Déclenchement

Chinchon, Espagne, 50 km de Madrid

Elle se lève et se dirige vers la grande fenêtre. La pluie est haineuse, des boulets noirs.

Lui est allongé sur le lit. Il connait cette tristesse. Un de ses jours gris, aiguilles serrées dans la poitrine, le souffle en arrêt, qui se cherche entre les sanglots. Il sait sa souffrance.

Elle lui parle, doucement. Elle dit un monde obscurci par des torrents de hargne, des retours, des pluies de haine, l’injustice.
Elle pleure bien sûr, le front collé à la vitre, comme une enfant. Puis, elle se redresse brusquement et se tourne vers lui.

Elle lui dit qu’il faut commencer, le temps est venu. Il ne répond pas.
Il vient vers elle, lui prend les poignets, les caresse, lui tourne le dos, et devant le grand lit défait lève les deux bras, imite les plongeurs de falaises, répète sans cesse, sans se retourner, trop vite, sans articuler, que le danger est grand, que les hommes sont incertains, qu’il ne faut pas ouvrir les blessures secrètes.

Elle lui répond qu’il a peur lui aussi, que c’est bon signe, que comme tous les les hommes, il n’aime pas déménager, que, comme tous, il a peur des cartons. Elle rit maintenant.

Elle prend une pomme dans la corbeille de fruits que, gentiment, l’hôtelier a posé sur la vieille commode, la lance en l’air, la rattrape. Comme une jongleuse. Une jonglerie. Voilà ce qu’elle aurait du lui répondre ! Avec des corps. C’est ça ! Non, pas avec des corps. Avec des passés qui tournent, s’entrechoquent, se cabossent. Des cabrioles de vies, à saute-mouton sur le temps, invisibles dans leurs enlacements.
Elle n’est plus triste et pourtant la pluie tombe toujours et la lumière peine à rejoindre les murs blancs.

Elle est encore debout devant lui qui la regarde, muet, peut-être inquiet. Oui, l’heure est venue, il faut s’y mettre, faire venir le grand tumulte. On verra bien où l’on atterrira. Comme la lumière qui ne sait pas où elle se pose, comme la vitesse qui ne se contrôle pas, comme les couleurs qui se mélangent, sans connaître la dernière qui survient et se croit impériale. On passe la mesure, on surcharge, on écorche. Ca doit bouillir, éclater, ravager, dissoudre, creuser dans la plaine quadrillée.

Mais quand a-t-elle eu cette idée ? Elle va à la fenêtre. Des touristes en
bermuda s’abritent sous un porche. Elle s’en souvient. C’était au cinéma.

Le film l’ennuyait et elle imagina une «tempête». Plein de gens soulevés, emportés, plaqués violemment contre des murs. Par une «tempête de sentiments ».

Les défendre, attaquer leurs heures, déchirer les instanéts inféconds,
prendre un canif, déchiqueter leurs peaux, déterrer les cauchemars,
aspirer leur être. Oui, c’est ça : une aspiration, une absorption des temps.

Elle lui a dit hier, juste avant qu’il ne la prenne, avant qu’il ne l’étouffe de tous ses mots d’amour, des cris de tendresse, des caresses profondes.

Immense, immense amour.

Trop facile, tes mots a-t-il dit. Dans la romance, faussement obscurs. Il n’a rien compris. Pourtant, nul autre que lui, le grand fabricant des phrases dorées, l’inventeur des mots dangereux, définitifs, n’aurait pu mieux comprendre.

Non, non, elle n’exagère pas.

Elle pense au premier. Elle ne le connaît pas. Elle est certaine que le coupva porter, que les chaînes vont se rompre, pour se ressouder,
irrésistiblement.

Elle est maintenant assise au bord du lit, prend sur la table de chevet un petit cahier d’écolier et commence à écrire. Tous les mots qui lui viennent.

Puis, elle déchire la page. Il ne faut pas écrire Ne rien figer. Elle est sûre d’avoir raison. Elle reprend le cahier et note : « On déclenche ». C’est tout ce qu’elle écrit.

Dehors la pluie a cessé de tomber et la chambre, comme un vaisseau transparent, vogue dans la lumière nouvelle.

la tristesse ?

Tolède. Il y a plusieurs années. Une ruelle. Je vois cet homme à sa fenêtre. Je déclenche. Il n’entend pas, ne m’a pas pas vu. Il n’y a pas une semaine où je ne pense à cette photo. Non, rien à voir avec le confinement. Il n’est pas confiné. Il est dehors, devant nous et, évidemment très loin de nous. Dans l’on ne sait où.

Alors, on se dit qu’il est triste, que c’est inouï que d’être à sa fenêtre, sans regarder les passants et rester dans soi. Autant, dans ce cas, se caler dans un fauteuil, à l’intérieur. Et être pénétré par ses pensées.

Non, l’homme a besoin de lumière du dehors et du bruit des passants. Comme une musique de fond. Pas celle des aéroports. Celle d’accrochage au réel qu’on ne veut quitter. Car on ne le peut dans la tristesse, laquelle sombrerait dans la noirceur si elle quittait la terre et ses bruits.

Cet homme n’est pas triste. Il pense avec le monde, en fond. Il a le droit de ne pas nous regarder, ni d’écouter le déclic. Il m’a permis cette photo. Et nos pas, dans leur bruit rapide, notre souffle, dans son irrégularité sifflante, sont avec lui.