Common decency 

Encore un titre attrape-lecteur. Là, ce n’est plus du grec, mais de l’anglais et beaucoup connaissent, quoique… 

C’est Orwell, Georges Orwell,  vous savez celui de 1984 . Considéré, d’ailleurs par le grand Kundera, le terroriste, donneur de leçons sur l’art du roman, comme un faux romancier, à l’ inverse de Kafka . 

En effet, dans “Les testaments trahis” , Milan Kundera écrit à propos de” 1984″

Roman ? Une pensée politique déguisée en roman ; la pensée, certes lucide et juste mais déformée par son déguisement romanesque qui la rend inexacte et approximative. Si la forme romanesque obscurcit la pensée d’Orwell, lui donne-t-elle quelque chose en retour ? Éclaire-t-elle le mystère des situations humaines auxquelles n’ont accès ni la sociologie ni la politologie. Non : les situations et les personnages y sont d’une platitude d’affiche. Est-elle donc justifiée au moins en tant que vulgarisation de bonnes idées ? Non plus. Car les idées mises en roman n’agissent plus comme idées mais comme roman, et dans le cas de 1984 elles agissent en tant que mauvais roman avec toute l’influence néfaste qu’un mauvais roman peut exercer.

L’influence néfaste du roman d’Orwell réside dans l’implacable réduction d’une réalité à son aspect purement politique et dans la réduction de ce même aspect à ce qu’il a d’exemplairement négatif. Je refuse de pardonner cette réduction sous prétexte qu’elle était utile comme propagande dans la lutte contre le mal totalitaire. Car le mal, c’est précisément la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande. Ainsi le roman d’Orwell, malgré ses intentions, fait lui-même partie de l’esprit totalitaire, de l’esprit de propagande. Il réduit (et apprend à réduire) la vie d’une société haïe en la simple énumération de ses crimes. 

 Diantre ! Le grand maître, au nom très  chic, dans son exotisme du Grand Est, idole de tous les intellos des années miterrandiennes, n’y va pas de main morte. (je veux ici préciser que j’aime le Kundera romancier, surtout celui de l’insoutenable légèreté de l’être, mais pas le terroriste de service dans le champ des Lettres) 

Mais il  n’a peut-être pas tort Milan. Le 1984 a trop envahi les estrades des collèges sur lesquelles d’innombrables jeunes révoltés ont fait leurs exposés, et dans lesquels ils detruisaient le monde (le père ?) pour qu’ on puisse raisonner de la sorte…

Il est vrai, par ailleurs, que Kafka  est le plus grand des plus grands. Sûr et certain. 

Et puis Orwell ne m’est pas très sympathique dans ses  positions simplistes sur le Moyen-Orient ou sur le socialisme… 

On se demande donc pourquoi on se donne la peine d’un billet sur Orwell, le non-romancier militant. 

Simplement parce que le concept de common decency, qu’il a “inventé” nous a toujours “interpellé”, comme dit un ami de mon fils, en première année de Psychologie. 

De quoi s’agit-il ? 

Difficilement traduisible. Pas de la décence, de la bienséance, ni de la “correction morale”. Il faut traduire plutôt du côté de l’honnêteté, du sens commun. Après avoir vécu près des dockers et des gens simples, à Londres, à Paris, en Birmanie, Orwell croit devoir accorder  du peuple une « honnêteté ordinaire ». 

Bruce Bégout, spécialiste du concept écrit ainsi (De la décence ordinaire) 

” Orwell était convaincu qu’il existait chez les gens simples du peuple une « honnêteté ordinaire », façon d’instinct héréditaire du bien. « Cette honnêteté ordinaire, écrit Bruce Bégout, s’exprime sous la forme d’un penchant naturel au bien et sert de critère du juste et de l’injuste, du décent et de l’indécent. Elle suppose donc, avant toute éducation éthique et pratique, une forme de moralité naturelle qui s’exprime spontanément sans faire appel à des principes moraux, religieux ou pratiques. L‘homme ordinaire n’a pas besoin de se tourner vers certaines autorités pour agir moralement. Il possède en lui-même une faculté sensible d’évaluation morale qui précède toute norme conventionnelle. »

Ou encore Jean-Jacques Rosat, grand  spécialiste de Orwell qui répond à la  question “

Pourriez-vous définir la notion de common decency ?” 

La moins mauvaise traduction, c’est la décence commune. C’est le sentiment qu’il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas. C’est presque instinctif, spontané. On peut avoir cette réaction quelle que soit notre morale ou notre religion : c’est un sentiment d’injustice insupportable, ça ne devrait pas exister…. 

ALORS

C‘est extrêmement curieux. Cette notion m’a toujours travaillé, sans cependant être à l’origine de nuits blanches. 

C’est selon les jours et les humeurs. 

Il est vrai que cette “honnêteté”, cette “décence”, cette perception instinctive du bien peut être constateée dans le “peuple” pauvre. Mieux, elle se voit souvent dans le regard d’un laissé-pour-compte. 

Mais, comme la rage ou la méchanceté. Ou la bêtise. Il est très correct, presque romanesque,  et même poétique de conférer au peuple un sens du bien… 

Mais quoi ? Un riche est un homme du mal, qui ne perçoit pas le bien ? Et un pauvre ne peut être que bon ? Balivernes… 

La pensée est réductrice, populiste, non théorisée, inconcevable, non conceptuelle, terroriste. Et a donné le prétexte de milliers de pages souvent inutiles, l’intraductibilité conférant, encore ici par le chic et l’obscur, matière à s’épancher vainement… Et dans un dîner parisien, sortir à l’heure du cognac “Common decency” est d’un luxe précieux incroyablement valorisateur pour le locuteur en mal de reconnaissance… 

Mais la bonté ou le bien comme “décence” plaît toujours. Y compris à ceux qui s’essayent dans la théorisation du monde. 

Allez savoir pourquoi… 

Il pourrait s’agir de respiration dans la théorie : le mystère inexplicable d’une notion qui surgit d’on ne sait où. 

Elle doit donc plaire les jours qui suivent une lecture assidue de Bergson. 

Eureka ! Je viens de trouver le motif qui m’attire vers la common decency : je viens de finir un chapitre de Kant sur “l’impératif catégorique”. Y compris l’impératif du bien que Kant expose en mille pages difficiles. 

Vive les petites estrades de nos salles de classe ! Vive la simplicité sans assise ! 

Il y des jours où on délire, disions-nous ailleurs… 


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.