L’égratignure du monde

Il me revient aujourd’hui un épisode décisif dans la relation amicale. Dans la relation tout court, à vrai dire.

Il y a longtemps, très longtemps un ami m’a écrit une longue lettre, très longue, dans laquelle il me disait son chagrin. Un chagrin d’amour. À vrai dire une histoire qu’il voulait commencer avec une femme qu’il aimait jusqu’au délire et qui n’avait pu se faire, pour divers motifs que la pudeur, l’amitié et la politesse m’empêchent de dire ici. Le chagrin était au surplus redoublé par la réciprocité : la femme, sujet du chagrin l’aimait aussi. A la folie. Mais bref, quelquefois, les devoirs, les situations, les contingences l’emportent sur tout et le vrai. Il faudrait, en réalité plusieurs vies dans une seule, oubliées, envolées lorsque la substitution s’opère. Mais ce n’est pas l’objet de mon billet.

J’ai donc tenté, évidemment de consoler mon ami, lui offrant tous les subterfuges, les grands restaurants, les soirées mondaines avec des milliers de belles femmes consolatrices, peut-être même dans le chagrin, les plus belles, les yeux brillants.

Rien n’y faisait.

Et un jour, le mur de Berlin est tombé.

Là, j’en étais sûr : mon ami allait renaître, abattre, si j’ose dire, son chagrin. Mon ami était un militant anti-stalinien.

Je l’appelle, chante presque au téléphone, et lui dit que ce jour est une merveille. Je suis certain qu’il va enfin oublier la femme, juste un temps.

Il ne dit rien et raccroche.

Une heure plus tard, par un coursier, je reçois un papier carré, un post-it, je crois.

Il y était écrit :

” Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt”

On connaît cette phrase de David Hume.

Mais là, il exagérait, non ?