La bévue de la nostalgie de Kundera

Dans L’Art du roman, Milan Kundera écrit:

« Au Moyen Âge, l’unité européenne reposait sur la religion commune; à l’époque des temps modernes, elle céda la place à la culture (art, littérature, philosophie). Or, aujourd’hui, la culture cède à son tour la place. Mais à quoi et à qui ? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le marché ? La politique avec l’idéal de démocratie, avec le principe de tolérance? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche ni aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile? L’image de l’identité européenne s’éloigne dans le passé. Européen: celui qui a la nostalgie de l’Europe.”

Kundera a, en réalité, inventé le “nostalgisme“. 

Il n’a pas tort. Sans nostalgie, le sentiment ne laisse rien passer dans l’écorce du cuir de rhinocéros que doivent se fabriquer, constamment, les humains d’un monde désincarné. A vrai dire une écorce qui ne laisse rien passer et qui laisse corps et cerveaux dans le vide, le sport, le fait divers.

La valeurs d’unité de l’Europe ? Justement la nostalgie.

L’Européen n’est pas celui qui a la nostalgie de l’Europe. L’Européen est un nostalgique tout court. Sa force. Ce qui est autre chose que la “nostalgie de l’Europe”, concept creux et vain.

 

Romains, pas grecs. On se moque de la philosophie.

Dans son excellent ouvrage sur l’immense Lucrèce que nous citons souvent ici (Lucrèce. Archéologie d’un classique européen, Fayard), Pierre Vesperini affirme que les Romains d’une manière générale étaient réfractaires à la philosophie. Ils n’y croyaient pas (p. 106), s’en moquaient allègrement (p. 107), n’avaient pas de convictions philosophiques (p. 108). Or Lucrèce, l’inventeur, dans la lignée d’Epicure, du matérialisme philosophique, est romain
Mieux. Si les Romains, soutient l’auteur, n’avaient pas besoin de philosophie, c’est qu’ils ne craignaient nullement ce dont Lucrèce enseignait qu’il n’y avait rien à craindre. Leur loisir était de s’amuser à étudier des questions savantes, et c’est cela, rien d’autre, qu’ils demandaient aux philosophes. Mais la philosophie au sens propre, ils s’en moquaient, pour la bonne raison qu’ils ne craignaient pas la mort ni les dieux, et vivaient dans le plaisir. Des épicuriens naturels. Heureux Romains ! Les dieux ? Les Romains savaient très bien qu’ils ne se soucient pas de nous (p. 177). La mort ? Matérialistes, ils tenaient tous l’Achéron pour une fable.
En réalité, des bobos, ces romains qui trompaient leur ennui en s’amusant avec la question philosophique, hors des réflexions doctrinales, qu’ils considéraient avec méfiance ou ironie. Pierre Vesperini replaceLucrèce dans cet espace sans philosophie.Mais ce n’est pas notre propos ici.On se pose juste la question de savoir si la philosophie n’est pas plus une jouissance de la question posée qu’une discipline de la recherche d’une solution ou d’une prétendue sagesse.La réponse à cette question banale, peut défaire les noeuds inutiles et les affres, les tourments des idées qui cabriolent dans tous les sens, pour tomber dans des flaques sans fond ni fin.Jouissance de la théorie ? Sans solution ? Un peu comme l’idée de l’infini, inconcevable, ou de l’origine du Monde, dans une causalité de la causalité impossible à imaginer dans les canons humains ?Et si l’on affirmait, pour en finir avec le tout, que seul le plaisir intense du massage des idées, leur trituration jouissive, entre les autres plaisirs matériels ou charnels, suffit à remplir une case qui rstera toujours vide ?On arrête. On va désespérer les déprimés.