la buse, la montée

Une proche m’a demandé si je pouvais lui envoyer mon “texte sur la buse”. Elle est loin de chez elle, me dit-elle et n’à pas accès à son ordinateur. Et il faut absolument qu’elle le lise à “quelqu’un”. Je lui ai répondu que je ne savais pas ce dont elle parlait. Une “buse”? Je ne me souviens pas, lui ai-je répondu. C’est sûrement ma buse de ma maison. Mon amie. Je la case toujours. Et puis elle pouvait alller dans le menu de ce site (“petites histoires”) retrouver pas mal de petits textes. Bon, elle allait voir dans le menu. Puis, je me suis souvenu et lui ai dit le titre. C’est vrai qu’il y a une buse, c’est ma buse qui planait, me narguant au-dessus de mon espace. Le titre est bien ” la montée”. On comprendra à la lecture. Je le colle. Ça lui évitera de chercher. Je t’embrasse R.

montée

“Me planter dans l’ambivalence, l’accepter et la tordre. Sans parler, sans en parler, sans le bouillonnement grotesque et dérisoire du commerce avec soi-même, sans ce souci de soi du Foucault de la dernière heure. Rien ne peut être mien.
C’est le matin et c’est le printemps.
Dehors, le soleil est là. Le jour est étincelant, caniculaire, dégageant cette odeur âpre des vieilles tuiles gorgées de chaleur. C’est mon premier Samedi, depuis des mois, loin de la rue de Longville. Céline qui ne répond pas au téléphone ce jour de Shabbat va peut-être s’inquiéter de mon absence. J’inventerai une histoire ce soir, en lui proposant de congeler l’abondante nourriture qu’elle nous prépare le jour du déjeuner sacré.
Rester ici. Dehors, la buse est dans le ciel, comme pour me narguer, majestueuse, olympienne, presque immobile, les ailes raidies. J’imagine qu’elle ne fixe que moi.
La voilà qui disparait, me laissant seul, sans une vie à fixer dans ce bleu trop simple d’un ciel placide, dans l’illusion d’une pensée décisive à venir, au-delà des arbres désormais feuillus qui encerclent la maison.
Je chasse l’intolérable tristesse et me rends dans la chambre. La chemise blanche, lacérée et roulée en boule, est rangée dans un coin du dernier tiroir de la commode. Je pose la main sur la poignée. Les pleurs meurent dans ma gorge. Mille anges sous sa peau pâle et ses traques du monde dans ses yeux clairs. Je l’aimais.
Je prends mon IPhone et j’appelle Jean. Il ne répond pas. Il doit dormir et il n’allume son téléphone que lorsqu’il attend un appel. Curieuse manière de communiquer ! Quand je lui en ai fait la remarque, il me répond qu’il a toujours peur des mauvaises nouvelles. Il doit se moquer de moi.
La mort du père. Trop facile, cette explication de mes nouvelles incursions. Ça ne veut rien dire. Anna affirme qu’il me fallait effacer, gommer des idées, les mots, des postures philosophiques en suspens, des décennies de lectures dont l’on ne retient pas grand-chose, un brouillard de pensée, non ordonnée, désormais des clichés, et revenir à la simplicité. Cette mort serait donc le prétexte d’un déplacement annoncé.
J’ai donc d’abord tenté de faire le vide.
J’ai été ébloui, alors qu’il n’est qu’un lieu commun, mais qui est dit ailleurs, par un texte du rabbin Nahman de Braslav qui confortait les intuitions d’Anna des nécessaires effacements.
Le maître, commentant la nécessité radicale de l’innovation conceptuelle affirme que les sages sont dans l’incapacité d’innover car ils sont trop savants, leur savoir immense les troublent, les enferment. Leur connaissance sur le sujet abordé embrouille leur propre parole et ils ne peuvent avoir aucune idée nouvelle qui soit intéressante. Seule la restriction de son savoir est de nature à le mener vers l’innovation. Il doit donc faire le « tsimtsoum », la « contraction » de son esprit, comme s’il ne savait rien et n’avait rien lu. Le vide donc.
Par ailleurs, je règle le conflit philosophique avec le sujet en tentant d’inclure désormais dans un nouveau corpus la lourde responsabilité des hommes qu’instaure le judaïsme dans l’histoire, comptables de leurs actions dans la fabrication du monde ou sa réparation selon Louria, le maître de Clara, à l’époque des resto U.
Nathan, lui, nous dit tu fais, tu comprends après ou tu ne comprends jamais, mais tu fais. Là, c’est simple. Peut-être trop.
Je fais. A vrai dire, pas grand-chose. La prière du Vendredi, sous les yeux des enfants qui tentent de garder leur sérieux, la synagogue le Samedi et le repas chez la sœur, l’exclusion brutale des jambons et, de temps à autre, le refus d’un fromage interdit après la viande. Rien d’autre.
Et puis les livres qui compliquent tout.
Amazon, dont l’on connait le redoutable fichage et les recommandations automatiques, m’envoie désormais des e-mails pour m’inciter à acheter plein de bouquins dont le titre devrait m’intéresser. Mes lectures sont dans la mémoire du serveur central. Judaïsme, juif, torah, Zohar, Kabbale et tous les autres. Livraison gratuite et compte Premium, un seul clic pour acquérir. Je clique compulsivement.
Elle, elle me taquine sur la disparition de Spinoza et je lis, de manière désordonnée et souvent sans profit. Trop de livres. Il faudrait s’en tenir à un seul, mais je ne peux m’y contraindre. J’ai l’impression de créer un nouveau brouillard. Une virée trop théorique, au-dessus de la mêlée, certainement élitiste, peut-être insincère et factice. Mais c’est la seule approche possible puisque je n’ai pas la foi, du moins celle, granitique, de mes voisins de chaise à la synagogue.
J’arrive donc le Samedi au temple de la rue de Longville. J’ai déjà ma kippa sur le crâne. Je l’ai mise dans la rue, à cent mètres du lieu de prière et ne détonne pas sur le trottoir, derrière ceux qui la portent comme moi et se rendent d’un pas rapide et serein à la synagogue. J’ai droit quelquefois à un « shabbat Chalom !».
Devant la porte, des enfants en noir qui rient, comme dans les livres de Chaïm Potok, l’un des écrivains que depuis peu je lis abondamment.
Je monte les escaliers, pose mon imperméable sur des milliers de vêtements qui s’agglutinent sur une seule patère. Je sais que je vais le retrouver en boule, foulé par des milliers de pieds. Mais dans les synagogues, comme dans les casinos, on est ailleurs, hors des contingences matérielles, et j’accepte le piétinement. Peut-on imaginer un pratiquant, surtout un nouveau, pester, juste après un dernier kaddish les pieds joints, contre le nombre réduit des crochets dans le couloir du temple et la désintégration inacceptable de son vêtement de grande marque ?
Je tente, non sans mal, dans le couloir, avant d’entrer dans la salle, de poser mon châle de prière sur mes épaules, par un geste ample que je ne maîtrise toujours pas, en veillant à ne pas frapper d’un coup de coude intempestif le malheureux qui passerait par là. Je bredouille la prière adéquate que je connais à peine, juste pour éviter l’étonnement d’un égaré devant des lèvres fermées dans ce moment crucial du passage sous l’étoffe.
Je ne sais pas poser mon talith à la manière des jeunes pratiquants. Mon châle, offert par ma sœur, est certainement trop grand et il tombe sur mes bras, sans élégance. Les pans devraient pourtant tomber gracieusement sur mon dos. Il faudra que je m’entraine devant un miroir.
Je rentre dans la salle. Nathan et ses amis sont là et me font des signes très amicaux. Ils sourient toujours quand ils me voient entrer. Je m’assieds à la gauche de Nathan qui m’embrasse, se baisse, prend le sac en plastique à ses pieds, en sort mes deux livres, en transcription phonétique, le « Patah Eliyahou », couverture verte, et le Pentateuque, couverture marron bois. Je cherche la paracha du jour et corne la page. On échange quelques mots sur la semaine passée, la santé et les promotions sur des vols pour Tel-Aviv, juste avant les mises à prix. Prières, ouverture des portes du tabernacle et sortie de la Torah sont, en effet, mis aux enchères.
A côté de moi, le comptable des dons. Il a, posé sur ses genoux un gros classeur. C’est Shabbat, il ne peut écrire les promesses et use donc d’un stratagème. Dans une petite boite, il a rangé des trombones, de toutes les couleurs, et par un code que lui seul maitrise, il les place sur des cases qui doivent correspondre au montant annoncé par le dernier enchérisseur. Je ne peux être plus précis. J’ai tenté de comprendre en scrutant, d’un œil discret le classeur mais n’ose pas lui demander de m’expliquer le système, certainement sans failles. Je ne sais s’il l’a inventé ou s’il est en vigueur dans toutes les synagogues. Je n’en connais pas d’autres. Mon nom est désormais inscrit sur un feuillet rempli de petites cases sur lesquelles les trombones pourront se poser.
Je crois être généreux et enchéris toujours mais me tais quand Nathan me fait comprendre qu’il faut laisser une enchère à l’un des membres qui la mérite, et qui n’est pas très fortuné. Le priseur, très élégant dans un talith de soie, sait ce qu’il a à faire et il est imbattable pour faire monter les prix ou être sourd à une dernière annonce.
Quand je remporte l’enchère, il la clame en me nommant, de mon nom hébraïque, fils de mon père qu’il nomme aussi. Il le connait désormais et n’a plus à me le demander.
Puis la Torah est sortie. Le chantre, les sourcils froncés, s’approche des rouleaux, ajuste sa cravate, indifférent à l’assemblée. Sa figure ne s’éclaire pas. Il redresse mécaniquement un pan de son châle. Sa tête est maintenant penchée et ses yeux presque clos. Il commence à lire, à chanter et chacun suit, son livre à la main.
Moi aussi je tente de suivre, mais n’y arrive pas toujours, abandonne le texte pour écouter le chant, m’y remet rapidement, persuadé de tous les regards sur moi, presque honteux de moi-même, de l’ostensible effort. Le rite, ici, est judéo-tunisien et ma mémoire vogue dans l’enfance, dans la voix trop forte du père.
Je lève les yeux et scrute l’assemblée en tentant de ne pas me faire remarquer. Maintenant, tous discutent bruyamment et ne lorgnent personne.
Je vais bientôt monter à la Torah et me prépare. Une épreuve qui ne me laisse aucun repos. J’ai le cœur qui tremble, dans l’indécise crainte de ce qui va venir, la maladroite lecture, mon nom clamé avant celui du père et l’accolade donnée au rabbin, après l’annonce de mon don à la communauté. Je m’imagine le visage morne et figé, grotesque et risible.
Je cherche Céline derrière le voile qui sépare les femmes. Je la vois et suis rassuré, elle ne me regarde pas, toute à son livre qu’elle tient très haut.
C’est mon tour. Nathan, d’un coup de coude en pleine poitrine, me le signifie.
Je me lève vivement, furieux de constater que mon châle traine encore vilainement sur mes épaules, furieux aussi de penser, dans ce moment d’inébranlable gravité, à Nietzsche, au Grand style et à l’élégance, puis à l’effroi d’une tortue qui se retire sous sa carapace.
Il me faudra du temps pour m’éloigner de ces forces tyranniques”.

PS. Pour ceux qui veulent lire en ouverture, le texte se trouve donc dans mes “petites histoires “, 2, dans le menu de ce satané site que je retrouve donc, après des mois.

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