Les mots et le tableau

Aujourd’hui 2 avril, jour assez spécial. Le spectacle désolant de la marée humaine des touristes assez laids et même quelquefois sales qui hantent les ponts et la Tour Eiffel, trottoirs envahis de détritus, m’à rendu assez triste, très triste même. Il va être difficile d’aimer autant Paris. Cette vraie désolation m’a amené à reprendre un texte écrit il y a très longtemps, que je redonne. Histoire de me consoler.

Les touristes visiteurs de Paris, s’arrêtent au Louvre, s’agglutinent devant La Joconde et s’en vont vite vers la Tour Eiffel. Les touristes japonais à Madrid vont à la corrida assister à la mise à mort d’un seul toro sur les six au programme (le tour operator leur dit que c’est comme les films permanents au cinéma, une répétition, qu’il est inutile de rester) et qui s’en vont vite au Prado envahir la salle où se trouve Les Ménines de Velasquez, en se marchant sur les pieds.

Quand je raconte ce que vous venez de lire, on me voit faire la moue et on me demande la raison de ma réserve, de cette mine contrite : n’aimerais-je pas cette merveille ?

Évidemment que non, c’est un de mes tableaux préférés. Cependant, je lui dis, un peu honteux, qu’il m’a fallu choisir entre Velasquez et Foucault. J’explique.

Michel Foucault (1926-1984), dans son ouvrage phare (« Les mots et les choses) décrit, dans son introduction, dans un style et une hauteur théorique exceptionnels, le tableau de Velasquez, “Les Ménines”. Certains considèrent que ces pages sont un modèle, en rupture, de l’analyse picturale.

Le tableau donne à voir l’infante Marguerite d’Espagne, entourée de demoiselles d’honneur, de courtisans et de nains. Au fond, sur la gauche, le peintre est là devant une grande toile dont on ne voit que le châssis de dos. A l’arrière-plan, sur le mur du fond, un tableau, note Foucault, “brille d’un éclat singulier », dans lequel apparaissent deux silhouettes. Il s’agit, en réalité d’un miroir. Qui reflète les souverains, à l’extérieur du tableau, “retirés en une invisibilité essentielle”, “qui ordonnent autour d’eux toute la représentation”.

Sans eux, le tableau n’est pas possible.

Et Foucault d’ajouter que “Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique”, qu’il s’agit aussi de “la disparition nécessaire de ce qui la fonde”. Il conclut en indiquant que “Libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation.”

Il s’agirait donc du principe qui organise les savoirs à l’âge classique. Chaque époque se caractérise par un “champ épistémologique” particulier, qui constitue le “socle” des diverses connaissances et structure leur apparition. Ce que Foucault appelle “épistémê” cet “a priori historique” constitutif des sciences de la période considérée avec une théorie propre de la représentation.

La Renaissance, elle, était fondée sur la ressemblance. “Le monde s’enroulait sur lui-même”, écrit Foucault. Don Quichotte en apparaît, sur le mode de la dérision, comme l’incarnation. “Tout son chemin est une quête aux similitudes”, mais celles-ci tournent au délire.

Au XIXe siècle vient l’âge de l’histoire, qui devient “le mode d’être fondamental des empiricités” et qui introduit dans la pensée moderne “cette étrange figure du savoir qu’on appelle l’homme”. Voici l’homme “au fondement de toutes les positivités”, en cette place du roi “que lui assignaient par avance Les Ménines, mais d’où pendant longtemps sa présence réelle fut exclue”.

Mais cette époque se finit et l’homme, une “invention récente”, est en voie de disparition. La nouvelle “épistémê” devrait être concomitante de la mort de l’homme (“alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable”). C’est la dernière phrase du livre.

Le livre a fait jaser (fin de l’humanisme, existence douteuse de l(homme, mort de l’homme, antihumanisme théorique, structuralisme exacerbé qui fait passer les structures avant les sujets, etc.

Mais je reviens à la discussion avec mon ami et à ma moue.

Il est vrai que je ne m’arrête plus devant les Ménines (« les suivantes », traduction de Foucault ou Las Meninas en VO).

Car, en effet, je ne peux plus goûter le tableau sans me référer à l’analyse de Foucault, ce qui me place dans l’analyse et non dans l’art.

Or, le musée ne peut que servir d’accrochage de l’œil et non du cerveau pensant; lequel œil, peut, comme dans l’amour s’éloigner de la pensée pour approcher les rivages du sens. Rimbaud contre Platon en quelque sorte.

Ce qui me fait donc regretter d’avoir lu le Foucault des Ménines qui a brisé l’approche non pas « pure » (elle n’existe pas) mais expurgée de la théorisation. D’où ma moue.

Elle est d’autant plus flagrante que je ne suis plus certain de la pertinence du propos de Foucault. Et, mieux encore de l’avoir bien compris. Et plus encore d’adhérer à ce qui était peut-être une esbroufe à laquelle se sont laissés prendre de jeunes étudiants de mon espèce, avides de théorie et de style générateur d’une obscurité propice à l’écart du même et la constitution d’un statut d’intellectuel…

A vrai dire, pour revenir à mon propos, il est dommage de gâcher un plaisir par des mots (potentiellement creux) qui éloigneraient de l’éventuelle belle chose.

Je préfère ne pas y penser, Ce qui fabrique une nouvelle grimace que je cache, un peu honteusement.