Levinas, pas ma tasse de thé.

Regarde-moi dans les yeux et dis-moi, pourquoi tu me dis que Levinas est un grand philosophe. Surtout, regarde-moi dans les yeux. Ils sont bleus. »

C’est ce que j’ai pu dire à un ami presque philosophe. C’est ce que je disais souvent, il y a longtemps, moi qui ne goûte  pas vraiment Levinas, nom magique, pour beaucoup, presque de l’herméneutique, par redondance enfermée dans un patronyme.

Si je dis « dans les yeux », c’est pour mesurer autant l’humour que la connaissance de celui où celle qui va me répondre.

Car, en effet, Emmanuel Levinas nous dit à propos du visage (l’Autre)

“Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas. Il y a d’abord la droiture même du visage, son expression droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. Éthique et Infini (entretiens de février-mars 1981), VII, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1982, pp.79-80.

Et une provocation lorsqu’on dit « dans les yeux ».

Il y a ceux qui ne savent pas et ne connaissent de Levinas que le nom et la notion d’Autre, un peu dans la bouillie. Ceux-là ne comprennent pas. Puis d’autres qui savent et sourient. On les préfère, mais ils sont rares.

Et j’’attends la réponse à la question que je répète, en prenant mon verre de vin : « Regarde-moi dans les yeux et dis-moi, pourquoi tu me dis que Levinas est un grand philosophe. Surtout, regarde-moi dans les yeux. Ils sont bleus. »

Tous, absolument tous me sortent l’Autrui, l’Autre. Et le visage, évidemment. Celui de l’Autre.

Alors je dis : tu veux dire qu’il faut être « altruiste », ne pas regarder son nombril et s’intéresser à l’entourage, à celle ou celui qui est devant toi ou ailleurs, sans égoïsme forcené ? Que tu ne peux exister que dans le regard, (que tu ne dois voir, selon Emmanuel) de l’autre ? C’est ça ? Dis-moi ? Je sais que je provoque avec ces mots trop simples pour la philosophie.

Alors mon interlocuteur se met un peu en rogne, en me répondant toujours : « mais non, mais non, c’est plus complexe, ne fais pas l’idiot ! »

Alors, je réponds, inlassablement : « Explique, explique ! ». Personne ne peut ou n’ose. Ils savent, presque inconsciemment, que tout ceci est creux. Et qu’on peut faire, lorsqu’on est en forme, qu’une bouchée de ces balivernes fumeuses. Mais il est vrai qu’il est difficile d’exposer Levinas. Du moins verbalement, tant le vide est difficile à dire.

On aura compris que je n’adore pas trop Levinas, du moins sa philosophie, même si je peux (pas toujours) apprécier, par ci, par-là, une vérité dans ses commentaires talmudiques. J’aime le bonhomme, sa culture,son parcours, mais ça ne suffit pas. Comme j’aime la couleur bleue, mais ça ne suffit pas pour aimer le monde.

Levinas, c’est donc la notion d’Autre. Et j’affirme que ses admirateurs, souvent faiseurs, s’en contrefoutent de votre existence. Et campent sur une position presque snob, chic. Levinas est un sésame de l’esbroufe. Celui qui prononce son nom est, d’emblée, croit-il, un lettré et un grand connaisseur, encore plus qu’avec Jankélévitch. Et ce même s’il ne connait rien de son maître, sinon, deux ou trois petites phrases dithyrambiques, entendus dans les couloirs d’un colloque sur les intellectuels juifs.

Donc, une réception superficielle de l’œuvre (celle qui ne garde que l’éloge de l’ouverture à l’autre, du visage, etc.), peut-être à la mesure du superficiel de la pensée. Mais là, j’exagère sûrement.

Car enfin, que nous dit Emmanuel Levinas, platonicien (l’Idee de l’Autre) qui ne le dit pas frontalement ?

Je résume et j’assure que je ne falsifie pas : son bouquin de base (hors les commentaires talmudiques, souvent ennuyeux,sauf quelques pépites), c’est Éthique et infini d’où est donc extrait ma citation sur les « non-yeux ».

La rencontre avec autrui est donc le fondement du monde. Cette relation, nous dit-il est « éthique », au-delà de la réalité (je ne reviens pas ici sur Rosset, trop facile).

Le visage, explique Levinas, interdit de tuer. Levinas remet ainsi en cause le visage réduit à une matière, une tête.

On est, encore une fois, dans le platonisme (l’Idée de la chose qui n’est pas la chose, son apparence, Idée qui dans sa substitution au réel l’anéantit, pour le refaçonner dans une pureté presque originelle). Soit. Jusque-là, rien de dramatique, la métaphysique doit fonctionner et l’abstraction n’est pas criminelle. Même la sempiternelle affirmation de l’illusion ou l’artifice du monde. On peut lire. Même si on peut être déconcerté lorsque dans un lit avec la femme qu’on aime, on lui dit que ses yeux n’existent pas, ou, plus ridicule, qu’elle est l’Autre dans laquelle je me fonds éthiquement, sans regard.

Je sais qu’il ne faut pas ironiser devant le visage et l’Ethique. Mais lisez, je vous en supplie, lisez, comme je l’ai fait des centaines d’heures entières, Levinas et ses commentateurs. Vous ne ferez que nager dans les mots, sans le réel, y compris théorique.

Il faut donc se tourner vers autrui « comme vers un objet, en l’objectivant, en niant même l’identité, la singularité (ce qui paradoxalement peut convenir à pu Clément Rosset, pourtant pourfendeur de ce petit idealisme d’une métaphysique qui ne se cogne pas au reel. Et pourtant, nous dit Levinas, regarder un visage, cela ne revient pas à regarder un objet. Pourquoi ? D’abord, très simplement, autrui n’est pas un objet, mais il est un sujetAutrui est un moi – et en cela il est identique à ce que je suis, puisque je suis un moi – mais il est un moi qui n’est pas moi. L’autre n’est donc pas objet, mais sujetet, parce qu’il n’est pas moi, il est un sujet absolument étranger au sujet que moi je suis. 

Et c’est parti, immédiatement sur « l’énigme de l’autre” , dont l’altérité m’échappe. En raison de son altérité même, car il est mystère, dirait le professeur de Lycée.

Mais non, mais non, lis Michel, ces phrases de Levinas : « Le visage d’autrui est sens à lui seul. » « Toi, c’est toi. C’est simple, non Michel ?

Oui, trop simple. La réalité qui sonne comme un tambour dans vos tempes qui veulent absorber une réalité théorique est plus complexe.

Je m’en vais boire un verre avec autrui, au café du coin.

PS. Je ne sais ce qui m’a pris d’écrire ce billet. Il y a longtemps que je voulais dire que Lévinas n’était pas ma tasse de thé. Mais le terrorisme ambiant, dans les cercles d’études, les associations de toutes sortes, dans les bouquins théoriques m’en empêchaient. Trop difficile de critiquer celui qui est encensé (pas un seul article critique en ligne). A être seul dans la critique, c’est risquer d’être vilipendé par autrui. Et je voulais éviter. Pour la paix. La mienne, pas celle des autres qui hurlent. Pour garder mon visage lisse, prêt, immédiatement prêt à être absorbé par l’Autre…

Mais, évidemment, il me faudra revenir plus sérieusement sur ce « dialogisme » et écrire plus sérieusement sur l’esbroufe Levinas. Ils ne vont pas être contents, les Autres. Tant pis.

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