Retour. Presque forcé par un ami retrouvé après des décennies et qui connaissait mon pseudo. Il suffit de Google pour retrouver ce site et mon numéro de téléphone professionnel quand on connait mon nom.
Donc un coup de fil. Toujours utile et fructueux dans cette période « inédite » de perdition du sentiment et du réel. Tout s’est en effet passé comme si la déviation morale ou sentimentale pouvait être pardonnée par le moment-Covid. A temps incroyable, comportement éclaté, adoubé par le déviant, certain du pardon, heures inouïes obligent. Non, la solidarité et l’empathie peuvent ne pas être concomitants de leur nécessité ponctuelle. Mieux encore, la trahison, l’inconcevable sont venus alimenter ce temps qui a déstructuré l’universel tant il ne pouvait s’y terrer.
Mais, encore une fois, je m’éloigne, happé par une petite colère de rien du tout, de mon propos qui est celui d’une retrouvaille téléphonique.
On discute donc de tout et de rien du tout. Il est géologue. Drôle de métier. J’y reviendrai, tant la chose est sérieuse.
Il me rappelle nos discussions enflammées sur le style. Littéraire s’entend. Pas celui de la démarche ou du juste déhanchement dans la danse de boite de nuit ou la chemise Lacoste que nous portions tous comme des jumeaux infinis.
Moi c’était Flaubert et sa rigueur. Lui les torrents balzaciens. Balzac qui écrivait au kilomètre. Flaubert, lui, restait des jours sur une locution, une virgule ou un mot.
Il m’a répété que cette rigueur était antinomique de mon tempérament et que l’on pouvait douter de ce compagnonnage, peut-être de façade, avec le style flaubertien alors que dans ma quotidienneté, l’exubérance et même la désinvolture désordonnée dominait et écrasait tous les carrés du monde.
Je lui ai rétorqué que l’exacerbation balzacienne était contraire à son esprit géométrique exactement en phase, au demeurant, avec son métier de science.
On a bien ri. Ce à quoi devrait servir la conversation téléphonique avec des êtres non compliqués. Ce n’est pas un compliqué.
Cette conversation, après mille minutes sur nos dragues, nos musiques, l’autre style, celui de la frime sans laquelle l’adulte ne connait pas la lucidité, est, évidemment, venue sur la période dite « inédite ».
Il a lu mes billets, m’avoue qu’il les lit depuis des mois, alerté par une amie commune qui n’est plus une amie ; qu’il n’a jamais voulu me téléphoner, que cela pouvait ne rien vouloir dire après tant d’années, que ce soir il était joyeux, qu’il en avait parlé à son épouse qui est « belle comme le jour », laquelle lui a conseillé de me joindre, qu’on ne savait jamais, que l’amitié pouvait être continue, que j’étais peut-être dans le besoin de rencontres dans cette période « inédite » et que « ça ne mangeait pas de pain ». Cette femme, je l’aime déjà avant de la rencontrer bientôt.
Cet ancien ami est exact, intelligent, clairvoyant. Tous ses mots étaient de la réalité présente.
Alors, il me dit être jaloux de ma plume. Non pas qu’il écrit mal ou ne sait pas écrire. C’est moi qui suis jaloux, tant son talent d’écriture (on ne le perd jamais) était époustouflant. Je lui dis, étonné par ce propos. Il me répond juste qu’il se souvient encore de mes mots lorsque, étudiants et correspondant toujours, je lui disais qu’il ne fallait pas écrire, que tout avait déjà été dit et que l’écrivant était un faiseur qui courait après sa reconnaissance inutile; qu’il fallait sourire devant un vrai texte et fermer les livres désuets et ridicules. Tout avait été dit.
C’est vrai. Je ressassais ce leitmotiv. Allez savoir pourquoi ? Peut-être l’absence de talent qu’on camoufle sous l’impossibilité de l’écriture qui est celle de la sienne, improbable.
Alors il me propose un texte, persuadé que je n’en ferai qu’une bouchée, comme il a dit.
Juste reprendre tous les titres de la Presse, les titres des articles, les résumés du contenu et, juste lâcher, sous leur reproduction, une phrase qu’il sait d’avance « assassine ».
Je lui réponds que ça ne m’intéresse pas et que je sais déjà, avant de lire ce que je vais écrire. Il me dit que c’est exactement ça : mes mots en suspens, derrière d’autres mots creux, « du plomb sur le gaz carbonique ». J’assure que ce sont ses mots.
Mon ancien ami est un être intelligent, qui sait écrire, qui sait parler. Et sa femme, « belle comme le jour », est un ange.
Je lui ai promis de lui répondre par la négative, dès demain. Il a ri. Je n’ai pas changé, a-t-il dit.
Là, il se trompe. Mais peu importe, je vais les rencontrer, lui et sa femme sur une terrasse, pas loin de chez moi. Ils n’ont pas peur des verres potentiellement infectés. Et moi non plus. C’est un géologue et sa femme est, comme vous le savez désormais, « belle comme le jour ».
Cioran dirait que les jours ne sont pas beaux. Dieu qu’il a tort. Ils sont beaux pour le temps qui court après la beauté.
Je vous dirai, peut-être.