Zweig

Les souvenirs, en cette période, reviennent, désordonnés et brouillons, à des moments improbables, l’on ne sait pourquoi. Mystère de la mémoire et de ses profondeurs glissantes.

Aujourd’hui, exactement à 18:12, je me suis souvenu d’une âpre discussion, à l’occasion de laquelle, brusquement et hors du propos central, j’avais, comme happé par cette nécessité de le dire, clamé : Stefan Zweig est ennuyeux, il écrit mal et s’il n’était son train de dandy, il n’aurait pas émergé des hôtels où il se terrait pour tenter de croire qu’il était unique dans ses bars et restaurants. Quelque chose comme ça, du moins. Je m’en souviens très bien puisqu’on me le rappelle toujours, nul ne pouvant imaginer cette déclamation inopportune, alors qu’il ne s’agissait pas d’une discussion sur cet écrivain.

Qu’est-ce qui m’avait pris ? Seul le mystère le sait.

Alors, immédiatement, à 18:13, je suis allé voir et lire. Je devais me tromper.

Je donne ici un extrait de son fameux “24h etc…”

« Pendant la nuit, il pouvait être onze heures, j’étais assis dans ma chambre en train de finir la lecture d’un livre, lorsque j’entendis tout à coup par la fenêtre ouverte, des cris et des appels inquiets dans le jardin, qui témoignaient d’une agitation certaine dans l’hôtel d’à côté. Plutôt par inquiétude que par curiosité, je descendis aussitôt, et en cinquante pas je m’y rendis, pour trouver les clients et le personnel dans un état de grand trouble et d’émotion. Mme Henriette, dont le mari, avec sa ponctualité coutumière, jouait aux dominos avec son ami de Namur, n’était pas rentrée de la promenade qu’elle faisait tous les soirs sur le front de mer, et l’on craignait un accident. Comme un taureau, cet homme corpulent, d’habitude si pesant, se précipitait continuellement vers le littoral, et quand sa voix altérée par l’émotion criait dans la nuit : « Henriette ! Henriette ! », ce son avait quelque chose d’aussi terrifiant et de primitif que le cri d’une bête gigantesque, frappée à mort. » Extrait de: Stefan Zweig. « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. » .

Désolé, je ne m’étais pas trompé. L’essai de la phrase longue, ponctuée et rythmée est vain. Vous ne trouvez pas ? Relisez. Oui, j’avais raison. Je ne sais quel esprit souterrain me l’avait soufflé.

Mais je devais, encore, avoir tort.

Alors, j’ai cherché en ligne et suis tombé sur un entretien de Jean-Pierre Lefèbvre, qui a dirigé l’édition des œuvres de l’écrivain autrichien de langue allemande dans la Pléiade. (Fichtre, le méritait-il ?). On lui pose une question sur Zweig et Kafka, de la même époque, de la même langue d’écriture. Il répond :

Question: “Vous préparez une traduction de Kafka, toujours dans la Pléiade – est-ce un allemand plus moderne ?

“Sans aucun doute. Kafka est un Pragois familiarisé avec l’allemand sans fioriture de l’administration austro-hongroise. Il a aussi des modèles, notamment Flaubert, qui le pousse à la sobriété stylistique. Contrairement à Zweig, Kafka ne charge pas en amont sa syntaxe. Il cultive une brièveté des phrases qui préfigure ce qui va devenir la langue moderne. Mais bien sûr, c’est aussi parce qu’il a profondément influencé les écrivains du vingtième siècle qu’on considère qu’il anticipe sur eux !”

J’assure qu’avant d’écrire ce que j’ai pu écrire plus haut sur les phrases de Zweig, je n’avais pas lu.

Mais je dois, comme à l’habitude, me tromper.

Je ne sais pas ce qui m’a pris, il y a plusieurs années et ce qui me prend maintenant de relater le souvenir et l’attaque frontale de Zweig. Toujours un mystère de la mémoire qui se prend, prétentieuse, pour l’écume tumultueuse des mers. Prétentieuse.

PS. Heureusement que peu connaissent ce site, j’aurais pris des volées de bois vert en guise de commentaire, vous savez ceux qu’on propose aux lecteurs des sites WordPress, plus bas et que je n’ai pas réussi à effacer du mien. En effet, les commentateurs, nombreux, dans toutes les langues me proposent mille et un produits pour mille et une actions. Des spams, quoi. Il existe un anti-spam WordPress, mais je ne l’utilise pas, de peur qu’il ne soit un spam ou un phishing…