Témoins

J’étais seul chez nous. Du moins presque, la vieille étant endormie dans une chambre, parents et famille non encore rentrés, ou moi grippé, je ne m’en souviens plus. On sonne à la porte. C’est une femme, entre deux âges, le sourire permanent. C’est un témoin de Jéhovah. Elle me tend la revue, vous savez le “réveillez-vous”. Je ne sais ce qui m’a pris, je l’ai invité à entrer, à s’asseoir, à boire un verre d’eau. Sans même un regard d’étonnement, elle s’est assise, a bu le grand verre d’eau que je lui ai offert, s’apprêtait à repartir, en me remerciant, sans même entamer une conversation dans le champ de la conversion (les « témoins » sont très prosélytes) lorsque je lui ai demandé, presque autoritairement, de rester assise. J’avais une question à lui poser. Là, je crois qu’elle était éberluée, ce qui n’était pas, au demeurant, mon objectif.

Et je lui ai posé la question de la transfusion. Je ne comprenais pas ce principe. Les Témoins de Jéhovah bannissent la transfusion sanguine, une sorte de pêché, une impossibilité en tous cas. J’avais à peine plus de quinze ans. Elle ne pouvait imaginer soutenir une telle conversation avec un gamin. Ce qui ne serait plus le cas aujourd’hui, les gamins étant à pied d’égalité dans les discussions avec les adultes. Les adolescents sont, désormais, des « sachants », doxa en ligne oblige. Ce qui n’est pas dramatique. Tout revient nécessairement à sa place dans son futur.

Donc, la transfusion sanguine interdite. Leur croyance se rattache à certains textes bibliques, selon lesquels le sang est « sacré ». Ils sont donc végétariens et n’utilisent pas le sang.

Je pose ainsi la question à la femme. Laisserait-elle mourir son enfant, si une transfusion sanguine s’imposait comme solution radicale pour éviter sa disparition ?

Elle ne m’a pas répondu, mais son sourire s’est, quelques secondes, évanoui. Puis après quelques minutes de silence, elle m’a demandé ce que je lisais en ce moment. C’était Raymond Chandler (« Adieu ma jolie »). Elle m’a répondu qu’elle adorait Chandler. J’étais stupéfait. Un Témoin de Jéhovah qui connaissait le roman policier et le maître Chandler. Et, immédiatement, elle m’a dit que sa plus belle réplique dans ses romans était celle des « deux verres ». Je ne connaissais pas.

Elle me l’a dite, je crois très exactement. C’est Chandler qui écrit dans l’un de ses romans, (“Sur un air de Navaja”). Il revient dans un salon de réception qu’il avait quitté quelques instants pour discuter, dans la cuisine, je crois, avec l’un de ses amis.

“Il ouvrit la porte du living-room, et le vacarme des conversations nous submergea. L’ambiance était encore plus bruyante, si possible, qu’avant. Le ton semblait avoir monté de deux verres environ.

Et, je l’assure, elle est partie, assez longuement sur le style de Chandler, puis celui de Dashiell Hammet et sa « moisson rouge », qui égalait, me disait-elle, tous les Balzac du monde.

Elle est partie et je ne l’ai plus revue. Mais c’est par elle que j’ai appris « la surprise », celle qui vient, sans qu’on ne l’attende d’une personne.

Cette femme m’a persuadé que tous les êtres n’étaient pas ceux que l’on croyait qu’ils étaient. Je ne l’ai su que plus tard que cette certitude, qui m’a souvent aidé à tenter d’éviter (difficile !) le jugement immédiat, à chercher ailleurs que dans l’instant et, partant, à toujours « pardonner » un mot ou un comportement. Ce qui n’est pas toujours la solution. Je pardonne moins désormais, tout en pardonnant frontalement.

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