Khrésis, ergon, que vas-tu faire du moment qui t’appelle ?

Il n’y a rien de pire que de lire ou d’entendre sous la plume de petits escrocs du développement de soi ou dans la bouche d’apprentis penseurs de pacotille,ceux qui trainent en vestes de polyester, au bout des tables parisiennes bientôt banlieusardes, la locution latine et collégienne, le fameux “Carpe Diem”, le “jouis de l’instant présent”. De quoi nous mettre de mauvaise humeur pour la journée. La facilité est désolante, le prêt-à- penser pour meubler le temps, horripilante.

Je l’ai entendu ce matin dans la bouche d’une immense amie, pourtant psychanalyste, juste après une désolation sur le temps pluvieux.

J’ai failli raccrocher, mais je suis poli. Il faut faire avec la bêtise de ses amies. Elle ne peut être que passagère, s’agissant d’une amie.

Chaque fois, je dis, presque en m’énervant, qu’il faut mieux étudier et lire, étant observé que l’on ne peut, malgré une petite érudition, contredire ou amorcer une discussion : on est regardé comme un donneur de leçons. Alors, on raconte des bêtises, ca évite la jalousie et les embrouilles.

Lire lorsqu’on entend “Carpe Diem” ? Mais oui : les stoïciens et leurs moments dont il ne faut bêtement jouir mais atteindre. Ce qui est autre chose et même le contraire de l’idiot “carpe diem”.

J’ai retrouvé immédiatement dans mes archives un texte (entretien) de Pierre Vesperini dont je reproduis ici un extrait, sans autre commentaire.

“Le stoïcisme est un héroïsme

Selon les stoïciens, tout se joue dans notre capacité à saisir l’occasion quand elle se présente. Elle est une épreuve pour laquelle chacun doit s’entraîner, explique le spécialiste de la pensée antique Pierre Vesperini.

Pierre Vesperini est un ancien membre de l’École française de Rome, membre de l’Instituto de Filosofia de l’université de Porto et docteur en histoire, il vient de signer Droiture et Mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle (Verdier), une relecture radicale de l’œuvre de l’empereur philosophe stoïcien.

« Vous répondiez aussi à La Mousse, qui vous disait : Mademoiselle, tout cela pourrira. Oui, monsieur, mais cela n’est pas pourri. » (Madame de Sévigné, lettre à sa fille, 19 février 1690)

En quoi le fait de vivre dans l’instant présent est-il si important pour les stoïciens (et plus précisément pour Épictète et Marc-Aurèle) ?

Pierre Vesperini : Par « vivre dans l’instant présent », on entend souvent « jouir de l’instant présent ». Ce sens-là n’a rien de stoïcien. Il n’a rien même de spécifiquement philosophique (même si on le rencontre dans la philosophie épicurienne). L’invitation à « cueillir le jour » (carpe diem), pour le dire avec les mots d’Horace, se rencontre partout dans le monde antique : sur les tombeaux, les mosaïques, la vaisselle précieuse, dans les vers des chansons à boire ou à aimer, dans les préceptes des sages, dans les discours des sophistes, dans la tragédie, dans l’épopée. Elle est fondée sur une expérience universelle, si évidente et si terrible en même temps, qu’on pourrait en recueillir les traces, je pense, dans toutes les cultures du monde : dans l’épopée de Gilgamesh, dans l’Ecclésiaste, dans la poésie aztèque, chinoise, etc.

Les stoïciens, eux, ne s’intéressent absolument pas à cette expérience, qui pour la plupart d’entre nous est une expérience tragique : celle de notre mortalité, de la mortalité de ceux que nous aimons, et de la fugacité foudroyante de notre existence : un seigneur anglais du VIIe siècle comparait la durée de notre existence à celle du vol d’un oiseau égaré qui, par une nuit de tempête, traverse la salle d’un château[1]. Il y a d’ailleurs un moment assez amusant chez Épictète, où il imagine qu’un sage, comprenant qu’il est mourant, dit calmement : « Le moment [“kairos”] est venu de mourir. » Et Épictète (comme il en l’habitude) le rabroue : « Qu’as-tu à jouer la tragédie ? Ce n’est pas ça qu’il faut dire. Il faut dire : “Le moment est venu pour la matière de rejoindre les éléments dont elle est issue.” » Donc, non seulement on n’a pas le droit d’avoir de la peine à l’idée de mourir, mais, en plus de cela, on ne doit même pas employer le mot « mourir » ! C’est encore trop beau, trop grand (« jouer la tragédie » a aussi ce sens-là en grec). Le « je » même disparaît comme sujet de ce processus, remplacé par « la matière ».

« Vas-tu te comporter conformément à l’ordre de l’Univers, c’est-à-dire en accomplissant la tâche qui t’est échue ? »

Ce qui intéresse les stoïciens dans l’instant présent, c’est tout autre chose. Tout part chez eux de cette idée, extrêmement efficace, consistant à partager les choses entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Tout ce qui ne dépend pas de nous doit nous être indifférent. La seule chose qui dépend de nous, c’est ce que nous pensons. C’est à la fois très peu, et en même temps c’est énorme, car toutes nos actions dérivent de ce que nous pensons. C’est là-dessus qu’il faut travailler. Or il y a une autre chose qui dépend de nous, c’est justement le moment présent. Le passé et le futur échappent à notre contrôle. Donc, comme pour tout ce qui dépend de nous, la question que pose l’éthique stoïcienne est la suivante : quel usage (« khrèsis ») vas-tu en faire ? Vas-tu te comporter conformément à l’ordre de l’Univers, c’est-à-dire en accomplissant la tâche (« ergon ») qui t’est échue, que tu sois homme ou femme, citoyen ou esclave, ou bien vas-tu te détourner de cette tâche pour suivre tes misérables affects ? Dès lors, on pourrait dire que chez eux, la grande figure de l’instant présent, c’est l’épreuve. On trouve souvent chez Épictète cette idée que « le moment est venu » de montrer ce que vous savez faire, c’est-à-dire ce que la philosophie vous a appris : « Le moment t’appelle. » N’oublions pas qu’il enseignait à des jeunes gens : c’était un éducateur. Donc, la grande figure du présent, c’est par exemple un supérieur qui vous donne un ordre infamant, un médecin qui vous annonce (à vous ou à quelqu’un que vous aimez) une mauvaise nouvelle, ou même une femme que vous désirez (mais qui est la femme d’un autre citoyen) et qui s’offre à vous (car l’adultère détruit l’ordre de la cité du monde). Vous êtes alors comme un athlète sur le stade, comme un gladiateur dans l’arène (ce sont des métaphores que les stoïciens emploient), et Zeus, qui vous a fait, vous regarde : quel spectacle allez-vous lui donner ? Marc Aurèle a alors ce mot vraiment sublime, je trouve : au lieu de courir aux vestiaires (ou de désirer secrètement y courir), il faut dire à l’instant présent : « Je te cherchais » ; « C’est toi que je cherchais ». Il y a là une grandeur un peu sauvage, presque folle, qui rappelle celle des héros de l’Iliade. La vie, longue suite d’instants présents, est donc une longue suite d’épreuves, de spectacles que l’on offre à Zeus. Même dans les moments heureux que la vie nous donne, dans les moments de grâce, il faut tout de suite, dit Épictète, se dire que ces êtres aimés mourront demain, ou que nous mourrons nous-mêmes peut-être demain. De cette façon, on « s’entraîne » à l’épreuve, à l’instant présent qui pourrait survenir demain. Donc l’instant présent comme bonheur n’existe pas. C’est, pour le dire avec Marc Aurèle, une « matière » (« hylè », en grec) : une matière à exercer sa vertu.

Un des mots grecs par lesquels on peut traduire « instant présent », c’est kairos. Or kairos, c’est aussi l’occasion à saisir, et c’est encore ce qu’il est convenable de faire. Ces trois sens vont ensemble chez Épictète : l’instant présent est une occasion qui se présente à vous, il faut que le sage la saisisse (« je te cherchais ») et accomplisse ce qu’il convient de faire dans cette situation donnée.

 

Propos recueillis par PHILIPPE GARNIER

Philomag 06/2016

Jouissance de l’indiscernable infini

Californie. Cette photographie, l’une de mes préférées, me permet de glorifier le graphisme, point nodal de la photographie, peut-être son centre ultime. Il amène le regardeur à faire abstraction du sujet, pour laisser son oeil jouir de la forme brute que la couleur et la lumière façonnent, comme une impression qui trouve son chemin dans la ligne. Des “réalités nouvelles” sont construites, transcendées par l’infini de la perception. L’oeil se promène, comme dans un doux manège, entrainé délicieusement dans l’imperceptible, presque dans l’essence du monde.

La recherche du graphisme dans la photographie, fonctionne comme un enlacement affectueux, amoureux des formes lesquelles se donnent sans réserve à ceux qui les décèlent dans leur mystère flagrant, dans un monde second, hors de sa réalité immédiate et qui devient ainsi une partition à déchiffrer.

La photographie, lorsqu’elle tente de s’ériger en art, n’est que déchiffrement.

PS. Je n’ose, ici, raccrocher avec le précédent billet sur le magnifique Blanchot et sa théorie de l’imaginaire dans l’image, solitude et émotion. On me traiterait de cuistre ou de pédant. C’est fou comme l’autocensure aplatit le monde. Ce n’est qu’au paradis que les jugements sont abolis et que les Messieurs K du Procès kafkaïen (ceux qui doivent chercher ce pourquoi ils sont coupables) sont inconcevables. Ce PS me semble un peu amer. Mais je n’efface pas. Il est dans un instant (cf supra dans un autre billet)

Blanchot, toujours et encore

 

Il est des moments, des jours, des heures ou Maurice Blanchot nous revient, nous ramène au vrai, nous enjoint de délaisser le futile et accompagne “la solitude essentielle”

Le Blanchot de son ouvrage majeur : “L’espace littéraire”(Editions Gallimard)

Réouvert hier, non par hasard. J’y cherchais un mot, persuadé qu’il se trouvait là. Il ne s’y trouvait pas. Mais je l’avais inventée, j’en suis persuadé, par Blanchot.

Donc, lecture de son passage sur cette “solitude essentielle”, exigence de l’oeuvre, mise en cause solitaire de soi, du monde, recherche du vide, du vain et de l’indiscernable. Dépossession temporaire de soi pour atteindre la plénitude, hors du sujet et de sa prétendue pensée. Recherche du “neutre” et de l’impersonnel, passage du “je” au “ça” ou, plutôt au “il”.

Expérience douloureuse que cette solitude pourtant essentielle, mais tellement fructueuse lorsqu’elle fabrique le brouillage des repères du temps, l’organisation des objets, l’espace entre soi et la matière,

On lit :

“Là où je suis seul, le jour n’est plus que la perte du séjour, l’intimité avec le dehors sans lieu et sans repos. La venue ici fait que celui qui vient appartient à la dispersion, à la fissure où l’extérieur est l’intrusion qui étouffe, est la nudité, est le froid de ce en quoi l’on demeure à découvert, où l’espace est le vertige de l’espacement. Alors règne la fascination.”

L’émotion résulte, évidemmentde la fascination.

D’où la formule qu’on se surprend à utiliser en considérant un être comme “une émotion”. Blanchot n’emploie pas donc pas le terme. Il n’a pas eu le temps, dans un brouillage de lui trop fort, de la penser.

Il nous faudrait lire tous les jours un peu de ce Blanchot lumineux de “l’Espace littéraire”

Oui, revenir toujours à Blanchot.

PS. Le texte ci-dessus, écrit dans un tout petit matin peut paraitre obscur. J’affirme qu’il ne l’est pas : il est question du moi (exécrable), du monde (à “choper”), de la solitude (à comprendre sans l’aimer ni s’y enfermer, utile et féconde quand elle doit l’être). Et des êtres-émotions. Le mot que je cherchais après l’avoir pensé.

Bref, de la fascination qui nous tient toujours debout.

Rien n’est plus simple.