés dans le même costume noir si serré qu’ils peuvent à peine bouger… Oui, c’est le genre de détail qui raconte bien toute une époque, et qui va à l’essentiel. Marcel Cohen est précisément l’écrivain qui a cette capacité d’aller à l’essentiel, livre après livre, en toute objectivité.

Didier Pinaud

Détails, de Marcel Cohen
Gallimard, 208 pages, 18,50 euros
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UN EXTRAIT

“Aussi loin qu’il se souvienne, c’est à lui et à personne d’autre que les clés des chambres d’hôtel refusent d’ouvrir sa porte, que les couvercles des bocaux de petits pois résistent anormalement, que les lacets de ses chaussures restent entre les mains quand il est en retard pour se rendre à son travail,que les mines des crayons se brisent au moment de noter un numéro de téléphone important.
De même, il sent bien que ce sont des détails infimes qui, depuis toujours, l’empêchent de plonger à la piscine ou d’être plus assuré avec les femmes. Une question d’intonation de voix peut-être, de gaucherie dans la façon de leur adresser la parole ou de choisir le moment opportun, bien qu’il ne se souvienne d’aucune rebuffade particulière.
S’agissant des plongeons, il a depuis longtemps compris qu’il suffirait d’incliner un peu plus le buste au bord du bassin, modifiant ainsi l’angle d’attaque au moment d’entrer dans l’eau. Mais il n’a jamais oublié pour autant la classe se tordant de rire, à l’école communale, lorsque le professeur de natation lui avait demandé de recommencer un plongeon qu’il venait de rater lamentablement. C’est assez pour qu’il n’ait pas la moindre envie de s’y exercer à nouveau. Combien d’années se sont écoulées depuis ?
Pour le reste, il ne s’est jamais vu ni beau ni laid, il ne s’est jamais senti ni plus bête ni plus intelligent qu’un autre, si bien qu’il a toujours eu l’impression qu’il s’en fallait d’un cheveu qu’il ne finisse par se rejoindre, comme il suffit de quelques centimètres pour se trouver à l’aplomb exact d’un réverbère et rattraper ainsi notre ombre sur le trottoir.”

UN AUTRE

Une femme se souvient comment, jeune fille, on ne manquait pas une occasion de lui rappeler l’étrange comportement de sa grand-mère pendant la Première Guerre mondiale.
À la ferme, lorsqu’elle recevait des nouvelles de son mari, et contrairement à toutes les femmes de soldats, la jeune épouse — elle était mariée depuis deux ans à peine — commençait par poser le courrier sur la grande table de la cuisine. Elle s’asseyait alors sur la première chaise, dans la rangée de six — destinées aux journaliers et alignées contre le mur —, avant de sortir son chapelet de sa poche de tablier. Elle le passait autour de son poignet et priait sans quitter la lettre des yeux. On n’entendait plus que les mouches, le tic-tac de la petite horloge noire au-dessus des chaises et un chuintement de lèvres.
Quand la femme se dirigeait vers la table, c’était sans hâte et avec un soupir : pour elle, l’important n’était pas du tout ce que dirait la lettre, moins encore la carte postale reconnaissable aux petits drapeaux tricolores de la Poste aux armées. Elle savait que la carte avait été rédigée à la hâte dans les tranchées. Et il se passait plusieurs semaines, parfois beaucoup plus, entre la collecte du courrier par le vaguemestre et la remise au destinataire. Quelle qu’en soit la teneur, le courrier ne prouvait donc rien. Tout au plus s’agissait-il de fantômes dont l’unique vocation semblait être de semer le trouble dans les esprits.

À cet égard, les longues lettres étaient de beaucoup les plus fallacieuses : n’étaient-elles pas toujours rédigées à l’arrière, quand le régiment était au repos ? Le pire était donc à venir et c’est la confiance sans mesure des soldats qui faisait le plus mal. Croyaient-ils vraiment à ce qu’ils affirmaient avec tant d’assurance ? Quand ils envoyaient des photos, on les voyait qui riaient avec leurs camarades, la pipe aux lèvres, levant en chœur leur quart d’aluminium, le petit chien servant de mascotte à la compagnie allongé à leurs pieds. À la santé de qui trinquaient-ils ainsi ? Dans un coin de la photo, il était rare qu’on n’aperçût pas le linge qui séchait sur une corde et, pendu à son trépied, le chaudron d’eau chaude destiné à laver les gamelles. À l’arrière, les femmes de soldats paraissaient à tous égards beaucoup plus avisées.
En deux ans, la jeune femme, en tout cas, avait entendu trop de voisines se réjouir de ce qu’un père, un mari ou un fils était en bonne santé au moment même où les gendarmes, parfois le maire, posaient leur bicyclette dans la cour de la ferme pour annoncer sa mort. Le facteur lui-même se disait honteux de devoir remettre tout un paquet de lettres à une famille en deuil depuis des mois. Dans ses prières, comment être certain que la jeune femme n’implorait pas le ciel d’accorder à son mari la grâce d’une blessure, voire une amputation pure et simple, plutôt que d’apprendre une fois encore qu’il était en excellente santé et, comme tous ses camarades, qu’il avait un excellent moral ? Dans ses lettres, elle cachait à peine sa jalousie lorsqu’elle apprenait qu’un ami de son mari avait été évacué et qu’il était soigné dans un hôpital de l’arrière. Sans doute lui faudrait-il beaucoup de repos, expliquait-elle, mais du moins avait-il la chance d’être « intact », selon sa propre expression.
Les choses arrivèrent exactement comme la jeune femme le redoutait. En août 1916, le maire venait de lui remettre une convocation l’invitant à se présenter sans tarder à l’état-major du régiment, à Verdun, afin de reconnaître le corps de son mari, quand elle reçut une carte postale. Ce ne fut pas la dernière et, dans celle-ci comme dans les suivantes, elle ne fut pas étonnée d’apprendre que le moral était « au beau fixe ».
La jeune femme revint au village avec, dans le fourgon du train, un cercueil en bois blanc et un corps dont seule la couleur des cheveux rappelait son mari. Des années durant, elle expliqua que c’est pour ne pas importuner inutilement le médecin major qu’elle avait accepté de reconnaître ce corps plutôt qu’un autre..