accusation de génocide, un texte de Georges Bensoussan

De quoi l’accusation de génocide portée contre Israël est-elle le nom ?

Pour l’historien Georges Bensoussan, la récente décision de la Cour internationale de justice contre Israël découle d’un usage militant de l’Histoire.

LE POINT. Par Georges BensoussanPublié le 26/01/2024 à 16h37, mis à jour le 26/01/2024 à 18h34

La Cour internationale de justice à La Haye, le 11 janvier 2024.
La Cour internationale de justice à La Haye, le 11 janvier 2024. © ANP / ANP/ABACA

L’accusation de génocide porté contre Israël n’est pas nouvelle. Le schéma est connu de longue date. « L’antisionisme est une introuvable aubaine, écrivait déjà Jankélévitch en 1971, car il nous donne la permission et même le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. »

Les Juifs, des nazis ? Nous y sommes. Ce faisant, le crime réel des nazis disparaît derrière la guerre que mène l’armée israélienne contre le Hamas à Gaza. L’idée fait son chemin depuis un certain nombre d’années. Au cours d’une manifestation pour Gaza en janvier 2009, l’écrivain antisémite Alain Soral déclarait : « Nous, résistants français d’Égalité et Réconciliation, voulons par notre présence ici saluer l’héroïque résistance du ghetto de Gaza comme nous aurions salué il y a soixante ans, au nom des mêmes valeurs, l’héroïque résistance du ghetto de Varsovie. » En 2023, l’historien libanais Gilbert Achcar use de la même comparaison pour évoquer l’action du Hamas le 7 octobre : « La dernière contre-offensive de Gaza fait plutôt penser au soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943. »

Accuser aujourd’hui l’État d’Israël de pratiquer un génocide à Gaza – Israël doit tout faire pour « empêcher la commission de tous actes entrant dans le champ d’application » de la Convention sur le génocide, a déclaré vendredi 26 janvier la Cour internationale de justice (CIJ), qui siège à La Haye, sans évoquer pour autant un cessez-le-feu –, lequel reproduirait point par point la Nakba dépeinte en pendant arabo-palestinienne de la Shoah, permet d’abord d’éluder la collusion du mufti de Jérusalem avec les nazis qui loin d’être réductible à une « dérive personnelle » (sic) comme on le lit parfois, s’inscrivit au contraire au diapason d’une grande partie du nationalisme arabe, à l’image de l’Irak (où il trouva refuge en 1939) où prospéraient les mouvements de jeunesse Al-Futuwwa et Kataëb Al-Shabab profondément réceptifs à la propagande nazie.

à lire aussi Guerre Hamas-Israël : les racines islamo-nazies de l’organisation terroristeCertes, le passé nazi d’Amin al-Husseini pèse lourd dans le passif de ce combat national-là, c’est pourquoi certains vont s’efforcer de présenter son exil à Berlin comme la conséquence des mesures de rétorsion prises contre lui par les Britanniques depuis 1937, avec pour sous-entendu qu’ils l’auraient poussé dans les bras du Troisième Reich. Comme s’il ne s’était tourné vers les nazis qu’à partir de son exil forcé en 1937 alors que c’est dès le 31 mars 1933 qu’il avait secrètement rendu visite au consul allemand de Jérusalem, Heinrich Wolff : « Les musulmans à l’intérieur de la Palestine, lui déclare-t-il, accueillent favorablement le nouveau régime et souhaitent que le leadership fasciste antidémocratique se propage. » Et de lui proposer une politique de collaboration à laquelle Berlin ne donnera suite que quatre ans plus tard en lui offrant même à partir de novembre 1941 et jusqu’à la chute du Reich en avril 1945, un asile de luxe à Berlin, avec pour lui et sa suite d’une cinquantaine de personnes 50 000 reichsmarks mensuels prélevés en général sur les biens juifs spoliés. C’est aussi à partir de Berlin que le mufti de Jérusalem joue un rôle actif sur Radio Zeesen, l’émetteur allemand à ondes courtes capté dans tout le bassin méditerranéen et jusqu’au Proche-Orient, Iran compris comme lorsque ce 1er mars 1944 il déclare, entre cent autres messages du même acabit : « Tuez les Juifs où que vous les trouviez, pour l’amour de Dieu, de l’Histoire et de la religion ! » C’est à partir de Berlin aussi qu’il joue un rôle actif pour empêcher le sauvetage des Juifs, en particulier des enfants juifs qui pouvaient être envoyés en Palestine contre des prisonniers allemands. La collaboration avec le Reich nazi ne relève pas d’un « naufrage personnel », ce naufrage fut celui d’une grande partie de la Palestine arabe où le mufti de Jérusalem demeurait extrêmement populaire en 1945. À cet égard, les ambassadeurs français au Caire en 1944-1946 préviennent le Quai d’Orsay et le gouvernement français que la personne du « grand mufti de Jérusalem » est très populaire dans le monde arabe. C’est cette popularité qui explique que la France, embarrassée par ses possessions coloniales au Maghreb et ses intérêts généraux dans le monde arabe, voit en lui un prisonnier bien encombrant. De là, la pseudo-évasion d’Amin al-Husseini vers l’Égypte, en mai 1946.

La « bataille des routes » de 1948

S’il s’agit d’évoquer l’expulsion d’une partie de la population palestinienne par les Israéliens (la Nakba), il faut être complet sur le sujet. Et commencer par expliquer qu’en mars 1948, en Palestine, les Juifs sont en train de perdre la « bataille des routes ». Car le peuplement juif, discontinu, est un peuplement en archipel dont les communications sont le point faible, en particulier l’axe qui relie Tel-Aviv, la plus grande ville juive de Palestine (200 000 habitants, un tiers de la population juive du pays) à Jérusalem, la deuxième grande communauté juive (100 000 habitants). La route qui mène à Jérusalem s’élève jusqu’à 800 mètres d’altitude, égrenant tout au long de son parcours, sur les hauteurs des villages arabes qui depuis plusieurs mois bloquent les communications sur cet axe comme sur d’autres. L’« archipel juif » est peu à peu étranglé. En mars 1948, les convois de ravitaillement tombent les uns après les autres dans des embuscades qui ne laissent aucun survivant : il n’y a pas de prisonniers, tous les membres des convois, enfants compris, sont tués. Fin mars 1948, la Palestine juive est sur le point de perdre la guerre. En particulier dans la Jérusalem juive assoiffée et affamée par le siège.

C’est dans ce contexte qu’à partir du 1er avril 1948, avec le « plan Dalet », source d’innombrables fantasmes jusqu’aujourd’hui, les troupes juives passent à l’offensive et expulsent une partie de la population arabe des « villes mixtes », Tibériade, Safed, Saint-Jean-d’Acre et Jaffa, des villes qui ont gardé la mémoire des épisodes de massacres de leur population juive. À l’instar de Safed en Galilée, meurtrie par les tueries de 1834, de 1838 et de 1929, et de Jérusalem en 1920 et en 1929. Dans tous ces cas, l’expulsion menée par les troupes juives fut une mesure préventive destinée à empêcher un massacre qui, plus encore qu’autrefois, ne manquerait pas de se produire au moindre signe de faiblesse. Une légende noire entoure le « plan Dalet » qui veut y voir un plan d’expulsion générale de la population palestinienne. Or, les historiens, même les plus critiques à l’endroit du sionisme, admettent aujourd’hui que le « plan Dalet » n’avait rien d’un « plan secret » ni d’un plan d’expulsion systématique. Sa lecture de la population arabe. Un pseudo « plan secret » distribué à des centaines d’unités combattantes et tellement « secret » qu’il est en libre consultation dans tous les centres d’archives d’Israël et qu’on peut le lire in extenso dans plusieurs ouvrages d’histoire. À commencer par ceux de l’historien israélien Benny Morris.

La lecture du « plan Dalet » permet de comprendre à quel enjeu il répondait, celui d’un risque, au mieux d’une « purification ethnique » dirigée contre les Juifs de Palestine, au pire d’un massacre général comme le laissaient présager tous les engagements armés depuis début décembre 1947, d’une extermination. Le discours arabe, radiodiffusé ou écrit, ne laissait à cet égard aucun doute aux 600 000 Juifs du Foyer national qui savaient d’expérience qu’ils pouvaient en effet craindre le pire. Cette crainte relevait-elle du fantasme ? Ce n’est pas ce dont témoignait, notamment, l’écrivain Amos Oz, par ailleurs une des grandes figures du « camp de la paix » en Israël dans : « Toutes les localités juives tombées entre les mains arabes au cours de la guerre d’indépendance furent sans exception rayées de la carte […]. Dans les territoires conquis, les Arabes procédèrent à une purification ethnique bien plus radicale que celle que les Juifs pratiquèrent au même moment. […] Sur la rive occidentale du Jourdain et dans la bande de Gaza […], il n’y avait plus un seul Juif. Leurs villages avaient été anéantis, les synagogues et les cimetières détruits. »

Le « plan Dalet » rompt brutalement avec la stratégie jusque-là strictement défensive du Yishouv pour passer à l’offensive en expulsant la population des villages arabes hostiles que les militaires juifs ne veulent pas laisser derrière leurs lignes comme des poches de populations qui constitueraient demain une « cinquième colonne ». C’est-à-dire, selon eux, une menace d’extermination venue du cœur même de leur territoire.

à lire aussi Gaza, ferveur et cynisme arabesLe « plan Dalet » vise également à expulser la population des villages qui bloquent les axes de communication, en particulier l’axe Tel-Aviv-Jérusalem, un blocus des routes qui conduit le Foyer national juif à la défaite. Il vise à sauver l’État juif en formation d’une défaite qui se profile fin mars 1948. C’est la réponse à la volonté arabe, et pas seulement palestinienne, d’en finir avec cet embryon d’État juif, qui refuse l’antique statut de « minorité protégée » avec tous les risques de massacre que cela impliquait. In fine, le « plan Dalet » fut si peu un plan d’expulsion systématique qu’aujourd’hui les Arabes constituent 21 % de la population de l’État d’Israël. Plus de 2 millions de ses citoyens. Ce plan, objet de toutes les rumeurs, entendait répondre à des considérations stratégiques de survie. L’État-major israélien comme le pouvoir civil était convaincu, expérience à l’appui, que, en cas de victoire, les troupes arabes eurent procédé à un massacre d’ampleur.

La peur fait fuir

Enfin, les récits militants semblent ignorer cette réalité inhérente à tous les conflits : la peur fait fuir. En août 1914, une masse énorme de réfugiés venus de Belgique et du nord de la France se précipite vers le cœur du pays. En juin 1940, 8 millions de réfugiés belges et français encombrent les routes de l’exode. Pourquoi la paysannerie arabe ferait-elle exception ? Ce qui est vrai pour tous le serait partout au monde, sauf en Palestine ?

En 1949, à la fin des combats, ce n’est pas l’État d’Israël qui empêche la naissance de la Palestine arabe, mais la Jordanie et la Ligue arabe avec elle. Le roi Abdallah de Jordanie, le premier, contacte l’Agence juive et s’engage auprès d’elle, pour ne pas lancer sa Légion arabe contre le jeune État juif, à la condition que celui-ci lui laisse les mains libres dans le territoire alloué par les Nations unies à la Palestine arabe. C’est-à-dire, en termes clairs, à l’annexer. L’État d’Israël trouve évidemment son compte à un accord qui détourne de lui la seule vraie force militaire arabe.

L’État arabe de Palestine prévu par les Nations unies est ainsi absorbé par la Jordanie sans que la Ligue arabe (dont elle est membre) l’en empêche. La Cisjordanie (la Judée et la Samarie bibliques) et le territoire de Gaza destinés par les Nations unies à l’État de la Palestine arabe sont alors libres de toute présence israélienne. De là, cette question capitale entre toutes : pourquoi l’État arabe de Palestine n’a-t-il pas vu le jour en 1949 une fois la guerre terminée ? Et pourquoi cette question ne resurgit-elle que dix-huit ans plus tard, avec l’occupation israélienne de ces territoires en 1967 ?

Dans le processus actuel de diabolisation de l’État juif, il faut compter aussi avec ce que, tout à la finesse qu’on lui connaît, Houria Bouteldja nomme le « plus grand des hold-up du siècle ». On comprend que, présenté de la sorte, le projet sioniste apparaisse a minima comme une utopie meurtrière. Sainte ignorance qui voit « les sionistes » détruire en 1948 un État de Palestine qui n’a jamais existé. Qui voit parallèlement les Juifs, grimés en « voleurs de patrie », illégitimes en Palestine quand leur imaginaire national et religieux les ancre sur cette terre qui les habite, parce qu’elle est au cœur de leur existence comme nation et comme foi, comme le montre, mais qui le sait, l’extraordinaire richesse des débats internes au monde juif du XIXe siècle. C’est pourquoi s’est d’emblée imposé comme solution la plus équitable le partage entre deux légitimités nationales. Mais le refus répété du compromis et l’enfermement dans la posture du « tout ou rien » ont conduit à l’impasse actuelle. La « solution à deux États » apparaît sans doute comme la plus rationnelle, mais on demeure dubitatif devant les refus arabes réitérés de cette solution-là : 1937 (plan Peel), 1947 (Nations unies), 2000 (Camp David), 2001 (Taba) et 2009 (plan Olmert). Comme si accepter l’État de Palestine revenait à accepter l’État d’Israël. C’est là le noyau irréductible d’un refus (« du fleuve à la mer ») qui court jusqu’au 7 octobre 2023.

Un usage militant de l’Histoire

C’est dans ce contexte d’un usage militant de l’Histoire qu’intervient la plainte déposée par l’Union sud-africaine contre Israël, pour crime contre l’humanité à Gaza. Aujourd’hui, il s’agit de lancer depuis l’Afrique du Sud, qui avait accueilli en 2001 la conférence de Durban, l’accusation de génocide pour brouiller le crime contre l’humanité initial dont découle la guerre actuelle, celui des actes commis le 7 octobre 2023, dont la nature même était génocidaire. Un assaut de cruauté qui ne témoignait pas seulement de « mœurs barbares » qu’on avait déjà vues à l’œuvre en 1929 comme en 1948, mais un projet d’éliminer hors du monde un ennemi auquel on avait ôté, avant ou après sa mort, tout caractère humain le rattachant à notre monde. De là, la profanation des cadavres, les décapitations et même le « vol » d’une tête de soldat, emportée à Gaza et conservée dans un congélateur dans le but de la négocier plus tard 10 000 dollars (sic).

à lire aussi Revenir à Gaza, le rêve fou des colons israéliensIl s’agit en second lieu d’imputer une accusation de génocide à ce peuple en particulier dont la mémoire, en Israël comme ailleurs, est marquée par le souvenir du génocide. En inversant l’accusation de génocide, il s’agit aussi de placer l’État d’Israël et les Juifs dans le camp des oppresseurs, c’est-à-dire de l’Occident, cet accusé rituel des Nations unies. La façon dont ces dernières ont accueilli la plainte de l’Union sud-africaine dénie toute légitimité morale à ces majorités automatiques (57 États musulmans aux Nations unies, un seul État juif) qui en 2020, sur 23 condamnations émises par l’assemblée générale contre des États, en avaient émis 17 contre le seul État d’Israël. Cette inversion des réalités est le propre des raisonnements totalitaires, « l’amour, c’est la haine », » la paix, c’est la guerre », quand la réalité est annihilée au profit des récits reconstruits. Derrière Israël, parangon du mal, l’inversion accusatoire assoit l’Occident tout entier sur le banc des accusés de l’Histoire-tribunal face aux « historiens-procureurs ». L’accusation de génocide (en soi grotesque : Gaza 1967, 400 000 habitants, Gaza 2023, 2 300 000 habitants) souille le mot et la mémoire des Arméniens, des Juifs et des Tutsis. La haine du signe juif s’épanouit et ressort ici moins à l’antisémitisme, comme le note le psychiatre Jean-Jacques Moscovitz qu’à ce qu’il nomme à raison l’asémitisme : le monde ne veut pas des Juifs. Comme il ne veut pas d’avantage de l’État d’Israël.

En troisième lieu, aussi folle que paraisse l’accusation de génocide, la logique intellectuelle qui la sous-tend ne vise pas seulement à effacer la nature génocidaire des actes commis le 7 octobre, elle vise à discréditer l’Occident pour faire apparaître l’Histoire non occidentale, a contrario, comme vierge de toute violence. Pour autant, ce serait une erreur de réduire ces accusations de « génocide » portées contre l’unique État juif à la seule sphère « décoloniale ». Les négationnistes du monde entier ont également compris ce qui se jouait. En France, par exemple, il n’est pas une semaine sans que l’hebdomadaire Rivarol (fondé par les anciens collaborationnistes) titre sur le « génocide à Gaza » ou l’« épuration ethnique de la Palestine ». Aux États-Unis, le néonazi David Duke, dont les ouvrages sont traduits en arabe et qui a été invité à prendre la parole dans la Syrie de Bachar al-Assad, parle dès le 14 octobre 2023 du « génocide sioniste à Gaza ». Quant à l’Institute of Historical Review, ce « temple » du négationnisme de la Shoah dans le monde, il publie l’intégralité de l’acte d’accusation de l’Afrique du Sud contre Israël présenté devant la Cour internationale de justice (CIJ). L’Iran, où Robert Faurisson était reçu en grande pompe en 2006, s’est officiellement félicité de la plainte sud-africaine. Faire condamner l’État juif pour génocide : l’enjeu est en effet de taille aussi pour les négateurs du génocide juif commis par les nazis. Le concept de « génocide » a été forgé durant la Seconde Guerre mondiale par un Juif polonais, Raphaël Lemkin, en référence directe au génocide des Juifs qui était en train d’être perpétré. Chez les émules de Robert Faurisson, on espère une condamnation d’Israël au nom des mêmes principes qui ont valu à Eichmann d’être condamné, par cet État-ci justement, et exécuté. Symboliquement, c’est l’héritage de la Shoah qu’il s’agit ainsi d’effacer.

Un même schéma mental se répète ici. C’est celui qui en 1937 déjà, avec Céline (Bagatelles pour un massacre), faisait du « Juif » le fauteur de guerre. C’est celui qui aujourd’hui fait de l’État d’Israël, décrété dernier « surgeon colonial » de l’Europe, le vecteur d’une guerre génocidaire. Un schéma mental qui consiste à mettre au ban la « part mauvaise de l’humanité », jadis le peuple, aujourd’hui l’État, auquel on reproche de persévérer dans leur être. Ici un peuple juif, « anomalie » au regard de la théologie chrétienne, et là un État juif, « anomalie » au regard de l’Europe postnationale. Bref, les Juifs sont toujours à contretemps, et le procès qui leur est fait désigne moins une politique qu’un principe, celui de leur entêtement à persévérer dans une existence étatique condamnable parce qu’anormale au nom d’une Histoire sécularisée, mais toujours investie de fins dernières. Établir un lien de causalité entre une politique israélienne, quelle qu’elle soit, et des actes de nature génocidaire, c’est ne pas entendre la nature profonde de cette cruauté quand il s’agit de faire disparaître une existence assimilée au mal. Car nous ne sommes pas ici dans un discours porté par la raison, mais dans une vision eschatologique dans laquelle l’État d’Israël, quelle que soit sa politique ou sa nature, séculière ou religieuse, représente la personnification du principe mauvais de l’humanité qu’il faut chasser hors du monde et de soi pour espérer une vie enfin digne d’être vécue. Il n’y a pas de lien entre une politique israélienne, y compris la plus condamnable, et l’essence génocidaire d’un mouvement islamiste qui ne laisse espérer ni négociation ni compromis, et n’entrevoit pour tout avenir que l’écrasement définitif de l’État d’Israël. Et qui ne réclame d’ailleurs rien d’autre que cela.

Plus le monde est en désarroi, plus l’antisémitisme fédérateur apaise les frayeurs collectives. On s’aime de haïr ensemble et l’angoisse reflue à désigner le responsable de tous les maux du monde. À l’instar des peurs collectives d’autrefois, celles nées dans le sillage des grandes épidémies ou des chasses aux sorcières dans l’Europe du XVIIe siècle. Mais derrière la déraison collective, il y a toujours des hommes et des femmes faits de chair et d’os, et qui n’en peuvent mais de se voir incarner les figures de l’hérésie, de la souillure et de l’abjection. C’est de ces fantasmes meurtriers que sont morts, de la plus hideuse des morts, la lycéenne juive de Bordeaux, l’épicier juif de Cracovie, l’ébéniste juif de Rhodes, le professeur juif d’Amsterdam, le maçon juif d’Athènes et le médecin juif de Cologne.

Le poète palestinien Mahmoud Darwich avait parfaitement perçu de quelle manière la vieille « question juive » européenne avait fini par s’intégrer au discours sur le conflit lui-même, lui qui déclarait ceci à la poétesse israélienne Helit Yeshurun : « Savez-vous pourquoi nous sommes célèbres, nous autres Palestiniens ? Parce que vous êtes notre ennemi. L’intérêt pour la question palestinienne a découlé de l’intérêt porté à la question juive. Oui. C’est à vous qu’on s’intéresse, pas à moi ! Si nous étions en guerre avec le Pakistan, personne n’aurait entendu parler de moi. »

La mise au ban devenue obsessionnelle d’un État paria pave le chemin d’une délégitimation qui précédera le démantèlement. La solitude d’Israël résonne aujourd’hui au cœur d’un peuple peu nombreux, assailli d’ennemis depuis plus de 75 ans, victime d’une usure mentale qui finira un jour par l’ébranler tout à fait. Cette fausse puissance, dont le 7 octobre a révélé la vulnérabilité, pourrait fléchir un jour sous le poids d’une guerre perdue. Israël, disait Ben Gourion, gagnera toutes les guerres sauf la dernière. Ses ennemis peuvent en effet essuyer défaite sur défaite, ils existeront encore au lendemain de leurs revers. L’État juif, non. Assaillis par la solitude d’octobre, les Juifs ne peuvent pas se permettre le luxe du pessimisme. À l’instar de l’État d’Israël qui ne peut pas se permettre le luxe d’une seule défaite. Pour les uns comme pour l’autre, il en va tout simplement de leur survie. À force de gloser sur la « puissance militaire » du Goliath juif écrasant les petits David arabes, on aura fini par oublier que ce territoire grand comme la Bretagne et moins peuplé que l’Île-de-France ne pourra pas éternellement résister à la marée de ses ennemis servis par le nombre, la stratégie d’infiltration et protégés par la puissance nucléaire à venir de l’Iran que la destruction de l’État maudit couronnera pour longtemps champion chiite du monde islamique tout entier. L’employé de Sderot, l’épicier de Kyriat Gat, l’ouvrier de Rishon le Zion, le lycéen de Tel-Aviv, l’agriculteur de Ginossar et le docker de Haïfa, tous ceux-là apprendront un jour que, figures du mal sur la terre, leur disparition rendrait l’humanité enfin heureuse.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.