Un texte de Claude Lévi-Strauss, sur la liberté

Réflexions sur la liberté


Une commission spéciale de l’Assemblée nationale examine actuellement trois propositions de loi sur la ou les libertés.

Étant de pure procédure, celle du groupe socialiste se situe hors du champ de la réflexion philosophique. Au contraire, la proposition de la majorité et celle du groupe communiste entrent dans le vif du sujet. Or, tout en le traitant et même en le définissant de façons différentes, elles s’accordent sur un point : l’une et l’autre prétendent donner un fondement universel à l’idée de liberté et aux droits qui en découlent. La majorité définit la liberté comme « caractère distinctif de la volonté humaine » ; de son côté, le groupe communiste voit dans les libertés et dans leur exercice « des droits imprescriptibles » possédés par « tout être humain ».


C’est oublier que l’idée de liberté telle que nous la concevons est apparue à une date relativement récente, que les contenus qu’elle recouvre sont variables, et qu’une fraction seulement de l’humanité adhère à la première et croit jouir des seconds, de manière souvent illusoire au surplus.

Derrière les grands principes de la Déclaration des droits se profilait, en 1789, la volonté d’abolir des libertés concrètes et historiques : privilèges de la noblesse, immunités du clergé, communes et corporations bourgeoises, dont le maintien faisait obstacle à d’autres libertés, concrètes et historiques elles aussi. Dans ce cas comme dans d’autres, les formes de l’existence pratique donnent un sens aux idéologies qui les expriment. En répétant siècle après siècle le même credo, nous risquons d’être aveugles au fait que le monde où nous nous mouvons a changé. Les libertés privilégiées qu’il reconnaît, celles aussi qu’on y revendique, ne sont plus les mêmes.


Ce caractère relatif de l’idée de liberté ressort davantage encore dans le cas des pays dits sous-développés où, avec la Déclaration internationale des droits de 1948, nous avons colporté sinon même imposé des formules qui, dans l’état où ils se trouvaient, et où beaucoup se trouvent encore, sont largement dépourvues de signification. Aux victimes de la faim et d’autres misères physiologiques ou morales, il importerait sans doute peu, si leur condition devait changer, que ce fût dans des cadres que nous-mêmes jugerions insupportables. Passer sous le régime du travail forcé, de l’alimentation rationnée et de la pensée dirigée pourrait même apparaître comme une libération à des gens privés de tout, puisque ce serait pour eux le moyen historique d’obtenir du travail rémunéré, de manger à leur faim, et d’ouvrir leur horizon intellectuel à des problèmes qui leur soient communs avec d’autres hommes.


De même, les adhérents à l’idéologie d’un État totalitaire peuvent se sentir libres, quand ils pensent et agissent comme la loi l’attend d’eux. Montesquieu n’avait pas prévu que la vertu, ressort des régimes démocratiques, peut être inculquée à un peuple, dans le laps d’une génération, par des procédés de dressage qui n’ont guère de rapport avec elle. Mais à partir du moment où, comme en Chine, la vertu règne, les membres individuels du corps social se montrent, parfois en grande majorité, conformes à la définition que Montesquieu donne de l’homme de bien : celui « qui aime les lois de son pays, qui agit pour l’amour des lois de son pays ».

Aujourd’hui seulement, et forts de l’expérience de ce dernier demi-siècle, pouvons-nous mesurer combien la notion de vertu est équivoque, et comprendre qu’elle trace une voie particulièrement étroite entre le fanatisme spontané d’un côté, la pensée dirigée de l’autre. Encore n’est-il pas sûr que Montesquieu n’ait pas été tenté de pousser dangereusement son « homme de bien » au bord de l’un ou l’autre de ces gouffres. Ainsi quand il écrit : « La liberté ne consiste point à faire ce que l’on veut, mais à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir. » Car d’où chacun connaîtra-t-il ce qu’il doit vouloir ? Il savait d’ailleurs fort bien que tout régime démocratique est condamné à périr précisément par dégénérescence de la vertu.


On se défiera donc du zèle apologétique qui prétend définir la liberté dans un faux absolu, en réalité produit de l’histoire. Vouloir fonder le droit aux libertés sur la nature de l’homme comme être moral prête à deux critiques. Celle d’arbitraire d’abord, puisque, selon les temps, les lieux et les régimes, l’idée de liberté admet des contenus différents. Le mariage des mineurs de vingt-cinq ans sans le consentement des parents ne resta-t-il pas interdit pendant plusieurs siècles de l’Ancien Régime, sous prétexte que, les lois ayant pour objet de rendre les engagements pleinement libres et volontaires, il convenait d’empêcher les individus d’agir sous la contrainte des passions ?


Deuxièmement, le fondement proposé demeure fragile, à cause de la nécessité où l’on se trouve de restituer subrepticement à la notion de liberté son caractère relatif. Toutes les déclarations connues, y compris les présents textes, n’énoncent chaque droit particulier qu’en subordonnant son application à ce que les lois autorisent : limite non précisée, et qu’il est à tout moment loisible de redéfinir. Autrement dit, le législateur n’accorde jamais une liberté qu’en se réservant la faculté de la restreindre, ou même, si des circonstances dont il est seul juge l’exigent, de l’abolir.


Pour ces raisons, le fondement idéologique que les deux textes de loi admettent sans débat apparaît aussi dangereux, et il convient d’inviter leurs rédacteurs à méditer les remarques judicieuses de Jean-Jacques Rousseau dans la préface au Discours sur l’origine de l’inégalité, car elles s’appliquent parfaitement à eux : « On commence par rechercher des règles dont, pour l’utilité commune, il serait à propos que les hommes convinssent entre eux ; et puis on donne le nom de loi naturelle à la collection de ces règles, sans autre preuve que le bien qu’on trouve qui résulterait de leur pratique universelle. Voilà assurément une manière très commode de composer des définitions, et d’expliquer la nature des choses par des convenances presque arbitraires. »


Peut-on concevoir alors un fondement des libertés dont l’évidence soit assez forte pour qu’elle s’impose indistinctement à tous ? On n’en aperçoit qu’un seul, mais il implique qu’à la définition de l’homme comme être moral, on substitue — puisque c’est son caractère le plus manifeste — celle de l’homme comme être vivant. Or, si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte immédiatement que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent donc au moment précis où leur exercice met en péril l’existence d’une autre espèce.
Il ne s’agit pas d’ignorer que, comme tout animal, l’homme tire sa subsistance d’êtres vivants. Mais cette nécessité naturelle, légitime tant qu’elle s’exerce aux dépens d’individus, ne saurait aller jusqu’à éteindre l’espèce dont ils relèvent. Le droit à la vie et au libre développement des espèces vivantes encore représentées sur la terre peut seul être dit imprescriptible, pour la raison très simple que la disparition d’une espèce quelconque creuse un vide, irréparable à notre échelle, dans le système de la création.


Les deux textes de loi n’ignorent pas entièrement ce genre de considérations. Mais, en prenant les conséquences pour les prémisses, ils se trouvent dans l’embarras pour décider quels droits particuliers de l’homme peuvent servir à justifier la protection du milieu naturel. La majorité inscrit celle-ci sous la rubrique du droit à la sécurité, et elle ne s’y attarde guère. Le groupe communiste préfère la ranger au nombre des droits à la culture et à l’information, ce qui n’est pas moins arbitraire. Il lui consacre deux articles au lieu d’un, mais n’en rend que plus manifestes les contradictions inhérentes à la façon dont les deux textes essayent de résoudre le problème.

Car il est contradictoire de proclamer dans un article le droit aux activités « de pleine nature », et, dans l’article suivant, le devoir de mettre cette même nature « en valeur rationnelle ». Il est aussi contradictoire de réclamer dans la même phrase « la protection de la flore et de la faune, la conservation des paysages, la liberté d’accès aux sites » et « l’élimination des nuisances dues au bruit, à la pollution et à toutes autres dégradations du cadre de vie » : la liberté d’accès aux sites est en elle-même une forme de pollution, et non la moindre. Dans un pays plus avancé que nous sous ce rapport, je veux dire le Canada, je connais tel parc naturel dont les responsables constatent la dégradation insidieuse, malgré le règlement draconien qui impose à des petits groupes de cinq ou six excursionnistes de s’engager dans les parcours autorisés à plusieurs heures d’intervalle.


Si gênant qu’il soit de l’admettre, la nature, avant qu’on songe à la protéger pour l’homme, doit être protégée contre lui. Et quand, dans une déclaration récente, M. le Garde des sceaux déclare que « la justice ne peut rester indifférente aux agressions que l’homme subit du fait des nuisances », il inverse, lui aussi, les données du problème : l’homme ne subit pas l’agression des nuisances, il les cause. Le droit de l’environnement, dont on parle tant, est un droit de l’environnement sur l’homme, non un droit de l’homme sur l’environnement.
D’aucuns objecteront que les trois propositions de loi traitent des droits individuels, et demanderont comment on pourrait les dériver de droits fondés seulement à l’échelon spécifique. Mais cette difficulté n’est qu’apparente, car, quand nous définissons l’homme comme être moral suivant l’acception traditionnelle, nous nous référons en fait à une propriété distinctive de la vie sociale, qui est d’élever chacun de ses participants au rang d’espèce. En imposant à chaque individu d’exercer une fonction, de remplir un ou plusieurs rôles, en un mot d’avoir une personnalité, le groupe le transforme en un équivalent de ce qu’on pourrait appeler une espèce mono-individuelle.

Sans même envisager le groupe dans son ensemble, il suffit, pour s’en convaincre, de voir comment une famille quelconque ressent la perte d’un de ses proches : atteinte au plus profond par la dissolution d’une synthèse irremplaçable qui, pour un temps, unissait en un tout cohérent une histoire particulière, des qualités physiques et morales, un système original d’idées et de conduites… Un peu comme si, dans l’ordre naturel, s’éteignait une espèce, elle aussi synthèse unique de qualités particulières qui ne réapparaîtront jamais plus.
Quand nous disons que l’homme est un être moral et que cette qualité lui crée des droits, nous prenons seulement acte du fait que la vie en société promeut l’individu biologique à une dignité d’un autre ordre. En reconnaissant ce phénomène, on ne rejette pas le critère de moralité ; on l’intègre à un ensemble plus général, avec, pour conséquence, que du respect dû à l’espèce en tant qu’espèce — et donc dû à toutes les espèces — dérivent les droits dont, dans le cas de la nôtre, chaque individu peut se prévaloir comme individu : au même titre qu’une espèce quelconque, mais pas plus loin.
Seule, cette problématique pourrait recueillir l’assentiment de toutes les civilisations. La nôtre d’abord, car la conception qu’on vient d’esquisser fut celle des jurisconsultes romains, pénétrés d’influences stoïciennes, qui définissaient la loi naturelle comme l’ensemble des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres animés pour leur commune conservation ; celle aussi des grandes civilisations de l’Orient et de l’Extrême-Orient, inspirées par l’hindouisme et le bouddhisme ; celle, enfin, des peuples dits sous-développés, et même des plus humbles d’entre eux, les sociétés sans écriture qu’étudient les ethnologues. Si différentes que ces dernières sociétés soient les unes des autres, elles concordent pour faire de l’homme une partie prenante, et non un maître de la création. Par de sages coutumes que nous aurions tort de reléguer au rang de superstitions, elles limitent la consommation par l’homme des autres espèces vivantes et lui en imposent le respect moral, associé à des règles très strictes pour assurer leur conservation.
Nul doute que si, dans sa définition des libertés, le législateur français accomplissait le pas décisif consistant à fonder les droits de l’homme sur sa nature d’être non pas moral, mais vivant, un nouveau prestige en résulterait pour notre pays. A un moment où la qualité de la vie et la protection du milieu naturel émergent au premier plan des besoins des hommes, cette reformulation des principes de la philosophie politique pourrait même apparaître, aux yeux du monde, comme l’amorce d’une nouvelle déclaration des droits. On dira avec raison que les conjonctures sociale et internationale ne s’y prêtent guère, mais des étapes préliminaires ont aussi préparé les autres. Dès à présent, on pourrait en attendre un retentissement comparable, dans l’opinion, à celui provoqué par la Déclaration d’indépendance en 1776, les Déclarations des droits en 1789 et 1793, dont nous comprenons mieux aujourd’hui que les principes servirent surtout des besoins historiques. Avec les projets actuels, une occasion unique se présente pour la France d’asseoir les droits de l’homme sur des bases qui, sauf pendant quelques siècles par l’Occident, furent explicitement ou implicitement admises en tous lieux et en tous temps.
On regrettera donc que les rédacteurs des textes en discussion aient choisi de répéter des formules rituelles, sans égard pour les confusions et les difficultés qu’elles entraînent. Ainsi, on se réclame simultanément, mais sans le dire, d’une philosophie des droits qui limite les pouvoirs de l’État, et d’une autre qui les augmente. On confond le droit de tout individu à la reconnaissance d’une sphère privée, condition et gage de sa liberté, avec de prétendus droits qui se réduisent à l’énoncé de divers objectifs souhaitables pour la vie sociale. Or on ne crée pas des droits dans le même sens en proclamant ces objectifs, car la société n’est pas automatiquement capable de les remplir. De ceux qui la gouvernent, une société peut exiger qu’ils concèdent à chacun une sphère privée : de quelque façon qu’on la définisse, il suffit pour cela de prescriptions négatives. Mais, si indispensable que soit le droit au travail pour permettre à la liberté de s’exercer, de deux choses l’une : ou son affirmation restera verbale et gratuite, ou elle impliquera en contrepartie le devoir pour chacun d’accepter le travail que la société est en état de lui fournir. Ce qui suppose soit une bonne volonté reflétant une adhésion générale aux valeurs collectives, soit, à défaut, des mesures de contrainte. Dans la seconde hypothèse, on niera donc la liberté au nom du droit qui s’en réclame ; dans la première, on attendra tout d’une disposition morale que la liberté, définie de façon négative, est impuissante à susciter : la « vertu » de Montesquieu ne se décrète pas par voie législative. Si la loi peut garantir l’exercice des libertés, celles-ci n’existent que par un contenu concret qui ne provient pas de la loi, mais des mœurs.
En vérité, les deux propositions de loi recèlent la même contradiction interne et, de ce point de vue, celles du groupe communiste et de la majorité se rejoignent. On ne peut pas adopter une définition rationaliste de la liberté — prétendant donc à l’universalité — et faire en même temps d’une société pluraliste le lieu de son épanouissement et de son exercice. Une doctrine universaliste évolue inéluctablement vers des formules équivalentes à celle du parti unique, ou vers une liberté ravageuse et dévoyée sous l’effet de laquelle les idées, livrées à elles-mêmes, se combattent jusqu’à perdre toute leur substance. Le choix final sera entre une liberté absente dans sa présence, et une liberté présente, cette fois, dans son absence, et où, pour citer à nouveau Montesquieu, après avoir été libre avec les lois, on veut être libre contre elles.
Comme solution politique, le pluralisme ne peut être défini dans l’abstrait. Il perd toute consistance s’il ne s’applique pas à des contenus positifs venus d’ailleurs, et qu’il est par lui-même incapable d’engendrer : libertés faites d’héritages, d’habitudes et de croyances qui préexistent aux lois, et que celles-ci ont pour mission de protéger. Un thème constant de la pensée politique, depuis le XVIIIe siècle, oppose les libertés dites respectivement « à l’anglaise » et « à la française ». Sans nous demander jusqu’à quel point ces notions reflètent des vérités d’expérience (qui, dans le cas de l’Angleterre, semblent pour le moins ébranlées) il vaut la peine de dégager leur signification philosophique.
Dans le premier manuel d’ethnographie paru en France, et dont on pourrait célébrer cette année le bicentenaire puisque sa première édition date de 1776, Jean-Nicolas Démeunier, qui le publia à l’âge de vingt-cinq ans, fait une profonde remarque2. Après avoir noté que les anciens évitaient de blesser les croyances populaires si absurdes soient-elles, il s’exprime comme suit : « On peut appliquer aux Anglais la même réflexion. Ces fiers insulaires regardent en pitié les écrivains qui combattent les préjugés religieux : ils rient de leurs efforts ; et persuadés que le genre humain est né pour l’erreur, ils ne se mettent pas en peine de détruire des superstitions, qui seraient bientôt remplacées par d’autres. Mais la liberté de la presse et la constitution du gouvernement leur permettent d’attaquer les administrateurs, et ils crient sans cesse au despotisme. La première loi des monarchies est d’écarter les séditieux et d’ôter la liberté d’écrire : l’esprit humain, qui est indomptable, s’égare et il attaque les religions. Les sujets des princes absolus écoutent d’ailleurs plus volontiers ces spéculations ; tandis qu’en Angleterre, on est plus disposé à recevoir les avis qu’on donne pour maintenir la liberté ; et la nation qui en jouit, ou qui croit en jouir, ne voit et n’entend rien que lorsqu’on lui parle du despotisme. »
Près d’un siècle plus tard en 1871, dans la Réforme intellectuelle en France, Renan tiendra des propos analogues : « L’Angleterre est arrivée à l’état le plus libéral que le monde ait connu jusqu’ici en développant ses institutions du Moyen Age (…) La liberté en Angleterre (…) vient de son histoire entière, de son égal respect pour le droit du roi, pour le droit des seigneurs, pour le droit des communes et des corporations de toute espèce. La France suivit la marche opposée. Le roi avait depuis longtemps fait table rase du droit des seigneurs et des communes ; la nation fit table rase des droits du roi. Elle procéda philosophiquement en une matière où il faut procéder historiquement. » De l’autre côté de la Manche, Sir Henry Sumner Maine écrivait déjà en 1861, dans son fameux ouvrage Ancient Law : « Les philosophes français se montrèrent si impatients d’échapper à ce qu’ils tenaient pour la superstition des prêtres qu’ils se sont jetés la tête la première dans la superstition des juristes. »
De ces trois jugements parallèles, celui de Démeunier va le plus loin en n’hésitant pas à voir dans la superstition le plus sûr antidote contre le despotisme. Le propos est actuel, car le despotisme existe toujours parmi nous, et si l’on demande où il siège, nous répondrons en empruntant une autre formule de Renan, plus vraie encore aujourd’hui qu’à son époque : dans « l’impertinence vaniteuse de l’administration » qui, sur tout citoyen, fait peser une insupportable dictature. Mais en quoi la superstition, dont le concept recouvre un contenu discrédité aux yeux des modernes, peut-elle s’opposer au despotisme ? Comprenons donc ce que Démeunier entendait par ce terme.
D’abord, sans doute, tous ces codes culturels que la loi Le Chapelier allait bientôt détruire ; mais aussi, de façon plus générale, cette multitude de petites appartenances, de menues solidarités qui préservent l’individu d’être broyé par la société globale, et celle-ci de se pulvériser en atomes interchangeables et anonymes ; qui intègrent chacun dans un genre de vie, un terroir, une tradition, une forme de croyance ou d’incroyance, lesquels ne s’équilibrent pas seulement les uns les autres à la façon des pouvoirs séparés de Montesquieu, mais constituent autant de contreforces capables de se dresser toutes ensemble contre les abus de la puissance publique.
En donnant un fondement prétendu rationnel à la liberté, on la condamne à évacuer ce riche contenu et à saper ses propres assises. Car l’attachement aux libertés est d’autant plus grand que les droits qu’on l’invite à protéger reposent sur une part d’irrationnel ; ils consistent en ces infimes privilèges, ces inégalités peut-être dérisoires qui, sans contrevenir à l’égalité générale, permettent aux individus de trouver des points d’ancrage au plus près. La liberté réelle est celle des longues habitudes, des préférences, en un mot des usages, c’est-à-dire — l’expérience de la France depuis 1789 le prouve — une forme de liberté contre quoi toutes les idées théoriques qu’on proclame rationnelles s’acharnent. C’est même leur seul point d’accord, et quand elles sont parvenues à leurs fins, il ne leur reste plus qu’à s’entre-détruire. Nous en sommes là. Au contraire, des « croyances » (terme qu’il ne faut pas prendre au sens de croyances religieuses, bien qu’il ne les exclue pas) peuvent seules donner à la liberté des contenus à défendre. La liberté se maintient par le dedans ; elle se mine elle-même quand on croit la construire du dehors.
L’ethnologue n’a guère de titre à s’exprimer sur ces problèmes, sinon que sa profession l’entraîne à. voir les choses avec un certain recul. Mais, sur un point au moins, il peut apporter une contribution positive. Certains, parmi nous, se consacrent à l’étude de sociétés peu nombreuses, d’un très bas niveau technique et économique, et dont les institutions politiques offrent une grande simplicité. Rien n’autorise à reconnaître en elles une image des sociétés humaines à leur début, mais, sous cette forme dépouillée, elles exposent, peut-être mieux que des sociétés plus complexes, les ressorts intimes de toute vie sociale et quelques-unes de ses conditions qu’on peut tenir pour essentielles. Or on a remarqué que, dans les régions du monde où elles survivent encore, ces sociétés oscillent entre quarante et deux cent cinquante membres. Quand le chiffre de la population tombe en dessous du seuil, la société considérée disparaît plus ou moins vite ; et quand il dépasse le maximum, elle se divise. Tout se passe donc comme si deux groupes de quarante à deux cent cinquante membres étaient viables, alors qu’un groupe, disons de quatre cents ou cinq cents membres, ne l’est pas. Les causes économiques n’expliquent le phénomène qu’imparfaitement. Il faut donc admettre que des raisons plus profondes, d’ordre social et moral, maintiennent le nombre d’individus appelés à vivre ensemble dans des limites entre lesquelles se situerait ce qu’on peut appeler l’optimum de population. On vérifierait ainsi, de manière expérimentale, l’existence d’un besoin de vivre en petites communautés, partagé peut-être par tous les hommes ; ce qui n’empêche d’ailleurs pas celles-ci de s’unir quand l’une d’elles subit une attaque venue du dehors. Fondée sur la possession collective d’une histoire, d’une langue (en dépit de différences dialectales), d’une culture, même une solidarité à grande échelle comme la solidarité nationale résulte dans ces sociétés — et sans doute aussi ailleurs — de la congrégation de petites solidarités.
Contrairement à Rousseau qui voulait abolir dans l’État toute société partielle, une certaine restauration des sociétés partielles offre un dernier moyen pour rendre aux libertés malades un peu de santé et de vigueur. Malheureusement, il ne dépend pas du législateur de faire remonter aux sociétés occidentales la pente sur laquelle elles glissent depuis plusieurs siècles — trop souvent, dans l’histoire, à l’exemple de la nôtre. Il peut au moins se montrer attentif au retournement de tendance dont on relève çà et là des indices ; l’encourager dans ses manifestations imprévisibles, si incongrues, choquantes même, qu’elles puissent quelquefois paraître ; en tout cas, ne rien faire qui risque de l’étouffer dans l’œuf ni, s’il s’affirme, l’empêcher de suivre son cours.

EXTRAIT DU “REGARD ELOIGNE”

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