Revenue chez lui. Je n’arrive pas à connecter sur Qobuz ces enceintes en forme de poire, de bois clair. Il y en a partout des enceintes, des chaines, des boitiers son, du Bluetooth, du wifi, partout, dans toutes les chambres, sur les cheminées, les tables, les bureaux, les chevets. Quand je lui ai demandé, il y désormais quelques mois, le motif de cette accumulation pléthorique, il a failli se fâcher (tu ne vas pas me la sortir F, l’addiction à l’achat !) et m’a gentiment expliqué, comme il fait quand, dans son fauteuil jaune, il croise ses jambes et joint ses mains en caressant le pouce contre l’autre. Personne n‘a remarqué cette posture, cette jointure des pouces dans un frottement certainement électrique sous la peau, sauf moi. C’est quand il veut ne pas être « fatigué de l’autre ». Il m’a juste dit, par quelques phrases définitives (avec lui, l’exagérant, celui que j’aime, tout est définitif, c’est ce qui lui fait haïr les ruptures de tous bords) que la musique, c’était presque son cœur, qu’il en fallait partout, être entouré de musique, qu’il lui fallait, paradoxalement, de la haute définition, lui les oreilles un peu esquintées, justement pour pallier l’audition altérée et l’appareillage pas reproducteur fidèle des sons (faut compenser, régler et régler encore, F, comme dans la photo, F, c’est du même ordre, trouver le centre, le bon son, le bon ton, toujours régler, comme dans l’amour, accorder, le centre quoi…).
Bon, pas grave, ces enceintes, sans ampli, en bois clair, y‘a de la musique partout chez M. Il m’a dit qu’il en a offert depuis des décennies des enceintes, des barres de sons, « pour stopper le YouTube sur iPhone, sans amplification de qualité, F, c’est pas croyable qu’on puise écouter de la musique comme ça, F, tu fais ça, je t’assassine, F ! Mais ils s’en foutent tous F ! Je n’offre plus !). Je l’adore quand il s’énerve comme ça, je l’adore. Il est là, il est lui. Dans le nœud de l’essentiel, comme il dit, ne se laisse pas abattre, il rugit, il vit M. Personne ne l’a vu muet, effondré, épaules rentrées, il faut qu’il dise pour la vie, M. Juste quelques secondes de dépit quand devant une femme il dit « je suis fatigué » ou, je l’ai déjà raconté mille fois « je suis fatigué de toi ».
Il m’a dit, juste avant qu’il ne parte un petit bout de temps, qu’il ne le disait plus le « de toi », ça heurtait les petites âmes de pacotille qui ne méritent pas un centimètre d’élévation (ses mots) alors que nul n’a compris que s’il dit ça (fatigué ou fatigué de toi), c’est qu’il aime, on ne peut dire qu’on est fatigué à un être qu’on n’aime pas ou être fatigué de quelqu’un si on ne l’adore pas. Elle a raison, Viviane, ma Maman, il faut caresser les fatigués et tourner le dos aux « petits dominateurs toujours en forme, fromage blanc dans le cerveau ». Je l’ai déjà écrit : ces deux s’aiment, unis par l’exagération. Mais ils ont raison ces deux êtres.
Puis, un abattement, une plainte tenace, c’est pas poli, devant des étrangers, c’est un hymne à l’amour, à l’amitié qu’il faut clamer, frontalement (je t’aime, Dieu que je t’aime) ou de biais (je suis fatigué de toi). Il a raison.
Je reviens à la musique, aux enceintes en forme de poire, de bois clair. Pas par hasard, aujourd’hui dimanche, chez lui, j’ai tout rangé, il m’a dit – je le sais- qu’il n’a rien à camoufler, tu peux ranger F. Des tonnes de vêtements, des tonnes. De la vaisselle pour une cantine, des objets dont je ne connais pas l’usage. Mais on aurait tort de croire qu’il accumule. Il me l’a expliqué il y un mois. Le plaisir d’un toucher d’un objet, de son utilisation quelques minutes, un polo de marque, une veste en lin, achetés en ligne pour pas trop cher, ne sont là que pour être touchés, portés quelques minutes, quelques jours. Le prix, pas énorme, vaut ce plaisir. OK, OK, faut donner aux plus pauvres. On va faire. Et plus encore, tout ce qu’il y a à, ramasser, des camions de rêve, dans sa maison près de Paris, désormais vendue, où vont s’installer des gens qui vont y être heureux, obligatoirement. On va faire. Lui, il ne peut pas.
Alors, j’ai rangé.
Dans une chemise à sangle, d’un vilain orange, j’ai trouvé des photos, des lettres. Il a laissé cette chemise cartonnée, ouverte, non sanglée donc, sur son bureau. Il savait que j’allais ranger. Il voulait que je lise, que je vois, rien à cacher de cette vie, tout à faire comprendre. Et, de sa belle écriture, des lettres un peu séparées, comme du script, ses pages lues au cimetière, en honneur à sa mère.
Je les connaissais, je l’avais trouvée cet hommage dans son ordinateur, dans son dossier « sans titre ».
Je l’ai collé ici pendant quelques minutes. J’ai effacé, mon geste était trop intrusif, ne devait pas être le mien. Tant mieux pour ceux qui ont eu le lire. J’arrête, je reviens demain, il faut que je range.
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