1971. Affolement dans les couloirs de L’UNESCO.  “Race et culture” par Claude Lévi-Strauss dérange…

Je donne ci-dessous le texte inséré dans la préface du bouquin de CLS intitulé “Le regard éloigné” dans lequel il raconte ses déboires liés au contenu du texte “Race et culture”.  Nul m’imaginait qu’il puisse s’éloigner de “Race et histoire”, écrit et prononcé 20 ans auparavant, dans lequel il offrait, dans un langage théorique salué dans le monde entier, les concepts du racisme et, partant, de l’anti racisme qui allait fonder les temps nouveaux du Sud dit désormais “global”.

J’ai dans un billet, écrit il y a longtemps, qu’on peut retrouver ici par la fonction “recherche”, raconté et décrit les visages médusés des participants au colloque de l’Unesco en 1971 par la contribution de Lévi-Strauss, son “Race et culture”

Je l’ai raconté souvent dans des dîners lorsqu’un invité inculte, si j’ose dire, ou trop rapide vantait, sans savoir la la suite, “Race et histoire un peu démoli par le “Race et culture”

MAIS JE LAISSE CLS RACONTER :

Je viens avec retard au texte intitulé Race et culture, pourtant placé en tête de ce recueil, parce qu’il appelle un commentaire plus long et surtout d’autre nature. En 1971, l’Unesco m’avait demandé d’ouvrir l’année internationale de lutte contre le racisme par une grande conférence. La raison de ce choix était probablement que, vingt ans auparavant, j’avais écrit un texte, Race et histoire, aussi commandé par l’Unesco (republié dans Anthropologie structurale deux, chapitre XVIII) qui a connu un certain retentissement. Sous une présentation peut-être neuve, j’y énonçais quelques vérités premières, et je me suis vite aperçu qu’on attendait seulement de moi que je les répète. Or, à l’époque, déjà, pour servir les institutions internationales auxquelles plus qu’aujourd’hui je me sentais tenu de faire crédit, dans la conclusion de Race et histoire j’avais quelque peu forcé la note. Du fait de l’âge peut-être, des réflexions suscitées par le spectacle du monde certainement, je répugnais maintenant à cette complaisance, et je me convainquais que, pour être utile à l’Unesco et remplir honnêtement la mission qu’on me confiait, je devais m’exprimer en toute franchise.
Ce fut un assez joli scandale. Je remis le texte de ma conférence quarante-huit heures à l’avance. Le jour venu et sans que j’en eusse été averti, René Maheu, alors Directeur général, prit d’abord la parole pour prononcer un discours dont le but n’était pas seulement d’exorciser par anticipation mes blasphèmes, mais aussi et même surtout, de bouleverser l’horaire prévu afin de m’obliger à des coupures qui, du point de vue de l’Unesco, eussent été autant de gagné. Je réussis néanmoins à lire mon texte et terminai en temps voulu. Mais, après la conférence, je rencontrai dans les couloirs des membres du personnel de l’Unesco, catastrophés que je m’en fusse pris à un catéchisme qui était pour eux d’autant plus un article de foi que son assimilation, réussie au prix d’efforts méritoires contre leurs traditions locales et leur milieu social, leur avait valu de passer d’un emploi modeste dans quelque pays en voie de développement à celui, sanctifié, de fonctionnaires d’une institution internationale1.
De quels péchés m’étais-je donc rendu coupable ? J’en aperçois rétrospectivement cinq. J’ai d’abord voulu rendre l’auditoire sensible au fait que, depuis les premières campagnes de l’Unesco contre le racisme, quelque chose s’était passé dans la production scientifique et que, pour dissiper les préjugés raciaux, il ne suffisait plus de ressasser les mêmes arguments contre la vieille anthropologie physique, ses mensurations du squelette, ses étalonnages de couleurs de peau, d’yeux et de cheveux… La lutte contre le racisme présuppose aujourd’hui un dialogue largement ouvert avec la génétique des populations, serait-ce seulement parce que les généticiens savent bien mieux que nous démontrer l’incapacité de fait ou de droit où l’on est pour déterminer, chez l’homme, la part de l’inné et celle de l’acquis. Mais, la question se posant désormais en termes scientifiques au heu de philosophiques, les réponses même négatives qu’on lui donne perdent leur caractère de dogme. Entre ethnologues et anthropologues, le débat sur le racisme se déroulait naguère en vase clos ; reconnaître que les généticiens y font passer un grand souffle d’air frais me valait le reproche d’introduire le loup dans la bergerie.
En second lieu, je m’insurgeais contre l’abus de langage par lequel, de plus en plus, on en vient à confondre le racisme défini au sens strict et des attitudes normales, légitimes même, et en tout cas inévitables. Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus, de quelque façon qu’on le définisse, l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique. On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative n’autorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs qu’on rejette ou leurs représentants, mais, maintenue dans ces limites, elle n’a rien de révoltant. Elle peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si, comme je l’écrivais dans Race et histoire, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi ; elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais, pour ne pas périr, il faut que, sous d’autres rapports, persiste entre elles une certaine imperméabilité.
Tout cela devait être rappelé, et plus encore aujourd’hui où rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur, et n’affadit la lutte contre le racisme que cette façon de mettre le terme, si j’ose dire, à toutes les sauces, en confondant une théorie fausse, mais explicite, avec des inclinations et des attitudes communes dont il serait illusoire d’imaginer que l’humanité puisse un jour s’affranchir ni même qu’il faille le lui souhaiter : enflure verbale comparable à celle qui, lors du conflit des Malouines, a entraîné tant d’hommes politiques et de publicistes à dénommer combat contre un vestige du colonialisme ce qui n’était en fait qu’une querelle de remembrement.
Mais parce que ces inclinations et ces attitudes sont, en quelque sorte, consubstantielles à notre espèce, nous n’avons pas le droit de nous dissimuler qu’elles jouent un rôle dans l’histoire : toujours inévitables, souvent fécondes, et en même temps grosses de dangers quand elles s’exacerbent. J’invitais donc les auditeurs à douter avec sagesse, avec mélancolie s’ils voulaient, de l’avènement d’un monde où les cultures, saisies d’une passion réciproque, n’aspireraient plus qu’à se célébrer mutuellement, dans une confusion où chacune perdrait l’attrait qu’elle pouvait avoir pour les autres et ses propres raisons d’exister. En quatrième lieu, j’avertissais, puisqu’il semblait en être besoin, qu’il ne suffisait pas de se gargariser aimée après année de bonnes paroles pour réussir à changer les hommes. Je soulignais enfin que pour éviter de faire face à la réalité, l’idéologie de l’Unesco s’abritait trop facilement derrière des affirmations contradictoires. Ainsi — le programme de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles, tenu à Mexico en 1982, devait le mettre encore mieux en lumière et je le cite donc — en s’imaginant qu’on peut surmonter par des mots bien intentionnés des propositions antinomiques comme celle visant à « concilier la fidélité à soi et l’ouverture aux autres », ou à favoriser simultanément « l’affirmation créatrice de chaque identité et le rapprochement entre toutes les cultures ». Il me semble donc que, vieux de douze ans, le texte de ma conférence reste encore actuel. Il montre, en tout cas, que je n’ai pas attendu la vogue de la sociobiologie, ni même l’apparition du terme, pour poser certains problèmes ; ce qui ne m’a pas empêché huit ans plus tard (ch. II du présent recueil) de donner mon sentiment sur cette prétendue science, d’en critiquer le flou, les extrapolations imprudentes et les contradictions internes.

On se doit de donner le texte complet

RACE ET CULTURE, CONFERENCE DE CLAUDE LÉVI-STRAUSS. UNESCO 1971

Il n’appartient pas à un ethnologue d’essayer de dire ce qu’est ou ce que n’est pas une race, car les spécialistes de l’anthropologie physique, qui en discutent depuis près de deux siècles, ne sont jamais parvenus à se mettre d’accord, et rien n’indique qu’ils soient plus près aujourd’hui de s’entendre sur une réponse à cette question. Ils nous ont récemment appris que l’apparition d’hominiens, d’ailleurs fort dissemblables, remonte à trois ou quatre millions d’années ou davantage, c’est-à-dire un passé si lointain qu’on n’en saura jamais assez pour décider si les différents types dont on recueille les ossements furent simplement des proies les uns pour les autres ou si des croisements ont pu aussi intervenir entre eux. Selon certains anthropologues, l’espèce humaine a dû donner très tôt naissance à des sous-espèces différenciées, entre lesquelles se sont produits, au cours de la préhistoire, des échanges et des métissages de toutes sortes : la persistance de quelques traits anciens et la convergence de traits récents se combineraient pour rendre compte de la diversité qu’on observe aujourd’hui entre les hommes. D’autres estiment, au contraire, que l’isolation génétique de groupes humains est apparue à une date beaucoup plus récente, qu’ils fixent vers la fin du Pléistocène ; dans ce cas, les différences observables ne pourraient avoir résulté d’écarts accidentels entre des traits dépourvus de valeur adaptative, capables de se maintenir indéfiniment dans des populations isolées : elles proviendraient plutôt de différences locales entre des facteurs de sélection. Le terme de race, ou tout autre terme qu’on voudra lui substituer, désignerait alors une population ou un ensemble de populations qui diffèrent d’autres par la plus ou moins grande fréquence de certains gènes.
Dans la première hypothèse, la réalité de la race se perd dans des temps si reculés qu’il est impossible d’en rien connaître. Il ne s’agit pas d’une hypothèse scientifique, c’est-à-dire vérifiable même indirectement par ses conséquences lointaines, mais d’une affirmation catégorique ayant valeur d’axiome qu’on pose dans l’absolu, parce qu’on estime impossible, sans elle, de rendre compte des différences actuelles. Telle était déjà la doctrine de Gobineau, à qui l’on attribue la paternité du racisme bien qu’il fût parfaitement conscient que les races n’étaient pas des phénomènes observables ; il les postulait seulement comme les conditions à priori de la diversité des cultures historiques qui lui semblait autrement inexplicable, tout en reconnaissant que les populations ayant donné naissance à ces cultures étaient issues de mélanges entre des groupes humains qui, eux-mêmes, avaient déjà résulté d’autres mélanges. Si donc on essaye de faire remonter les différences raciales aux origines, on s’interdit par là-même d’en rien savoir, et ce dont on débat en fait n’est pas la diversité des races, mais la diversité des cultures.
Dans la seconde hypothèse, d’autres problèmes se posent. D’abord, les dosages génétiques variables, auxquels le commun se réfère quand il parle de races, correspondent tous à des caractères bien visibles : taille, couleur de la peau, forme du crâne, type de la chevelure, etc. ; à supposer que ces variations soient concordantes entre elles — ce qui est loin d’être sûr — rien ne prouve qu’elles le sont aussi avec d’autres variations, intéressant des caractères non immédiatement perceptibles aux sens. Pourtant, les uns ne sont pas moins réels que les autres, et il est parfaitement concevable que les seconds aient une ou plusieurs distributions géographiques totalement différentes des précédents, et différentes entre elles, de sorte que, selon les caractères retenus, des « races invisibles » pourraient être décelées à l’intérieur des races traditionnelles, ou qui recouperaient les frontières déjà incertaines qu’on leur assigne. En second lieu, et puisqu’il s’agit dans tous les cas de dosages, les limites qu’on leur fixe sont arbitraires. En fait, ces dosages s’élèvent ou diminuent par des gradations insensibles, et les seuils qu’on institue ici ou là dépendent des types de phénomènes que l’enquêteur choisit de retenir pour les classer. Dans un cas, par conséquent, la notion de race devient si abstraite qu’elle sort de l’expérience, et devient une manière de présupposé logique pour permettre de suivre une certaine ligne de raisonnement. Dans l’autre cas, elle adhère de si près à l’expérience qu’elle s’y dissout, au point qu’on ne sait même plus de quoi on parle. Rien, d’étonnant si bon nombre d’anthropologues renoncent purement et simplement à utiliser cette notion.
En vérité, l’histoire de la notion de race se confond avec la recherche de traits dépourvus de valeur adaptative. Car comment pourraient-ils autrement s’être maintenus tels quels à travers les millénaires, et, parce qu’ils ne servent à rien en bien ou en mal, parce que leur présence serait donc totalement arbitraire, témoigner aujourd’hui pour un très lointain passé ? Mais l’histoire de la notion de race, c’est aussi celle des déboires ininterrompus essuyés par cette recherche. Tous les traits successivement invoqués pour définir des différences raciales se sont montrés, les uns après les autres, liés à des phénomènes d’adaptation, même si, parfois, les raisons de leur valeur sélective nous échappent. C’est le cas de la forme du crâne, dont nous savons qu’elle tend partout à s’arrondir ; c’est celle aussi de la couleur de la peau, qui, chez les peuplades établies dans des régions tempérées, s’est éclaircie par sélection pour compenser l’insuffisance du rayonnement solaire et mieux permettre à l’organisme de se défendre contre le rachitisme. On s’est alors rabattu sur les groupes sanguins, dont on commence pourtant à soupçonner qu’eux aussi pourraient n’être pas dépourvus de valeur adaptative : fonctions, peut-être, de facteurs nutritionnels, ou conséquences de la différente sensibilité de leurs porteurs à des maladies comme la variole ou la peste. Et il en est probablement de même pour les protéines du sérum sanguin.
Si cette descente au plus profond du corps se révèle décevante, aura-t-on plus de chance en tentant de remonter jusqu’aux tout premiers débuts de la vie des individus ? Des anthropologues ont voulu saisir les différences qui pouvaient se manifester, dès l’instant de la naissance, entre des bébés asiatiques, africains et nord-américains, ces derniers de souche blanche ou noire. Et il semble que de telles différences existent, qui touchent au comportement moteur et au tempérament1. Pourtant, même dans un cas en apparence si favorable pour faire la preuve de différences raciales, les enquêteurs s’avouent désarmés. Il y a deux raisons à cela. En premier lieu, si ces différences sont innées, elles paraissent trop complexes pour être liées chacune à un seul gène, et les généticiens ne disposent pas actuellement de méthodes sûres pour étudier la transmission de caractères dus à l’action combinée de plusieurs facteurs ; dans la meilleure des hypothèses, ils doivent se contenter d’établir des moyennes statistiques qui n’ajouteraient rien à celles qui semblent, par ailleurs, insuffisantes pour définir une race avec quelque précision. En second lieu et surtout, rien ne prouve que ces différences soient innées, et qu’elles ne résultent pas des conditions de vie intra-utérine qui relèvent de la culture, puisque, selon les sociétés, les femmes enceintes ne s’alimentent pas et ne se comportent pas de la même façon. A quoi s’ajoutent, pour ce qui est de l’activité motrice des très jeunes enfants, les différences, elles aussi culturelles, qui peuvent résulter de la mise au berceau pendant de longues heures, ou du port continuel de l’enfant contre le corps de sa mère dont il éprouve ainsi les mouvements, des façons diverses de le saisir, de le tenir et de l’alimenter… Que ces raisons pourraient être seules opérantes ressort du fait que les différences observées entre bébés africains et nord-américains sont incomparablement plus grandes qu’entre ces derniers selon qu’ils sont blancs ou noirs ; en effet, les bébés américains, quelle que soit leur origine raciale, sont élevés à peu près de la même façon.
Le problème des rapports entre race et culture serait donc mal posé si l’on se contentait de l’énoncer de la sorte. Nous savons ce qu’est une culture, mais nous ne savons pas ce qu’est une race, et il n’est probablement pas nécessaire de le savoir pour tenter de répondre à la question que recouvre le titre donné à cette conférence. En vérité, on gagnerait à formuler cette question d’une façon plus compliquée peut-être, et cependant plus naïve. Il y a des différences entre les cultures et certaines, qui diffèrent d’autres plus qu’elles ne semblent différer entre elles — au moins pour un œil étranger et non averti — sont l’apanage de populations qui, par leur aspect physique, diffèrent aussi d’autres populations. De leur côté, celles-ci estiment que les différences entre leurs cultures respectives sont moins grandes que celles qui prévalent entre elles et avec les cultures des premières populations. Y a-t-il un lien concevable entre ces différences physiques et ces différences culturelles ? Peut-on expliquer et justifier celles-ci sans faire appel à celles-là ? Telle est en somme la question à laquelle on me demande d’essayer de répondre. Or, cela est impossible pour les raisons que j’ai déjà dites, et dont la principale tient au fait que les généticiens se déclarent incapables de relier d’une manière plausible des conduites très complexes, comme celles qui peuvent conférer ses caractères distinctifs à une culture, à des facteurs héréditaires déterminés et localisés, et tels que l’investigation scientifique puisse les saisir dès maintenant ou dans un avenir prévisible. Il convient donc de restreindre encore la question, que je formulerai comme suit : l’ethnologie se sent-elle capable à elle seule d’expliquer la diversité des cultures ? Peut-elle y parvenir sans faire appel à des facteurs qui échappent à sa propre rationalité, sans d’ailleurs préjuger de leur nature dernière qu’il ne lui appartient pas de décréter biologique ? Tout ce que nous pourrions dire, en effet, sur le problème des rapports éventuels entre la culture et cette « autre chose » qui ne serait pas du même ordre qu’elle, serait — en démarquant une formule célèbre — que nous n’avons pas besoin d’une telle hypothèse.
Il se pourrait cependant que, même ainsi, nous nous fassions la part trop belle en simplifiant à l’excès. Prise seulement pour telle, la diversité des cultures ne poserait pas de problème en dehors du fait objectif de cette diversité. Rien n’empêche, en effet, que des cultures différentes coexistent, et que prévalent entre elles des rapports relativement paisibles dont l’expérience historique prouve qu’ils peuvent avoir des fondements différents. Tantôt, chaque culture s’affirme comme la seule véritable et digne d’être vécue ; elle ignore les autres, les nie même en tant que cultures. La plupart des peuples que nous appelons primitifs se désignent eux-mêmes d’un nom qui signifie « les vrais », « les bons », « les excellents », ou bien tout simplement « les hommes » ; et ils appliquent aux autres des qualificatifs qui leur dénie la condition humaine, comme « singes de terre » ou « œufs de pou ». Sans doute, l’hostilité, parfois même la guerre, pouvait aussi régner d’une culture à l’autre, mais il s’agissait surtout de venger des torts, de capturer des victimes destinées aux sacrifices, de voler des femmes ou des biens : coutumes que notre morale réprouve, mais qui ne vont jamais, ou ne vont qu’exceptionnellement jusqu’à la destruction d’une culture en tant que telle ou jusqu’à son asservissement, puisqu’on ne lui reconnaît pas de réalité positive. Quand le grand ethnologue allemand Curt Unkel, mieux connu sous le nom de Nimuendaju que lui avaient conféré les Indiens du Brésil auxquels il a consacré sa vie, revenait dans les villages indigènes après un long séjour dans un centre civilisé, ses hôtes fondaient en larmes à la pensée des souffrances qu’il avait dû encourir loin du seul endroit où, pensaient-ils, la vie valait la peine d’être vécue. Cette profonde indifférence aux cultures autres était, à sa manière, une garantie pour elles de pouvoir exister à leur guise et de leur côté.
Mais on connaît aussi une autre attitude, complémentaire de la précédente plutôt qu’elle ne la contredit, et selon laquelle l’étranger jouit du prestige de l’exotisme et incarne la chance, offerte par sa présence, d’élargir les liens sociaux. En visite dans une famille, on le choisit pour donner un nom au nouveau-né, et les alliances matrimoniales aussi auront d’autant plus de prix qu’elles seront conclues avec des groupes éloignés. Dans un autre ordre d’idées, on sait que, bien avant le contact avec les blancs, les indiens Flathead établis dans les montagnes Rocheuses furent si intéressés par ce qu’ils entendaient dire des blancs et de leurs croyances qu’ils n’hésitèrent pas à envoyer des expéditions successives à travers les territoires occupés par des tribus hostiles, pour nouer des rapports avec les missionnaires résidant à Saint-Louis-du-Missouri. Tant que les cultures se tiennent simplement pour diverses, elles peuvent donc soit volontairement s’ignorer, soit se considérer comme des partenaires en vue d’un dialogue désiré. Dans l’un et l’autre cas elles se menacent et s’attaquent parfois, mais sans mettre vraiment en péril leurs existences respectives. La situation devient toute différente quand, à la notion d’une diversité reconnue de part et d’autre, se substitue chez l’une d’elles le sentiment de sa supériorité fondé sur des rapports de force, et quand la reconnaissance positive ou négative de la diversité des cultures fait place à l’affirmation de leur inégalité.
Le vrai problème n’est donc pas celui que pose, sur le plan scientifique, le lien éventuel qui pourrait exister entre le patrimoine génétique de certaines populations, et leur réussite pratique dont elles tirent argument pour prétendre à la supériorité. Car, même si les anthropologues physiques et les ethnologues tombent d’accord pour reconnaître que le problème est insoluble, et signent conjointement un procès-verbal de carence avant de se saluer courtoisement et de se séparer en constatant qu’ils n’ont rien à se dire2, il n’en reste pas moins vrai que les Espagnols du XVIe siècle se sont jugés et montrés supérieurs aux Mexicains et aux Péruviens parce qu’ils possédaient des bateaux capables de transporter des soldats outre-océan, des chevaux, des cuirasses et des armes à feu ; et que, suivant le même raisonnement, l’Européen du XIXe siècle s’est proclamé supérieur au reste du monde à cause de la machine à vapeur et de quelques autres prouesses techniques dont il pouvait se targuer. Qu’il le soit effectivement sous tous ces rapports et sous celui, plus général, du savoir scientifique qui est né et s’est développé en Occident, cela semble d’autant moins contestable que, sauf de rares et précieuses exceptions, les peuples assujettis par l’Occident, ou contraints par lui à le suivre, ont reconnu cette supériorité et, leur indépendance une fois conquise ou assurée, se sont donné pour but de rattraper ce qu’ils considéraient eux-mêmes comme un retard dans la ligne d’un commun développement.
De ce que cette supériorité relative, qui s’est affirmée dans un laps de temps remarquablement court, existe, on ne saurait pourtant inférer qu’elle révèle des aptitudes fondamentales distinctes, ni surtout qu’elle soit définitive. L’histoire des civilisations montre que telle ou telle a pu, au cours des siècles, briller d’un éclat particulier. Mais ce ne fut pas nécessairement dans la ligne d’un développement unique et toujours orienté dans le même sens. Depuis quelques années, l’Occident s’ouvre à cette évidence que ses immenses conquêtes dans certains domaines ont entraîné de lourdes contreparties ; au point qu’il en vient à se demander si les valeurs auxquelles il a dû renoncer, pour s’assurer la jouissance d’autres, n’eussent pas mérité d’être mieux respectées. A l’idée, naguère prévalente, d’un progrès continu le long d’une route sur laquelle l’Occident seul aurait brûlé les étapes, tandis que les autres sociétés seraient restées en arrière, se substitue ainsi la notion de choix dans des directions différentes, et tels que chacun s’expose à perdre sur un ou plusieurs tableaux ce qu’il a voulu gagner sur d’autres. L’agriculture et la sédentarisation ont prodigieusement développé les ressources alimentaires et, par voie de conséquence, permis à la population humaine de s’accroître. Il en a résulté l’expansion des maladies infectieuses, qui tendent à disparaître quand la population est trop réduite pour entretenir les germes pathogènes. On peut donc dire que, sans le savoir sans doute, les peuples devenus agricoles ont choisi certains avantages, moyennant des inconvénients dont les peuples restés chasseurs et collecteurs sont mieux protégés : leur genre de vie empêche que les maladies infectieuses ne se concentrent de l’homme sur l’homme, et de ses animaux domestiques sur ce même homme ; mais, bien entendu, au prix d’autres inconvénients.
La croyance en l’évolution unilinéaire des formes vivantes est apparue dans la philosophie sociale bien plus tôt qu’en biologie. Mais c’est de la biologie qu’au XIXe siècle elle reçut un renfort qui lui permit de revendiquer un statut scientifique, en même temps qu’elle espérait ainsi concilier le fait de la diversité des cultures avec l’affirmation de leur inégalité. En traitant les différents états observables des sociétés humaines comme s’ils illustraient les phases successives d’un développement unique, on prétendait même, à défaut de lien causal entre l’hérédité biologique et les accomplissements culturels, établir entre les deux ordres une relation qui serait au moins analogique, et qui favoriserait les mêmes évaluations morales dont s’autorisaient les biologistes pour décrire le monde de la vie, toujours croissant dans le sens d’une plus grande différenciation et d’une plus haute complexité.
Cependant, un remarquable retournement devait se produire chez les biologistes eux-mêmes — le premier d’une suite d’autres dont il sera question au cours de cet exposé. En même temps que des sociologues invoquaient la biologie pour découvrir, derrière les hasards incertains de l’histoire, le schéma plus rigide et mieux intelligible d’une évolution, les biologistes eux-mêmes s’apercevaient que ce qu’ils avaient pris pour une évolution soumise à quelques lois simples recouvrait en fait une histoire très compliquée. A la notion d’un « trajet », que les diverses formes vivantes devraient toujours parcourir les unes à la suite des autres dans le même sens, s’est d’abord substituée en biologie celle d’un « arbre », permettant d’établir entre les espèces des rapports de cousinage sinon de filiation, car celle-ci devenait de moins en moins assurée à mesure que les formes d’évolution se révélaient parfois divergentes, mais parfois aussi convergentes ; puis l’arbre lui-même s’est transformé en « treillis », figure dont les lignes se rejoignent aussi souvent qu’elles s’écartent, de sorte que la description historique de ces cheminements embrouillés vient remplacer les diagrammes trop simplistes dans lesquels on croyait pouvoir fixer une évolution dont les modalités sont, au contraire, multiples, différentes par le rythme, le sens et les effets.
Or, c’est bien à une vue analogue que convie l’ethnologie, pour peu qu’une connaissance directe des sociétés les plus différentes de la nôtre permette d’apprécier les raisons d’exister qu’elles se sont données à elles-mêmes, au lieu de les juger et de les condamner selon des raisons qui ne sont pas les leurs. Une civilisation qui s’attache à développer ses valeurs propres paraît n’en posséder aucune, pour un observateur formé par la sienne à reconnaître des valeurs toutes différentes. Il lui semble que chez lui seuleme

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Michel Béja