du pur Colette

C’est selon mon vœu personnel que le volume intitulé Ces plaisirs… s’appellera désormais Le Pur et l’Impur.
S’il me fallait justifier un tel changement, je ne trouverais qu’un goût vif des sonorités cristallines, une certaine antipathie pour les points de suspension bornant un titre inachevé – des raisons, en somme, de fort peu d’importance”.
COLETTE

Le texte de Colette intitulé donc “le Pur et l’impur” est, comme on l’a écrit ailleurs, celui qui a accompagné tout l’Été 2021. C’est un texte, qui, en même temps qu’un être, est de ceux qui viennent à point nommé, qui accompagne, comme pour le chasser, le sentiment de désertion, exacerbé par la Ville vidée, rues dramatiquement désertes. La désertion individuelle (celle de l’écart dramaturgique) est facile. Elle n’est que convenance de confort personnel, exclusif d’une imagination de l’autre, de mise en scène de soi. Elle se prend pour un acte hugolien, decisif et digne de respect. Mais on ne déserte toujours que son propre désert.

C’est ce que nous dit Colette, à peu près, sans le dire. Elle qui cherche, comme tout bon écrivain, les humains et constate les fracas d’une vie. Mais elle, Colette, a un regard venu d’ailleurs. Une compositrice cosmique, comme tous les grands à qui les forces supérieures ont offert ce don, qui n’en est qu’un pour toute l’humanité. Quoi, Colette, comme Bach ou Rimbaud ? Oui.

Complexe solitude. Et dans les plongeons dans ses rencontres, ses sentiments qui tiennent bon devant tous les vents mauvais, donnés au lecteur dans un style incroyable, on se dit que cet écrivain est née pour nous rappeler, dans le pur, l’impur, l’humanité (encore) des humains dont certains tournent le dos à la petitesse.

Colette, elle, n’est pas une déserteuse. Au contraire, elle envahit le vide, toujours ses yeux posés au bon centre. Une femme, quoi. Un être, si on veut. Pas une citrouille.

Il est tard, je vous ferai lire demain des passages. Je l’ai offert 4 fois cette année , en même temps que du mascara Christian Lacroix, ce bouquin de l’immense, l’insensée Colette. Dieu que je l’aime. Sans chats, évidemment. Je crois que nous nous serions aimés, certains du pur,en bandeau sur le front et dans les caresses intimes.

Me revoilà après la nuit. Je colle un extrait

En haut d’une maison neuve, on m’ouvrit un atelier vaste comme une halle, pourvu d’une large galerie à mi-hauteur, tendu de ces broderies de Chine que la Chine exécute pour l’Occident, à grands motifs un peu bâclés, assez belles. Le reste n’était que piano à queue, secs petits matelas du Japon, phonographe et azalées en pots. Sans surprise, je serrai la main tendue d’un confrère journaliste et romancier, et j’échangeai des signes de tête avec des amphitryons étrangers qui me parurent, Dieu merci, aussi peu liants que moi-même. Bien préparée à l’ennui, je pris place sur mon petit matelas individuel, en déplorant que la fumée de l’opium, gaspillée, s’envolât lourdement jusqu’aux verrières. Elle s’y décidait à regret, et son noir, apéritif parfum de truffe fraîche, de cacao brûlé, me donna la patience, une faim vague, de l’optimisme. Je trouvai aimables la couleur sourde et rouge des lumières voilées, la blanche flamme en amande des lampes à opium, l’une toute proche de moi, les deux autres perdues comme des follets, au loin, dans une sorte d’alcôve ménagée sous la galerie à balustres. Une jeune tête se pencha au-dessus de cette balustrade, reçut le rayon rouge des lanternes suspendues, une manche blanche flotta et disparut avant que je pusse deviner si la tête, les cheveux dorés collés comme des cheveux de noyée, le bras vêtu de soie blanche appartenaient à une femme ou à un homme.
« Vous venez en curieuse ? » me demanda mon confrère.
Il gisait sur son petit matelas ; je m’avisai qu’il avait troqué son smoking contre un kimono brodé et une aisance d’intoxiqué ; je ne souhaitai que m’écarter de lui, comme je fais des Français, toujours inopportuns, que je rencontre au-delà des frontières.
« Non, répondis-je. Par devoir professionnel. »
Il sourit.
« Je le pensais bien… Un roman ? »
Et je le détestai davantage, pour ce qu’il me croyait incapable – moi qui l’étais en effet – de goûter ce luxe  : un plaisir tranquille, un peu bas, un plaisir inspiré seulement par une certaine forme du snobisme, l’esprit de bravade, une curiosité plus affectée que réelle… Je n’avais apporté qu’un chagrin bien caché, qui ne me laissait point de repos, et une affreuse paix des sens.
Un des hôtes inconnus ressuscita de sa couche pour m’offrir de fumer l’opium, de priser la cocaïne, de boire un cocktail. À chaque refus il levait légèrement la main pour exprimer sa déception. Il finit par me tendre une boîte de cigarettes, sourit d’une bouche anglaise et suggéra  :
« Ne puis-je vraiment vous être utile en rien ? »
Je remerciai, et il se garda d’insister.
Je me souviens encore, après quinze ans et plus, qu’il était beau et semblait sain, sauf qu’il tenait ses yeux trop ouverts entre des paupières raidies, comme on voit aux êtres qui souffrent d’insomnies longues et invétérées.

….

Écouter, c’est une application qui vieillit le visage, courbature les muscles du cou, et roidit les paupières à force de tenir les yeux fixés sur celui qui parle… C’est une sorte de débauche studieuse… Non seulement l’écouter, mais le traduire… Hausser jusqu’à son sens secret une litanie de mots ternes, et l’acrimonie jusqu’à la douleur, jusqu’à la sauvage envie…
« De quel droit ? De quel droit ont-elles eu, toujours, plus que moi ? Si encore je pouvais en douter. Mais je n’avais qu’à les voir… Leur plaisir n’était que trop vrai. Leurs larmes aussi. Mais leur plaisir surtout… »
Ici, il ne se permit aucune digression sur l’impudeur féminine. Il eut un imperceptible redressement du buste, pour s’écarter de ce qu’en effet il voyait dans sa mémoire, « subdivisée intérieurement », elle aussi.
« Être leur maître dans le plaisir, mais jamais leur égal… Voilà ce que je ne leur pardonne pas. »
Il respira, heureux d’avoir si clairement expulsé de lui le motif essentiel de sa grande lamentation à mi-voix. Il se tourna de côté et d’autre comme pour appeler un valet, mais toute la vie nocturne de l’hôtel s’était retirée dans un seul ronflement humain, proche et régulier. Damien se contenta donc d’un reste d’eau gazeuse tiède, essuya posément sa douce bouche, et me sourit gentiment du fond de son désert. La nuit passait sur lui légère, et sa vigueur avait l’air de faire partie d’un particulier ascétisme… Depuis qu’au début de sa confidence il avait successivement isolé, pour les faire briller mieux, la fameuse amie du grand usinier, la lady, la comédienne, il ne s’était servi que du pluriel. Perdu, tâtonnant dans une foule, dans un troupeau, à peine guidé par les repères du sein, de la hanche, par le sillon phosphorescent d’une larme…
« Le plaisir, bon, oui, le plaisir, c’est entendu. Si quelqu’un en ce monde sait ce qu’est le plaisir, ce quelqu’un c’est moi. Mais de là à… Elles vont trop loin. »
Il vida avec force le fond de son verre sur le tapis comme un roulier dans une auberge, et ne s’excusa pas. Ces gouttes d’eau tiédie insultaient-elles une femme, ou toute la horde invisible qui ne craignait pas l’exorcisme ?
« Elles vont trop loin. » Elles vont d’abord jusqu’où l’homme les mène, exigeant, ivre lui-même et titubant de la science qu’il leur verse. Puis  : « Où est mon ignorante d’hier ? » soupire-t-il dès le lendemain, « et qu’ai-je de commun avec cette chèvre de sabbat ? »
« Elles vont vraiment si loin ?
– Croyez-moi, dit-il laconiquement. Et elles ne savent pas revenir en arrière. »
Il détourna les yeux d’une manière qui lui était personnelle, ostensiblement et comme un homme qui devant une lettre ouverte se défend de la lire par crainte de refléter sur son visage ce que déloyalement il y pourrait surprendre.
« C’était peut-être votre faute. N’avez-vous jamais donné à une femme le temps de s’habituer à vous, de s’adoucir, de se reposer ?
– Quoi donc ? fit-il railleur. La paix, alors ? La pommade aux concombres pour la nuit et les journaux au lit le matin ? »
Il reprit un petit balancement du buste, à peine sensible, unique aveu d’une fatigue nerveuse. Je respectai le silence, la parole elliptique d’un homme qui n’avait, de toute sa vie, traité avec l’ennemie, ni déposé son armure, ni admis dans l’amour cette décrépitude qu’est le repos…

COLETTE. “Le pur et l’impur”. Éditions Fayard. Hachette littérature.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.