Une histoire à écrire

L’article sur les séfarades (f ou ph ?) a fait réagir deux de mes relations. Je ne livre que leurs initiales, n’ayant pas l’autorisation de citer leurs noms.

PP est une juive de Tunisie. MB est un juif de Tunisie.

Il s’agit d’une discussion sur les juifs de Tunisie, initiée par la quasi obsession de l’une des plus talentueuses écrivaines (que ne peux évidemment citer) de cette communauté à peut-être s’égarer dans la recherche des actes de résistance à la barbarie dans les camps et ghettos européens, laissant de côté son talent de romancière.. Le thème de la discussion ? Une discussion donc sur la potentielle confiscation de l’histoire des autres juifs par l’accaparement de celle de la Shoah et une revendication. Concurrence victimaire ailleurs, concurrence des histoires internes ici. Il fallait oser…

Contenu

PP :

M,
Il faut que “nous” en finissions avec la culpabilisation, la réparation du tikkoun olam et tout ça, tel que cela nous est enjoint de manière univoque et codifiée. Il en va des dimensions culturelles des formes du rapport à la mémoire.
Tout cela arase nos habitus , en y superposant d’autres. Je pense à notre forme de dérision – même si souvent elle m’irrite –  qui nous est propre. Je songe à notre  nécessité vitale de prise de distance, justement dans les plus grandes peines – car c’ est là une pudeur extrême à la douleur, que masque paradoxalement notre côté expensif. J’ai mis tant de temps à le repérer..Et pourtant, juillet 60, notre grand-mère Emilie en larmes, là derrière la grande vitre de l’aéroport et nous, marchant vers la Cravelle d’Air France. Souvenirs qu’on ne peut que repousser sous peine de céder au chagrin, au deuil, interminable.
Pour toi, je ne sais sous quelle forme, juillet 63…
Je ne parle pas de nostalgie, mais plutôt d’une perte qui en répète d’autres entassées sans ordre dans nos transmissions et qui font résonance notamment quand de nouvelles atteintes ont lieu. De la trace d’un groupe, d’un esprit qui s’est trouvé une fois encore disloqué et si je puis dire, dislocalisé. Que dire d’un temps qui n’est plus dans son lieu, et la disparition de ces lieux. On a beaucoup écrit sur la disparition du yiddishland. Mais pour nous, cela s’est joué différemment. Nous n’avons pas cultivé ni évoqué le passé de la même manière, peut-être justement parce que nous étions trop blessés de quitter nos pays judéo-arabes et occidentaux  où nous étions inclus, enracinés et partie prenante
depuis au moins quelques générations (ne pas oublier que les Bessis et les Smadja étaient les argentiers des beys), même politiquement quand on songe au travail des juifs à la construction de la Tunisie indépendante, mes parent proches dans l’édification d’un corps d’enseignants, mon père pour la planification de l’agriculture des céréales entre autres. Et de là nous n’irons pas reconstruire les petites synagogues comme cela s’est fait à Cracovie (ce qui peut être vu comme une forme d’idolâtrie de la pierre soit dit en passant) et de ce non-activisme, je suis assez “fière” vois-tu…
Le judaïsme séfarade est précieux, région par région, faudrait-il qu’on en perde l’essence de la souvenance, et pourquoi?
Il est pluriel, polyphonique et diffus, et là, depuis les années 80, c’est en train de devenir univoque en imitation d’une  catholocité inquisitoriale. Comme si le rassemblement géographique dans un lieu, l’erets ancestral, devait l’uniformiser sous les auspices d’une ashkénisation elle-même appauvrie de la richesse exégétique de ses maîtres au profit d’une halakha réductrice amputée de sa polysémie et réduite à des gesticulations qui, sans vouloir blasphémer, me font penser à des génuflexions et des signes de croix. “Una nacion, una religion”, disait Isabel n’est-ce pas? C’est là un point de fuite certes, mais sans s’y calquer il rend juste possible les séparations dans la communuaté.
Faudrait-il laisser s’effacer non pas seulement des mémoires, mais des pratiques, des modes de penser,
et des modes d’être, les finesses, les chagrins, les croisements dont nous sommes imprégnés et pour lesquels nous avons une forme  virtuelle de fidélité? Il y a là pour moi un genre de phénomène comparable à de “l’identification à l’agresseur”.
Nous n’avons certes pas produit Freud, ni Zweig, ni Kafka, ni Singer,  ni tant d’autres.
Le fait qu’il n’y ait pas ce type de traces d’écrit est justement pour moi un fait de culture, qui ne se réduit pas pour autant à ce qu’il est anthropologiquement convenu de nommer la tradition orale, à la manière dont elle s’envisage à propos de peuples sans écriture. On peut déja évoquer une culture d’images, de bi voire trilinguisme, de musique, et chant, la forme si particulière de la nostalgie mutée en dérisions, de la douleur déniée et violemment moquée jusqu’à la mort (je pense ici en particulier à Elie Kakou), d’une joie fendue et refendue sans doute par la traces d’exils anciens, de pratiques sociales hypercontraintes dissimulées, je songe notamment aux mariages forcés propres aux communautés restreintes….
Et je n’ignore pas au passage la blague tellement tellement pesante…masquant diversement ces excès et ces violences. Rire lancé se cognant au vide apparemment absolu au point qu’il en arrive à masquer des douleurs, violences et manques.
Mortalités infantiles escamotées, sais-tu par exemple que ma grand-mère a perdu cinq enfants ? elle ne m’a donné  le prénom que d’une seule (Nicole, je la nomme), éludant les autres, et disait aller le vendredi au Borgel “pour ton grand-père”,  jamais pu savoir ce qu’il en était des petits disparus.
Ca c’est sûr, qui peut penser qu’un “Séftune” est marqué par des souffrances (sous-France si on veut).
En ces sens nous avons réussi par l’exubérance qui en est le plus subtil masque, à éloigner la déchirure.
Dans tout cela je mélange ce qui peut relever du marrane et ce qui peut relever du tunisois.
On peut comprendre, éprouver, porter en soi, une culture de la parole, d’une parole traversée (…) qui est encore autre chose que la “tradition orale”. Le fait que même la petite synagogue insignifiante de Beausite, là où j’ai vécu quelque temps ait fait place à une villa privée, que sur la façade de l’Alliance israélite de Tunis où a étudié mon père de 1910 à 1915, on ne voie qu’un sinistre marchand de ballons et de stupides fanfreluches, le fait que la maison familiale des grands-parents de Zaghouan ait été intégrée au Commissariat de Police, n’a pas à nous priver du savoir que nous étions dans une culture, originale et féconde, que nous étions cette culture. Je ne parle pas de partie de la Juderia de Cordoue transformée en Hôtel de luxe, de sorte que sous couvert de reconnaissance de la présence juive, elle ne peut être visitée que par les clients de l’hôtel.
Je ne laisserai pas quiconque dénier, minorer ou balayer cela qui est mon, notre Histoire.
Il faut arrêter d’avoir le complexe ashké :
J’ai arrêté très très vite à 16 ans, j’te raconte :
Gilberte m’a envoyée à un Centre d’étudiants juifs, ashké à presque 100%, mais où notre cousine Janine avait rencontré son mari, Léon…
Le Centre Hillel.
J’y suis allée deux fois, bien qu’étant encore seulement lycéenne, et ils m’ont reçue grâce à Léon…
Les seules remarques que j’aie eues n’étaient pas de me demander quelle était notre histoire, mais :
“P…..? Avec vos taches de rousseur et vos cheveux pas si noirs, on ne dirait pas que vous êtes arabe”.
Malgré les récriminations de Gilberte, je n’y ai plus mis les pieds.
Notre histoire est loin d’être écrite…
Je t’embrasse”

MB

Je réponds rapidement à ton mail de ce matin. Je prendrai sûrement le temps de plus le décortiquer mais l’envie de te répondre « dans la foulée », sans différer la réaction en la rendant mièvre ou aplatie l’a emporté.

Non, notre histoire n’a jamais été écrite. Sauf par des petits historiens wikipédiens ou des notables s’adonnant laborieusement à l’historiographie. En lui conférant la sécheresse, alimentée par la profusion de dates, qui serait synonyme d’érudition. Une histoire linéaire sans structure qui la fonderait.

L’on remarquera encore, par le biais des titres des ouvrages concernés, que l’histoire se cantonne à l’espace, n’est jamais conceptuelle. Histoire des juifs de Tunisie, d’Afrique du Nord, du Maghreb, du Moyen-Orient. Et nulle part la recherche de ce ciment spéculatif ou théorique qui peut être au fondement de ce qu’on désigne rapidement le sépharadisme d’Afrique du Nord.

Et tout se passe comme si la rareté des renommées, des personnages illustres, alliée à l’absence du drame du camp, cantonnait notre histoire à celles des recettes de cuisine et aux boules au miel englouties près de plages certes carthaginoises (le seul mot chic toléré) mais sans la moindre douleur qui peuvent les structurer. Du sable et du miel. Symboles de l’éphémérité éternelle du séfarade.

Nul n’a écrit l’essentiel : la relation à l’Orient puis à celle à la France, lesquelles, dans leur complexité, la contrariété à l’œuvre ont fabriqué, au demeurant différemment selon les classes sociales, une spécificité dont le caractère inédit dans le judaïsme reste à décrire.

Il y a très longtemps, je m’étais attelé à la rédaction d’un roman dont j’avais déjà le titre : « l’Exilé » et une citation en exergue de Tzvetan Todorov («Tout intellectuel est un exilé de sa condition natale») et dont je livre ci-dessous un extrait des premières pages, vite abandonnées :

« Paul a vécu quatorze ans en Tunisie. Arba veut dire quatre en arabe. Juste avant le cinq qui est dans notre communauté le chiffre magique qui anéantit le mauvais œil.

Quelquefois, devant un intellectuel raide qu’il définit comme ne pouvant « imaginer Carthage », il prononce les chiffres dans un accent arabe irréprochable et rappelle l’importance de cette superstition du cinq, avant de tourner le dos, pour, dans le même geste théâtral, aller embrasser Anna d’un léger baiser sur le front.

Il est juif mais sans, réellement, y avoir accordé une quelconque importance. Certes, la « judéo-tunisianité », terme barbare qu’il a pu, ici et là, insérer dans des textes mal écrits et vite oubliés, et dont il abreuvait ses amis à longueur d’e-mails, a pu de temps à autre l’intéresser. Mais, uniquement pour jouir de l’intellectualité de l’approche, du plaisir immatériel de la mémoire. Sans en faire le centre d’une vie ou, comme certains, une obsession crispée.

Il n’a jamais fréquenté les synagogues ni côtoyé, à l’inverse de ses frères, les juifs tunisiens. Il n’a pas, non plus, adopté le fameux accent trainant et la voix haut-perchée.

Lorsqu’on l’interrogeait sur cette judéité il partait toujours dans les mêmes excès, clamant qu’il la confondait avec le ciel bleu posé sur la mer de Carthage, dans un pays où le miel tombait en pluie sur les têtes ensoleillées.

Si, inévitablement, on évoquait devant lui la Shoah, il répondait immédiatement, et je crois ici sincèrement, que cette histoire n’était pas la sienne, que sa judéité était culturelle, séfarade, tunisienne. L’infamie, découverte tardivement était quasiment inconnue sous le soleil.

Son sépharadisme, disait-il, était simplement constitué par la cuisine, le jeu de cartes tonitruant, la jouissance des instants lumineux, le bleu carthaginois qui engloutit les sujets et efface leur mélancolie, les fond dans sa couleur, aidé dans ce travail par un fameux ragoût tunisien, noir d’épinards brulés qui n’en finit jamais de se laisser sucer par une mie de pain italien. Un bleu assassin des tristesses et qui balaye les drames lorsqu’il surgit. Juif du soleil, de la terre chaude qui enveloppe les âmes. Juif de la coutume et non de l’Histoire.

Ce sont ses mots, dans cette fausse poésie dont il sait qu’elle énerve et qu’elle est à quatre sous. »

 Tu vois à quel point c’était limite.

Mais il s’agissait dans ce roman, par un « exil intellectuel » du personnage principal, de rechercher l’essence de ce sépharadisme et ne pas laisser la judéité confisquée par les ashkénazes, écrasée, exclusivement, par la douleur et le camp.

J’ai laissé tomber. Pas le temps. Et pas satisfait de l’écrit. Il fallait, en réalité, passer par l’essai et non par le roman mille fois écrit, enveloppé, sans crainte du poncif de service, dans le fameux jasmin qui définirait la Tunisie.

Un essai intellectuel, sérieux et surtout, encore une fois spéculatif, conceptuel, théorique.

Ton mail de ce jour me l’a rappelé.

Je suis en phase complète avec toi.

Oui, notre rapport à la mémoire, nécessairement différente, et peut-être plus vivante ne peut être écrasée. Comme notre rapport à la douleur, toujours pudique dans la mort, malgré les cris d’une infime minorité donnée à voir dans les documentaires pour les friands d’exotisme (mon frère Pierre racontait des histoires drôles dans la pièce ou était allongé mon père, à même le parquet, enveloppé dans une étoffe de soie blanche)

Je te suis aussi dans ton propos sur ka disparition des territoires et des peuples, sur la disparition du yiddishland, exacerbé, enjolivé dans l’atrocité par les petits écrivains, revendeurs de mort. Reste à écrire la différence entre l’assassinat et l’exil, même s’il s’agit toujours d’un exil. Exil d’un peuple qui, comme tu le dis, n’était pas confiné dans un secteur mais ont participé à la construction, conformément à l’injonction biblique, du pays d’accueil. Sans d’ailleurs s’y fondre comme les juifs allemands qui, éberlués, n’ont rien compris (le merveilleux roman de Singer. Israël Joshua, le frère de Isaac Bashevis dont le talent est immense dans l’écriture de l’un des plus beaux romans de tous les temps, « La famille Karnovski ».

Tu as raison quand tu écris que « Le judaïsme séfarade est précieux, région par région, faudrait-il qu’on en perde l’essence de la souvenance, et pourquoi ? »

C’est exactement ce que je crois, sa pluralité, sa poésie, son sens qui ne se réduit pas aux oscillations de corps dans les premiers étages de synagogues ou l’étude se résume à la lecture dans la gesticulation brouillonne, son attachement à la vérité de la poésie du monde. Et, ce que je dis et qui choque les ashkénazes : une faculté de l’abstraction certes commune à tous les juifs et qui a permis dans des conditions propices de fabriquer les grands juifs, mais ici spécifique puisqu’en effet concomitante d’un non-dit, qui passait par le faire « faire c’est dire, -disions-nous), le sentiment qui se lit sans être donné à lire. Et l’absence de l’obsession, y compris celle du territoire, de la maison, de la pierre er de la synagogue. Ici, en te comprenant peut-être mal, le juif tunisien ne manifeste pas, ne hurle pas quand sa maison devient un commissariat ou une synagogue une belle villa. Ils étaient dans le temps et le temps est abstrait. C’est là que l’abstraction qui enterre la matière joue son rôle fructueux. Une abstraction qui chope les airs sans les rendre gris au-dessus de la mort. 

Quant aux ashkénazes (y compris Ben Gourion) qui nous prennent pour des arabes qui récitent la Torah, il faut les remettre à leur place, sans qu’ils ne vole la notre. Notre place est est dans l’histoire d’un monde qui peut ne pas être bleu comme le ciel de Carthage. Mais nous n’en faisons pas uniquement un Mémorial. Elle reste vivante cette place. Et ne navigue pas dans le vide de la mort, toujours dans la place de l’ashkénaze.

Nul n’a le monopole de la vie.

J’ai écrit trop vite, sans me relire, je l’assure. Excuse maladresses et emportements inutiles.

Juste te dire que notre histoire doit être écrite. Tu as raison, mille fois raison.

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