Tous des roitelets, petits empereurs

Une de mes minuscules attaques, assumées dans sa récurrence, contre les philosophies du sujet conscient, libre, agissant, maître de lui et de son destin, est passée, dans l’un de mes derniers billets, par une critique “sous-jacente”, m’a-t-on dit, de ce que j’ai nommé, paraît-il, le “marché sartrien”. L’expression a du tomber sous ma plume, en pensant à de la soupe. Les mots ne viennent jamais par hasard.

Évidemment que l’existentialisme sartrien ne constitue pas l’un des socles fragiles sur lesquels je peux me planter pour lutter contre le vide, seul fondement de la recherche philosophique qu’il ne faut confondre, comme le fait la doxa adolescente, avec la recherche de la sagesse. Grecque, bien sûr, comme on le pense dans les hors-séries des revues hebdomadaires..

Beaucoup ont pu tordre le cou à cette philosophie sartrienne du sujet, roi de tout et de lui, dans sa volonté miraculeuse. Notamment avant que Sartre n’apparaisse à Saint-Germain des Prés, le maître Spinoza. Et l’autre maître , Claude Levi-Strauss. Mais on m’a demandé d’écrire ma critique de la philosophie sartrienne (pas celle de Sartre et de sa compagne dans la mise en œuvre de l’attribut (le tribut ?) de leur pouvoir dans leur relations avec leur jeunes étudiantes. Ca serait trop facile et “Facebookien” dans la culture du “cancel “, le nouveau “truc” à la mode )

Si on veut aborder sérieusement le sujet (…), il faut plonger dans le texte. Sartre, pour être bien compris avait donc écrit un court résumé de la philosophie existentialiste qu’on peut facilement trouver en ligne, mais que je donne ci-dessous dans sa version intégrale en PDF.

J’extrais, désormais le passage central et souligne en gras :

L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l‘existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme. C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité, et que l’on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. Non pas ce qu’il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c’est une décision consciente, et qui est pour la plupart d’entre nous postérieure à ce qu’il s’est fait lui-même. Je peux vouloir adhérer à un parti, écrire un livre, me marier, tout cela n’est qu’une manifestation d’un choix plus originel, plus spontané que ce qu’on appelle volonté. Mais si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est. Ainsi, la première démarche de l’existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu’il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence. Et, quand nous disons que l’homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas dire que l’homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu’il est responsable de tous les hommes. Il y a deux sens au mot subjectivisme, et nos adversaires jouent sur ces deux sens. Subjectivisme veut dire d’une part choix du sujet individuel par lui-même, et, d’autre part, impossibilité pour l’homme de dépasser la subjectivité humaine. C’est le second sens qui est le sens profond de l’existentialisme. Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être.

La lecture finie, le lecteur s’attend à une analyse fouillée et démonstrative, une construction exemplaire d’une critique philosophique de haut vol.

Pour tout dire, je m’y étais attelé, étant observé que le sujet (…) étant assez maîtrisé depuis des décennies, la chose s’avérait assez facile. Au-delà même de la guerre théorique entre structuralisme et spinozisme contre l’existentialisme sartrien (des milliers de pages en ligne, dont les miennes), l’adolescence des propos de Sartre dans le texte précité est assez patent. J’ai écrit des milliers de fois qu’il s’agissait d’un texte adolescent, la volonté et la possession de soi étant ses caractéristiques (“l’homme est responsable de ce qu’il est”, le pauvre de sa pauvreté, l’ouvrier de sa condition, le désespéré de son inaction, le suicidé de sa mollesse. Ici, je fais dans la facilité car dans le texte que j’aurais du écrire, je me devais de convoquer Spinoza et son immense réflexion sur le fait que “l’homme n’est pas un empire dans un empire” ou encore Lévi-Strauss sur la magnifique raclée qu’il donne à Sartre dans le dernier chapitre de la “Pensée sauvage”, par le biais de l’histoire et sa fin au regard de l’événement sartrien.

Je ne peux m’empêcher néanmoins, trop avide de rappeler l’essentiel (qui n’est pas l’essence) de citer Baruch Spinoza et un extrait de sa lette à Schuler

Une pierre reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion des causes externes ; et ce qui est vrai de la pierre, l’est aussi de tout objet singulier, quelle qu’en soit la complexité, et quel que soit le nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause extérieure à exister et à agir selon une loi précise et déterminée.
Concevez maintenant, si vous le voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire.

Et ainsi : “l’homme n’est pas un empire dans un empire”. L’homme peut avoir conscience de son acte, de ce qu’il fait, de ce qu’il veut. Mais il n’est pas la cause initiale de son action. Son action lui est extérieure. Il a l’illusion d’agir par lui-même mais il ne sait pas la cause derrière son action. Pour illustrer cela, Spinoza prend l’exemple précité d’une pierre qui tombe. Cette pierre a reçu son impulsion extérieure à elle-même, et chute, chute…

Et elle se croit libre de chuter, dans un mouvement magnifique et sublime qu’elle maitrise, dans ce mouvement qu’elle croit avoir généré et qui dépend d’elle.

Je m’arrête ici et constate que je viens de me laisser entrainer dans la démonstration de l’illusion de la liberté alors que je voulais m’arrêter et juste faire lire Sartre dont tous (sans liberté de pensée) peuvent constater l’inanité de cette pensée produite au Flore ou sur un bureau de style Louis XV, sur lequel trône une plume d’encre violette et chic.

Tant pis, je n’efface pas.

J’aurais pu citer Levi-Strauss et la structure, dans laquelle le sujet, “l’homme” se fond, sans en être malheureux, peut-être même au contraire, Sartre ayant bien vu, dans son bureau, entre deux relations avec ses fans, un peu jaloux de la vigueur et de la beauté de Camus, la relation entre responsabilité , liberté et “angoisse”. Mais c’était pour le roman- photo de la théorie. L’angoisse de la liberté n’existe qu’à Saint-Germain- des près. Et, encore, dirait Gréco, qui vient de mourir, c’est jouissif sur une musique de Miles Davis. L’angoisse n’a pas besoin de liberté et peut être même un “invariant’-“ (un concept structuraliste) de l’humain, dans le processus de son insertion dans le monde

Je vais donc arrêter ici, l’ennui étant en train de poindre. Et je ne colle même pas, comme à l’habitude, des textes sur le sujet qui sont dans mon ordi.

Je pose simplement la question au lecteur. Encore une fois, celui de son “placement”, comme je l’ai écrit dans un précédent billet. Où êtes vous, lecteur ? d’où parlez-vous, lecteur ? de la volonté suprême en vous, de votre maitrise du temps, de votre envol inespéré non pensé? Que dites-vous ? “je crois que” ou “Où puis-je me situer dans les théories du monde ? Suis-je dans l’idéalisme du sujet ? Dans le process de la structure qui n’exclut pas son détail immense (l’homme) ?

Placement donc., encore. Ce qui sauve et nous éloigne du charabia ou de la croyance en l’extraordinaire pensée que l’on possède “personnellement” (moi, “personnellement, je pense que …”

La question sartrienne a le mérite, au moins, de nous faire nous interroger sur une croyance en une essence (Dieu, peut-être), en sa responsabilité, en la détermination de nos actes qui n’est pas une plaie si on le sait, pour pouvoir (encore) jouir de la connaissance du vide. Ou du plein, c’est comme l’on voudra, en fonction de son humeur , laquelle n’est pas une liberté.

PS. Je reviendrai, encore plus sérieusement, sur la question. Certain qu’on attendait plus. Mais j’ai (un peu) évité la critique de la théorisation à outrance. La fatigue de la nuit a vaincu.

PS2. Je promets de coller dans un prochain billet ce qui a pu être écrit de plus pertinent sur ladite question. Juste pour se placer.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.