“Mémoires d’Hadrien”, de Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar

Mémoires d’Hadrien”, de Marguerite Yourcenar, un génie du verbe et de la vie, ce qui revient au même.

Je me demande toujours lorsque je relis ses mots où elle est allée chercher ce sens de leur agencement. Sûrement pas sur terre.

Après Hadrien, allez-voir du côté de Zénon, alchimiste et médecin du XVIe siècle que Marguerite Yourcenar, conteuse surréelle des destins nous donne à lire dans “l’oeuvre au Noir”, destin entre deux temps,

Mais je reviens aux “mémoires”. S’il y a un livre à lire, avec attention, c’est bien celui-ci. ll ne fait pas qu’accompagner des derniers moments d’une vie, des mourants, pour être rapide, même s’il s’agit de notes sur une vie remplie avant la mort annoncée.

Il est vrai que les dernières forces sont peut-être insuffisantes pour l’apprécier pleinement et qu’il vaut mieux le lire vaillant et plein d’aplomb, lorsque la mort ne rôde pas, n’est pas devenue une voisine.

PODCAST

Je donne un excellent podcast, belle voix, de Radio France, tiré de l’émission “ça peut pas faire de mal”. France Inter, une radio qui, dans ses podcasts, se rattrape de ses fariboles wokistes qui égrènent ses mauvaises émissions animées, en majorité par des obsessionnels médiocres de la recherche des haines. C’est dit.

https://radiofrance.fr/franceinter/podcasts/ca-peut-pas-faire-de-mal/les-memoires-d-hadrien-de-marguerite-yourcenar-9341853

PS; J’ai failli écrire quelques lignes sur le titre du podcast qui oublie volontairement le “ne” pour se planter, entre les cours de récré et le bar de province. La facilité est trop facile. Surtout chez France Inter. Donc, je me suis “retenu” dans cette digression.

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https://fr.m.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9moires_d’Hadrien

Enfin, Je donne quelques pages parmi les premières. Et comme je surligneurs toujours lorsque je lis du papier (rare), un crayon à la main, même pour un roman et surligne les pages numériques, je laisse mon surlignage.

Et j’avoue que la raison reste confondue en présence du prodige même de l’amour, de l’étrange obsession qui fait que cette même chair dont nous nous soucions si peu quand elle compose notre propre corps, nous inquiétant seulement de la laver, de la nourrir, et, s’il se peut, de l’empêcher de souffrir, puisse nous inspirer une telle passion de caresses simplement parce qu’elle est animée par une individualité différente de la nôtre, et parce qu’elle présente certains linéaments de beauté, sur lesquels, d’ailleurs, les meilleurs juges ne s’accordent pas. Ici, la logique humaine reste en deçà, comme dans les révélations des Mystères. La tradition populaire ne s’y est pas trompée, qui a toujours vu dans l’amour une forme d’initiation, l’un des points de rencontre du secret et du sacré. L’expérience sensuelle se compare encore aux Mystères en ce que la première approche fait au non-initié l’effet d’un rite plus ou moins effrayant, scandaleusement éloigné des fonctions familières du sommeil, du boire, et du manger, objet de plaisanterie, de honte, ou de terreur. Tout autant que la danse des Ménades ou le délire des Corybantes, notre amour nous entraîne dans un univers différent, où il nous est, en d’autres temps, interdit d’accéder, et où nous cessons de nous orienter dès que l’ardeur s’éteint ou que la jouissance se dénoue. Cloué au corps aimé comme un crucifié à sa croix, j’ai appris sur la vie quelques secrets qui déjà s’émoussent dans mon souvenir, par l’effet de la même loi qui veut que le convalescent, guéri, cesse de se retrouver dans les vérités mystérieuses de son mal, que le prisonnier relâché oublie la torture, ou le triomphateur dégrisé la gloire. J‘ai rêvé parfois d’élaborer un système de connaissance humaine basé sur l’érotique, une théorie du contact, où le mystère et la dignité d’autrui consisteraient précisément à offrir au Moi ce point d’appui d’un autre monde. La volupté serait dans cette philosophie une forme plus complète, mais aussi plus spécialisée, de cette approche de l’Autre, une technique de plus mise au service de la connaissance de ce qui n’est pas nous. Dans les rencontres les moins sensuelles, c’est encore dans le contact que l’émotion s’achève ou prend naissance : la main un peu répugnante de cette vieille qui me présente un placet, le front moite de mon père à l’agonie, la plaie lavée d’un blessé. Même les rapports les plus intellectuels ou les plus neutres ont lieu à travers ce système de signaux du corps : le regard soudain éclairci du tribun auquel on explique une manœuvre au matin d’une bataille, le salut impersonnel d’un subalterne que notre passage fige en une attitude d’obéissance, le coup d’œil amical de l’esclave que je remercie parce qu’il m’apporte un plateau, ou, devant le camée grec qu’on lui offre, la moue appréciatrice d’un vieil ami. Avec la plupart des êtres, les plus légers, les plus superficiels de ces contacts suffisent à notre envie, ou même l’excèdent déjà. Qu’ils insistent, se multiplient autour d’une créature unique jusqu’à la cerner tout entière ; que chaque parcelle d’un corps se charge pour nous d’autant de significations bouleversantes que les traits d’un visage ; qu’un seul être, au lieu de nous inspirer tout au plus de l’irritation, du plaisir, ou de l’ennui, nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème ; qu’il passe de la périphérie de notre univers à son centre, nous devienne enfin plus indispensable que nous-mêmes, et l’étonnant prodige a lieu, où je vois bien davantage un envahissement de la chair par l’esprit qu’un simple jeu de la chair. De telles vues sur l’amour pourraient mener à une carrière de séducteur. Si je ne l’ai pas remplie, c’est sans doute que j’ai fait autre chose, sinon mieux. A défaut de génie, une pareille carrière demande des soins, et même des stratagèmes, pour lesquels je me sentais peu fait. Ces pièges dressés, toujours les mêmes, cette routine bornée à de perpétuelles approches, limitée par la conquête même, m’ont lassé. La technique du grand séducteur exige dans le passage d’un objet à un autre une facilité, une indifférence, que je n’ai pas à l’égard d’eux : de toute façon, ils m’ont quitté plus que je ne les quittais ; je n’ai jamais compris qu’on se rassasiât d’un être. L’envie de dénombrer exactement les richesses que chaque nouvel amour nous apporte, de le regarder changer, peut-être de le regarder vieillir, s’accorde mal avec la multiplicité des conquêtes. J’ai cru jadis qu’un certain goût de la beauté me tiendrait lieu de vertu, saurait m’immuniser contre les sollicitations trop grossières. Mais je me trompais. L‘amateur de beauté finit par la retrouver partout, filon d’or dans les plus ignobles veines ; par éprouver, à manier ces chefs-d’œuvre fragmentaires, salis, ou brisés, un plaisir de connaisseur seul à collectionner des poteries crues vulgaires. Un obstacle plus sérieux, pour un homme de goût, est une position d’éminence dans les affaires humaines, avec ce que la puissance presque absolue comporte de risques d’adulation ou de mensonge. L’idée qu’un être, si peu que ce soit, se contrefait en ma présence, est capable de me le faire plaindre, mépriser, ou haïr. J’ai souffert de ces inconvénients de ma fortune comme un homme pauvre de ceux de sa misère. Un pas de plus, et j’aurais accepté la fiction qui consiste à prétendre qu’on séduit, quand on sait qu’on s’impose. Mais l’écœurement, ou la sottise peut-être, risquent de commencer là. On finirait par préférer aux stratagèmes éventés de la séduction les vérités toutes simples de la débauche, si là aussi ne régnait le mensonge. En principe, je suis prêt à admettre que la prostitution soit un art comme le massage ou la coiffure, mais j’ai déjà peine à me plaire chez les barbiers et les masseurs. Rien de plus grossier que nos complices. Le coup d’œil oblique du patron de taverne qui me réserve le meilleur vin, et par conséquent en prive quelqu’un d’autre, suffisait déjà, aux jours de ma jeunesse, à me dégoûter des amusements de Rome. Il me déplaît qu’une créature croie pouvoir escompter mon désir, le prévoir, mécaniquement s’adapter à ce qu’elle suppose mon choix. Ce reflet imbécile et déformé de moi-même que m’offre à ces moments une cervelle humaine me ferait préférer les tristes effets de l’ascétisme. Si la légende n’exagère rien des outrances de Néron, des recherches savantes de Tibère, il a fallu à ces grands consommateurs de délice des sens bien inertes pour se mettre en frais d’un appareil si compliqué, et un singulier dédain des hommes pour souffrir ainsi qu’on se moquât ou qu’on profitât d’eux. Et cependant, si j’ai à peu près renoncé à ces formes par trop machinales du plaisir, ou ne m’y suis pas enfoncé trop avant, je le dois plutôt à ma chance qu’à une vertu incapable de résister à rien. J’y pourrais retomber en vieillissant, comme dans n’importe quelle espèce de confusion ou de fatigue. La maladie et la mort relativement prochaine me sauveront de la répétition monotone des mêmes gestes, pareille à l’ânonnement d’une leçon trop sue par cœur. De tous les bonheurs qui lentement m’abandonnent, le sommeil est l’un des plus précieux, des plus communs aussi. Un homme qui dort peu et mal, appuyé sur de nombreux coussins, médite tout à loisir sur cette particulière volupté. J’accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement une annexe de l’amour : repos réfléchi, reflété dans deux corps. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est le mystère spécifique du sommeil goûté pour lui-même, l’inévitable plongée hasardée chaque soir par l’homme nu, seul, et désarmé, dans un océan où tout change, les couleurs, les densités, le rythme même du souffle, et où nous rencontrons les morts. Ce qui nous rassure du sommeil, c’est qu’on en sort, et qu’on en sort inchangé, puisqu’une interdiction bizarre nous empêche de rapporter avec nous l’exact résidu de nos songes. Ce qui nous rassure aussi, c’est qu’il guérit de la fatigue, mais il nous en guérit, temporairement, par le plus radical des procédés, en s’arrangeant pour que nous ne soyons plus. Là, comme ailleurs, le plaisir et l’art consistent à s’abandonner consciemment à cette bienheureuse inconscience, à accepter d’être subtilement plus faible, plus lourd, plus léger, et plus confus que soi. Je reviendrai plus tard sur le peuple étonnant des songes. Je préfère parler de certaines expériences de sommeil pur, de pur réveil, qui confinent à la mort et à la résurrection. Je tâche de ressaisir la précise sensation de tels sommeils foudroyants de l’adolescence, où l’on s’endormait sur ses livres, tout habillé, transporté d’un seul coup hors de la mathématique et du droit à l’intérieur d’un sommeil solide et plein, si rempli d’énergie inemployée qu’on y goûtait, pour ainsi dire, le pur sens de l’être à travers les paupières fermées. J’évoque les brusques sommeils sur la terre nue, dans la forêt, après de fatigantes journées de chasse ; l’aboi des chiens m’éveillait, ou leurs pattes dressées sur ma poitrine. Si totale était l’éclipse, que j’aurais pu chaque fois me retrouver autre, et je m’étonnais, ou parfois m’attristais, du strict agencement qui me ramenait de si loin dans cet étroit canton d’humanité qu’est moi-même. Qu’étaient ces particularités auxquelles nous tenons le plus, puisqu’elles comptaient si peu pour le libre dormeur, et que, pour une seconde, avant de rentrer à regret dans la peau d’Hadrien, je parvenais à savourer à peu près consciemment cet homme vide, cette existence sans passé ? D’autre part, la maladie, l’âge, ont aussi leurs prodiges, et reçoivent du sommeil d’autres formes de bénédiction. Il y a environ un an, après une journée singulièrement accablante, à Rome, j’ai connu un de ces répits où l’épuisement des forces opérait les mêmes miracles, ou plutôt d’autres miracles, que les réserves inépuisées d’autrefois. Je ne vais plus que rarement en ville ; je tâche d’y accomplir le plus possible. La journée avait été désagréablement encombrée : une séance au Sénat avait été suivie par une séance au tribunal, et par une discussion interminable avec l’un des questeurs ; puis, par une cérémonie religieuse qu’on ne peut abréger, et sur laquelle la pluie tombait. J’avais moi-même rapproché, collé ensemble toutes ces activités différentes, pour laisser le moins de temps possible, entre elles, aux importunités et aux flatteries

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