premières pages

Si vous restez quelques secondes sur l’image ci-dessus, vous constaterez qu’en réalité, il s’agit d’une vidéo. La flamme bouge, les gouttes et pluie et la fumée qui s’échappe de la tasse aussi. Imperception du monde vivant…

L’idée de ramasser dans un seul billet ce qui a été éparpillé dans ce site m’a encore été soufflée par une lectrice très bienveillante. Il s’agissait de reprendre le contenu de l’une des entrées de mon menu (“la première page”), de copier, de coller. Fastideux mais sans difficulté. J’ai cependant inséré quelques vidéos (encore des vagues pour une pause entre les lectures.

PREMIÈRE PAGE : C’est là, parait-il, que le talent se révèle. Victor Hugo écrivait que “tout grand écrivain frappe la prose à son effigie“. Le premier coup doit être le bon.

Certains apprentis écrivains le savent, pour abandonner après la première page. Il est rare d’avoir un bon texte après une première page calamiteuse.

En vrac

Pessoa, Roth, Singer, Gary, Lessing, Steinbeck, Hammett, Chandler, Rosset, Kundera, Woolf, del Castillo, Déon, Borges, Dostoievski, Modiano, Loti, Ishiguro, Conrad, Flaubert, Cohen, Rolin, Chase, Hemingway, Daudet, Calvino

Fernando Pessoa. « Le livre de l’intranquillité »

Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental — un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je nr’ai rien à vous dire. Seulement ceci — que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.
Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci ; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela sb’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.
En ces jours de l’âme comme celui que je vis aujourd’hui, je sens, avec toute la conscience de mon corps, combien je suis l’enfant douloureux malmené par la vie. On m’a mis dans un coin, d’où j’entends les autres jouer. Je sens dans mes mains le jouet cassé qu’on m’a donné, avec une ironie dérisoire. Aujourd’hui 14 mars, à neuf heures dix du soir, voilà toute la saveur, voilà toute la valeur de ma vie.
Dans le jardin que j’aperçois, par les fenêtres silencieuses de mon incarcération, on a lancé toutes les balançoires par-dessus les branches, d’où elles pendent maintenant ; elles sont enroulées tout là-haut ; ainsi l’idée d’une fuite imaginaire ne peut même pas s’aider des balançoires, pour me faire passer le temps.
Tel est plus ou moins, mais sans style, mon état d’âme en ce moment. Je suis comme la Veilleuse du Marin, les yeux me brûlent d’avoir pensé à pleurer. La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les interstices. Tout cela est imprimé en caractères tout petits, dans un livre dont la brochure se défait déjà

Woolf, Virginia. « Vers le phare. »

Oui, bien sûr, s’il fait beau demain », dit Mrs Ramsay. « Mais, ajouta-t-elle, il faudra que tu te lèves à l’aurore. »
À ces mots, son fils ne se sentit plus de joie, comme s’il était entendu que l’expédition aurait lieu à coup sûr et que cette merveille qu’il attendait depuis des années et des années semblait-il, était enfin, passé une nuit d’obscurité et une journée de mer, à portée de sa main. Comme il appartenait déjà, à l’âge de six ans, au vaste clan de ceux dont les sentiments ont tendance à empiéter les uns sur les autres, et qui ne peuvent empêcher les perspectives d’avenir, leurs joies et leurs peines, de brouiller la réalité présente ; comme pour ces gens-là, si petits soient-ils, le moindre tour de la roue des sensations a le pouvoir de cristalliser et fixer l’instant sur quoi porte son ombre ou sa lumière, James Ramsay, assis par terre à découper des illustrations dans le catalogue des « Army and Navy Stores », investit l’image d’un réfrigérateur, tandis que sa mère parlait, d’un bonheur suprême. Elle était auréolée de joie. La brouette, la tondeuse à gazon, le bruissement des peupliers, la pâleur des feuilles avant la pluie, le croassement des freux, les chocs des balais, le froissement des robes – tout avait dans son esprit tant de couleur et de netteté qu’il possédait déjà son code personnel, son langage secret, tout en donnant l’image de la rigueur absolue et intraitable, avec son grand front, ses yeux bleus farouches, parfaitement francs et limpides, et ce léger froncement de sourcil devant le spectacle de la fragilité humaine, au point que sa mère, le regardant guider précisément ses ciseaux autour du réfrigérateur, l’imaginait siégeant au tribunal, tout de rouge et d’hermine vêtu, ou décidant de mesures difficiles et cruciales à un moment critique pour la nation.
« Mais », dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du salon, « il ne fera pas beau. »
S’il avait eu une hache à sa portée, un tisonnier ou toute arme capable de fendre la poitrine de son père, de le tuer, là, sur-le-champ, James s’en serait emparé. C’était bien ce genre d’émotions extrêmes que Mr Ramsay, par sa seule présence, soulevait dans le cœur de ses enfants ; quand il se tenait là, comme en ce moment, maigre comme un couteau, étroit comme une lame, avec ce sourire sarcastique qui, outre le plaisir de décevoir son fils et de ridiculiser sa femme, qui lui était dix mille fois supérieure en tout (selon James), traduisait la secrète vanité qu’il tirait de la rectitude de son jugement. Ce qu’il disait était vrai. C’était toujours vrai. Il était incapable de proférer une contrevérité ; ne transigeait jamais avec les faits ; ne modifiait jamais une parole désagréable pour satisfaire ou arranger âme qui vive, et surtout pas ses propres enfants qui, chair de sa chair, devaient savoir dès leur plus jeune âge que la vie est difficile ; les faits irréductibles ; et que la traversée jusqu’à cette terre fabuleuse où s’anéantissent nos plus belles espérances, où nos frêles esquifs s’abîment dans les ténèbres (là, Mr Ramsay se redressait, plissait ses petits yeux bleus et les fixait sur l’horizon), est un voyage qui exige avant tout courage, probité, et patience dans l’épreuve.
« Mais peut-être qu’il fera beau – je crois bien qu’il fera beau », dit Mrs Ramsay en tirant impatiemment sur le bas de couleur brun-rouge qu’elle était en train de tricoter. Si elle le terminait ce soir, si finalement ils allaient au Phare, elle en ferait cadeau au gardien pour son petit garçon menacé de tuberculose de la hanche ; plus un tas de vieilles revues et du tabac, en fait tout ce qui traînait par-ci par-là, dont on n’avait pas vraiment besoin, qui encombrait seulement la pièce, histoire de donner à ces pauvres gens qui devaient s’ennuyer à mourir sans rien d’autre à faire qu’astiquer la lampe, égaliser la mèche et ratisser leur bout de jardin, de quoi se distraire. Car, demandait-elle volontiers, que diriez-vous de rester enfermé tout un mois, et parfois davantage par gros temps, sur un rocher pas plus grand qu’un terrain de tennis ? Et de ne recevoir ni lettres ni journaux, et de ne voir personne ; si vous étiez marié, de ne pas voir votre femme, de ne pas savoir comment vont vos enfants – s’ils sont malades, s’ils sont tombés et se sont cassé bras ou jambes ; de voir toujours les mêmes vagues se briser monotones semaine après semaine, jusqu’à ce qu’arrive une tempête épouvantable, que les vitres se couvrent d’embruns, que les oiseaux viennent se fracasser contre la lampe et que tout l’édifice se mette à trembler, et de ne pas pouvoir mettre le nez dehors de peur d’être emporté par une lame ? Que diriez-vous de cela ? demandait-elle en s’adressant plus particulièrement à ses filles. Et donc, ajoutait-elle sur un ton sensiblement différent, on se devait de leur apporter tout ce qui était susceptible d’agrémenter un peu leur existence.

Roth, Philip. “Indignation”

Deux mois et demi environ après que les divisions bien entraînées de la Corée du Nord, armées par les Soviétiques et les communistes chinois, eurent traversé le 38e parallèle et pénétré en Corée du Sud le 25 juin 1950, et qu’eut débuté le calvaire de la guerre de Corée, je devins étudiant à Robert Treat, un petit collège universitaire du centre de Newark, qui portait le nom du fondateur de la ville au XVIIe siècle. J’étais le premier membre de notre famille à faire des études supérieures. Aucun de mes cousins n’avait été au-delà du lycée, et ni mon père ni ses trois frères n’avaient terminé l’école primaire. « Je travaille pour gagner de l’argent », m’avait dit mon père, « depuis l’âge de dix ans. » C’était un boucher de quartier pour qui j’avais fait les livraisons à bicyclette durant toute ma scolarité, sauf pendant la saison de base-ball et les après-midi où je devais participer aux concours inter-scolaires en tant que membre de l’équipe des débatteurs. Disons qu’à partir du jour où j’ai quitté la boucherie — j’y avais travaillé pour lui soixante heures par semaine, entre la fin de mes études secondaires, en janvier, et la rentrée universitaire en septembre —, oui, disons qu’à partir du jour où j’ai commencé à suivre mes cours à Robert Treat, mon père a vécu dans la crainte de me voir mourir. Peut-être sa peur avait-elle un rapport avec la guerre dans laquelle les forces armées des États-Unis, sous les auspices des Nations unies, s’étaient immédiatement engagées pour soutenir l’effort de l’armée sud-coréenne mal entraînée et sous-équipée ; ou peut-être avait-elle un rapport avec les lourdes pertes que subissaient nos troupes face à la force de frappe des communistes, et avec sa crainte, si le conflit devait durer aussi longtemps que la Seconde Guerre mondiale, de me voir enrôlé…

Dashiell Hammett. « Le faucon de Malte. »

Sam Spade avait la mâchoire inférieure lourde et osseuse. Son menton saillait, en V, sous le V mobile de la bouche. Ses narines se relevaient en un autre V plus petit. Seuls, ses yeux gris jaune coupaient le visage d’une ligne horizontale. Le motif en V reparaissait avec les sourcils épais, partant de deux rides jumelles à la racine du nez aquilin et les cheveux châtain très pâle, en pointe sur le front dégarni, découvrant les tempes. Il avait quelque chose d’un sympathique Méphisto blond.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? dit-il à Effie Perine.
La jeune fille, bronzée, grande – une fausse maigre portait une robe de lainage mince qui moulait ses formes comme un drap mouillé. Ses yeux bruns riaient dans un visage lumineux d’adolescent. Elle ferma la porte derrière elle et s’adossa au battant.
— C’est une femme qui voudrait te voir, dit-elle. Elle s’appelle Miss Wonderly.
— Une cliente ?
— Je crois. De toute façon, tu aurais envie de la voir. Elle est formidable.
— Fais entrer, chérie, fais entrer, dit Spade.
Effie Perine rouvrit la porte qui communiquait avec le bureau de réception. Sans lâcher le bouton, elle s’effaça.
— Voulez-vous entrer, Miss Wonderly ?
Une voix répondit : « Merci ! » si doucement que seule une parfaite articulation permit d’entendre les deux syllabes. La jeune femme entra lentement, un peu hésitante, attachant sur Spade le regard à la fois timide et scrutateur de deux yeux bleu de cobalt.
Elle était grande et mince, mais sans rien d’anguleux, la poitrine haute, les jambes longues, les attaches fines. Elle portait un « ensemble » en deux nuances de bleu, choisies sans doute pour faire valoir ses yeux. Elle avait, sous un chapeau bleu, des cheveux fauves et bouclés. Ses lèvres pourpres s’entrouvraient pour un timide sourire sur des dents éclatantes de blancheur.
Spade se leva, s’inclina et désigna de sa forte main un fauteuil de chêne. Il avait environ un mètre quatre-vingts. Ses épaules tombantes donnaient à son buste une forme conique : il avait un torse aussi profond que large, sur lequel flottait un veston gris qui sortait du pressing.
Miss Wonderly murmura de nouveau : « Merci », et s’assit sur le bord du siège.
Spade se renfonça dans son fauteuil tournant. D’un coup de reins, il le fit pivoter d’un quart de tour et sourit poliment. Il souriait sans desserrer les lèvres : tous les V de son visage s’allongèrent.
Le cliquetis amorti et le timbre grêle de la machine à écrire d’Effie Perine résonnaient de l’autre côté du mur. Quelque part dans le building, un moteur vibrait sourdement. Sur le bureau de Spade une cigarette fumait dans un cendrier de cuivre rempli de mégots. De légers flocons de cendres étaient répandus sur le bois verni, le buvard vert et les papiers étalés. Par une fenêtre entrouverte derrière un rideau beige, pénétrait un courant d’air vaguement parfumé d’ammoniaque. Sur le bureau, les cendres frémissaient et se déplaçaient dans ce courant d’air…

Kazuo Ishiguro. “Les vestiges du jour”

Darlington Hall
Il semble de plus en plus probable que je vais réellement entreprendre l’expédition qui tient depuis quelques jours une place importante dans mon imagination. Une expédition, je dois le préciser, que j’entreprendrai seul, dans le confort de la Ford de Mr. Farraday ; une expédition qui, telle que je l’envisage, me conduira à travers une des plus belles campagnes d’Angleterre jusqu’au West Country, et pourrait bien me tenir éloigné de Darlington Hall pendant cinq ou six jours. L’idée de ce voyage, je dois le souligner, est née d’une suggestion fort aimable émise à mon intention par Mr. Farraday lui-même voici presque quinze jours, tandis que j’époussetais les portraits dans la bibliothèque. En fait, si je me souviens bien, j’époussetais, monté sur l’escabeau, le portrait du vicomte Wetherby lorsque mon employeur entra, chargé de quelques volumes dont il désirait sans doute qu’on les remît en rayon. Remarquant ma présence, il profita de cette occasion pour m’informer qu’il venait précisément de parachever le projet de retourner aux États-Unis pour une période de cinq semaines, entre août et septembre. Cela annoncé, mon employeur posa ses volumes sur une table, s’assit sur la chaise longue et allongea les jambes. Ce fut alors que, levant les yeux vers moi, il déclara : « Vous vous doutez, Stevens, que je ne vous demande pas de rester enfermé dans cette maison pendant toute la durée de mon absence. Si vous preniez la voiture pour aller vous balader pendant quelques jours ? À en juger par votre mine, un petit congé ne vous ferait pas de mal. »
Devant une proposition aussi imprévue, je ne savais trop comment réagir. Je me rappelle l’avoir remercié de sa sollicitude, mais sans doute ne dis-je rien de très précis car mon employeur poursuivit :
« Je parle sérieusement, Stevens. Vous devriez vraiment prendre un petit congé. Je paierai la note d’essence. Vous autres, vous passez votre vie enfermés dans ces grandes maisons à vous rendre utiles, et quand est-ce que vous arrivez à voir ce beau pays qui est le vôtre ? »
Ce n’était pas la première fois que mon employeur soulevait cette question ; en fait, il semble sincèrement préoccupé par ce problème. Ce jour, cependant, il me vint une sorte de repartie tandis que j’étais juché là-haut sur l’escabeau ; repartie visant à souligner que dans notre profession, si nous ne voyons pas à proprement parler le pays en sillonnant la campagne et en visitant des sites pittoresques, nous « voyons » en fait une part d’Angleterre plus grande que bien des gens, placés comme nous le sommes dans des demeures où se rassemblent les personnes les plus importantes du pays. Certes, je ne pouvais exprimer ce point de vue à l’intention de Mr. Farraday sans me lancer dans un discours qui aurait pu paraître présomptueux. Je me contentai donc de dire simplement :
« J’ai eu le privilège, monsieur, de voir entre ces mêmes murs, au fil des années, ce que l’Angleterre a de meilleur. »
Mr. Farraday ne sembla pas comprendre cette remarque, car il continua sur sa lancée : « J’insiste, Stevens. Ce n’est pas bien qu’un gars ne puisse pas visiter son propre pays. Suivez mon conseil, sortez de la maison pendant quelques jours. »

Isaac Bashevis Singer. “La famille Moskat”

Cinq ans après la mort de sa deuxième épouse, Reb Meshulam Moskat se maria pour la troisième fois. Sa nouvelle femme avait la cinquantaine. Originaire de Galicie, en Autriche orientale, c’était la veuve d’un riche brasseur de Brody, un homme érudit. Peu de temps avant sa mort, il avait fait faillite et ne laissait qu’une bibliothèque remplie d’ouvrages savants, un collier de perles – fausses, comme on allait le découvrir – et une fille prénommée Adèle. Elle s’appelait en réalité Eidele, mais sa mère, Rosa Frumetl, préférait Adèle, plus à la mode. Meshulam Moskat fit leur connaissance à Carlsbad, où il était allé suivre une cure, et il épousa la veuve là-bas. Personne à Varsovie ne fut mis au courant. Reb Meshulam n’écrivit à aucun membre de sa famille, ce n’était pas dans ses habitudes de rendre compte de ses faits et gestes. Ce ne fut qu’au milieu du mois de septembre qu’un télégramme adressé à son intendant à Varsovie annonça son retour, ordonnant que Leibel, le cocher, vînt attendre son maître à la gare de Vienne. Le train arriva dans la soirée. Reb Meshulam descendit du wagon de première classe, suivi de sa femme et de sa belle-fille.
Quand Leibel s’avança, il lui déclara : « Voici ta nouvelle maîtresse », en fermant une de ses lourdes paupières.

F. Scott. Fitzgerald “Tendre est la nuit”

Sur les bords charmants de la Méditerranée, à mi-chemin entre Marseille et la frontière italienne, se dresse un vaste et fier hôtel aux murs roses. Des palmiers éventent respectueusement sa façade congestionnée, et à ses pieds un bout de plage étincelle au soleil. Il est depuis peu le lieu de villégiature de gens chics et célèbres qui viennent y passer l’été. Il y a dix ans, le départ, en avril, de sa clientèle anglaise pour le Nord le laissait presque entièrement vide. Aujourd’hui, de nombreux petits pavillons en rez-de-chaussée s’agglutinent alentour, mais, au moment où cette histoire commence, on ne voyait qu’une dizaine de villas vétustes dont les dômes pourrissaient comme des nénuphars au milieu des denses pinèdes qui s’étendent entre l’hôtel des Étrangers de Gausse et Cannes, à huit kilomètres de là.

L’hôtel et son éblouissant tapis de prière havane, la plage, ne faisaient qu’un. Aux premières heures du jour, l’image de Cannes au loin, les vieux remparts rouge pâle et crème, les Alpes mauves qui ferment l’Italie se dessinaient sur les eaux de la baie et tremblaient parmi les rides et les anneaux que produisaient à la surface les ondoiements des plantes marines dans les fonds clairs. Avant 8 heures, un homme en peignoir bleu descendait à la plage et, après s’être copieusement aspergé d’eau froide, grognant d’abondance et respirant bruyamment, il s’ébattait pendant une minute dans les vagues. Une fois qu’il était reparti, la plage et la baie connaissaient une heure de calme. Des cargos, à l’horizon, se traînaient paresseusement vers l’ouest ; des employés de l’hôtel lançaient des cris dans la cour ; la rosée séchait sur les pins. Une heure plus tard, le concert des klaxons se déversait de la route en lacets au flanc du massif des Maures, qui sépare le littoral et la vraie Provence.

À moins de deux kilomètres à l’intérieur des terres, là où les bois de pins cèdent la place à des peupliers gris de poussière, se trouve une petite station de chemin de fer solitaire où, un matin de juin 1925, une victoria vint chercher une femme et sa fille pour les conduire à l’hôtel de Gausse. Le visage de la mère possédait un charme un peu fané, qui ne tarderait pas à être gâté par des plaques de couperose ; il y avait dans son expression quelque chose de tranquille et d’aimablement avisé. Le regard, cependant, se portait vite sur sa fille, ensorcelé par le joli rose des paumes et les joues délicatement ardentes, pareilles à celles des enfants, avec ces rougeurs délicieuses que leur donne le bain froid du soir. Son front beau et haut s’élevait doucement jusqu’aux cheveux, qui, l’encadrant comme s’il eût été un bouclier armorié, jaillissaient en boucles, mèches et frisettes d’un blond cendré mêlé d’or. Elle avait de grands yeux, vifs, clairs, humides et brillants, et sa carnation naturelle laissait deviner à fleur de peau la jeune vigueur des battements de son cœur. Son corps s’attardait avec grâce aux confins de l’enfance : elle avait presque dix-huit ans, serait bientôt femme, mais la rosée sur elle se voyait encore.

Raymond Chandler. « La grande fenêtre. »

La maison est située sur l’Avenue de Dresde, dans le quartier de Oak Knoll à Pasadena – une grande maison bien assise, fraîche d’aspect, au toit de tuiles roses et aux murs de brique lie de vin cernés de pierre blanche. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont serties de plomb tandis que celles de l’étage, de style campagnard, s’encadrent de motifs rococo en fausse pierre. Devant la façade bordée de buissons fleuris, une immense pelouse du plus fin gazon dévale mollement vers l’avenue, léchant au passage le pied d’un énorme cèdre comme une rafraîchissante vague verte qui déferle autour d’un rocher. Le trottoir et l’allée d’accès sont très larges et le long de l’allée se dressent trois grands acacias blancs qui valent le coup d’œil. L’air matinal est déjà chargé des lourdes senteurs de l’été et toute végétation semble prostrée, dans cette atmosphère étouffante que les gens de là-bas appellent une belle journée fraîche.
Tout ce que je sais des habitants, c’est qu’il s’agit d’une certaine Mme Elisabeth Bright Murdock et de sa famille et qu’elle désire embaucher un détective privé bien propre et bien gentil qui ne mettra pas de cendre de cigare sur ses tapis et ne portera jamais plus d’un revolver sur lui. Je sais aussi qu’elle est la veuve d’un vieux barbu nommé Jasper Murdock qui s’est bourré les poches au service de la municipalité et dont le journal de Pasadena passe la photo chaque année le jour de son anniversaire, avec, en dessous, les dates de sa naissance et de sa mort et la légende : Une Vie consacrée au Devoir.
Laissant ma voiture le long du trottoir, je m’avance sur les quelques douzaines de pierres qui dessinent une chaussée à travers la pelouse, et je sonne sous le perron de brique au toit pointu. Le long de la façade, un petit mur en brique rouge court de la porte à l’allée et, au bout du parcours, sur un socle en ciment, s’érige la statue peinte d’un négrillon en tenue de cheval : culotte blanche, tunique verte et casquette rouge. Il brandit un fouet et un anneau de fer est scellé dans le ciment, à ses pieds. Il a l’air tout triste de celui qui attend depuis trop longtemps et qui finit par se décourager. Je m’avance vers lui et je lui tapote amicalement le crâne en attendant qu’on se décide à m’accueillir. Finalement, une Carabosse entre deux âges, déguisée en femme de chambre, entrouvre la porte d’environ vingt centimètres et me lorgne d’un air soupçonneux.
— Je suis Philip Marlowe, lui dis-je. Je viens voir Mme Murdock. J’ai rendez-vous.

« La maison est située sur l’Avenue de Dresde, dans le quartier de Oak Knoll à Pasadena – une grande maison bien assise, fraîche d’aspect, au toit de tuiles roses et aux murs de brique lie de vin cernés de pierre blanche. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont serties de plomb tandis que celles de l’étage, de style campagnard, s’encadrent de motifs rococo en fausse pierre. Devant la façade bordée de buissons fleuris, une immense pelouse du plus fin gazon dévale mollement vers l’avenue, léchant au passage le pied d’un énorme cèdre comme une rafraîchissante vague verte qui déferle autour d’un rocher. Le trottoir et l’allée d’accès sont très larges et le long de l’allée se dressent trois grands acacias blancs qui valent le coup d’œil. L’air matinal est déjà chargé des lourdes senteurs de l’été et toute végétation semble prostrée, dans cette atmosphère étouffante que les gens de là-bas appellent une belle journée fraîche.
Tout ce que je sais des habitants, c’est qu’il s’agit d’une certaine Mme Elisabeth Bright Murdock et de sa famille et qu’elle désire embaucher un détective privé bien propre et bien gentil qui ne mettra pas de cendre de cigare sur ses tapis et[…] »

Clément Rosset. “La joie est plus profonde que la tristesse : Entretiens avec Alexandre Lacroix”

Le réel finit toujours par prendre sa revanche

Alexandre Lacroix : Qu’est-ce qu’un morceau de camembert ?
 
Clément Rosset : Mon ami et collègue Vincent Descombes m’a dit, un jour : « Toi, tu es un théologien du camembert. » On a la théologie qu’on peut… Il faisait allusion à cette page de mon essai L’Objet singulier (1979), où je pastiche le passage de la deuxième méditation de Descartes consacré au morceau de cire. Mon argument à propos du camembert est le suivant : chaque objet est singulier et il est impossible d’en décrire la singularité. Toutes les descriptions que nous pouvons donner d’un objet procèdent par voie de comparaison avec un étalon, un autre objet servant de référence. Ainsi, je peux comparer le camembert et le livarot ou le pont-l’évêque, mais dire ce qu’il est en lui-même, décrire sa saveur particulière, surtout quand il est bon, j’en suis incapable. Le camembert est à lui-même son propre patron, au sens que prend ce terme en couture. Un courtisan prétendait qu’il était difficile de louer Louis XIV, puisque celui-ci rayonnait de si merveilleuses qualités qu’il était à nul autre semblable, comparable seulement à lui-même. Cette propriété du Roi-Soleil est aussi celle du morceau de camembert, comme d’ailleurs de tout objet réel.
 
A. L. : Cela mène à votre définition du réel, comme « ensemble non clos d’objets non identifiables ». Qu’entendez-vous par là ?
 
C. R. : C’est en fait une définition très simple, qu’on pourrait tourner autrement : il n’y a pas deux brins d’herbe semblables. Il me vient à l’esprit un autre exemple, les nombres premiers. Ces nombres sont remarquables, car ils ne se laissent diviser que par eux-mêmes et par un. Ce sont, pour ainsi dire, des nombres tautologiques, qui ne sont faits que d’eux-mêmes. Ainsi, le réel est un ensemble d’objets indescriptibles, que nous ne sommes pas capables de dénombrer, ensemble dont nous ne pouvons pas dire s’il est fini ou infini – pour cette raison, je précise qu’il n’est pas « clos ». Il n’y a rien en dehors de lui, pas d’arrière-monde. Il n’y a pas non plus de miroir fidèle dans lequel regarder notre monde.  

Jean Rolin. « Ormuz».

Après sa disparition, je me suis introduit dans la chambre de Wax à l’hôtel Atilar afin d’y inventorier ses affaires. C’était assez peu de chose : quelques vêtements légers, dont ceux, mis à sécher sur des cintres, qu’il avait pris soin de laver, la veille de sa tentative, comme il le faisait chaque soir, bien que l’hôtel disposât d’un service de blanchisserie, avec une ponctualité exaspérante à la longue. Une trousse de toilette dont je ne détaillerai pas le contenu, par discrétion, mais dont il me semble important, pour la compréhension de ce qui va suivre, de noter qu’elle renfermait, à côté de ce que l’on s’attend à rencontrer dans un accessoire de ce genre, tout un assortiment de fétiches ou de porte-bonheur, tels que des petits cailloux, des plumes, des perles de verre, ou d’autres menus objets témoignant de la survivance, chez Wax, d’un mode de pensée qui généralement se résorbe à l’âge adulte. Sur un carnet à spirale, des notes éparses, sans queue ni tête, qu’il me destinait afin que je les mette en forme dans ce grand récit de son exploit qu’il me payait pour écrire. Des cartes et des plans par dizaines, reproduisant à des échelles différentes les parages du détroit ou le Golfe dans sa totalité. Un rouleau entamé de bonbons Mentos, une cartouche également entamée de cigarettes Marlboro Light. Et ainsi de suite. Rien de bien intéressant, à l’exception peut-être du livre qu’il était en train de lire, un court roman de Joseph Conrad, Au bout du rouleau, dont le titre devait s’accorder parfaitement avec ses propres dispositions lorsqu’il en avait interrompu la lecture. La climatisation fonctionnait, ainsi que le réfrigérateur, à l’intérieur duquel il se trouvait encore deux petites bouteilles d’eau minérale, une boîte de Coca-Cola et une autre d’un soda de fabrication locale, en plus d’un emballage de plastique transparent contenant des grains de grenade dont je savais qu’il lui avait été offert par la réceptionniste de l’hôtel. (Les grains de grenade provenaient d’un jardin que son mari – le mari de la réceptionniste – possédait dans la région de Kerman, et qui, selon son témoignage, produisait également des pêches, des pommes et des noix.) En même temps que je vaquais dans la chambre à mes occupations, désormais, je mangeais de ces grains de grenade en les prenant tout d’abord un par un, dans leur emballage de plastique, puis, bientôt, par poignées, tant ils s’avérèrent succulents, et tout cela sans le moindre scrupule, tel qu’aurait dû m’en inspirer la disparition de leur possesseur légitime, mais non sans une certaine appréhension quant aux conséquences possibles de cette goinfrerie sur mon appareil digestif, dont le….

Milan Kundera. « La plaisanterie. »

Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi. Debout sur la grande place (qu’enfant, puis gamin, puis jeune homme, j’avais mille fois traversée), je ne ressentais nulle émotion ; au contraire, je pensais que cette place dont le beffroi (semblable à un reître sous son heaume) surplombe les toits rappelait le vaste terrain d’exercice d’une caserne, et que le passé militaire de cette ville de Moravie, jadis rempart contre les raids des Magyars et des Turcs, avait imprimé sur sa face la marque d’une irrévocable hideur.
Des années durant, rien ne m’avait attiré vers ma ville natale ; je me disais qu’elle m’était devenue indifférente, et cela me paraissait naturel : depuis quinze ans déjà je vis ailleurs, je n’ai plus ici que quelques connaissances, ou des copains (que je préfère du reste éviter), ma mère est enterrée dans une tombe étrangère dont je ne m’occupe pas. Mais je m’abusais : ce que j’appelais indifférence était en fait de la rancune ; les raisons m’en échappaient, car il m’était arrivé des choses bonnes ou mauvaises dans cette ville comme dans toutes les autres, en tout cas cette rancune était là ; j’en avais pris conscience à l’occasion de mon voyage : la tâche qui m’amenait ici, j’aurais pu, tout compte fait, l’accomplir aussi bien à Prague, mais j’avais été soudain irrésistiblement attiré par l’occasion offerte de l’exécuter dans ma ville natale justement parce qu’il s’agissait d’une tâche cynique et terre à terre qui, avec dérision, m’acquittait du soupçon de revenir ici sous l’effet d’un mièvre attendrissement sur le temps perdu.
Une fois encore je parcourus d’un œil narquois la place disgracieuse avant de lui tourner le dos pour prendre la rue de l’hôtel où ma chambre était retenue pour la nuit. Le portier me tendit une clé à poire de bois en disant : « Deuxième étage. » La chambre n’était pas très engageante : un lit contre le mur, au milieu une petite table avec une seule chaise, à côté du lit une prétentieuse table de toilette en acajou avec miroir, près de la porte un lavabo écaillé absolument minuscule. Je posai ma serviette sur la table et j’ouvris la fenêtre : la vue donnait sur une cour et sur des maisons présentant à l’hôtel leur dos nu et sale. Je fermai la fenêtre, abaissai les rideaux et m’approchai du lavabo qui comportait deux robinets marqués l’un en rouge, l’autre en bleu ; je les essayai, l’eau en coulait également froide. J’examinai la table, laquelle, à la rigueur, suffirait, une bouteille et deux verres y trouvant fort bien place ; malheureusement, une seule personne pouvait s’y installer, faute d’une seconde chaise dans la pièce. Ayant poussé la table vers le lit, je tentai de m’asseoir sur celui-ci, seulement il était trop bas et la table trop haute 

Virginia Woolf. « Les vagues. »

Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée. Peu à peu, à mesure qu’une pâleur se répandait dans le ciel, une barre sombre à l’horizon le sépara de la mer, et la grande étoffe grise se raya de larges lignes bougeant sous sa surface, se suivant, se poursuivant l’une l’autre en un rythme sans fin.
Chaque vague se soulevait en s’approchant du rivage, prenait forme, se brisait, et traînait sur le sable un mince voile d’écume blanche. La houle s’arrêtait, puis s’éloignait de nouveau, avec le soupir d’un dormeur dont le souffle va et vient sans qu’il en ait conscience. Peu à peu la barre noire de l’horizon s’éclaircit : on eût dit que de la lie s’était déposée au fond d’une vieille bouteille, laissant leur transparence aux vertes parois de verre. Tout au fond, le ciel lui aussi devint translucide comme si un blanc sédiment s’en était détaché, ou comme si le bras d’une femme couchée sous l’horizon avait soulevé une lampe : des bandes de blanc, de jaune, de vert s’allongèrent sur le ciel comme les branches plates d’un éventail. Puis la femme invisible souleva plus haut sa lampe ; l’air enflammé parut se diviser en fibres rouges et jaunes, s’arracher à la verte surface dans une palpitation brûlante, comme les lueurs fumeuses au sommet des feux de joie. Peu à peu les fibres se fondirent en une seule masse incandescente ; la lourde couverture grise du ciel se souleva, se transmua en un million d’atomes bleu tendre. La surface de la mer devint lentement transparente ; les larges lignes noires disparurent presque sous ces ondulations et sous ces étincelles. Le bras qui tenait la lampe l’éleva sans hâte : une large flamme apparut enfin. Un disque de lumière brûla sur le rebord du ciel, et la mer tout autour ne fut plus qu’une seule coulée d’or.
La lumière frappa tour à tour les arbres du jardin, et les feuilles devenues transparentes s’éclairèrent l’une après l’autre. Un oiseau gazouilla, très haut ; il y eut un silence ; plus bas, un autre oiseau reprit le même chant. Le soleil rendit aux murs leurs arêtes tranchantes, le bout de l’éventail du soleil s’appuya contre un store blanc ; le doigt du soleil marqua d’ombres bleues un bouquet de feuilles près d’une fenêtre de chambre à coucher. Le store frémit doucement, mais tout dans la maison restait vague et sans substance. Au-dehors, les oiseaux chantaient leurs mélodies vides.

Albert Camus “la Peste”

Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran. De l’avis général, ils n’y étaient pas à leur place, sortant un peu de l’ordinaire. À première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne.

La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant d’autres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire ? Le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou par les corbeilles de fleurs que des petits vendeurs ramènent des banlieues ; c’est un printemps qu’on vend sur les marchés. Pendant l’été, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise ; on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.

Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C’est-à-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir, lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes…

Roth, Philip. “La Tache”.

À l’été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l’université d’Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d’années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m’a confié qu’à l’âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre. Deux fois par semaine, elle faisait aussi le ménage à notre poste rurale, baraque de planches grises qu’on aurait bien vu abriter une famille de fermiers de l’Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les années trente, et qui, en face de la station-service, à l’écart de tout, solitaire, fait flotter son drapeau américain à la jonction des deux routes délimitant le centre de cette petite ville à flanc de montagne.
La première fois que Coleman avait vu cette femme, elle lessivait le parterre de la poste : il était arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour prendre son courrier. C’était une grande femme maigre et anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en queue-de-cheval, un visage à l’architecture sévère comme on en prête volontiers aux pionnières des rudes commencements de la Nouvelle-Angleterre, austères villageoises dures à la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient docilement incarcérer dans la moralité régnante. Elle s’appelait Faunia Farley, et plaquait sur sa garce de vie l’un de ces masques osseux et inexpressifs qui ne cachent rien et révèlent une solitude immense. Faunia habitait une chambre dans une laiterie du coin, où…

James Hadley Chase. « Pas d’orchidées pour Miss Blandish. »

L’afffaire débuta un après-midi du mois de juillet, par une chaleur torride, sous un ciel implacablement bleu et de brûlantes rafales de vent et de poussière.
Au carrefour de la route qui va de Fort Scott au Nevada et de la nationale 54, qui relie Pittsburg à Kansas City, se trouvent une gargote et un poste d’essence. La baraque en bois a pauvre apparence et ne possède qu’une seule pompe, exploitée par un veuf d’un certain âge et sa fille, une blonde bien en chair.
Il était un peu plus d’une heure de l’après-midi lorsqu’une Packard poussiéreuse s’arrêta devant le restaurant. Il y avait deux hommes dans la voiture ; l’un d’eux dormait.
Bailey, le conducteur, sortit de la voiture. C’était un homme court et trapu, au lourd visage brutal, aux yeux noirs, vifs et inquiets, et à la mâchoire striée d’une longue et pâle cicatrice. Son complet, poudreux et fripé, était usé jusqu’à la corde, et les poignets de sa chemise sale étaient effrangés. Bailey n’était pas dans son assiette. Il avait beaucoup bu la nuit précédente et la chaleur l’incommodait.
Il s’arrêta un instant pour jeter un coup d’œil sur son compagnon endormi, le vieux Sam, puis, haussant les épaules, il pénétra dans le restaurant et laissa le vieux Sam ronfler dans la voiture.
La blonde accoudée au comptoir lui sourit. Elle avait de grandes dents blanches qui le firent penser à des touches de piano. Elle était trop grosse pour son goût et il ne lui rendit pas son sourire.
« Salut, fit la fille d’une voix enjouée. Bouh ! Quelle chaleur ! J’ai pas fermé l’œil de la nuit.
— Scotch », commanda sèchement Bailey en repoussant son chapeau sur sa nuque et en essuyant son visage avec un mouchoir douteux.
La fille posa sur le comptoir une bouteille de whisky et un verre.
« Vous feriez mieux de prendre une bière, dit-elle en secouant ses boucles blondes. Le whisky, c’est pas bon par cette chaleur.
— Mettez-y une sourdine », rétorqua Bailey.

Colette “Le pur et l’impur” 

En haut d’une maison neuve, on m’ouvrit un atelier vaste comme une halle, pourvu d’une large galerie à mi-hauteur, tendu de ces broderies de Chine que la Chine exécute pour l’Occident, à grands motifs un peu bâclés, assez belles. Le reste n’était que piano à queue, secs petits matelas du Japon, phonographe et azalées en pots. Sans surprise, je serrai la main tendue d’un confrère journaliste et romancier, et j’échangeai des signes de tête avec des amphitryons étrangers qui me parurent, Dieu merci, aussi peu liants que moi-même. Bien préparée à l’ennui, je pris place sur mon petit matelas individuel, en déplorant que la fumée de l’opium, gaspillée, s’envolât lourdement jusqu’aux verrières. Elle s’y décidait à regret, et son noir, apéritif parfum de truffe fraîche, de cacao brûlé, me donna la patience, une faim vague, de l’optimisme. Je trouvai aimables la couleur sourde et rouge des lumières voilées, la blanche flamme en amande des lampes à opium, l’une toute proche de moi, les deux autres perdues comme des follets, au loin, dans une sorte d’alcôve ménagée sous la galerie à balustres. Une jeune tête se pencha au-dessus de cette balustrade, reçut le rayon rouge des lanternes suspendues, une manche blanche flotta et disparut avant que je pusse deviner si la tête, les cheveux dorés collés comme des cheveux de noyée, le bras vêtu de soie blanche appartenaient à une femme ou à un homme.

« Vous venez en curieuse ? » me demanda mon confrère.

Il gisait sur son petit matelas ; je m’avisai qu’il avait troqué son smoking contre un kimono brodé et une aisance d’intoxiqué ; je ne souhaitai que m’écarter de lui, comme je fais des Français, toujours inopportuns, que je rencontre au-delà des frontières.

« Non, répondis-je. Par devoir professionnel. »

Il sourit.

« Je le pensais bien… Un roman ? »

Et je le détestai davantage, pour ce qu’il me croyait incapable – moi qui l’étais en effet – de goûter ce luxe  : un plaisir tranquille, un peu bas, un plaisir inspiré seulement par une certaine forme du snobisme, l’esprit de bravade, une curiosité plus affectée que réelle… Je n’avais apporté qu’un chagrin bien caché, qui ne me laissait point de repos, et une affreuse paix des sens.

Un des hôtes inconnus ressuscita de sa couche pour m’offrir de fumer l’opium, de priser la cocaïne, de boire un cocktail. À chaque refus il levait légèrement la main pour exprimer sa déception. Il finit par me tendre une boîte de cigarettes, sourit d’une bouche anglaise et suggéra  :

« Ne puis-je vraiment vous être utile en rien ? »

Je remerciai, et il se garda d’insister

Je me souviens encore, après quinze ans et plus, qu’il était beau et semblait sain, sauf qu’il tenait ses yeux trop ouverts entre des paupières raidies, comme on voit aux êtres qui souffrent d’insomnies longues et invétérées.

Une jeune femme, ivre autant que j’en pus juger, s’aperçut de ma présence, et annonça de loin qu’elle prétendait me « regarder sous le nez ». Elle répéta plusieurs fois  : « Mais parfaitement, sous le nez, que j’irai la regarder. » Je ne vois pas d’autre incident gai à rapporter. Des fumeurs sérieux, indistincts dans l’ombre rougeâtre, la firent taire. Je crois que l’un d’eux lui donna des boulettes d’opium à mâcher. Elle s’en acquitta consciencieusement avec un petit bruit d’animal qui tète.

Je ne m’ennuyais point, car l’opium, que je ne fume pas, embaumait ce lieu banal. Deux jeunes gens, en se tenant par le cou, éveillèrent l’attention de mon confrère le journaliste, mais ils se contentèrent de parler bas et vite. L’un d’eux reniflait chroniquement et s’essuyait les yeux de sa manche. Le rouge obscur qui nous baignait eût pu engourdir les meilleures volontés. J’étais dans une fumerie et non dans une de ces assemblées où le spectateur puise généralement une assez durable répugnance de ce qu’il voit et de sa propre complaisance. Je m’en réjouis, et je commençai à espérer que nulle danseuse, nul danseur nus ne troubleraient la veillée, qu’aucun danger d’Américains, frétés d’alcool, ne nous menaçait et que le Columbia lui-même se tairait… Au même instant, une voix féminine, cotonneuse, rêche et douce comme sont les pêches dures à gros velours, se mit à chanter, et nous fut à tous si agréable que nous nous gardâmes bien d’applaudir, même par un murmure.

Italo Calvino. “Le baron perché”

C’est le 15 juin 1767 que Côme Laverse du Rondeau, mon frère, s’assit au milieu de nous pour la dernière fois. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions dans la salle à manger de notre villa d’Ombreuse ; les fenêtres encadraient les branches touffues de la grande yeuse du parc. Il était midi ; c’est à cette heure-là que notre famille, obéissant à une vieille tradition, se mettait à table ; le déjeuner au milieu de l’après-midi, mode venue de la nonchalante Cour de France et adoptée par toute la noblesse, n’était pas en usage chez nous. Je me rappelle que le vent soufflait, qu’il venait de la mer et que les feuilles bougeaient.
— J’ai déjà dit que je n’en voulais pas et je répète que je n’en veux pas, fit Côme en écartant le plat d’escargots.
On n’avait jamais vu désobéissance plus grave.
Le baron Arminius Laverse du Rondeau, notre père, coiffé d’une perruque Louis XIV descendant jusqu’aux oreilles et démodée comme tout ce qui lui appartenait, siégeait à la place d’honneur. Entre mon frère et moi était assis l’abbé Fauchelafleur, chapelain de notre famille, notre précepteur. En face de nous, la générale Konradine du Rondeau, notre mère, et notre sœur Baptiste, la nonne de la maison. Au bas de la table, en costume turc, l’avocat Æneas-Sylvius Carrega, hydraulicien, régisseur de notre propriété et notre oncle naturel.
Côme était âgé de douze ans et moi de huit. Depuis quelques mois seulement, nous avions été admis à la table de nos parents ; j’avais bénéficié avant l’âge de la promotion de mon frère : on n’avait pas voulu me laisser manger tout seul… Bénéficié, c’est une façon de parler. Pour Côme et pour moi, c’en était fini du bon temps et nous regrettions nos petits repas dans un réduit en compagnie du seul Fauchelafleur. L’Abbé était un petit vieillard sec et ridé ; on le disait janséniste ; de fait, il avait fui le Dauphiné, sa province natale, pour éviter un procès de l’Inquisition. Mais ce caractère rigoureux qu’on louait généralement chez lui, cette sévérité intérieure qu’il s’imposait et imposait aux autres mollissaient à chaque instant : l’Abbé avait une vocation foncière pour l’indifférence et le laisser-aller. Selon toute apparence, ses longues méditations les yeux dans le vide n’avaient abouti qu’à une grande aboulie et à un peu d’ennui. Il agissait comme s’il voyait dans la plus légère difficulté le signe d’une fatalité à laquelle il serait inutile de s’opposer. Nos repas en compagnie de l’Abbé ne commençaient qu’après de longues oraisons, et les évolutions de nos cuillers se devaient d’être dignes, rituelles, silencieuses : malheur à celui qui levait les yeux de son assiette ou faisait entendre, en absorbant son bouillon, la plus faible aspiration. Mais le potage fini, l’Abbé commençait à se sentir las, contrarié : il regardait dans le vide et faisait claquer sa langue à chaque gorgée de vin ; seules, les sensations les plus éphémères semblaient encore le toucher. Au plat de résistance, nous pouvions manger avec les mains ; et à la fin du repas, nous nous lancions des trognons de poires, tandis que l’Abbé laissait choir de temps à autre un de ses nonchalants :
— Eh bien ? Alors !

Michel del Castillo. “La Nuit du Décret”

La veille, j’avais appris que j’étais affecté à la brigade criminelle de Huesca. Je m’en étais réjoui en toute innocence, croyant à une promotion. Fatigué de Murcie et de son climat déprimant, la perspective d’un changement d’air me souriait aussi.
Je traversais le hall de l’hôtel de la police en direction de l’ascenseur quand Baza vint vers moi, un étrange sourire aux lèvres.
« J’ai entendu dire que tu allais chez Pared, à Huesca. C’est vrai ? »
Sur ma réponse affirmative, son visage cendreux, bizarrement plissé, prit une expression désolée. Avec quelque solennité, il posa sa main sur mon épaule. Le geste me surprit. J’eus du mal à réprimer un mouvement de recul.
Baza travaillait aux mœurs. Nous n’étions guère intimes, n’échangeant de-ci de-là que de rares propos. Dans la Maison, il jouissait du reste d’une réputation suspecte, qui ne me le rendait pas sympathique. Des bruits fâcheux circulaient sur son compte, et plusieurs de mes collègues l’évitaient ostensiblement. On murmurait qu’il avait été muté à Murcie après une trouble affaire de détournement de mineur. Voulant étouffer le scandale, l’Inspection générale l’aurait expédié à Murcie en attendant sa retraite, qu’il devait prendre dans deux ans. Je n’avais pas attaché d’importance à ces bruits. Simplement, j’évitais de me lier avec lui, me contentant de répondre à ses salutations et d’échanger, au hasard de nos rencontres, des propos sans importance.
C’était un petit homme replet, d’une apparence négligée et même sale. Il portait des costumes élimés et froissés, et ses cheveux, d’un jaune tirant sur le roux, étaient recouverts de pellicules qui se déposaient en une couche de poussière blanchâtre sur ses épaules. Deux énormes poches enfouissaient ses yeux. Plus que d’un policier, il avait l’air d’un représentant de commerce en produits hygiéniques.
« T’as vraiment pas de chance, fit-il de sa voix grasseyante. Je connais Pared. C’est un coriace. »
Je faillis lui demander ce qu’il entendait par là. Je me contentai cependant de sourire en secouant la tête.
« Bon, dit-il en touchant mon bras. Passe à la maison avant ton départ. Nous boirons un verre et je te raconterai. »
Je répondis « Oui, volontiers », sans la moindre intention de me rendre à son invitation. Perplexe, je le regardai s’éloigner vers l’ascenseur B, à l’autre extrémité du hall. Ses propos m’avaient laissé une vague gêne. Je me sentais sale également, comme si le contact de sa petite main molle et potelée sur mon épaule et sur mon bras y avait laissé je ne sais quelle souillure. Je revoyais ses ongles noirs et ses doigts jaunis de nicotine.

Albert Cohen. « Mangeclous. »

Le premier matin d’avril lançait ses souffles fleuris sur l’île grecque de Céphalonie. Des linges jaunes, blancs, verts, rouges, dansaient sur les ficelles tendues d’une maison à l’autre dans l’étroite ruelle d’Or, parfumée de chèvrefeuille et de brise marine.
Sur le petit balcon filigrane d’une petite maison jaune et rouge, Salomon Solal, cireur de souliers en toutes saisons, vendeur d’eau d’abricot en été et de beignets chauds en hiver, apprenait à nager. Cet Israélite dodu et minuscule – il mesurait un mètre quarante-cinq – en avait assez d’être, pour son ignorance absolue de la natation, l’objet des moqueries de ses amis. Après avoir combiné d’acheter un scaphandre, il avait pensé qu’il serait plus rationnel et plus économique de faire de la natation à domicile et à sec.
Debout devant une table, le petit bonhomme au nez retroussé et à la ronde face imberbe, constellée de taches de rousseur, était donc en train de tremper ses menottes grassouillettes dans une cuvette, dont il avait préalablement salé l’eau, et de leur faire faire expertement des mouvements de brasse. Il était mignon avec son ventre rondelet, sa courte veste jaune, ses culottes rouges bouffantes, ses mollets nus et ses quarante ans ingénus.
— Une, deux ! Une, deux ! scandait-il énergiquement tandis que l’eczémateuse vieille d’en face, après force guets tragiques à droite et à gauche, lançait dans la rue le contenu d’un haut pot de chambre puis des imprécations contre le petit inconsidéré qui faisait de la gymnastique comme les marins anglais au lieu de gagner sa vie.
De temps à autre, Salomon se reposait, reprenait son souffle et écartait ses bras, le dos au mur, ce qu’il appelait faire la planche. Insoucieux des sarcasmes de la vieille, il mettait à profit ces répits pour admirer sa chère rue dallée de pierres rondes, la mer lisse où tombaient des sources transparentes, la Montée des Jasmins qui menait à la grande forêt argentée d’oliviers, les cyprès qui montaient la garde autour de la citadelle des anciens podestats vénitiens et, sur la colline, le Dôme des Solal Aînés, princière demeure qui dominait la mer et veillait sur le grand ghetto de hautes maisons dartreuses que des chaînes séparaient de la douane et du port où se promenaient des Grecs rapiécés, des Albanais lents et des prêtres lustrés de crasse. Le ciel de fine porcelaine turquoise lui parut si beau et de si pures clartés souriaient qu’il mordit sa petite lèvre pour ne pas pleurer.
— L’avril de Céphalonie, énonça le solitaire nageur, est plus beau et plus doux que le juillet de Berlin ! Sûrement. Mais pourquoi diable mettent-ils tous leurs capitales en des endroits de froidure et de tristesse et pourquoi les posent-ils tous sur des fleuves noirs ? Il me semble qu’ils ont tort. Enfin ils savent mieux que moi.
Ceci dit, il se mit en devoir de balayer sa chambre tout en essayant de siffloter. Puis il frotta et lava en chantant les malheurs d’Israël que c’était un plaisir. Il était très content à l’idée que sa chère épouse n’aurait pas à se fatiguer. (La dame des pensées de Salomon était une longue créature armée d’une dent unique mais qui en valait trente-deux. Elle ruinait son mari en spécialités pharmaceutiques. Et voilà pour elle.)

Ernest Hemingway. « Pour Qui Sonne Le Glas. »

Il était étendu à plat ventre sur les aiguilles de pin, le menton sur ses bras croisés et, très haut au-dessus de sa tête, le vent soufflait dans la cime des arbres. Le flanc de la montagne sur lequel il reposait s’inclinait doucement mais, plus bas, la pente se précipitait, et il apercevait la courbe noire de la route goudronnée qui traversait le col. Un torrent longeait la route et, beaucoup plus bas, en suivant le col, on apercevait une scierie au bord du torrent et la cascade du barrage, blanche dans la lumière de l’été.
« C’est la scierie ? demanda-t-il.
– Oui.
– Je ne me la rappelais pas.
– On l’a construite depuis ton départ. L’ancienne scierie est plus bas que le col. »
Il étala par terre sa reproduction photographique de la carte d’état-major et l’examina attentivement. L’autre, un vieil homme petit et robuste, en blouse noire de paysan et pantalon de toile grise, chaussé d’espadrilles, regardait pardessus l’épaule de son compagnon. Il était essoufflé par l’escalade et sa main reposait sur l’un des deux sacs très pesants qu’ils avaient montés jusque-là.
« Alors, d’ici, on ne voit pas le pont ?
– Non, dit le vieux. Ici, la pente du col est encore modérée. Le torrent coule doucement. Plus bas, au tournant de la route, derrière les arbres, il dégringole tout d’un coup et il y a une gorge escarpée…
– Je me rappelle.
– C’est cette gorge qui franchit le pont.
– Et où sont leurs postes ?£
« – Il y a un poste à la scierie que tu vois là-bas. »
Le jeune homme qui étudiait le terrain sortit ses jumelles de la poche de sa chemise de flanelle kaki toute décolorée par le soleil, essuya les verres avec un mouchoir, les ajusta jusqu’à ce que la scierie lui apparût soudain clairement. Il distingua le banc de …  »

John Steinbeck. « Les raisins de la colère. »

Sur les terres rouges et sur une partie des terres grises de l’Oklahoma, les dernières pluies tombèrent doucement et n’entamèrent point la terre crevassée. Les charrues croisèrent et recroisèrent les empreintes des ruisselets. Les dernières pluies firent lever le maïs très vite et répandirent l’herbe et une variété de plantes folles le long des routes, si bien que les terres grises et les sombres terres rouges disparurent peu à peu sous un manteau vert. À la fin de mai, le ciel pâlit et les nuages dont les flocons avaient flotté très haut pendant si longtemps au printemps se dissipèrent. Jour après jour le soleil embrasa le maïs naissant jusqu’à ce qu’un liséré brun s’allongeât sur chaque baïonnette verte. Les nuages apparaissaient puis s’éloignaient. Bientôt ils n’essayèrent même plus. Les herbes, pour se protéger, s’habillèrent d’un vert plus foncé et cessèrent de se propager. La surface de la terre durcit, se recouvrit d’une croûte mince et dure et de même que le ciel avait pâli, de même la terre prit une teinte rose dans la région rouge, et blanche dans la grise.

Dans les ornières creusées par l’eau, la terre s’éboulait en poussière et coulait en petits ruisseaux secs. Mulots et fourmis-lions déclenchaient de minuscules avalanches. Et comme le soleil ardent frappait sans relâche, les feuilles du jeune maïs perdirent de leur rigidité de flèches ; elles commencèrent par s’incurver puis, comme les nervures centrales fléchissaient, chaque feuille retomba toute flasque. Puis ce fut juin et le soleil brilla plus férocement. Sur les feuilles de maïs le liséré brun s’élargit et gagna les nervures centrales. Les herbes folles se déchiquetèrent et se recroquevillèrent vers leurs racines. L’air était léger et le ciel plus pâle ; et chaque jour, la terre pâlissait aussi.

Sur les routes où passaient les attelages, où les roues usaient le sol battu par les sabots des chevaux, la croûte se brisait et la terre devenait poudreuse. Tout ce qui bougeait sur la route soulevait de la poussière : un piéton en soulevait une mince couche à la hauteur de sa taille, une charrette faisait voler la poussière à la hauteur des haies, une automobile en tirait de grosses volutes après elle. Et la poussière était longue à se recoucher.

À la mi-juin les gros nuages montèrent du Texas et du Golfe, de gros nuages lourds, des pointes d’orage. Dans les champs, les hommes regardèrent les nuages, les reniflèrent, et mouillèrent leur doigt pour prendre la direction du vent. Et tant que les nuages furent dans le ciel les chevaux se montrèrent nerveux. Les pointes d’orage laissèrent tomber quelques gouttelettes et se hâtèrent de fuir vers d’autres régions. Derrière elles, le ciel redevenait pâle et le soleil torride. Dans la poussière, les gouttes formèrent de petits cratères ; il resta des traces nettes de taches sur le maïs, et ce fut tout.

Une brise légère suivit les nuages d’orage, les poussant vers le nord, une brise qui fit doucement bruire le maïs en train de sécher. Un jour passa et le vent augmenta, continu, sans que nulle rafale vînt l’abattre. La poussière des routes s’éleva, s’étendit, retomba sur les herbes au bord des champs et un peu dans les champs. C’est alors que le vent se fit dur et violent et qu’il attaqua la croûte formée par la pluie dans les champs de maïs. Peu à peu le ciel s’assombrit derrière le mélange de poussières et le vent frôla la terre, fit lever la poussière et l’emporta. Le vent augmenta. La croûte se brisa et la poussière monta au-dessus des champs, traçant dans l’air des plumets gris semblables à des fumées paresseuses. Le maïs brassait le vent avec un froissement sec. Maintenant, la poussière la plus fine ne se déposait plus sur la terre, mais disparaissait dans le ciel assombri.

Michel Déon. « Les Poneys sauvages

J’ai rencontré Georges Saval dans le train qui nous conduisait de Londres à Cambridge, l’automne 1937. Nous nous connaissions de vue sans nous être jamais parlé : même âge à Janson-de-Sailly, mais des classes différentes. Je me souviens d’un garçon assez lymphatique qui jouait mal au football et nageait bien. Vers seize ans, après des vacances en Angleterre, il revint transformé, étoffé, ayant perdu ses joues rondes d’adolescent et gagné des muscles. Il boxait déjà et le prévôt le considérait comme un de ses espoirs pour les championnats universitaires. C’est tout ce que je savais de lui et il ne devait pas en savoir beaucoup plus de moi. Le hasard nous réunissait cet automne-là et, après nous être évités sur le bateau, nous nous parlâmes dans le vieux compartiment tendu d’un hideux velours rouge. Deux Anglais caricaturaux étaient montés avec nous, aimables d’abord, puis silencieux et l’air buté quand ils comprirent que nous étions français. Saval me plut. On devinait vite en lui une franchise désabusée qui le faisait paraître plus mûr que son âge. À part une légère fente de l’arcade gauche — un trait blanc que recouvrait imparfaitement le sourcil noir et arqué —, la boxe ne l’avait pas marqué. Ce fut notre premier sujet de conversation. Il m’avoua tout de suite détester les coups. Il aimait la rigueur de l’entraînement, les esquives, les feintes, une certaine façon de jauger un adversaire et de le contrer. En fait, c’était un garçon dépourvu de toute agressivité au physique comme au moral, calme, intelligent et, bien plus encore, humain, respectable et respectueux, un de ces êtres dont on se dit : « Où est le défaut ? Les apparences sont trop en sa faveur. Il y a quelque chose qui n’apparaîtra jamais s’il montre assez de volonté, mais quelque chose est là ! »
Nous parlâmes de sport pendant ce trajet gris, sujet qui n’engageait à rien et maintint une certaine réserve entre nous, prélude à l’amitié ….

Alphonse Daudet. « Sapho. »

Jean tout court?
– Jean Gaussin.
– Du Midi, j’entends ça… Quel âge?
– Vingt et un ans.
– Artiste?
– Non, madame.
– Ah! tant mieux…
Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des rires, des airs de danse d’une fête travestie, s’échangeaient – une nuit de juin — entre un pifferaro et une femme fellah dans la serre de palmiers, de fougères arborescentes, qui faisait le fond de l’atelier de Déchelette.
Au pressant interrogatoire de l’Égyptienne, le pifferarorépondait avec l’ingénuité de son âge tendre, l’abandon, le soulagement d’un Méridional resté longtemps sans parler. Étranger à tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès en entrant dans le bal par l’ami qui l’avait amené, il se morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et courts comme la peau de mouton de son costume; et un succès, dont il ne se doutait guère, se levait et chuchotait autour de lui.
Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires de rapins blaguaient la cornemuse qu’il portait tout de travers et sa défroque de montagne, lourde et gênante dans cette nuit d’été. Une Japonaise aux yeux de faubourg, des couteaux d’acier tenant son chignon remonté, fredonnait en l’agaçant: Ah! qu’il est beau, qu’il est beau, le postillon…[1]; tandis qu’une novio espagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras d’un chef apache, lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasmins blancs.
Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait extrêmement ridicule et se réfugiait dans l’ombre fraîche de la galerie vitrée, bordée d’un large divan sous les verdures. Tout de suite cette femme était venue s’asseoir près de lui.
Jeune, belle? Il n’aurait su le dire… Du long fourreau de lainage bleu où sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras, ronds et fins, nus jusqu’à l’épaule; et ses petites mains chargées de bagues, ses yeux gris larges ouverts et grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du front, composaient un ensemble harmonieux.
Une actrice sans doute. Il en venait beaucoup chez Déchelette; et cette pensée n’était pas pour le mettre à l’aise, ce genre de personnes lui faisant très peur. Elle lui parlait de tout près, un coude au genou, la tête appuyée sur la main, avec une douceur grave, un peu lasse… «Du Midi vraiment?… Et des cheveux de ce blond-là!… Voilà une chose extraordinaire.»
Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si c’était très difficile cet examen pour les consulats qu’il préparait, s’il connaissait beaucoup de monde et comment il se trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, si loin de son quartier Latin. Quand il dit le nom de l’étudiant qui l’avait amené… «La Gournerie… un parent de l’écrivain… elle connaissait sans doute…» l’expression de ce visage de femme changea, s’assombrit subitement; mais il n’y prit pas garde, ayant l’âge où les yeux brillent sans rien voir.

Gustave Flaubert. « Madame Bovary. »

Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études :
– Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un. pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.
Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eut osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.
– Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
– Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.
« Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. »

Doris Lessing. Le Carnet d’or.

Londres. Été 1957. Anna retrouve son amie Molly après une séparation…

Les deux femmes étaient seules dans l’appartement.
« En fait, ça craque par tous les bouts », dit Anna tandis que Molly reposait le récepteur.
Molly passait sa vie au téléphone. Avant qu’il ne sonne, cette fois, elle avait juste eu le temps de demander à Anna : « Alors ? Quels sont les derniers cancans ? » Et elle annonça en revenant du téléphone : « C’est Richard. Il arrive. Son seul instant libre d’ici un mois, du moins il le prétend.
— De toute façon je ne m’en irai pas, dit Anna.
— Surtout pas, reste où tu es. »
Molly s’examina d’un œil critique : elle portait un pantalon et un pull-over aussi défraîchis l’un que l’autre. « Il n’aura qu’à me prendre comme je suis, décréta-t-elle en s’asseyant devant la fenêtre. Il n’a pas voulu me dire de quoi il s’agissait ; encore une scène avec Marion, j’imagine.
— Il ne t’a pas écrit ? demanda Anna avec circonspection.
— Si, et Marion aussi. Des lettres parfaitement détendues. C’est curieux, non ? »
Ce « C’est curieux, non ? » était caractéristique de leurs conversations intimes qu’elles appelaient d’ailleurs leurs commérages. Molly avait marqué le coup, mais elle éluda …

Joseph Conrad. « Lord Jim »

Il avait six pieds, moins un ou deux pouces, peut-être ; solidement bâti, il s’avançait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées et la tête en avant, avec un regard fixe venu d’en dessous, comme un taureau qui va charger. Sa voix était profonde et forte, et son attitude trahissait une sorte de hauteur morose, qui n’avait pourtant rien d’agressif. On aurait dit d’une réserve qu’il s’imposait à lui-même autant qu’il l’opposait aux autres. D’une impeccable netteté, et toujours vêtu, des souliers au chapeau, de blanc immaculé, il était très populaire dans les divers ports d’Orient, où il exerçait son métier de commis maritime chez les fournisseurs de navires.
On n’exige du commis maritime aucune espèce d’examen, en aucune matière, mais il doit posséder la théorie du Débrouillage, et savoir, mieux encore, en donner la démonstration pratique. Sa besogne consiste à distancer, à force de voiles, de vapeur ou de rames, les autres commis maritimes lancés comme lui sur tout navire prêt à mouiller son ancre, à aborder jovialement le capitaine en lui fourrant une carte dans la main – la carte réclame du fournisseur, – puis, dès sa première visite à terre, à le piloter avec fermeté, mais sans ostentation, vers une boutique, vaste comme une caverne et pleine de choses bonnes à manger et à boire sur un bateau ; on y vend tout ce qui peut assurer à un navire sécurité et élégance, depuis un jeu de crochets pour son câble, jusqu’à un carnet de feuilles d’or pour les sculptures de son arrière, et le capitaine se voit accueilli comme un frère par un négociant qu’il n’avait jamais rencontré. Il trouve, dans une salle fraîche, de bons fauteuils, des bouteilles, des cigares, et tout ce qu’il faut pour écrire ; un exemplaire des règlements du port, et une cordialité qui fait fondre le sel déposé, par trois mois de navigation, sur un cœur de marin. Ainsi nouées, les relations sont entretenues, tant que le navire reste au port, par les visites quotidiennes du commis maritime. Fidèle comme un ami et plein d’attentions filiales pour le capitaine, il fait montre, à son endroit, d’une patience de Job, de l’entier dévouement qu’on attendrait d’une femme, et d’une gaieté de bon vivant. Après quoi l’on envoie la note. C’est un beau métier, tout fait de cordialité avertie, et les bons commis maritimes sont rares. Quand un commis, qui possède la théorie du Débrouillage, se trouve aussi pourvu d’une éducation de marin, il vaut son pesant d’or pour le patron, et peut en attendre toutes les faveurs. Jim gagnait toujours de beaux gages et les faveurs qu’il se voyait octroyer eussent assuré la fidélité d’un démon, ce qui ne l’empêchait pas, avec une noire ingratitude, de planter là brusquement son emploi pour s’en aller ailleurs. Les raisons qu’il donnait à ses chefs étaient manifestement insuffisantes, et provoquaient de leur part cette simple réflexion : « Maudit imbécile ! » dès qu’il avait tourné le dos. Telle était la critique qu’éveillait son excessive sensibilité.

J.-L. Borges. « Le Rapport de Brodie. »

On dit (mais c’est peu probable) que cette histoire fut racontée par Eduardo, le cadet des Nelson, à la veillée funèbre de Cristián, l’aîné, qui mourut de mort naturelle, vers les années 1890, dans la commune de Morón. Ce qui est certain c’est que quelqu’un l’entendit raconter par quelqu’un, au cours de cette longue nuit dont le souvenir s’estompe, tandis que circulait le maté, et que ce quelqu’un la répéta à Santiago Dabove, de qui je la tiens. Quelques années plus tard, on me la raconta de nouveau à Turdera, l’endroit même où elle s’était passée. La deuxième version, un peu plus circonstanciée, confirmait en gros celle de Santiago, avec les petites variantes et les contradictions inévitables en pareil cas. Je la transcris aujourd’hui parce qu’elle nous donne, me semble-t-il, un bref et tragique reflet de ce qu’était autrefois, dans nos campagnes, la mentalité des gens du peuple. J’essaierai d’être aussi fidèle que possible, mais je sens déjà que je céderai à la tentation littéraire d’amplifier ou d’ajouter certains détails.
À Turdera, on les appelait les Nilsen. Le curé me dit que son prédécesseur se souvenait d’avoir vu, non sans étonnement, chez ces gens une vieille Bible en écriture gothique, à reliure noire ; dans les dernières pages il avait vu, inscrits à la main, des noms et des dates. C’était le seul livre qu’il y eût dans la maison. La destinée itinérante des Nilsen, perdue là comme tout se perdra. La bâtisse, qui n’existe plus, était en brique sans crépi ; du portail, on voyait …

Romain Gary. «”Les cerfs-volants”

Le petit musée consacré aux œuvres d’Ambroise Fleury, à Cléry, n’est plus aujourd’hui qu’une attraction touristique mineure. La plupart des visiteurs s’y rendent après un déjeuner au Clos Joli, que tous les guides de France sont unanimes à célébrer comme un des hauts lieux du pays. Les guides signalent cependant l’existence du musée, avec la mention « vaut un détour ». On trouve dans ses cinq salles la plupart des œuvres de mon oncle qui ont survécu à la guerre, à l’occupation, aux combats de la Libération et à toutes les vicissitudes et lassitudes que notre peuple a connues.
Quel que soit leur pays d’origine, tous les cerfs-volants sont nés de l’imagerie populaire, ce qui leur donne toujours un côté un peu naïf. Ceux d’Ambroise Fleury ne font pas exception à la règle ; même ses dernières pièces, faites dans sa vieillesse, ont gardé cette marque de fraîcheur d’âme et d’innocence. Malgré le peu d’intérêt qu’il suscite, et la modestie de la subvention qu’il reçoit de la municipalité, le musée ne risque pas de fermer ses portes, il est trop lié à notre histoire, mais la plupart du temps ses salles sont vides, car nous vivons une époque où les Français cherchent plutôt à oublier qu’à se souvenir.
La meilleure photo d’Ambroise Fleury se trouve à l’entrée du musée. On le voit dans sa tenue de facteur rural, avec son képi, son uniforme, et ses gros godillots, sa sacoche de cuir sur le ventre, entre le cerf-volant d’une bête à bon Dieu et celui de Gambetta, dont le visage et le corps forment le ballon et la nacelle de son fameux envol pendant le siège de Paris. Il existe bien d’autres photos de celui qu’on avait surnommé pendant longtemps « le facteur timbré » de Cléry, car la plupart des visiteurs de son atelier de la Motte prenaient un cliché, histoire de rire. Mon oncle s’y prêtait volontiers. Il ne craignait pas le ridicule et ne se plaignait ni de l’épithète de « facteur timbré », ni de celle de « doux original », et s’il savait que les gens du pays l’appelaient ce « vieux fou de Fleury », il paraissait y voir beaucoup plus une marque d’estime que de mépris. Dans les années trente, lorsque la réputation de mon oncle commença à grandir, le patron du Clos Joli, Marcellin Duprat, eut l’idée de faire imprimer des cartes postales qui représentaient mon tuteur en uniforme parmi ses cerfs-volants, avec les mots : Cléry. Le célèbre facteur rural Ambroise Fleury et ses cerfs-volants. Ces cartes sont malheureusement toutes en noir et blanc et on n’y retrouve pas la gaieté des couleurs et des formes, la bonhomie souriante et ce que j’appellerais les clins d’œil que le vieux Normand lançait dans le ciel.
Mon père avait été tué au cours de la Première Guerre mondiale et ma mère mourut peu après. La guerre coûta également la vie au deuxième des trois frères Fleury, Robert ; mon oncle Ambroise lui-même en revint après qu’une balle lui eut traversé la poitrine. Je dois ajouter, pour la clarté de l’histoire, que mon arrière-grand-père, Antoine, avait péri sur les barricades de la Commune, et je crois que ce petit aperçu de notre passé et surtout les deux noms des Fleury gravés sur les monuments aux morts de Cléry ont joué un rôle décisif dans la vie de mon tuteur. Il était devenu très différent de l’homme qu’il avait été avant 14-18 et dont on disait dans le pays qu’il avait le coup de poing facile. On s’étonnait qu’un combattant qui avait reçu la médaille militaire ne manquât jamais l’occasion de manifester ses opinions pacifistes, défendît les objecteurs de conscience et condamnât toutes les formes de violence, avec, dans le regard, cette flamme qui n’était peut-être, en fin de compte, que le reflet de celle qui brûle sur le tombeau du soldat inconnu. Physiquement, il n’avait rien d’un doux.

Dostoievsvki. « Les Frères Karamazov. »

Fiodor Pavlovitch Karamazov

Alexéi Fiodorovitch Karamazov était le troisième fils d’un propriétaire foncier de notre district, Fiodor Pavlovitch, dont la mort tragique, survenue il y a treize ans, fit beaucoup de bruit en son temps et n’est point encore oubliée. J’en parlerai plus loin et me bornerai pour l’instant à dire quelques mots de ce « propriétaire » , comme on l’appelait, bien qu’il n’eût presque jamais habité sa « propriété » . Fiodor Pavlovitch était un de ces individus corrompus en même temps qu’ineptes – type étrange mais assez fréquent – qui s’entendent uniquement à soigner leurs intérêts. Ce petit hobereau débuta avec presque rien et s’acquit promptement la réputation de pique-assiette : mais à sa mort il possédait quelque cent mille roubles d’argent liquide. Cela ne l’empêcha pas d’être, sa vie durant, un des pires extravagants de notre district. Je dis extravagant et non point imbécile, car les gens de cette sorte sont pour la plupart intelligents et rusés : il s’agit là d’une ineptie spécifique, nationale.
Il fut marié deux fois et eut trois fils ; l’aîné, Dmitri, du premier lit, et les deux autres, Ivan et Alexéi[11], du second. Sa première femme appartenait à une famille noble, les Mioussov, propriétaires assez riches du même district. Comment une jeune fille bien dotée, jolie, de plus vive, éveillée, spirituelle, telle qu’on en trouve beaucoup parmi nos contemporaines, avait-elle pu épouser pareil « écervelé » , comme on appelait ce triste personnage ? Je crois inutile de l’expliquer trop longuement. J’ai connu une jeune personne, de l’avant-dernière génération « romantique » , qui, après plusieurs années d’un amour mystérieux pour un monsieur qu’elle pouvait épouser en tout repos, finit par se forger des obstacles insurmontables à cette union. Par une nuit d’orage, elle se précipita du haut d’une falaise dans une rivière rapide et profonde, et périt victime de son imagination, uniquement pour ressembler à l’Ophélie de Shakespeare. Si cette falaise, qu’elle affectionnait particulièrement, eût été moins pittoresque ou remplacée par une rive plate et prosaïque, elle ne se serait sans doute point suicidée. Le fait est authentique, et je crois que les deux ou trois dernières générations russes ont connu bien des cas analogues. Pareillement, la décision que prit Adélaïde Mioussov fut sans doute l’écho d’influences étrangères, l’exaspération d’une âme captive. Elle voulait peut-être affirmer son indépendance, protester contre les conventions sociales, contre le despotisme de sa famille. Son imagination complaisante lui dépeignit – pour un court moment – Fiodor Pavlovitch, malgré sa réputation de pique-assiette, comme un des personnages les plus hardis et les plus malicieux de cette époque en voie d’amélioration, alors qu’il était, en tout et pour tout, un méchant bouffon. Le piquant de l’aventure fut un enlèvement qui ravit Adélaïde Ivanovna. La situation de Fiodor Pavlovitch le disposait alors à de semblables coups de main : brûlant de faire son chemin à tout prix, il trouva fort plaisant de s’insinuer dans une honnête famille et d’empocher une jolie dot. Quant à l’amour, il n’en était question ni d’un côté ni de l’autre, malgré la beauté de la jeune fille.

Patrick Modiano. « Les boulevards de ceinture. »

Le plus gros des trois, c’est mon père, lui pourtant si svelte à l’époque. Murraille est penché vers lui comme pour lui dire quelque chose à voix basse. Marcheret, debout à l’arrière-plan, esquisse un sourire, le torse légèrement bombé, les mains aux revers du veston. On ne saurait préciser la teinte de leurs habits ni de leurs cheveux. Il semble que Marcheret porte un prince-de-galles de coupe très ample et qu’il soit plutôt blond. À noter le regard vif de Murraille et celui, inquiet, de mon père. Murraille paraît grand et mince mais le bas de son visage est empâté. Tout, chez mon père, exprime l’affaissement. Sauf les yeux, presque exorbités.
Boiseries et cheminée de brique : c’est le bar du Clos-Foucré. Murraille tient un verre à la main. Mon père aussi. N’oublions pas la cigarette qui pend des lèvres de Murraille. Mon père a disposé la sienne entre l’annulaire et l’auriculaire. Préciosité lasse. Au fond de la pièce, de trois quarts, une silhouette féminine : Maud Gallas, la gérante du Clos-Foucré. Les fauteuils qu’occupent Murraille et mon père sont de cuir, certainement. Il y a un vague reflet sur le dossier, juste au-dessous de l’endroit où s’écrase la main gauche de Murraille. Son bras contourne ainsi la nuque de mon père dans un geste qui pourrait être de vaste protection. Insolente, à son poignet, une montre au cadran carré. Marcheret, de par sa position et sa stature athlétique, cache à moitié Maud Gallas et les rangées d’apéritifs. On distingue – et sans qu’il soit pour cela besoin de trop d’efforts – sur le mur, derrière le bar, une éphéméride.

Pierre Loti. « Les Désenchantées. »

André Lhéry, romancier connu, dépouillait avec lassitude son courrier, un pâle matin de printemps, au bord de la mer de Biscaye, dans la maisonnette où sa dernière fantaisie le tenait à peu près fixé depuis le précédent hiver.
« Beaucoup de lettres, ce matin-là, soupirait-il, trop de lettres. »
Il est vrai, les jours où le facteur lui en donnait moins, il n’était pas content non plus, se croyant tout à coup isolé dans la vie. Lettres de femmes, pour la plupart, les unes signées, les autres non, apportant à l’écrivain l’encens des gentilles adorations intellectuelles. Presque toutes commençaient ainsi : « Vous allez être bien étonné, monsieur, en voyant l’écriture d’une femme que vous ne connaissez point. » André souriait de ce début : étonné, ah ! non, depuis longtemps il avait cessé de l’être. Ensuite chaque nouvelle correspondance, qui se croyait généralement la seule au monde assez audacieuse pour une telle démarche, ne manquait jamais de dire : « Mon âme est une petite sœur de la vôtre ; personne, je puis vous le certifier, ne vous a jamais compris comme moi. » Ici, André ne souriait pas, malgré le manque d’imprévu d’une pareille affirmation ; il était touché, au contraire. Et, du reste, la conscience qu’il prenait de son empire sur tant de créatures, éparses et à jamais lointaines, la conscience de sa part de responsabilité dans leur évolution, le rendait souvent songeur.
Et puis, il y en avait, parmi ces lettres, de si spontanées, si confiantes, véritables cris d’appel, lancés comme vers un grand frère qui ne peut manquer d’entendre et de compatir ! Celles-là, André Lhéry les mettait de côté, après avoir jeté au panier les prétentieuses et les banales ; il les gardait avec la ferme intention d’y répondre. Mais, le plus souvent, hélas ! le temps manquait, et les pauvres lettres s’entassaient, pour être noyées bientôt sous le flot des suivantes et finir dans l’oubli.
Le courrier de ce matin en contenait une timbrée de Turquie, avec un cachet de la poste où se lisait, net et clair, ce nom toujours troublant pour André : Stamboul.
Stamboul ! Dans ce seul mot, quel sortilège évocateur !… Avant de déchirer l’enveloppe de celle-ci, qui pouvait fort bien être tout à fait quelconque, André s’arrêta, traversé soudain par ce frisson, toujours le même et d’ordre essentiellement inexprimable, qu’il avait éprouvé chaque fois que Stamboul s’évoquait à l’improviste au fond de sa mémoire, après des jours d’oubli. Et, comme déjà si souvent en rêve, une silhouette de ville s’esquissa devant ses yeux qui avaient vu toute la terre, qui avaient contemplé l’infinie diversité du monde : la ville des minarets et des dômes, la majestueuse et l’unique, l’incomparable encore dans sa décrépitude sans retour, profilée hautement sur le ciel, avec le cercle bleu de la Marmara fermant l’horizon…

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